Le Carrefour d'éducation populaire est, comme son nom l'indique, un centre voué à l'éducation populaire. Le Carrefour est situé à la Pointe St-Charles, un quartier populaire du Sud-Ouest de Montréal. Comme les autres centres et organismes d'éducation populaire, l'existence du Carrefour est actuellement précaire. Non parce que la population du milieu bouderait ses activités; au contraire, cet organisme s'est inséré dans le tissu social du milieu qu'il vise à promouvoir et c'est la population qui en assure la direction. L'existence du Carrefour est fragile et menacée plutôt parce que les instances publiques réduisent présentement leur contribution financière aux activités autonomes d'éducation populaire.
Le Carrefour offre une gamme d'activités visant à répondre aux besoins éducatifs de la population adulte du quartier. C'est dans le cadre de ces différentes activités que se situe le projet d'alphabétisation. Il y a deux ans déjà, le Carrefour publiait un ouvrage, L'alphabétisation à repenser, qui relatait l'évolution du projet d'alphabétisation sur une période de dix ans et qui rendait compte du travail pédagogique dans un atelier d'alpha.
Dans le présent document, nous avons choisi de pénétrer au cœur du travail d'alphabétisation en faisant partager notre réflexion sur certaines facettes de cette activité: nous présenterons comment s'organisent l'alphabétisation et le travail de concertation; nous ferons part d'approches méthodologiques et de certaines expérimentations pédagogiques; nous aborderons la question de l'évaluation des participant-e-s et tenterons de mieux connaître la pratique de lecture et d'écriture de celles et ceux qui s'alphabétisent.
Ces différents textes sont en quelque sorte encadrés par la parole et les écrits des participant-e-s.
L'ensemble de ces textes reflète la réalité pratique de notre expérience particulière. Même si nous avons cherché à systématiser celte expérience et à. dégager certaines perspectives générales, la portée de cette réflexion reste par conséquent limitée.
Les textes des parties deux à six ont été produits par l'équipe de concertation en alphabétisation. Tout en demeurant la responsabilité individuelle de chacun de leurs auteurs, ces différents écrits ont été planifiés, relus, commentés, discutés en équipe de concertation.
Et nous n'avons pas eu le temps d'éliminer toutes les redondances!
Note: Cette année un vidéo a été tourné sur notre expérience d'alphabétisation. Il devrait sortir à l'automne 1982.
[Voir l'image pleine grandeur]
Les textes qui suivent sont des transcriptions de témoignages de quelques participant-e-s des ateliers d'alphabétisation. Ces témoignages ont été recueillis à l'occasion de la production du vidéo sur notre pratique d'alphabétisation.
À chaque personne interrogée, on a d'abord demandé pourquoi elles étaient analphabètes, puis de faire part de leur expérience d'alphabétisation au Carrefour.
Alice (49 ans)
Q.- Alice, j'aimerais que tu nous parles de ta vie, lorsque tu étais petite.
Moi, je suis venue au monde dans une famille indienne. Moi, j'ai vécu sur une réserve. Mon père et ma mère, il fallait qu'ils aillent dans le bois pour la chasse, parce qu'ils étaient très pauvres. Chez nous, on était pauvre. Alors moi, j'étais obligée de les suivre. Par contre, je suis allée à l'école à peu près pendant un mois, quand j'étais très petite. J'ai essayé ça. J'ai eu "ben", "ben" de la difficulté à m'adapter. J'avais peur, j'étais "pognée", puis j'étais bien gênée. J'étais pas capable de fonctionner. Ça faisait bien mon affaire si mes parents s'en allaient dans le bois: moi, l'école, j'aimais pas ça réellement. En grandissant, j'ai réalisé qu'il me manquait quelque chose parce que je savais à peine lire, puis je ne savais pas écrire. J'ai grandi de même, puis j'acceptais pas ça. Je me disais: "Je ne suis pas comme les autres." Moi, je pensais que j'étais toute seule qui ne savais pas lire ni écrire. Dans ce temps-là, je savais à peine signer mon nom. Je ne pouvais pas dire en public que je ne savais pas écrire. Au lieu de le dire, moi, je m'éloignais. Je ne voulais pas me montrer parce que je ne savais pas écrire.
J'ai entendu parler du Carrefour en 1969 ou 1970, je ne me rappelle pas au juste. Il y avait des gens qui faisaient du porte à porte; ils disaient qu'il y avait des cours gratuits pour les adultes, au Carrefour. Moi, je ne voulais pas m'inscrire parce que j'étais encore gênée. Je pensais que j'étais toute seule qui ne savais pas lire ni écrire. Je ne pensais pas qu'il y avait des gens à peu près comme moi. Je pensais: "C'est peut-être des gens qui sont plus avancés que moi."
Puis, en 1978, ils m'ont demandée encore. Dans ce temps-là, j'acceptais plus - aujourd'hui je peux dire ça -mon handicap. J'ai appris à m'accepter comme je suis. Par les cours, j'ai vu qu'il y avait des gens à peu près comme moi qui avaient des difficultés pour fonctionner, qui ne savaient pas écrire, qui avaient de la misère à lire. Ça m'aidait "ben gros", ça. Ça m'a appris à me dégêner. Au Carrefour, j'ai beaucoup appris depuis ce temps-là. En continuant avec mes cours ici, moi je progresse. Moi, avant, je pensais que je ne pourrais pas suivre ces cours-là, que je ne pourrais pas apprendre. Je pensais: "Un enfant apprend facilement. Un adulte, c'est pas pareil." Aujourd'hui, je peux dire que j'ai appris beaucoup avec les cours.
Q.- Qu'est-ce que tu as découvert qui t'apparaît le plus important, depuis que tu viens au Carrefour?
J'ai appris à m'accepter. Puis, aujourd'hui, je peux écrire. Je suis capable, chez nous, de prendre les messages; j'essaie d'écrire le nom, le numéro de téléphone. Je fais encore des fautes, mais ça, c'est rien. Pour moi, l'important, c'est que je suis capable d'écrire, que j'essaie d'écrire. Des fois, j'ai des félicitations de mon mari. Ça veut dire que j'ai progressé. Ça, c'est encourageant pour moi. Alors, moi, je persiste pour revenir aux cours. J'aime ça.
Q.- Est-ce que tu es aussi gênée que lorsque tu es arrivée au Carrefour?
Non. Non. Aujourd'hui, ça ne me gêne plus du tout. Aujourd'hui je peux dire que j'ai de la misère à lire. Je peux exprimer ça en public. Avant, je me cachais tout le temps, continuellement.
Q.- Je reprends: qu'est-ce que tu as découvert de plus important?
J'ai découvert que je suis capable de m'appliquer. À chaque mardi et mercredi, j'ai hâte de venir à mes cours, parce que j'apprends des choses que je n'avais pas apprises auparavant. J'en sais plus, je lis plus les journaux, les revues. Je sais lire plus: ça m'aide a m'instruire.
Q.- Peux-tu nous parler de ton expérience à la Clinique?
Ah! La Clinique! Aujourd'hui, je suis sur le Conseil d'Administration de la Clinique Communautaire, ici, à la Pointe St-Charles. Encore là, c'est une grosse victoire pour moi. Avant, j'étais pas capable de faire ça. Je ne savais pas comment il fonctionnait, le C.A.: j'ai appris bien des choses. C'est pour ça que j'aime ça et que je veux continuer. Avant, je disais: "Je ne suis pas capable! Je ne suis pas capable!" Aujourd'hui, je fonce pareil. Je me suis présentée; j'ai été élue pour deux ans. Puis je me suis présentée à nouveau; j'ai encore deux ans à faire. Ça, ça m'encourage. J'ai dit: "Au moins, je fais quelque chose!"
Mais je peux dire comment je me suis dégênée avec les cours. Même si des fois je suis découragée, je viens quand même. Je pense que c'est bon de faire ça. Si je lâche, je ne pourrai pas continuer mes cours, je ne pourrai plus rien prendre. Même si des fois j'ai de la difficulté à comprendre, je continue à suivre les cours. Je persiste. C'est ça qui est important, je pense, de persister, de ne pas lâcher.
Jeannine (51 ans)
Q.- Jeannine, pourrais-tu nous expliquer comment il se fait que tu n'es pas allée à l'école longtemps, et que tu n'aies pas appris à lire et à écrire davantage?
Chez nous, on était une grosse famille. Je suis allée à l'école jusqu'en quatrième année. À un moment donné, ma mère m'a retirée de l'école, parce qu'on avait besoin de moi à la maison.
Q.- À un moment donné, tu as décidé de venir au Carrefour pour apprendre à lire et à écrire. Est-ce que le fait de ne pas savoir lire ni écrire t'avait empêché de faire des choses que tu aurais voulues?
Oui, parce que, définitivement, je ne savais pas assez lire et écrire. À un moment donné, je me suis mariée; j'ai eu cinq enfants. Jusqu'en quatrième année, on va dire que j'ai aidé mes enfants. Mais à partir de la quatrième année, je ne pouvais plus les aider: je me suis aperçue que j'avais de la difficulté. J'aurais voulu, aussi, retourner dans le milieu du travail; j'ai pas pu, parce que j'étais pas assez instruite pour ça. C'est pour ça qu'à un moment donné j'ai fait du bénévolat au Comité des Assistés Sociaux. Mais là aussi je me suis aperçue qu'il fallait que je retourne à l'école.
Q.- Tu es venue au Carrefour suivre un atelier d'alphabétisation. Qu'est-ce que tu as appris? Est-ce ça a changé des choses dans ta vie?
Ça a beaucoup changé ma vie, parce que ça m'a aidé à comprendre beaucoup de choses. Et puis il y a une chose que j'ai apprise, c'est d'apprendre à écouter, à réfléchir, à lire puis à écrire aussi, parce que j'ai moins de difficulté; je manque un peu de confiance en moi encore, mais je vais faire des efforts pour l'avoir. Et j'ai appris à comprendre, à observer les autres personnes qui sont avec nous autres, dans l'atelier, pour fonctionner ensemble. Parce que c'est pas facile; c'est très difficile d'arriver puis de dire qu'on ne sait pas lire, puis qu'on ne sait pas écrire.
Q.- Est-ce que le fait d'avoir appris à lire et à écrire t'a aidée dans le travail que tu fais au Comité des Assistés Sociaux?
Oui, ça m'a aidée à remplir des papiers que je ne comprenais pas avant, comme les papiers du Bien-Être Social, ces formules-là; ou à expliquer aux gens ce qu'ils ont besoin pour aller au Bien-Être; ou à lire le papier du propriétaire. Je comprends mieux ça qu'avant, toutes ces choses-là.
Puis toutes les choses que je vois, j'essaie de les remarquer, parce que c'est une chose à apprendre, ça aussi. Tu t'en vas sur la rue, tu vois des choses, tu lis des choses, puis tes yeux voient pas comme avant, parce que tu sais lire, tu sais écrire: là, c'est différent. S'il y a des mots que tu ne comprends pas, tu vas aller les chercher dans le dictionnaire, tu vas vouloir les comprendre.
Avant, j'aurais pas osé le demander. Je le savais qu'il y avait du monde "pogné" comme nous autres, mais je restais dans mon petit coin. Je me disais: "Je vais essayer de me débrouiller toute seule." Mais maintenant je vais oser, je vais dire: "Bon, je ne comprends pas ce mot-là." Même si j'ai cherché dans le dictionnaire, des fois je ne le trouve pas: ça prend le gros dictionnaire. Dans ce temps-là, je demande au Carrefour pour voir s'ils le trouveraient dans le dictionnaire. Là, on vérifie ensemble, puis on le regarde dans le dictionnaire.
Q.- Toi, es-tu contente de l'expérience que tu as vécue?
Très, très contente, et j'espère qu'il y en aura d'autres qui vont faire ce que j'ai fait. Il ne faut pas regarder les autres, puis dire: "Ah! J'aimerais ça être comme ça! J'aimerais ça être comme ça!" Il faut arrêter de dire ça. Il faut essayer. C'est très dur; il ne faut pas dire: "C'est pas dur!" C'est très dur. Mais ça se fait! Ça se fait, parce que je veux continuer encore, moi aussi!
Lucien (66 ans)
Q.- Lucien, j'aimerais que tu nous expliques comment il se fait que tu n'aies pas appris à lire ni à écrire lorsque tu étais petit, et quels types de problèmes ça t'a occasionnés.
Moi, ça a commencé quand j'ai commencé l'école; j'étais en bas âge, en première année. C'était sacré d'aller à l'église le dimanche; moi, je n'y allais pas. Pour me punir, on m'envoyait en avant de la classe; j'avais pas le droit de toucher à mon crayon, ni d'ouvrir un livre. Je ne sais pas si ça dépendait de la maîtresse qui nous enseignait, ou si ça venait de plus haut, ou si elle ne m'aimait pas. Je ne sais pas. Dans mon cas à moi, j'aimais ça: je touchais à rien! Mais aujourd'hui, je sais que je suis bien malheureux, que j'ai un complexe avec ça. Mon père est mort quand j'avais quatre ans. Ma mère avait un commerce: elle n'avait pas le temps de me donner son temps. C'est là que ça a commencé.
Q.- Puis, à un moment donné, tu as décidé d'apprendre à lire et à écrire. Qu'est-ce qui t'a décidé de venir au Carrefour? As-tu trouvé ça difficile?
Moi, je restais à la Pointe St-Charles, mais j'avais pas connaissance du Carrefour. À un moment donné, je suis arrivé chez nous: j'avais un pamphlet dans ma boîte aux lettres. Je l'ai ouvert, puis j'ai fait lire ça par quelqu'un. Ils m'ont dit qu'on montrait à lire et à écrire, ici, au Carrefour. Ça m'a forcé, quand je suis venu ici; j'ai pris mon courage à deux mains, je suis venu. Aujourd'hui, ça fait deux ans; je suis bien content de ça. Aujourd'hui, je peux lire un peu, puis écrire. Même ma femme m'envoie faire des commissions! Je peux lire sur les boîtes ce que je veux avoir. Je peux prendre le métro; anciennement, il fallait que j'attende ma femme pour me promener dans le métro.
Q.- Comme ça, le fait d'apprendre à lire et à écrire, ça a changé beaucoup de choses dans ta vie?
Oui. J'avais un complexe depuis tellement d'années! Aujourd'hui, j'ai encore un complexe, mais il est bien moins fort à supporter qu'avant.
Pierre (34 ans)
Q.- Bonjour, Pierre. J'aimerais que tu nous expliques comment il se fait que, toi, tu n'aies pas appris à lire ni à écrire.
On était une grosse famille, chez nous, puis on est allé à l'école auxiliaire. Moi, avant, je savais lire et écrire. Il m'est arrivé un accident, puis je suis resté chez ma grand-mère étant bien jeune; j'ai tout perdu ça. Puis ma mémoire est revenue; j'ai commencé à parler, parce que ma grand-mère m'a montré à parler. Là, à un moment donné on m'a envoyé dans une classe auxiliaire. On me faisait juste faire du dessin; j'aimais pas ça! J'essayais de lire, mais le professeur arrivait, puis il me donnait un coup de pupitre sur la tête! Puis il prenait surtout les "choux-choux". Vu qu'on était pauvre, à un moment donné c'est peut-être ça qui nous a mis de côté... Je le sais vraiment pas... Mais je sais que ça m'a donné un complexe pendant plusieurs années. Je ne comprends pas que mes parents n'aient pas insisté pour que je retourne aux cours... C'est moi qui ai lâché: ils n'ont rien fait pour ça...
Q.- Mais à un moment donné, tu t'es rendu compte que ça t'empêchait de faire des affaires. Qu'est-ce que ça t'a empêché de faire? As-tu pu travailler comme tu voulais?
Non, parce que, moi, je voulais avoir un "job" comme "waiter"; vu qu'il faut écrire, je ne pouvais pas faire ça. Il fallait que je fasse un petit travail, laveur de vaisselle, ces choses-là... Ça m'écœurait, parce que je me disais: "J'ai pas envie de finir mes jours là-dessus!" À un moment donné je me suis découragé; j'ai arrêté de travailler. Un peu plus tard, je me suis embarqué sur l'aide sociale.
Q.- Mais à un moment donné, aussi, tu as décidé que tu apprenais à lire et à écrire. Qu'est-ce qui t'a décidé?
C'est une amie que je connaissais qui m'a dit qu'il y avait des cours qui se donnaient à la Pointe St-Charles. Avec mon orgueil, ça me le disait pas... Puis, j'en ai parlé avec quelqu'un que je connaissais; il m'a dit: "Vas-y! T'as rien à perdre!" Quand je me suis mis le nez dans la porte, j'ai passé proche de revirer de bord. Je me suis dit: "Ils vont se moquer de moi!" À un moment donné, je me suis donné un coup de pied dans le derrière, j'ai avancé, puis je me suis aperçu qu'on était tous au même niveau. Là, je me suis senti plus à l'aise. J'ai appris des lettres: c'est des choses que je ne savais pas avant. À c't'heure, je m'en vais dans le métro, puis je commence à lire des petites phrases. Moi-même, je reste surpris, parce qu'avant je n'avais pas confiance en moi. Je me disais: "Ça ne vaut pas la peine." Aujourd'hui, je me suis aperçu que ça en vaut vraiment la peine, parce que, moi, je suis une personne. Si un jour je suis capable de lire au complet, je vais m'acheter des livres pour lire beaucoup. Parce que j'aimerais ça, lire beaucoup...
Q.- Est-ce que ça a changé autre chose dans ta vie? Là, tu commences à découvrir que tu peux lire...
Oui, ça a changé ma vie, parce que je suis capable de lire, de faire mes commissions. Je suis capable de choisir les produits que je veux. Je lis un petit peu; j'ai encore de la misère, mais je suis capable de lire un petit peu le produit que je veux avoir. Parce que si tu vas acheter une "can" de soupe, il ne faut pas que tu te fies à la petite annonce; il y en a, aussi, que c'est juste marqué. Ça me donne confiance, de ce côté-là, de lire, sans avoir à me demander quelle sorte de soupe que c'est cette image-là.
Q.- Te sens-tu bien dans l'atelier, avec les gens avec qui tu travailles?
Oui, moi, je me sens très bien avec les gens avec qui je travaille. Je me sens à l'aise, puis je les trouve tous "ben" corrects.
Denise (21 ans)
Q.- J'aimerais ça que tu m'expliques comment il se fait que tu n'aies pas appris à lire et à écrire à l'école.
En première année, j'avais de la misère à lire et à voir au tableau. Dans ce temps-là, ça marchait à coups de "strappe". De plus en plus, j'avais de la misère; de plus en plus, je mangeais des coups de "strappe", puis j'allais souvent au corridor. Ils ne savaient pas que j'avais de la misère avec mes yeux. J'ai grandi comme ça; j'ai redoublé des années. Je suis allée dans des classes spéciales, mais là les personnes n'étaient pas comme moi. J'ai demandé à mes parents de m'envoyer chez un médecin pour voir ce que j'avais. J'y suis allée; il m'a dit que j'étais plus lente qu'autre chose, que j'étais capable de venir à bout de lire et d'écrire, mais que j'étais pi us lente.
Q.- Mais, à l'école, tu avais été placée dans une classe spéciale. Est-ce que tu as essayé d'y voir clair, de savoir pourquoi tu étais là? Est-ce que tu as essayé de changer ça, de trouver une solution?
J'ai vu des orienteurs; ils m'ont fait faire des blocs, toutes sortes de choses que je pouvais faire avec mes mains. Mais les gens avec qui j'étais étaient différents de nous autres qui ne savons pas lire ni écrire. Maintenant, je suis au Carrefour; je vois du monde comme moi 1 Mais les classes où j'étais, c'était des drôles de classes!
Q.- Mais je pense qu'à un moment donné tu as rencontré le directeur de l'école, et tu lui as demandé de te changer de classe. Est-ce que c'est exact?
Oui, c'est exact. Il m'a dit que je vivais sur une autre planète si je ne les comprenais pas, ces gens-là, puis que si je ne voulais pas rester dans cette école-là, de m'en aller, parce que, ces gens-là, il les prenait comme moi. Mais moi je trouvais qu'il y avait une grosse différence entre moi puis eux-autres. C'est pour ça que j'ai abandonné l'école, puis que je suis allée sur le marché du travail.
Q.- Je voudrais savoir ce qui t'a amenée à venir au Carrefour?
J'ai écouté une émission: "Jeannette veut savoir". Là, ils disaient que ça se donnait ici. Je suis venue, mais je ne savais pas quelle sorte de monde c'était pour être, encore. Mais j'avais dit à mon ami: "Je le sais pas, mais je veux y aller: ça va me donner une idée." C'est là que je suis venue. La première fois, j'étais dans les plus bas: eux autres avaient plus de misère que mois. Mais, après, je suis allée dans une autre classe qui était parfaite pour moi.
Q.- Qu'est-ce que ça a changé dans ta vie? Qu'est-ce que ça a transformé le fait que tu puisses apprendre à lire et à écrire?
Beaucoup de choses! Je me sens moins gênée. Je peux écrire des lettres. Je peux écrire ma commande, ce que j'ai toujours voulu faire. Je peux même lire des lettres que je n'étais pas capable de lire avant. Ça m'a beaucoup, beaucoup aidée.
Q.- Comment te sens-tu à l'atelier?
Ah! Très bien! Au début, je pensais que ça aurait été gênant. Mais quand tu vois d'autres personnes pareilles comme toi, c'est moins gênant, c'est juste correct.
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On ne peut envisager la pratique d'alphabétisation du Carrefour sans faire référence à ses objectifs globaux et à son organisation. En effet, ce n'est pas d'abord par ses participant-e-s, ni surtout par ses animatrices (!) que la pratique d'alphabétisation a évolué et a pris l'orientation qui est maintenant la sienne. C'est l'orientation générale de l'organisme qui a d'abord contribué à donner au projet sa coloration particulière.
Il n'y a donc pas lieu de surestimer l'importance du travail individuel du personnel d'un organisme populaire. Ceci ne signifie toutefois pas que ce travail n'a pas d'importance. Bien au contraire, pour que le travail soit pleinement productif et qu'il s'inscrive dans les perspectives de l'organisme, les anima-teurs-trices doivent adopter des méthodes de travail compatibles avec la nature d'un organisme populaire. Dans les quelques pages qui vont suivre, nous voudrions mettre en lumière certains aspects du travail d'alphabétisation en milieux populaires. Nous allons montrer quelles sont les orientations générales du travail d'éducation dans un centre d'éducation populaire, indiquer les exigences conséquentes attendues du personnel. Dans un deuxième temps, nous présenterons un mécanisme de travail qui nous apparaît déterminant dans notre pratique d'alphabétisation: le travail de concertation des animatrices.
L'expérience du Carrefour, est une expérience locale. L'organisme est situé dans un milieu social que l'on dit "défavorisé" et qui est en fait socialement déconsidéré. On n'a qu'à déambuler dans les rues du quartier pour comprendre à quel point les inégalités et les injustices sociales sont gravées dans l'environnement physique du quartier. Alors que d'autres groupes sociaux connaissent pour un temps, les effets de la présente crise économique, ici on a dû s'accommoder de génération en génération d'une crise économique sans fin.
Pointe-St-Charles est un quartier très particularisé; il a sa configuration propre et ses habitants s'y identifient fortement, mais,en même temps, ce quartier n'est pas fondamentalement différent des autres quartiers populaires qui l'entourent, de cette large zone de pauvreté du centre-ville de Montréal.
Le Carrefour, c'est un centre d'éducation populaire; c'est un projet qui, au fil des années a développé sa pratique et sa réflexion; c'est un projet qui est devenu ce que les participant-e-s et la population impliquée du milieu et les animatrices et animateurs en ont fait.
L'école
Il est impossible de parler d'éducation populaire sans référer au modèle scolaire. Or, à l'instar d'autres expériences d'éducation populaire, le Carrefour tente de se dégager du modèle scolaire traditionnel, même s'il maintient des liens institutionnels (rencontres, échanges, mais aussi des liens financiers) avec le système scolaire régulier.
Comme d'autres expériences en milieux populaires, le Carrefour rejette le modèle de cette école fermée au milieu, isolée et isolante. On rejette le modèle de cette école, régie industriellement et devenue le fief exclusif de ses professionnels et nombreux bureaucrates. Une école, qui, parce qu'elle se prétend détentrice du savoir, instaure des rapports d'autorité et de soumission. Comme si les "élèves" ne connaissaient rien, qu'ils soient jeunes ou adultes. En éducation des adultes, on utilise d'ailleurs encore souvent à l'intention des adultes, le matériel préparé pour les jeunes.
Cette école constitue un territoire isolé. Sous prétexte que l'on forme des individus, on camoufle la réalité sociale tout en participant à l'échec social (scolaire) des classes populaires. École académique, école desséchée/desséchante, école dévalorisante.
Un autre modèle
Au Carrefour et dans d'autres expériences d'éducation populaire, non seulement critique-t-on ce modèle éducatif qui cautionne en la reproduisant l'organisation actuelle, mais en plus on expérimente concrètement un modèle que l'on veut différent. On vise à assurer dans une certaine mesure ce droit à l'éducation pour une population qui en a été historiquement exclue; et qui reçoit encore de nos jours des services éducatifs déficients.
À l'échelle d'un quartier, d'un espace social auquel la population s'identifie, cet organisme tente, avec ses sources limitées, de s'engager et de s'enraciner dans le tissu social du milieu. On voudrait être le plus près possible des besoins de la population, mas aussi de ses intérêts; favoriser le développement individuel des participant-e-s sans nier toutefois la nécessité de promouvoir l'ensemble du milieu. De façon plus concrète, ce projet plus global se traduit dans une stratégie éducative qui est élaborée localement et adoptée formellement par ses participant-e-s. Par ses objectifs, le Carrefour veut participer à la défense des intérêts des travailleurs; par ses activités, il veut contribuer à faire face aux problèmes communs du milieu et participer aux luttes et au développement des milieux populaires. En même temps, l'organisme se veut un lieu de rassemblement, une occasion d'apprentissage et d'ouverture au milieu.
Au niveau de ses activités, l'organisme offre à la population du milieu des ateliers portant sur des techniques et moyens d'expression (poterie, couture, macramé) et met sur pied des groupes de travail afin de faire face à des problèmes particuliers (alimentation, vêtements, obésité, adaptation sociale, alphabétisation...). À première vue, ces activités peuvent sembler conventionnelles ou traditionnelles. Effectivement, elles ne se particularisent que dans la mesure où elles parviennent à s'imprégner des objectifs et du projet global poursuivis par l'organisme.
En outre, ce projet se singularise également par son mode de gestion. Ici, point n'est question d'exclure la population du milieu. Les orientations et les perspectives générales, on tente de les traduire dans l'ensemble du processus de gestion de l'organisme. Contrôler son éducation signifie aussi exercer le contrôle sur l'organisme d'éducation, prendre en charge les décisions qui nous concernent.
Le Carrefour d'éducation populaire est un centre d'éducation populaire autogéré i.e. un organisme contrôlé et administré par les citoyens du milieu. Ce pouvoir n'est pas exercé par une clique de notables que l'on retrouve souvent dans les organismes locaux (ou paroissiaux). Ici, nous expérimentons l'exercice du pouvoir par une assemblée générale largement représentative de la population du milieu.
Réunis en assemblée générale, les citoyens et les travailleurs du quartier, élisent annuellement un conseil d'administration. C'est cette assemblée qui décide des orientations et du programme d'activités.
Un projet isolé et utopique?
Le projet éducatif du Carrefour est assurément un projet marginal et son impact dans le milieu est forcément limité. Ce projet éducatif est marginal, mais il n'est pas isolé. Il s'inscrit dans un mouvement social réel et vivant qui, en milieux populaires, se matérialise de diverses façons et dans plusieurs quartiers: dans le domaine de la santé (cliniques et pharmacies populaires), de la consommation (comptoir alimentaire coopératif), dans le domaine des loisirs (camps familiaux...), au niveau de l'habitation (associations de locataires, coopératives de logement...) droits sociaux (mouvement de chômeurs, d'assistés sociaux...), garderies, etc.
Ces organisations et le mouvement social qui les sous-tend se développent depuis quelques années. Ce développement se fait régulièrement à contre-courant de ce qui est dominant; les dernières années ont été difficiles, bien des certitudes n'ont pas résisté au contact de la réalité, mais en même temps, ce mouvement s'enrichit de toutes ses expériences.
Le personnel
Historiquement, le personnel (souvent provenant d'un milieu social différent) de ces organismes a joué un rôle important dans ce développement d'un mouvement populaire à la base. Pourtant, à lui seul, sans la participation active du milieu, ce personnel et ces projets n'auraient pu être maintenus longtemps et artificiellement. Dans bien des cas la population du milieu s'est rapidement imposée comme partenaire décisif dans l'orientation et dans la gestion des projets. Et, dans la plupart des organismes, l'engagement du personnel (par les citoyens du milieu) se fait sur la base de leur adhésion au projet social de l'organisme.
Il en va ainsi au Carrefour. Les critères d'engagement de tous les animateurs et du personnel administratif sont révélateurs de ce qu'on considère comme essentiel dans un centre d'éducation populaire:
Pour tous les travailleurs/euses engagé-ée-s au Carrefour, les quatre premiers critères sont les mêmes: on ne peut travailler au Carrefour, si on n'a pas une connaissance pratique du travail avec les adultes et si on n'a pas une certaine conscience de l'action menée par les travailleurs pour combattre l'exploitation sous diverses formes. Le dernier critère "compétence dans le domaine" relève de l'activité comme telle dans laquelle le futur employé-e travaillera (techniques artisanales, secrétariat, comptabilité, etc.) et donc varie selon les postes.
Animateurs ou militants
Ces critères se révèlent assez exigeants. Ça implique un engagement personnel de la part des intervenants-e-s. Pour que l'animateur-trice s'y retrouve à l'aise, il faut que ce soit un choix délibéré de sa part, mais l'organisme, de son côté, ne doit pas juger ou ostraciser, qui est considéré comme n'étant pas assez militant-e.
Les animateurs-trices adoptent peut-être trop souvent un ton (ou une attitude) messianique. Mais pour persévérer dans la pratique, il faut correspondre au moins 38 minimalement aux critères mentionnés plus haut. Pour parvenir à inscrire leur pratique individuelle dans le sens de ce nouveau rapport éducatif et social que tentent d'établir les organisations populaires, les animateurs-trices doivent développer une adhésion/adhérence au milieu, à sa réalité, à sa culture et à ses valeurs.
Comme pour l'ensemble des ateliers et des groupes de travail du Carrefour, les activités d'alphabétisation de l'organisme ne peuvent se comprendre si on ne les situe pas dans le contexte général dans lequel elles s'insèrent. Ce n'est pas seulement une question de proximité: chaque secteur d'activités doit traduire, dans le domaine qui lui est propre, les objectifs généraux de l'organisme.
Dans le secteur de l'alphabétisation, l'objectif fondamental est assurément l'apprentissage de la lecture et de l'écriture qui, même en milieux populaires,constitue des moyens importants pour la communication sociale. Mais ce premier objectif prend la coloration du projet global. Dans le domaine de l'alimentation, nous estimons que l'on ne peut traiter de cette question qu'en faisant référence aux questions de protéines et aux recettes, sans se préoccuper des réseaux de distribution, du coût des aliments en comparaison avec le revenu des participant-e-s, etc. De façon analogue, dans le domaine de l'alphabétisation, nous croyons que l'on ne peut traiter de la lecture et de l'écriture sèchement, techniquement, en dehors de leur contexte social. Il nous a semblé qu'il fallait replacer la lecture et l'écriture dans le contexte plus global de la communication et qu'en conséquence, le développement de la réflexion et de l'expression devaient constituer des objectifs connexes indissociables de l'apprentissage technique de la lecture et de l'écriture.
Dans notre pratique d'alphabétisation, nous tenterons donc de favoriser la réflexion et l'expression de chacun-e des participant-e-s. Cette réflexion pourra s'exercer sur toutes sortes d'aspects de la vie des participant-e-s,de leur réalité, etc., mais un objet important de réflexion portera sur la question même de l'analphabétisme. Cette question nous est apparue d'autant plus importante que nous en avons fait un des objectifs de l'activité d'Alpha: déculpabiliser l'analphabétisme. Comment en effet pourrait-on parvenir à faire de l'alphabétisation avec des personnes adultes sans leur donner la possibilité de réfléchir et de s'exprimer sur le fait d'avoir été analphabètes et sur celui de s'alphabétiser. Au point de départ, par leurs objectifs, la perspective globale des activités d'alphabétisation est donc clairement identifiée. L'alphabétisation sera engagée tout en se voulant respectueuse du cheminement particulier des personnes qui participent aux activités. Précisément, nous pensons qu'il faut parvenir à faire une large place aux participant-e-s dans la réalisation des activités. Aussi le dernier objectif est-il de favoriser la participation réelle des personnes concernées à leur apprentissage. Cet objectif n'est pas spécifique à l'alpha; il est commun à l'ensemble des activités de l'organisme. Nous voulons développer un nouveau rapport pédagogique où chacun interviendra le plus activement possible. Cette participation contribue à rendre un peu moins figés et plus vivants ces objectifs globaux de l'activité. D'ailleurs, tels qu'ils sont actuellement formulés, ces objectifs ne nous sont pas tombés du ciel: c'est dans la pratique et avec la collaboration des participant-e-s que leur formulation a pris forme.
Dans un centre et dans un processus d'éducation populaire, les activités ne sont pas censées être programmées et réalisées par des individus isolés: c'est en équipe que doivent se prendre les décisions et c'est en équipe qu'on les met en œuvre. Dans les faits, les animatrices exercent un rôle considérable dans l'élaboration du programme d'activités et dans sa réalisation.
Depuis deux ans, la tâche générale d'encadrement de ce travail est assurée par l'équipe d'animatrices, au niveau d'un mécanisme de travail que l'on appelle l'"équipe de concertation". Nous pensons que ce mécanisme de travail est très important pour la réussite de l'alpha. Nous pensons que c'est une des conditions nécessaires pour que l'alphabétisation ait de la vigueur, pour qu'elle sorte de la routine académique où elle pourrait facilement s'enliser. Nous examinerons quelques conditions pour que ce travail de concertation puisse porter fruit.
Au point de départ, l'activité de concertation ne peut se réaliser que si elle est prévue dans la planification du travail. Et cette tâche ne peut être assurée dans le cadre de deux ou trois rencontres par session: c'est pourquoi, nous avons prévu des rencontres régulières (hebdomadaires) de travail. Un des grands obstacles à cette activité, c'est très souvent le problème du financement. Tout comme l'alphabétisation proprement dite, la tâche de concertation devrait être rémunérée: nous ne croyons pas qu'elle puisse se faire intensément sur une base exclusivement bénévole. Or souvent, on a tout juste assez de ressources pour financer les heures d'atelier: les programmes gouvernementaux de financement des activités d'alphabétisation et d'éducation des adultes sont ainsi faits qu'il est difficile de financer autre chose que les heures d'"enseignement", en particulier l'activité d'encadrement, de réflexion, de recherche.
Une autre condition pour que se réalise le travail de concertation, c'est que la volonté de travailler en équipe soit partagée. Le travail en équipe, c'est exigeant et parfois même très contraignant. Concrètement, cela exige une volonté de partager ses acquis, ses certitudes, ses inquiétudes, ses questionnements,et tout cela dans un esprit de critique, mais aussi de collaboration.
Traditionnellement, les "enseignant-e-s" ont été les seuls responsables de leur activité d'enseignement. Le travail en équipe va à l'encontre d'une longue tradition d'isolement et de cloisonnement. Les enseignant-e-s sont souvent jaloux de leur "pouvoir pédagogique" qu'ils exercent "en classe". Et cela, même si au fond leur pouvoir se limite à appliquer un programme qui leur échappe, à suivre plus ou moins servilement le cheminement imposé par le manuel ou le cahier d'exercices. Pourtant quand on est seul avec son programme, avec son manuel, il est parfois difficile de voir la réalité. Dans un cadre éducatif (même "populaire") les "contenus" d'enseignement risquent de monopoliser l'ensemble des relations; isolé(ée), l'enseignant-e risque de n'avoir qu'un type de relations avec ses participant-e-s: une relation d'enseignement anti-pédagogique. Dans le domaine de l'alphabétisation en particulier, il est facile de se tromper: les analphabètes sont souvent "dociles", "sages", ils sont silencieux et ne manifestent souvent leur désapprobation que par l'abandon.
Accepter de travailler en équipe peut être une occasion extraordinaire pour sortir de l'univers clos des certitudes pédagogiques tranquilles; ça peut être une occasion fructueuse d'échanger, de se confronter, de développer sa pratique. Mais en même temps, cela suppose un climat minimal de confiance et de respect mutuels.
Paradoxalement, cette volonté de travailler en équipe voudra dire aussi, chez l'animatrice, une certaine autonomie, une indépendance, une maîtrise dans son travail d'alphabétisation, dans l'atelier d'alpha dont elle est responsable.
Travailler en équipe de concertation suppose également une adhésion minimale aux objectifs globaux de l'organisme, comme avec ceux spécifiques du projet d'alphabétisation. Et cette adhésion doit se traduire par un certain engagement actif (militant?) dans l'alpha mais aussi dans l'ensemble des activités de l'organisme.
Concertation ou monopole
Lorsque le travail de concertation se réalise effectivement, il faut prendre garde à ce qu'il ne monopolise pas les activités d'alpha au détriment des autres relations, des autres mécanismes de travail. Ainsi l'équipe de concertation ne doit se substituer aux mécanismes démocratiques de décision, ne doit pas se faire au détriment de la participation, de l'implication active des participant-e-s des ateliers.
Ce projet "Alpha" formulé par les animatrices, s'est d'abord articulé à partir des dimensions qui ont eu lieu avec les participant-e-s dans les ateliers. Par la suite, une fois formulé, le projet est présenté à l'équipe du Carrefour (tout le personnel rémunéré) qui réagit, et formule des commentaires, des critiques; puis il est acheminé au conseil d'administration. Il faut se rappeler que le Conseil d'administration est composé majoritairement de participant-e-s des ateliers du Carrefour, y compris ceux en provenance des ateliers d'alpha. C'est au conseil d'administration qu'est discuté et adopté définitivement le projet.
Ce contrôle des projets par le conseil d'administration peut parfois sembler plus formel que réel. Cela rend d'autant plus important le contrôle qui doit s'exercer au niveau des ateliers eux-mêmes et ce contrôle est facilité par des mécanismes réguliers d'évaluation des activités.
Même s'il n'y a pas de solution facile pour assurer une gestion quotidienne partagée, on sent qu'il y a sûrement lieu de développer les formes de contrôle au niveau de chacun des ateliers. Il y a quelques années, le Carrefour avait mis sur pied des "petits comités" formés de représentants-e-s des participant-e-s au niveau de chacun des ateliers afin de renforcer le contrôle de la base. Il y aurait peut-être lieu de revenir à cette formule ou d'en trouver d'autres qui permettent/favorisent une implication encore plus grande des participant-e-s.
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Dans notre organisme, il a donc été convenu que l'élaboration, la réalisation et l'évaluation de l'ensemble des activités se feraient à l'intérieur de la structure et qu'il n'était pas question d'importer de l'extérieur et d'implanter des contenus d'activités qui n'ont pas d'abord fait l'objet de discussions et de décisions internes. Et dans le travail d'alphabétisation, le mécanisme de concertation des animatrices y exerce une fonction importante. L'objet du travail de concertation est très vaste; Il va de la réflexion générale sur l'Alpha jusqu'à l'établissement des modalités pratiques de l'action pédagogique. Dans cette partie, nous regrouperons,en les illustrant, les principaux aspects du travail de concertation. Mais auparavant, nous en préciserons brièvement les modalités concrètes.
Organisation
Au cours des deux dernières années, l'équipe de concertation réunissait les animatrices et, d'une façon régulière, un apport de l'extérieur. Concrètement, pendant les sessions, une rencontre d'environ trois heures avait lieu à chaque semaine; quelques rencontres plus longues (une ou plusieurs journées) étaient organisées au début et à la fin des sessions et au besoin, pendant le déroulement des activités. La tâche de concertation est donc d'abord un travail fait en équipe; ce travail de groupe est toutefois complété par des tâches individuelles assumées par chacune entre les rencontres. Enfin, le plan de travail est dressé au début de chaque année et session, puis réajusté selon les besoins du moment.
a) L'organisation de l'alphabétisation
Préparation générale
L'équipe de concertation intervient d'abord dans la phase préparatoire à l'activité d'Alpha, proprement dite. En premier lieu, il faut préparer à chaque année la "campagne" de sensibilisation et de recrutement.
Cette sensibilisation se fait au niveau du quartier en général; on vise à sensibiliser la population sur l'existence du problème de l'analphabétisme et à éveiller l'intérêt pour les possibilités d'alphabétisation qu'offre le Carrefour. Cette sensibilisation, l'on essaie de la faire en accord avec l'analyse sociale du Carrefour. Les moyens de cette sensibilisation sont très diversifiés; tracts officiels, porte-à-porte, articles dans les journaux et feuillets paroissiaux, interviews à la radio, etc. Souvent, cette sensibilisation générale permet à certaines personnes de convaincre des analphabètes qu'elles connaissent d'entreprendre les démarches pour apprendre à lire et à écrire.
En outre, des rencontres sont organisées avec des organismes sociaux et culturels du milieu afin de les sensibiliser à la question et de recevoir leur aide pour l'"identification" des personnes analphabètes. Cette intervention des animatrices s'additionne aux actions des participant-e-s qui, dans leur milieu familial et social, sont très souvent les meilleurs "recruteurs". D'ailleurs, les participantes sont convié-e-s à participer à la phase plus formelle de sensibilisation/recrutement qui se déroule à chaque début de session.
Dans tous les cas, il faut établir et développer le contact avec les personnes susceptibles d'être intéressées aux activités d'alphabétisation; souvent, ce n'est que lorsqu'une relation mutuelle de confiance a été établie que les personnes décident de s'inscrire à l'atelier.
Une fois le processus d'inscription complété, c'est en concertation que s'opère une première division des groupes et un premier classement des participant-e-s afin de mettre sur pied des ateliers homogènes qui respectent à la fois les individus et le type d'apprentissage fixé dans chaque atelier.
Préparation liée à l'activité
C'est largement en équipe de concertation que sont traitées les questions relatives à la programmation et à la méthodologie. Ainsi depuis 3 ans l'équipe a tenté de mettre sur pied un programme intégré d'alphabétisation et de fixer de façon générale quels seraient les objectifs, le contenu et les différentes étapes de ce programme. Cette programmation générale, est ensuite traduite dans une programmation spécifique: les apprentissages en lecture, en écriture, en réflexion/expression, etc. Le choix des méthodes d'apprentissage est aussi déterminé après analyse et réflexion et toujours en relation avec les objectifs du projet.
Ainsi, c'est en équipe de concertation que nous avons décidé d'expérimenter la méthode globale pour l'apprentissage de la lecture auprès des analphabètes complets.
Encadrement régulier de la pratique
La majeure partie du travail de concertation est naturellement consacrée à l'encadrement des activités concrètes d'alphabétisation.
Lors des mises en commun, l'équipe de concertation Alpha évaluera où en est la réalisation du programme: accentuation des éléments primordiaux qui se dégagent par la pratique, rejet des éléments plus superficiels ou "en trop", rajouts d'éléments d'apprentissage oubliés. De plus, l'équipe tente alors de trouver des solutions à des problèmes particuliers apportés par l'une ou l'autre des animatrices: problèmes individuels ou collectifs d'apprentissage, problème de vision ou d'audition, etc. C'est également en concertation que l'on procède à l'évaluation des textes et des exercices réalisés en atelier. Cela permet de cerner davantage si l'activité d'alphabétisation telle qu'elle se vit correspond aux objectifs poursuivis. Concrètement, il y a distribution mutuelle de tout le travail (exercices, textes) produit dans chacun des ateliers et ce matériel est susceptible d'être analysé et évalué par l'ensemble de l'équipe.
C'est également en équipe de concertation que se planifie le travail de réflexion/ expression des différents ateliers sur des thèmes (ce travail thématique sera exposé en détails dans la prochaine partie de ce document). Enfin,l'équipe de concertation met en commun les évaluations qui sont faites par les participant-e-s dans chacun des ateliers et ajuste si nécessaire les activités afin de tenir compte des observations des participant-e-s. À la fin de chaque session, concurremment à chaque atelier, l'équipe participe à l'évaluation générale du travail de la session et évalue également la besogne accomplie en concertation.
b) L'auto-formation et la recherche
Une telle activité est en soi formatrice. On peut difficilement la réaliser et y persévérer sans modifier la perception que l'on a de la réalité. À cette formation qui se réalise de façon diffuse s'ajoutent des moments plus spécifiques où chaque animatrice doit repenser la question de la méthodologie par exemple ou encore requestionner sa perception du milieu. Ainsi, dans le travail thématique, on met en commun le contenu de la réflexion sur un thème particulier apporté par les participant-e-s: il faut alors analyser ce contenu pour être capable d'en dégager les éléments essentiels: les éléments révélateurs de situation vécues dans le milieu, les éléments moteurs sur lesquels, on pourra s'appuyer pour contribuer à dynamiser le milieu. Régulièrement, cette réflexion commune sur la culture, sur la vie du milieu, sera complétée par la lecture de textes pertinents. Nous avons même tenté, au cours des deux dernières années, de nous doter d'un programme de réflexion et d'auto-formation.
De plus, nous avons choisi d'investir une partie de notre temps de concertation dans une activité générale de recherche sur l'analphabétisme et l'alphabétisation. Cette réflexion/recherche issue en grande partie de notre action doit à son terme exercer une action de retour sur cette pratique ; de ce fait, elle ouvre de nouveaux horizons et dégage des perspectives nouvelles pour l'action, et pour l'animatrice, elle permet une plus grande maîtrise de son action et une meilleure efficacité, par le recul qu'elle implique. Cette réflexion alimente en quelque sorte l'équipe Alpha et agit pour insuffler une énergie nouvelle, une détermination plus grande dans l'action, une articulation plus poussée de la problématique de l'analphabétisme et de l'alphabétisation.
Quand on a le nez collé sur la pratique quotidienne, il est parfois difficile de prendre le recul qui s'imposerait pour voir un peu clair. Or, le mécanisme de la concertation, tout en se révélant exigeant et insécurisant, nous est apparu susceptible de favoriser une meilleure compréhension et un meilleur contrôle de notre pratique.
Dans les organismes voués à l'éducation populaire, on vise à instaurer au sein des divers ateliers une atmosphère de coopération et d'entraide plutôt que d'individualisme et de compétition. On devrait minimalement s'attendre à ce que les animateurs-trices puissent faire preuve de cet esprit autant dans leur travail dans les ateliers que dans leurs rapports avec l'organisme et leurs "collègues". D'ailleurs, nous avons pu constater que si cette atmosphère existait au sein de l'équipe de concertation, elle se répercutait inévitablement dans le travail en atelier.
Mais en même temps, la concertation des animatrices n'est que l'un des mécanismes dont se dote un organisme d'éducation populaire afin de permettre un contrôle local sur les activités éducatives. Pour que cet objectif soit pleinement rempli, il importe donc que le travail de concertation soit associé, et articulé aux autres mécanismes de participation et de gestion mis en place et qui visent à assurer la prise en charge et le contrôle de leur éducation par la population du milieu.
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Sous le titre «Approches méthodologiques», nous avons rassemblé 2 textes traitant de la question des moyens à mettre en œuvre pour parvenir à nos objectifs d'alphabétisation.
Le premier texte, intitulé «Le travail à partir d'un thème» concerne un aspect primordial de notre pratique d'alphabétisation: il présente comment le travail d'alphabétisation peut s'organiser à partir d'un sujet («thème») de réflexion. Depuis quatre ans, l'équipe d'Alpha a en effet retenu et développé une approche thématique afin d'unifier l'apprentissage de l'écriture proprement dit et les activités de réflexion et d'expression.
Cette présentation de notre méthode de travail à partir d'un thème se fera concrètement: nous allons illustrer cette démarche telle qu'elle s'est déroulée, au cours d'une session donnée, dans les 3 ateliers d'Alpha. Le lecteur pourra apprécier comment se sont développées les activités de réflexion et celles d'apprentissage à partir d'un thème particulier qui avait alors été retenu, celui des «savoirs».
Le deuxième texte porte également sur une question d'ordre méthodologique, mais on examine ici un problème beaucoup plus spécifique: l'utilisation de la méthode globale de lecture. Ce sera donc un texte de nature très différente du précédent plus «technique». On y examine, dans un premier temps, les notions de méthodes d'apprentis-tissage de la lecture, puis on relate, dans la deuxième partie, l'utilisation et l'adaptation d'une méthode globale avec des analphabètes complets et semi-fonctionnels.
Acquérir une méthode, c'est chercher à développer des moyens appropriés pour parvenir à notre but. Dans notre pratique d'Alpha, nous avons au fil des années, tenté de trouver, d' expérimenter, d'améliorer des moyens pertinents pour parvenir le plus adéquatement possible aux objectifs que nous nous étions fixés, les deux textes présentent, à leur façon, des aspects de cette démarche que l'on tente de mettre au point. Mais, on le verra, rien n'est définitif ou figé, la recherche ne fait que commencer.
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Dans cette partie, nous voulons illustrer la méthodologie de travail à partir d'un thème et la démarche pédagogique qui la fonde. Pour ce faire, nous présenterons dans un premier temps, la perspective théorique dans laquelle s'inscrit l'utilisation des thèmes. Puis nous rendrons compte de l'expérience de la première session et ce au niveau de sa planification et de sa concrétisation dans les ateliers. Finalement, nous dresserons un bref bilan de cette démarche à la fois au plan pédagogique et, en ce qui concerne la réflexion.
L'utilisation des thèmes est un moyen qui permet l'articulation concrète des objectifs généraux du projet d'alphabétisation.
C'est en effet par le thème que le groupe est amené à s'exprimer sur une réalité qui touche ou préoccupe les participant-e-s. C'est une occasion pour s'exprimer mais aussi d'écouter. La discussion, dans une seconde étape va s'élargir afin de cerner les principaux intérêts en jeu en mettant à contribution des personnes-ressources et/ou des documents audio-visuels. Par conséquent, une réflexion critique s'ensuit.
De plus, il est essentiel d'articuler l'apprentissage des outils intellectuels que sont la lecture et l'écriture à la réflexion. Lire et écrire sont des activités créatrices qui ne peuvent s'exercer isolément, sans tenir compte de la situation générale de l'adulte. On ne peut apprendre en faisant semblant sauf à faire semblant. C'est pourquoi le matériel pédagogique à partir duquel nous travaillons en atelier reflète le contenu des discussions, ce qui contribue à accentuer son caractère signifiant. En fait, si le mot travailleur correspond à la réalité d'un adulte, celle-ci sera d'autant plus concrète si en plus nous avons discuté des conditions de travail.
L'utilisation des thèmes favorise aussi la participation réelle des gens à leur apprentissage et ce d'une double façon. D'une part parce que les sujets abordés au niveau de la discussion sont fonction des intérêts et des opinions exprimés par les participant-e-s et d'autre part, parce que les exercices d'apprentissage sont dans la mesure du possible, à l'image de la démarche expression/réflexion de l'atelier.
Par conséquent au niveau de l'organisation, le travail des animatrices est double: une réflexion et une évaluation du thème en équipe de concertation et un travail plus individuel, qui lui permet d'adapter la réflexion sur le thème au niveau de maîtrise de la lecture et de l'écriture propre à son atelier.
Pour le choix d'un thème, on peut procéder de deux façons: demander au groupe, le sujet sur lequel il aimerait que porte la discussion ou, chercher en concertation des animatrices, un sujet de réflexion commun au trois ateliers et le proposer aux participant-e-s.
Cette année nous avons choisi le second mode. Ce qui nous a amené à faire ce choix c'est qu'il fallait voir à organiser assez rapidement les outils de travail du premier atelier et que, pour ce faire il fallait avoir des éléments tirés de la discussion. De plus cette façon de procéder offrait l'avantage de favoriser les échanges entre les trois groupes et ce, tant au niveau de la communication entre les participant-e-s qu'en ce qui concerne le matériel pédagogique. Toutefois, il fallait voir à ce que le thème que nous sélectionnerions soit assez large pour que chacun puissent l'alimenter et l'orienter selon ses intérêts.
Par ailleurs, nous voulions trouver un thème qui nous permette d'aborder la question de l'analphabétisme. Nous voulions arriver à déculpabiliser et à démystifier aux yeux des participant-e-s ce problème social. Trop souvent, nous avions constaté que ces dernier-e-s se donnaient une explication individuelle où ils-elles se tenaient responsables de leur analphabétisme. Or, nous savions que l'analphabétisme n'est pas un accident individuel causé par des "retards scolaires" mais plutôt une des manifestations des injustices sociales et des contradictions de notre société.
Dans le même sens, nous avons cru important de valoriser le vécu des participant-e-s. En effet tout ces adultes ont acquis une somme de connaissances au cours de leur vie. Souvent par des voies qui sont les leurs, ils sont parvenus à un savoir systématique dans plusieurs domaines, mais ils sont peu conscients de cela, peut-être parce qu'ils partagent cette conception dominante à l'effet que le savoir est transmis par l'école. De la même façon d'ailleurs, ils perçoivent de façon biaisée ceux qui sont passés par le système scolaire comme étant les gens "instruits", les détenteurs du savoir.
Il ne faut pas négliger non plus le fait qu'une réflexion sur les apprentissages réalisés par les participant-e-s permettrait aux animatrices d'explorer la dimension culturelle des populations analphabètes ou sous-scolarisées.
Mais le thème est encore trop abstrait pour être utilisé en atelier. Aussi avons-nous cherché par le libellé des questions à toucher des points concrets qui pourraient amorcer la discussion-réflexion. Deux questions ont été retenues parce qu'elles nous permettaient de saisir les éléments de base essentiels à l'orientation et à l'évaluation du thème:
Cette étape franchie, nous avons ensuite cherché un document d'amorce concret, audio-visuel qui aurait pu enclencher la discussion en atelier. Malheureusement nous n'avons rien trouvé.
La démarche de discussion-réflexion sur le thème est abordé de façon relativement identique dans les trois ateliers. Au premier atelier, chacun-e des participant-e-s fait connaissance avec les autres et les principaux objectifs du projet d'alphabétisation sont présentés. Au début il faut stimuler l'expression des idées puisque la majorité des participant-e-s a surtout été habitué à communiquer dans le cadre de groupes restreints familiers (famille, amis, etc). Assez rapidement toutefois les gens s'apprivoisent et en viennent à communiquer avec une aisance relative.
Un autre problème tient au fait que certains, souvent ceux qui amorcent leur apprentissage dans le cadre du projet d'alphabétisation, ont l'impression que ces échanges sont plus ou moins pertinents. Dans ce sens un participant exprimait au début de l'année: "on est là pour apprendre à lire et à écrire, pas pour parler." C'est pourquoi nous tentons de stimuler les discussions non seulement dans les temps forts de la réflexion sur le thème mais aussi au moment des exercices. De cette façon nous pensons que chacun en arrive à voir comment l'échange oral peut aussi favoriser l'apprentissage, même s'il n'est pas fait par l'animatrice.
En atelier
- Au niveau de la discussion
Nous avons remarqué pour les trois ateliers que les apprentissages étaient très liés au sexe: les femmes avaient appris à faire "l'ouvrage de maison" et certains métiers connexes (couturière, cuisinière, etc.), les hommes des métiers "masculins" tel la plomberie, la mécanique ou l'électricité et certains sports.
Dans ce processus de transmission de connaissances, les structures formelles, telle la télévision, l'école ou les centres de formation ont très peu eu à faire.
Je n'ai rien appris de la télévision
J'ai appris des annonces et j'ai regardé des "vues".
Par contre, la famille et particulièrement la mère se sont révélés d'importants véhicules de transmission de connaissances. Toutefois, plusieurs participant-e-s soutenaient avoir acquis leur savoir seul. À ce niveau, nous avons constaté une certaine valorisation de ce mode d'apprentissage.
J'aime mieux apprendre tout seul. Souvent la personne qui veut t'aider, te cale.
C'est le meilleur moyen de ne pas faire rire de nous autres.
Comme ça t'apprends des trucs pour le faire plus rapidement, à ta manière, t'as l'air moins niaiseux.
On signale aussi:
Tu te trompes plus et ça prend plus de temps.
Avec d'autres, on se sauve des erreurs.
- Au niveau des apprentissages
Voici quelques exemples d'exercices réalisés, suite à cette première étape de réflexion.
Dans le premier groupe l'animatrice utilise la méthode globale, voici le premier thème construit selon les éléments ressortis de la discussion.
Thème 1
Robert va chez ses amis
Robert va chez Micheline et Léon.
Il joue de la musique avec Léon.
Micheline fait la cuisine et le repassage.
Elle fait aussi du bénévolat.
Robert aime faire de la céramique.
Léon est bricoleur.
Dans le deuxième groupe, on s'est servi de la liste des savoirs pour isoler certains sons et en faire un apprentissage systématique. Par la suite le travail s'est fait à l'aide de phrases.
Liste des savoir | |
savoir se faire comprendre | tricoter |
coudre | chauffer |
presser | conduire |
s'amuser | lancer |
savoir l'heure | marcher |
jouer au baseball | cuisiner |
bien faire son métier | bricoler |
tirer à la carabine | boire |
faire de la musique | danser |
Quant au troisième atelier, les participant-e-s ont dressé eux-mêmes un tableau des différents apprentissages réalisés. Ils ont aussi cherché des mots de même famille.
Thème: "Les savoirs" | |
Ce que nous savons | Où l'avons-nous appris? |
Tricoter | mère, tante école |
cuisiner | mère, les "sœurs", lui-même, télévision, livre de recettes |
laver | |
garder les enfants | à la maison, garderie/ maison |
coudre | mère, manufacture |
faire du ménage | maison |
prendre soin des enfants | à la maison |
peinturer | seul |
calculer le budget | |
aider les enfants à se développer |
En concertation:
Après avoir mis en commun l'information que nous avions recueillie, certains éléments nous questionnent. Tout d'abord il apparaît que la plupart des apprentissages sont réalisés en bas âge, peu de connaissances ont été acquises depuis la fin de l'adolescence.
C'est peut-être parce que l'enfance est la période où l'apprentissage est le plus considérable, que les participant-e-s s'y sont référé-e-s de façon spontanée, négligeant d'autres périodes de leur vie où ils auraient pu faire d'autres apprentissages. C'est pourquoi nous avons cru important de prolonger la réflexion à ce niveau et ce, d'autant plus que nous pensions que la démarche de réflexion sur les savoirs permettrait aux participant-e-s de constater qu'il est possible d'apprendre à tout âge. De plus, les idées sur le fait d'apprendre seul, n'étant pas très claires, nous avons voulu aller un peu plus loin avec les gens à ce niveau. Les deux prochaines questions seraient donc:
En atelier
- au niveau de la discussion
Ces questions ont permis de préciser plusieurs éléments. C'est ainsi que nous avons constaté que les dernières années ont permis des apprentissages, d'un ordre différent, concernant directement le vécu des participant-e-s:
J'ai appris à m'accepter.
J'ai appris à faire la vaisselle et à parler avec ma femme.
J'ai appris à parler au monde.
De plus nous avons pris conscience avec eux que plusieurs acquis récents s'étaient réalisés dans des cadres collectifs:
à me dégêner au Carrefour.
à faire du bénévolat au Comité des assistés sociaux.
à pratiquer la patience au travail à cause de certains gars.
La question relative à l'apprentissage à donner aux enfants a permis une réflexion intéressante. Si on considère qu'il peut être profitable d'apprendre seul, les difficultés qui sont liées à cette façon d'apprendre, pèsent plus lourd dans la balance. On ne veut pas que les enfants "passent par où on est passé". C'est pourquoi, on préférerait que les enfants puissent apprendre avec quelqu'un, quitte à ce qu'ils adaptent ensuite cet apprentissage à leurs besoins.
- au niveau des apprentissages
Voici d'autres exercices rattachés à la seconde étape de la réflexion sur les savoirs.
Premier atelier
Robert aime mieux ses enfants que ses amis.
Léon a appris à faire du bénévolat.
Il a changé sa vie.
Micheline reste avec ses amis.
Elle leur parle plus.
Sa patience change sa vie.
Second atelier: révision des phonèmes EU - EUR, OU – OUR:
Lire:
Léo est venu au Carrefour pour apprendre à lire et à écrire.
Il a appris beaucoup de chose a seul.
Gloria à l'a telle r, parle à Léo et à Denise.
Elle veut se dégêner et parler aux autres.
Pauline leur dit qu'elle veut être bénévole à l'hôpital.
Lucien leur apprend qu'il a été élu à l'assemblée générale du Carrefour.
Il leur dit qu'il faut se battre contre les coupures.
Pourquoi tout coûte de plus en plus cher?
Roger vient en automobile au cours avec Raymond.
Il apporte le lait pour le café, il l'achète au dépanneur.
En concertation
Nous remarquons que pour tout le monde, les dernières années ont apporté des changements personnels majeurs. On a appris à s'accepter, à rencontrer et mieux vivre avec les autres, à moins juger les autres et à donner aux autres. La plupart des participant-e-s confient que leur vie a changé complètement, soit parce qu'ils-elles sont dans les A.A., ou encore parce qu'ils-elles ont rencontré quelqu'un avec qui ils vivent ou bien parce qu'ils-elles ont divorcé. Serait-ce à dire que décider de s'alphabétiser est une décision qui s'inscrit dans une démarche plus globale de changement personnel?
Tout au long des discussions, nous avions remarqué que la dimension des connaissances non-acquises ressortait
J'en ai appris des choses, mais j'en ai encore à apprendre.
On en apprend tous les jours, parce qu'on sait pas tout. Aussi dans un troisième temps avons-nous abordé les questions suivantes.
En atelier
- au niveau de la discussion
Dans les trois ateliers, il est ressorti que le fait de ne pas savoir lire et écrire a handicapé l'existence des gens et ce, tant au niveau économique et social qu'au plan personnel. Laissons les participant-e-s s'exprimer.
C'est ça qui toute ma vie (66 ans) m'a complexé. C'était dur sur les nerfs de toujours faire semblant que je savais lire et écrire.
Qu'est-ce que nous ne savons pas et qui nous a fait le plus souffrir?
Qu'est-ce que nous voulons le plus apprendre?
C'est ça qui m'a empêché de progresser. Moi je voulais être technicien en diesel. J'en ai appris des affaires tout seul là-dessus, mais quand il a fallu que je lise j'ai pu été capable.
J'ai jamais pu travailler dans le domaine qui m'intéressait à cause de ça, moi je voulais être waiter.
J'ai été obligée de prendre un métier que j'aimais pas, la couture. Ça m'a fait être gênée avec mes amies qui me prenaient en pitié parce que je savais pas lire ni écrire.
Moi à cause de ça je peux pas voir à mon budget, faire mes affaires. Je me sens "sans dessin", ignorante, pas capable de rien faire.
Suite à ces propos/confidences nous avons cherché à ramener l'analphabétisme à sa dimension collective et à éclaircir les causes de ce phénomène.
Les réponses à la seconde question sont influencées par la première. Signalons qu'en plus de vouloir apprendre à lire et à écrire plusieurs aimeraient changer de travail. Ils restent par contre conscients que ce n'est pas si facile et que le fait de savoir lire et écrire ne modifiera pas leurs conditions de vie.
- au niveau des apprentissages
À partir de cette réflexion, dans le troisième atelier, comme les participant-e-s avaient composé des phrases, on a étudié la ponctuation et la majuscule.
Exemples:
Exercices:
1. Mettre les points et les majuscules
ce qui a fait le plus souffrir francine c'est de ne pas savoir lire francine ne peut pas lire un livre elle ne peut pas voir à son budget et faire ses affaires francine se sent "sans dessin", ignorante, et pas capable de rien faire
2. Mettre les points et les majuscules. Compter les phrases.
ce qui m'a fait le plus souffrir, c'est de ne pas lire et la gène je panique devant le monde à l'école, Je me chicanais et Je me faisais mettre dehors on faisait des coups si j'avais su je suis gêné toujours distrait et dans la lune
Il y a ___________ phrases dans le texte.
En concertation
Nous avons voulu mettre un terme à la réflexion à l'aide d'une question qui nous permettrait de cerner l'ensemble des dimensions soulevées par la réflexion.
En atelier
Pour plusieurs il s'est avéré primordial que leurs enfants sachent lire et écrire et qu'ils aient un métier qui leur permette de se débrouiller dans la vie.
"Quand on sait lire et écrire, on sait mieux parler et se faire comprendre. On n'a pas peur du monde, on a moins de complexes et on peut plus choisir sa job."
Les participant-e-s soulèvent aussi le fait que les enfants ont leur mot à dire. C'est normal si on veut qu'ils soient heureux, bien dans leur peau. C'est pourquoi, il faut les laisser vivre leur propre expérience.
"On peut pas décider pour eux autres pour toute leur vie d'avance c'est mieux de pas trop faire de projets. Faut voir comment ils voient ça eux."
De plus personne n'exprime d'attentes irréalistes. Ce qu'on veut avant tout c'est leur bonheur. Comme cette dame qui disait:
"Je voudrais que mes enfants se débrouillent selon la normale. Ça veut pas dire être riche mais heureux avec les autres."
Tout d'abord, il nous semble que du fait que les premières questions faisaient référence à un vécu valorisant, ceci a eu pour conséquence de faciliter l'expression des participant-e-s.
De plus cette réflexion a permis d'associer les groupes à la démarche pédagogique de chacun des ateliers au niveau de la création du matériel. Toutefois, à certains moments, au niveau du deuxième et du troisième atelier il a été difficile d'assurer cette continuité. En effet, pour arriver à la généralisation d'une notion tant en lecture qu'en écriture, il faut parfois utiliser un peu plus de vocabulaire, ce qui oblige à sortir des discussions.
Cette démarche nous a aussi permis de réorienter le thème pour la seconde session. Loin d'avoir épuisé le sujet de la culture et n'ayant pas réussi à faire ressortir suffisamment la valeur positive de ces acquis, nous avons abordé les fêtes et la famille. En fait nous avons voulu poursuivre la démarche de valorisation du vécu des participant-e-s.
Une des limites de l'approche thématique tient au fait que la réflexion autour d'un sujet peut parfois laisser insatisfait, parce que trop souvent on n'arrive pas à le cerner complètement. Toutefois, il faut admettre que bien souvent cette réflexion déborde le cadre de l'atelier et s'achève selon le vécu de chacun des participant-e-s et dans ce sens la démarche respecte les gens.
Par contre, si on fait le bilan des apports positifs que permet l'approche pédagogique par thème, on ne peut que conclure favorablement à son utilisation tout en cherchant les formules les mieux adaptées qui vont permettre la concrétisation des objectifs du projet d'alphabétisation dans sa globalité.
[Voir l'image pleine grandeur]
Apprendre à lire et à écrire est probablement l'une des activités intellectuelles les plus difficiles. Apprendre à lire et à écrire constitue un processus extrêmement complexe où plusieurs facultés intellectuelles et physiques doivent entrer simultanément en activité. Toutes les personnes qui se sont penchées sur cette question s'accordent pour affirmer qu'on sait très peu de choses sur la façon dont se produit cet apprentissage.
Même si l'on sait peu ce qui se produit réellement lorsqu'une personne apprend à lire et à écrire, il existe une quantité considérable d'instruments (appelés méthodes) pour l'apprentissage de la lecture.
Dans le domaine de l'alphabétisation des adultes, on retrouve maintenant quelques manuels produits à l'intention d'une population adulte. Mais d'une façon générale, ces manuels ou "méthodes" n'ont pas été précédés ni même accompagnés de productions sur le phénomène de l'apprentissage et c'est regrettable.
Dans le texte qui suit, nous allons faire part de l'expérimentation d'une méthode globale de lecture qui a été amorcée au Carrefour en 1972 puis reprise en en 1980. Cette relation de l'expérience se base sur la connaissance que nous avons de son déroulement, sur le matériel produit, sur les discussions qui ont eu cours en équipe de concertation et sur les deux comptes rendus produits par une animatrice - dont l'un fut publié par le Carrefour et dont on trouvera référence à la fin du texte.
Toutefois, l'exposé de l'expérimentation proprement dite sera précédé d'une longue introduction générale portant sur les méthodes d'apprentissage de la lecture et sur le choix d'une méthode. Cette introduction nous apparaît nécessaire parce que le choix que nous avons fait de la méthode globale ne peut se comprendre que par rapport à d'autres méthodes; mais aussi parce qu'il nous semble qu'en alphabétisation des adultes, les confusions entre les méthodes puis entre les méthodes et la méthodologie sont encore trop nombreuses.
Dans cette partie introductive, nous ferons peu référence aux méthodes existantes d'alphabétisation des adultes. Une présentation détaillée de ces méthodes a déjà été réalisée par le ministère de l'Éducation.
Enfin, il nous apparaît nécessaire de mentionner dès l'introduction que cette expérimentation d'une méthode globale de lecture suscite probablement plus de questions qu'elle n'apporte de réponses! Au terme de deux ans d'expérimentation assez systématique, nous sommes encore dans l'incertitude pour ce qui est de la méthode à utiliser. Cet embarras s'explique sûrement par les faiblesses mêmes de l'expérimentation; mais il reflète aussi cette méconnaissance générale du processus de l'apprentissage de la lecture.
On pourrait définir de façon fonctionnelle et traditionnelle la langue écrite en établissant qu'il s'agit d'un ensemble de signes écrits conventionnels qui correspondent aux sons de la langue parlée. Sous cet aspect, apprendre à lire et à écrire, c'est connaître le système de correspondance entre les signes de l'écriture et les sons de la langue parlée; c'est connaître les mécanismes qui permettent d'établir ce rapport. D'autres, par ailleurs, sans nier totalement cette définition de l'apprentissage de la lecture, ajoutent que lire ne se limite pas seulement au décodage de ce qui est écrit, mais s'étend également et nécessairement à la compréhension du texte.
Il y a donc diverses approches de l'apprentissage de la lecture. Même si l'aspect commun de toutes les méthodes d'apprentissage est de faire comprendre ce rapport entre la langue écrite et la langue parlée, telle méthode mettra i 'accent sur la mémorisation du mécanisme de ce rapport, alors que telle autre méthode accordera presqu'autant d'importance à l'intériorisation du mécanisme qu'à la compréhension de ce qui sera décodé.
Pratiquement tous les auteurs s'entendent pour constater qu'il existe deux grandes méthodes fondamentales pour l'apprentissage de la lecture, la méthode synthétique. (ou syllabique) et la méthode analytique, (ou globale). À ces deux méthodes, s'ajoute une troisième catégorie où l'on rassemble commodément les "méthodes" ou techniques qui s'apparentent à l'une et l'autre des deux méthodes fondamentales: on les appelle fréquemment les méthode mixtes.
Nous allons brièvement décrire ces méthodes en présentant leurs caractéristiques, leurs avantages et leurs inconvénients.
Les méthodes synthétiques ou syllabiques sont certainement les plus connues des méthodes d'apprentissage de la lecture. Celles et ceux qui ont appris à 1ire en épelant "l-o-lo, c-o -co, m-o- mo, t-i-ti, v-e-ve, locotomotive", l'ont fait par une méthode syllabique (le manuel Forest-Ouimet en est un exemple).manuel encore utilisé de nos jours, avec des enfants et avec des adultes.
En principe, les méthodes synthétiques sont définies comme permettant un apprentissage "logique" en allant du plus simple au plus complexe: on part de la lettre ou de la syllabe pour aller au mot et, ensuite, aux phrases. On les dit "synthétiques" parce que celle ou celui qui apprend doit opérer la synthèse des liaisons entre les lettres puis entre les syllabes pour parvenir à la lecture de chaque mot.
Par des exercices répétés, l'"élève" doit mémoriser l'effet sonore des liaisons des lettres entre elles et des syllabes: il faut s'adonner à des exercices, fort nombreux, qui visent à développer le "réflexe" de l'association. Lorsque l'automatisme est assez développé et qu'un ensemble assez considérable de graphèmes/ phonèmes a été couvert, le mécanisme de la lecture est alors atteint.
Les méthodes synthétiques ont connu toutes sortes d'application au niveau des techniques particulières d'apprentissage ou des manuels. On regroupe en général les méthodes synthétiques en deux grandes catégories: les méthodes alphabétiques et les méthodes syllabiques. Les méthodes alphabétiques commencent avec l'apprentissage du nom des lettres; on enseigne ensuite la liaison entre les consonnes et les voyelles, et ainsi de suite. Pour les méthodes syllabiques, l'élément de base, ce n'est pas la lettre, mais la syllabe, composée d'un ensemble de lettres. On apprend donc à lire des syllabes, puis des combinaisons de syllabes qui forment des mots. Enfin certains auteurs intègrent les méthodes phonétiques à l'intérieur de la méthode synthétique, alors que d'autres les considèrent plutôt comme faisant partie des méthodes mixtes - c'est ce que nous ferons.
Appréciation
Le caractère mécanique de l'apprentissage par les méthodes synthétiques a été largement relevé: on apprend à lire par association, par répétition sans véritablement faire appel à l'intelligence. Ce processus conduit à une lecture hachurée (par syllabes) où il n'y a pas (immédiatement) une appréhension globale du mot et, à plus forte raison de la phrase. Le caractère à première vue logique de ces méthodes (du plus simple au plus complexe) fait en sorte que le vocabulaire contrôlé du début de l'apprentissage est forcément limité et, en général, peu intéressant. En fait l'ensemble des méthodes synthétiques et syllabiques ont une allure très académique et scolaire: exercices répétitifs, apprentissage à l'aide d'un manuel, vocabulaire prédéterminé, etc. On apprend des sons qui ne veulent rien dire, puis des successions de mots sans liens entre eux; ce n'est que très tardivement que l'on peut aborder des phrases signifiantes (et donc potentiellement intéressantes). En ce sens l'approche synthétique ne laisse que peu de place à la communication et la personne qui apprend risque d'apprendre à déchiffrer sans vraiment comprendre ce qu'elle "lit".
Par contre, on constate que les méthodes synthétiques permettent une bonne acquisition des mécanismes de base: le caractère répétitif des exercices finit par produire ses effets. Plusieurs estiment que les méthodes synthétiques permettent une acquisition rapide des mécanismes de la lecture. Par ailleurs, l'utilisation de ces méthodes est facile et exige de l'enseignant-e une préparation limitée: pour l'essentiel, il s'agit de suivre des leçons/étapes du manuel de base et de faire faire les exercices. En outre, ces méthodes avec leur grille de progression syllabique, permettraient un contrôle facile et rapide des acquisitions. Autant l'enseignant-e que celui qui apprend peut évaluer sa progression de l'apprentissage et faire, au besoin, la révision qui s'impose.
Au niveau de leur principe général, les méthodes globales sont à l'opposé des méthodes synthétiques: elles partent du plus "complexe" (la phrase) puis passent aux mots et, à la fin, aux éléments constitutifs des mots, les phonèmes et les lettres. On les appelle globales et/ou analytiques parce qu'elles se caractérisent par une appréhension d'abord globale des phrases et des mots et par un processus d'analyse de la constitution de ces derniers. On affirme que cette approche va du complexe au plus simple; celles et ceux qui l'utilisent affirment souvent qu'elle va plutôt du concret (des phrases ayant un sens) à l'abstrait (le système des lettres, constitutives des mots).
Comme pour les méthodes synthétiques, les méthodes globales ont fait l'objet de plusieurs applications pratiques, de plusieurs "méthodes" particulières. Mais dans la plupart, on retrouve le déroulement suivant. Le point de départ, c'est quelques phrases simples (ou même un court récit); ces phrases sont, dans certaines méthodes, imprimées dans un manuel ou sur des fiches, alors que, dans d'autres, elles doivent être formulées verbalement par les "élèves" et elles sont ensuite produites dans leur forme graphique. Les phrases sont lues par les étudiant-e-s: c'est le stade des acquisitions globales. Par la suite, ces acquisitions globales doivent faire place à la découverte des éléments constitutifs de la phrase, puis des mots. Selon la méthode, l'étudiant-e y parvient par des activités d'analyse: "exercices" de reproduction des phrases et des mots, de dislocation des phrases, de substitutions, de reconnaissance des éléments communs, différents; activités de classement, etc.
Appréciation
Les reproches que l'on adresse aux méthodes globales concernent principalement le fait que les enfants, bien souvent, tentent de deviner plutôt que de lire les mots et les phrases: ceci indique que l'on n'est pas encore parvenu à la phase de l'analyse. D'aucuns estiment également que les méthodes globales n'offrent pas de repères faciles pour évaluer les progrès réalisés par chaque individu, qu'il est parfois difficile d'identifier clairement ce qui fait problème. Enfin plusieurs sont d'avis que l'approche globale est "insécurisante" pour les "élèves" comme pour les enseignants. Pour ces derniers en particulier, il paraît évident que l'utilisation d'une méthode globale se révèle beaucoup plus exigeante que le recours aux méthodes synthétiques ou mixtes.
Par contre, tous reconnaissent que les méthodes globales, sont, plus que les autres, liées et orientées vers la communication: elles partent de l'intérêt et du vocabulaire des étudiante-s et le texte écrit est toujours signifiant ce qui facilite d'autant la reconnaissance, la"lecture" des phrases et des mots. D'une façon générale, les méthodes analytiques exigent de chacun une attitude active: les différentes activités de décomposition et d'analyse font autant appel à la mémoire qu'à l'intelligence. Enfin, les méthodes analytiques ou globales sont plus proches de la lecture naturelle, plus conformes à la perception naturelle des phrases et des mots. En effet, la personne qui lit couramment, lira le mot "lecture" en l'appréhendant globalement: On ne lit pas par lettres (l-e-c-t-u-r-e) non plus que par syllabes (lec-tu-re).
Il existe enfin une dernière catégorie de méthodes qu'on appelle mixtes et qui prétendent intégrer les aspects positifs des deux méthodes tout en prétendant pallier aux inconvénients de chacune... L'aspect commun des méthodes mixtes (aussi appelées analytico-synthétiques) se limite au fait d'emprunter aux deux grandes méthodes; aussi s'avère-t-il impossible d'en dégager des caractéristiques générales. Toutefois, une famille de méthodes mixtes s'est considérablement développée au cours des dernières décennies et mérite qu'on s'y attarde; il s'agit des méthodes dites phonétiques.
À la base des méthodes phonétiques, on retrouve généralement une identification globale des mots. Il y a une grille de progression phonétique: on identifie un son puis on groupe sous ce son tous les mots présentant ce son (sous des graphies différentes). Comme pour les méthodes synthétiques, l'identification (ici globale) du mot sera souvent facilitée par une illustration. Les méthodes phonétiques s'apparentent aux méthodes syllabiques, mais leur vocabulaire de départ n'est pas limité puisqu'il y a identification globale des syllabes/graphies encore ignorées.
Appréciation
Les appréciations des méthodes mixtes paraissent aussi variées que les méthodes elles-mêmes! Les tenants de l'approche globale dénoncent ces méthodes (en particulier les méthodes phonétiques) en affirmant que ce ne sont que des méthodes syllabiques déguisées et que l'identification globale des mots ne constitue qu'un prétexte pour aborder un apprentissage mécanique et répétitif de la lecture. D'autres au contraire estiment que les méthodes phonétiques présentent le grand avantage de commencer dès les débuts de l'apprentissage le travail de désarticulation des mots, sans par ailleurs être limité par le vocabulaire gradué des méthodes syllabiques.
On le constate, l'unanimité sur la valeur respective des méthodes n'est pas encore atteinte!
En général, lorsqu'il faut choisir une méthode, ce choix est plutôt empirique. Dans bien des cas, on arrêtera ce choix non pas tant à partir d'une évaluation des grandes méthodes (synthétiques, analytiques ou mixtes), mais plutôt à partir de considérations très pratiques: à partir des méthodes et/ou manuels que l'on connaît, selon l'intérêt de l'enseignant-e, la disponibilité et le coût du matériel, etc.
Il y a encore quelques années, il n'y avait pratiquement pas de matériel d'apprentissage de la lecture conçu en fonction des adultes. Il fallait donc utiliser (intégralement ou en l'adaptant) du matériel initialement destiné à des enfants. Il existe maintenant quelques manuels pour l'alphabétisation des adultes et la presque totalité de ceux-ci ont été produits par des praticien-ne-s de l'alphabétisation. Les "méthodes" produites se rattachent à l'approche synthétique et à l'approche phonétique (méthodes mixtes.. Si l'on fait exception du dossier mis au point par une équipe du ministère de l'Immigration du Québec -et qui introduit, au dire même de ses auteurs, à une alphabétisation de "survie", aucune "méthode" pour adultes n'a tenté d'adopter et d'adapter l'approche globale.
S'il est vrai que le choix de la méthode ou du manuel se fait de façon plutôt empirique, c'est peut-être parce qu'on sous-estime l'influence réelle de la méthode choisie sur le processus d'alphabétisation. À titre d'exemple, notre expérience en 1978 fut concluante. Nous avions commencé l'atelier d'Alpha en utilisant un manuel pour adultes, s'inspirant de l'approche syllabique et où on retrouvait des phrases telles: Dalida a ri à la radio. Ida dira: dodo!. Les participant-e-s, conséquent-e-s, composèrent des phrases dans le même style.
Oui, le monde "arrivait à l'école", c'est-à-dire laissait au "vestiaire" sa réalité,son expression personnelle et adoptait le ton et le contenu académique scolaire et insipide du manuel scolaire.
Il y a donc un certain nombre de facteurs et, éventuellement, de critères qui devraient être pris en considération pour permettre de choisir judicieusement la ou les méthodes qui conviennent. Nous en énumérons quelques-uns en montrant les conséquences qu'ils sont susceptibles d'entraîner au niveau de la méthode à choisir.
Le premier facteur qui entre en considération, c'est assurément le fait que l'on travaille avec des adultes et non pas avec des enfants. Les adultes ont une personnalité (liée à leur âge, à leur expérience de vie, etc.) très différente de celle des enfants.
Ils ont aussi un langage "établi", un vocabulaire plus développé que celui d'un d'un enfant de 6 ans. À lui seul, ce fait entraîne des implications théoriques et pratiques majeures. Ainsi, cela rend difficile l'utilisation directe des manuels pour enfants avec leurs centres d'intérêt et leur vocabulaire enfantin*. De plus, les méthodes pour enfants sont souvent graduées en fonction de leur développement psychologique. Or, il en va naturellement tout autrement pour les adultes; ceux-ci ne réagiront évidemment pas de la même façon face aux activités proposées. C'est ainsi que les adultes analphabètes sont souvent très réticents vis-à-vis d'activités de manipulation qu'on pourrait leur proposer: plusieurs ont alors le sentiment d'être considérés comme des déficients.
Un autre facteur à considérer, ce sont les objectifs mêmes du projet, les fins que l'on assigne à l'activité d'alphabétisation. Chaque méthode d'apprentissage de la lecture induit un type de relations entre celles et ceux qui l'utiliseront. Aussi faut-il se poser la question de la compatibilité entre chaque méthode particulière envisagée et les objectifs généraux qui sont poursuivis. Ainsi, dans la mesure même où l'on accordera une importance prioritaire à la participation active des éventuels participant-e-s, dans la mesure où l'on souhaite favoriser et développer l'expression personnelle de chacun-e, certaines méthodes s'avéreront conciliables avec une telle démarche alors que d'autres le sembleront moins-ou ne le seront pas.
Il faudra aussi prendre en considération les alphabétiseurs qui sont directement concernés par le choix d'une méthode puisque ce seront eux qui verront à son application quotidienne. Ces personnes doivent être associées au choix de la méthode; il faut prendre en considération leurs connaissances des méthodes, leurs préférences, etc. Ce serait un non-sens que de choisir une méthode avec laquelle les animateurs-trices se sentiraient mal à l'aise. Pour que ce choix de la méthode, soit significatif, cela suppose un temps de préparation et d'encadrement (même lorsqu'il y aura utilisation d'une méthode déjà connue). Il faudra aussi tenir compte si les alphabétiseurs disposeront ou non d'une période de temps régulière (au moins hebdomadaire) pour préparer leur activité d'alphabétisation. Si ce n'est pas le cas, l'utilisation d'un manuel "tout fait" risque d'être la seule possibilité qui s'impose...
D'autres facteurs entreront également en considération dans le choix de la méthode. Ainsi si des manuels existants ne sont utilisés qu'en appoint, il faudra s'assurer qu'il y ait des possibilités de secrétariat et de reprographie. On devra également tirer toutes les conséquences du fait que la durée de l'apprentissage sera très courte si on la compare à celle des enfants (qui sont captifs pour toute la période de la scolarité obligatoire). Or, les méthodes pensées pour les jeunes (et même certaines produites à l'intention des adultes) répartissent les apprentissages sur plusieurs années ou sessions. De plus, les personnes qui s'alphabétisent sont généralement dans les classes ou ateliers d'Alpha non pas cinq jours par semaine, mais plutôt deux soirs/semaine (soit environ six heures). Dans le domaine de l'alphabétisation des adultes, il y a tout lieu de repenser les programmes et les méthodes (et la méthodologie générale) en fonction de cette réalité de la durée limitée de l'apprentissage.
Enfin, une dernière observation s'impose. Le choix d'une méthode est toujours une étape importante du processus d'alphabétisation. Mais ce choix est peut-être plus important dans le cas des analphabètes complets et semi-fonctionnels. En effet, avec des analphabètes fonctionnels, il est toujours possible de "sortir" de la méthode; les participant-e-s savent assez lire pour parvenir à décoder des textes qui n'entrent pas nécessairement dans la progression prévue. Par contre, pour qui ne maîtrise pas ou peu la lecture et l'écriture, il faudra presqu'inévitablement s'en tenir à la méthode et à sa progression. Dans ces cas, en particulier, comme ce sera difficile d'en sortir, mieux vaut choisir une méthode qui soit la plus ouverte possible!
À deux moments, en 1972 puis en 1980, nous avons choisi l'approche globale pour l'apprentissage de la lecture avec des analphabètes complets et semi-fonctionnels. À d'autres moments, nous avions utilisé d'autres méthodes telles des méthodes (synthétiques) pour enfants (surtout dans les débuts du Carrefour), puis nous avions nous-mêmes produit du matériel adapté aux adultes (approche phonétique); à quelques reprises, des manuels pour adultes ont également été utilisés.
En 1972, nous avons décidé d'expérimenter une approche globale. L'équipe d'Alpha était plutôt insatisfaite des méthodes phonétiques et synthétiques qui avaient été utilisées jusqu'alors et l'on recherchait une méthode qui s'harmoniserait plus avec nos objectifs. Les méthodes utilisées créaient ou accentuaient une nette coupure entre les activités d'apprentissages de la lecture d'une part et celles d'expression et de réflexion d'autre part. Inversement, il semblait qu'avec l'approche globale, l'acquisition des mécanismes de la langue écrite pourrait se faire en continuité avec l'expression orale. Nous étions particulièrement sensible au fait que l'approche globale était susceptible de s'avérer valorisante pour des adultes, puisque dès le point de départ, les apprenti-e-s sont en mesure de lire (et d'écrire) des phrases signifiantes.
La «méthode» Freire
Au début des années '70, la réflexion du Carrefour sur l'analphabétisme et l'alphabétisation convergeait avec celles menées dans certains pays du Tiers-Monde, en particulier le mouvement latino-américain incarné par l'expérience d'abord brésilienne de Paolo Freire. Freire avait expérimenté avec succès, semblait-il, une méthode d'alphabétisation-conscientisation. La méthode utilisée dans le "nordeste" du Brésil était une méthode syllabique (avec une forte composante phonétique). Mais, comme la langue portugaise est une langue phonétique, l'apprentissage des sons de base de la langue peut se faire rapidement. Dans la méthode mise au point par Freire, la connaissance d'une vingtaine de mots de base était suffisante pour couvrir l'ensemble des sons-graphies de la langue portugaise.
Sous cet aspect, la langue française est fort différente. L'utilisation passée que nous avions faite des méthodes syllabiques et mixtes avait démontré la difficulté d'en arriver rapidement à des mots et à des phrases signifiants. Aussi a-t-on émis l'hypothèse que le recours à l'approche globale permettrait l'utilisation aisée de "mots-clés" associés à des thèmes de réflexion.
Ayant décidé d'expérimenter l'approche globale, le choix de l'équipe s'est porté sur la Méthode dynamique de lecture1. Cette méthode a été retenue parce que c'était l'une des rares méthodes globales utilisées (et produites) au Québec. On avait aussi songé à la méthode de Freinet, mais cette dernière était mal connue; en outre, son ouverture presque totale à la production verbale puis écrite des enfants faisait en sorte qu'il y avait peu de matériel méthodologique - ce qui n'était pas le cas pour la Méthode dynamique. Même si le matériel de la Méthode dynamique s'avérait plus directif, il nous semblait plus facile à expérimenter.
En 1980, le choix de l'équipe en place se portera à nouveau sur la Méthode dynamique. Comme on le verra, l'expérimentation de 1972-73, s'était brusquement interrompue. Il fut donc décidé de reprendre la Méthode globale, mais, cette fois, en tentant d'adapter le matériel à la réalité des adultes et en y intégrant les thèmes de réflexion/expression qui étaient retenues par l'ensemble des ateliers.
Dans la Méthode dynamique, l'apprentissage de la lecture se réalise en 4 étapes que nous décrirons brièvement:
1. Le préapprentissage de la lecture et de l'écriture
Cette étape (d'une durée de quelques semaines) vise à la mise en place des mécanismes de base nécessaires à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. On introduit l'enfant dans l'univers de l'écrit et on cherche à développer sa motricité, ses perceptions visuelles et spatiales et ses perceptions auditives.
2. La mise en marche du processus d'apprentissage de la lecture
À cette étape [correspondant au premier semestre de la première année), l'enfant doit découvrir les éléments constitutifs du code. écrit [phrase, mot, syllabe, lettre) et parvenir, par des analyses successives, à établir la correspondance entre les éléments du code écrit et ceux de la langue parlée. Au terme de cette étape, l'enfant est censé établir les relations phonèmes - graphèmes.
Au cours de cette phase, l'enfant s'initiera progressivement aux éléments constitutifs du code écrit-
1) phrases et groupes fonctionnels
(par des activités d'identification, de "lecture",de désarticulation et de reconstitution).
2) mots et groupes consonne(s)-voyelle(s)
(par des activités d'identification, de lecture, de désarticulation et de reconstitution).
3) relation phonème-graphème
(par des activités d'identification, de classification, d'abstraction et de généralisation).
3. L'apprentissage proprement dit de la lecture
C'est à cette étape (correspondant au second semestre de la première année.) que que. l'enfant apprend véritablement les mécanismes d'encodage et de. décodage., qu'il dégage, clairement les règles fondamentales de. la. lecture et de l'écriture.
Pendant cette, phase déterminante, l'enfant doit poursuivre l'étude. des diverses composantes du code écrit (phrases, mots, groupes consonne[s) voyelle[s), Il poursuit l'analyse ; aux activités de désarticulation, de, classification et d'abstraction, s'ajoutant les activité* de, synthèse qui assureront la maîtrise du mécanisme, de la lecture.
À cette étape. (correspondant à la deuxième, année), l'enfant est censé atteindre, la lecture courante. Il passe du stade du déchiffrage d'un texte, à celui de l'acte, réflexe de. la lecture, et acquiert donc une plus grande maîtrise de la lecture et de l'écriture.
Pour chacune des étapes de l'apprentissage, le matériel de base est principalement constitué de fiches individuelles d'apprentissage.
En 1972-73, il avait été décidé que l'on sauterait l'étape du préapprentissage de la lecture et de l'écriture, puisqu'une grande partie de cette étape ne s'applique qu'à la situation d'un enfant de 6 ans: développement de l'expression orale de l'enfant, introduction/sensibilisation à l'univers de l'écrit, etc. Par contre, cette phase de l'apprentissage comporte également des aspects concernant les adultes (organisation spatio-temporelle, discrimination visuelle et auditive, coordination oculo-motrice, etc.) mais nous savions d'expérience que les participant-e-s sont très réticent-e-s à exécuter des exercices dans ces domaines parce qu'ils croient alors qu'on les considère comme des déficients mentaux. L'équipe tentait plutôt de pallier à cette situation en étant attentive à ces différentes dimensions au début de la période d'apprentissage.
On avait planifié qu'en une année (c'est-à-dire deux sessions de quatre-vingt-dix heures), il devrait être possible de couvrir les étapes 2 et 3 afin de parvenir au seuil de la lecture courante. On verra cependant que cet objectif ne fut pas atteint et qu'à l'exception du groupe d'analphabètes semi-fonctionnels de 1972-73, on ne parvint qu'à couvrir l'étape 2 de la "mise en marche du du processus d'apprentissage de la lecture".
Pendant cette année-là, l'expérimentation se réalisa dans 2 groupes: avec un groupe d'analphabètes complets et avec un groupe d'analphabètes semi-fonctionnels. Il avait été prévu que l'expérimentation s'étalerait sur une période d'au-moins 2 ans. Au cours de la première année, le projet comportait deux volets distincts: 1) utilisation intégrale du processus d'apprentissage et du matériel de la Méthode dynamique; 2) recherche sur la culture du milieu, sur ses représentations (avec une attention particulière accordée au vocabulaire et aux expressions de la population). Pour la seconde année, l'équipe avait planifié fusionner les résultats de ces deux activités: on construirait une méthode globale d'apprentissage de la lecture à partir de thèmes reflétant la culture et les préoccupations du milieu. En pratique, le projet sera interrompu à la fin de sa première année.
L'expérimentation
Compte tenu d'une part des énergies limitées dont disposait alors l'équipe et, d'autre part, de la nouveauté/difficulté de la méthode globale, il fut convenu que, pour la première année, on utiliserait intégralement le matériel de la méthode. Les participant-e-s furent consultés et donnèrent leur accord. En fait, la méthode ne fut pas utilisée dans son intégralité; on a retranché au point de départ la plupart des activités collectives: dessin, poèmes, lectures. Il s'agissait principalement d'activités "d'amorce du thème" et des activités dites de "réinvestissement": lecture de textes connexes, illustrations des thèmes, etc. Or, les thèmes étaient "enfantins", et certaines des activités proposées n'étaient par appropriées aux adultes. On n'a conservé que les activités collectives directement liées aux apprentissages de la lecture (construction de phrases nouvelles à partir de mots déjà connus). Après les premiers soirs d'expérimentation, il fallut également procéder à un réaménagement majeur. Les participant-e-s se sentaient mal à l'aise au niveau des activités de manipulation: cela leur semblait puéril, "niaiseux" et ils n'en voyaient pas l'utilité. De plus, la plupart parvenaient à les faire très rapidement sans réaliser vraiment les opérations que la méthode suppose: la méthode prévoit que l'enfant prêtera attention aux caractères comme à l'image globale des phrases et des mots, qu'il développera son sens de l'observation, fera des associations, etc. Les participant-e-s, pour leur part, ne prêtaient pas attention aux phrases elles-mêmes, ils développaient des stratégies leur permettant de réussir à faire les exercices de manipulation tout en évitant l'effort de la lecture! Par exemple, on parvenait à faire des exercices de reconstitution de phrases,en se basant exclusivement sur la longueur des groupes de mots:
[Voir l'image pleine grandeur]
Ce problème était de taille, parce que la Méthode dynamique accorde une importance considérable aux activités de manipulation (découpages, déplacements, substitutions, etc.) pour entraîner l'enfant à l'analyse. Et ces activités de manipulation sont surtout importantes au début de la méthode. L'équipe décida de substituer l'écriture aux activités de manipulation: les participant-e-s s'initieraient ainsi beaucoup plus tôt à l'écriture et le fait d'écrire exigerait de leur part un effort plus grand de concentration et d'attention à l'activité. Le passage par l'écriture se révéla effectivement acceptable et plus efficace, mais il ralentissait énormément le processus. Cet apprentissage avec les fiches de la Méthode dynamique s'accompagnait, à l'occasion, d'activités avec du matériel plus pertinent. Par exemple, les participant-e-s pouvaient chercher à identifier des mots ou encore tels phonèmes et/ou tels graphèmes dans un texte signifiant. Mais, pour l'essentiel, on s'en était tenu au matériel de la méthode.
Les résultats
Strictement au niveau de l'activité de lecture et de l'écriture, les résultats furent surprenants. Pratiquement tous-tes les participant-e-s parviennent à un stade de lecture presque courante. Il ne subsisterait aucune difficulté majeure de lecture. Afin d'objectiver en quelque sorte notre impression générale, nous avons fait passer aux participant-e-s, à la fin de la deuxième session, un test de classement en lecture de la CE.CM. pour le niveau pré-secondaire, équivalent en gros à la quatrième année: presque tous-tes les participant-e-s l'ont réussi facilement. Par conséquent, même le groupe d'analphabètes complets qui n'avait pas employé le matériel de la troisième étape (apprentissage propre ment dit de la lecture) était parvenu à un niveau fonctionnel de décodage de la langue écrite. Cette méthode globale, même amputée de plusieurs de ses éléments fondamentaux, se révélait la plus efficace des méthodes d'apprentissage de la lecture que nous avions jusqu'alors utilisées.
Par contre, la séparation très nette entre les activités d'apprentissage de la lecture proprement dite et celles de réflexion et d'expression s'était avérée pénible. Cette dichotomie faisait apparaître superfétatoire les activités de réflexion/expression. Les discussions impatientaient régulièrement les participant-e-s qui réclamaient que l'on "commence à écrire"...
Néanmoins, nous étions convaincues de la justesse de notre hypothèse de départ La méthode globale s'avérait pertinente et productive pour des adultes; si elle était adaptée en fonction de nos objectifs, elle pourrait servir de point de départ efficace à une démarche plus globale d'alphabétisation. Mais nous prenions aussi conscience que, pour adapter cette méthode, à la méthodologie d'alphabétisation/conscientisation, il faudrait y investir des énergies considérables et qu'il nous faudrait obtenir la collaboration de personnes-ressources extérieures à l'organisme (en particulier dans le domaine de la linguistique et de l'apprentissage de la lecture). À cette époque toutefois, le Carrefour avait décidé de limiter son investissement dans le domaine de l'alphabétisation pour investir de façon plus adéquate dans ses autres activités d'éducation populaire. Aussi, même si les activités d'alphabétisation comme telles se poursuivirent en 1973-74 puis en 74-75, ce projet de mise au point d'une démarche d'alphabétisation/conscientisation à l'aide de l'approche globale fut abandonné.
L'expérimentation de la Méthode dynamique fut donc reprise sur de nouvelles bases en 1980 et en 1981 auprès d'analphabètes complets et d'analphabètes fonctionnels.
Nous allons examiner rapidement comme l'expérience s'est déroulée au cours de ces deux années et qu'elle a été l'évaluation qui en a été faite (dans la partie suivante, nous donnerons un aperçu de quelques activités).
En 1980-81
En 1980-81, un groupe d'analphabètes complets et un groupe d'analphabètes semi-fonctionnels participent à l'expérimentation.
À la deuxième session toutefois, l'approche globale sera davantage utilisée.
L'évaluation globale qui est faite de cette année d'expérimentation apparaît néanmoins positive. On constate, en particulier, que les participant-e-s ont apprécié le fait que les apprentissages se fassent dans un contexte signifiant. L'une des animatrices dresse en plus un bilan favorable de l'approche globale en la comparant à l'approche syllabique:
"L'application de la méthode dynamique s'est avérée très positive en ce sens qu'elle n'est pas limitative. Elle ne restreint pas le (la) participant-e à un apprentissage unique comme le fait l'approche syllabique. Elle laisse beaucoup de place à l'intuition et permet aux apprentissages déjà acquis dans le passé, mais oubliés et inconscients, de refaire surface. Par conséquent, elle ouvre rapidement l'éventail de l'apprentissage des éléments linguistiques de base.
Les participant-e-s ont, par exemple, plus de facilité à décoder un mot dans le contexte d'une phrase {méthode dynamique) que lorsqu'il est isolé, listé (méthode syllabique). Certains(e) s ont éprouvé des difficultés à s'y adapter parce que nous avions travaillé avec la méthode syllabique qui semble être plus sécurisante. L'utilisation partielle de l'apprentissage syllabique semble avoir joué un rôle négatif dans l'apprentissage global qu'offre la méthode dynamique.
La méthode dynamique est plus productive parce qu'elle favorise l'extrapolation et la généralisation".
On conclut à l'intérêt de reprendre l'expérience l'année suivante avec un nouveau groupe d'analphabètes complets.
En 1981-82
En 1981-82, l'expérimentation de la Méthode dynamique sera donc reprise. Les activités d'apprentissage s'articuleront autour de cinq thèmes (composés par l'animatrice à la première session et par les participant-e-s à la seconde).
Dans l'application de la méthode globale, cette année d'expérimentation se déroulera dans les mêmes perspectives que l'année précédente. Mais, sauf exception, on ne recourra pas à l'approche syllabique. À la fin de la deuxième session, l'atelier avait cette fois-ci, pratiquement "couvert" entièrement l'ensemble des activités de l'étape de la "mise en marche du processus d'apprentissage de la lecture".
Plusieurs facteurs pourraient être avancés pour expliquer cette situation. Par exemple, les phrases et les mots des thèmes sont plus complexes que ceux des thèmes de la méthode pour enfants: les phrases sont plus longues et les mots semblent présenter des difficultés orthographiques plus considérables. (De plus, dans la Méthode dynamique, le choix des mots et des phrases est particulièrement établi en fonction des critères linguistiques et la progression des éléments nouveaux est contrôlée, ce qui était peu le cas de l'application que nous en avons faite). Un autre facteur qui risque d'avoir été déterminant, c'est le fait que l'étape de "l'apprentissage proprement dit de la lecture" n'ait pas été réalisée. En 1972-73, toutefois, les participant-e-s étaient parvenu-e-s à une lecture fonctionnelle sans avoir franchi cette étape.
Il y a trop de facteurs mal contrôlés et trop d'inconnus pour être en mesure d'identifier précisément à quel(s) niveau(x) se situaient les problèmes. De plus, les changements survenus à l'intérieur de l'atelier et le faible nombre de participant-e-s à la deuxième session, rendent hasardeuse toute conclusion à portée générale.
Afin de donner une idée plus précise du fonctionnement de la méthode globale et de la façon dont elle a été adaptée, nous présenterons comment s'organisaient les activités d'apprentissage autour d'un thème. Le travail sur ce thème a été réalisé dans deux ateliers d'Alpha en 1980-81.
Situation des deux groupes
Les activités que nous présentons ont eu lieu au début de la 2e session. Les deux groupes ont dépassé le stade des acquisitions globales proprement dites. Au cours des thèmes précédents, ils ont déjà commencé à "analyser" et à "déchiffrer" la phrase et les mots. On sait que la méthode globale est une méthode inductive. Les participant-e-s se sont donc familiarisés avec l'ordre spatial des mots dans la phrase; ils poursuivent l'analyse des groupes fonctionnels de la phrase et l'analyse des mots. Ils commencent enfin à identifier des groupes de lettres (pour être en mesure de saisir éventuellement la relation phonème-graphème).
Dans la Méthode dynamique, les apprentissages s'amorcent à partir des thèmes. Comme toutes les méthodes globales, celle-ci a pour principe de ne présenter que des phrases qui soient signifiantes. À partir des phrases de ce thème, il y aura à la fois des activités sur le "signifié" (c'est-à-dire le contenu) par des échanges, discussions, etc. et, à la fois, des activités sur le "signifiant" (c'est-à-dire la dimension matérielle des phrases et des mots).
Plusieurs façons peuvent être utilisées pour introduire le thème et ses phrases. Dans certains cas, les phrases contribuent à amorcer la discussion; dans d'autres cas, les phrases utilisées constitueront la synthèse d'une réflexion du groupe. Les phrases de ce thème ont pour objectif fondamental d'amorcer la réflexion sur les conditions de travail dans les usines: cadence, travail à la chaîne, bruits, risques d'accidents... Ces phrases, tout en étant très délimitées, laissent une grande place à la réaction des participant-e-s, à leurs expériences de travail en usine.
Dans un premier temps, l'animatrice présente une à une chaque phrase du thème et les écrit au tableau. C'est souvent à cette occasion que s'amorcera la réflexion critique sur le thème.
Voici comment les phrases du thème sont généralement présentées:
Puis, comme le notait une des animatrices, chaque participant-e- sera invité-e à faire les activités suivantes:
La lecture de la phrase
Il-elle lit la phrase en suivant les mots pointés par l'animatrice
La reconnaissance des groupes fonctionnels
L'animatrice n'utilise pas l'appellation groupe fonctionnel. Elle se sert plutôt des termes groupe de mots qui fait l'action, groupe de mots-action et groupe de mots-complément.
Le décompte des mots
Il n'est pas évident pour tous les participant-e-s que que le mot est composé d'un nombre fini de lettres et que tous les mots d'une phrase sont séparés par un espace.
L'épellation de certains mots
Le repérage de mots
L'animatrice demande aux participant-e-s de repérer certains mots dans une phrase.
La reproduction écrite de mots
L'animatrice efface un mot et un-e participant-e va l'écrire.
La présentation de toutes les phrases-clés du thème occupe une soirée complète de cours. À la rencontre suivante, les participant-e-s "relisent" facilement les phrases.
Dans la Méthode dynamique, les activités d'analyse se réalisent partiellement en groupe et nous en avons donné des exemples au paragraphe précédent. Elles se réalisent également à travers des fiches individuelles que nous avons adaptées. Il y a deux types de fiches et le tableau suivant indique les activités (ou exercices) qu'elles comprennent de même que l'ordre de progression de la méthode:
1 - Fiches synthétiques reliées à la phrase
2 - Fiches grapho-phonétiques
2.1. Le mot
3 - La relation phonème - graphème
1. fiches syntaxiques liées à la phrase
Reconstitution d'une phrase
Cet exercice a pour objectif de favoriser le développement de l'habileté à lire (rapport de complémentarité entre le texte et la réflexion effectuée par le groupe), de découvrir l'ordre conventionnel de la langue écrite: de gauche à droite, de haut en bas. De plus c'est un exercice nécessaire de fixation. Enfin l'exercice permet d'identifier les groupes fonctionnels et d'en découvrir leur rôle.
Place les mots en ordre.
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Choix de groupes fonctionnels
Mêmes objectifs que l'exercice précédent mais avec une importance plus grande donnée aux groupes fonctionnels (place, rôle, différence).
Lis et joins.
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Composition de phrases nouvelles
Cet exercice a pour objectif de fixer les éléments appris d'une autre façon,de favoriser la compréhension dans un autre contexte, d'initier à la composition personnelle en favorisant l'organisation des idées et le développement de l'habileté à écrire.
Compose de nouvelles phrases.
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Complètement de phrases
Cet exercice a pour objectif de découvrir auditivement et visuellement les parties et les fonctions de la phrase; il veut aussi permettre de se familiariser avec l'ordre spatial des mots
Complète les phrases.
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2. Fiches grapho-phonétiques
2.1 le mot
Reproduction de mots et de groupes de mots
Cet exercice a pour objectif de fixer visuellement les mots, de les mémoriser ainsi que de développer l'habileté de l'écriture.
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Reconstitution de mots
L'objectif de cet exercice est de faire prendre conscience de l'articulation des mots et rendre capable de lire les lettres et les groupes de lettres.
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2.2 La relation phonème-graphème
Identification des groupes de lettres
L'objectif poursuivi est le même que pour la fiche précédente, mais il y a ici accentuation de la prise de conscience de la relation phonème-graphème.
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L'expérimentation réalisée avec la Méthode dynamique ne nous permet pas d'aboutir à des conclusions certaines. Toutefois, même si l'expérimentation n'apparaît pas globalement probante, nous sommes au moins en mesure de faire certaines observations générales sur notre expérimentation particulière et sur l'utilisation des méthodes d'enseignement de. la lecture.
Alors qu'en 1972-73, l'utilisation intégrale de la méthode avait été très efficace, l'expérimentation des deux dernières années - en adaptant la méthode - aura été moins concluante. Nous avons mentionné plus haut qu'il y avait dans cette expérimentation trop de facteurs mal contrôlés et trop d'inconnus pour pouvoir cerner précisément les causes de cet insuccès relatif.
Cela ne doit toutefois pas faire perdre de vue le fait que, sous plusieurs aspects, cette méthode globale s'est révélée positive. On aura constaté que les adultes ne sont pas nécessairement rébarbatifs à l'approche globale; qu'au contraire, cette approche peut être à la fois intéressante et stimulante. Dès les débuts de l'apprentissage, même les analphabètes complets peuvent commencer à lire avec du matériel signifiant; ils peuvent même contribuer directement à l'apprentissage en produisant des phrases qui seront utilisées par l'ensemble du groupe.
Par la méthode des thèmes, on a pu également constater qu'il y avait une séparation moins grande entre les discussions/réflexions et les activités d'apprentissage de la langue écrite. On a également pu vérifier que, pour un-e analphabète complet, l'identification globale d'une phrase n'est pas plus difficile que la lecture d'un mot (souvent simpliste comme dans l'approche syllabique) et que cette identification est probablement d'autant plus facile que la phrase elle-même a un sens.
Enfin, dans l'approche globale, les exercices sont moins axés sur la mémorisation que sur le développement d'activités mentales d'observations, d'analyse, d'abstraction, de généralisation. Dans la mesure où les participant-e-s ne tentent pas de contourner les activités proposées, il nous a semblé que cet apprentissage de la lecture faisait effectivement plus appel à l'intelligence que d'autres méthodes.
Au total, l'approche globale nous a paru particulièrement cohérente.
Adaptation inadéquate
L'échec partiel de l'expérimentation peut s'expliquer partiellement par le fait que, dans les expérimentations successives, on n'ait pas complété de façon significative le stade de l'analyse et du déchiffrage et qu'on ne soit pas par conséquent, parvenu à l'étape de généralisation. Sans nier ce facteur, d'autres aspects doivent être pris en considération. Ainsi, en adaptant la méthode, nous ne l'avons pas respectée intégralement.
Les modalités d'expérimentation
À posteriori, certaines lacunes au niveau de l'expérimentation deviennent plus évidentes. Ainsi, nous avons conservé la totalité du matériel produit par les animatrices; mais l'ensemble du processus a été peu contrôlé. Nous connaissons mal comment les participant-e-s ont franchi les différentes étapes, comment ils ont fonctionné selon les différentes activités proposées.
S'il devait y avoir de nouvelles expérimentations, celles-ci devraient être menées plus systématiquement que nous ne l'avons fait. Les hypothèses de départ devraient être énoncées plus clairement; il faudrait mieux contrôler les conditions et les modalités d'utilisation du matériel (noter les réactions des participant-e-s, identifier précisément les difficultés rencontrées, etc.). D'une façon générale, il y a un besoin de descriptions systématiques des processus d'apprentissage de la lecture chez les adultes.
Le personnel
Cette préparation à l'utilisation d'une méthode particulière doit, à notre avis, dépasser les seuls aspects techniques ou pratiques. Cette préparation devrait également inclure une connaissance articulée des objectifs et des principes de la méthode, une réflexion sur la méthodologie générale de l'"enseignement" de la lecture et sur le phénomène de cet apprentissage comme tel. Avec une telle préparation/formation, l'intervenant-e pourra utiliser de façon consciente "sa" méthode, pourra en contrôler les effets et pourra, au besoin, en modifier des aspects.
Les participant-e-s
S'il est vrai que la méthode globale est exigeante pour les alphabétiseur-ses, elle semble l'être autant pour les participant-e-s. L'approche globale est souvent déroutante pour les participant-e-s en particulier pour ceux et celles qui ont expérimenté antérieurement une méthode syllabique ou phonétique. Ils tentent alors de décoder selon les syllabes du mot plutôt que de chercher à l'appréhender globalement. Utiliser une méthode globale simple impliquera donc que l'on soit disposé (collectivement et individuellement) à expérimenter cette façon de procéder. Et l'on sait que plus d'un-e se sentira "insécure": apprendre selon l'approche globale, c'est un peu comme plonger directement dans l'eau pour apprendre à nager.
Réflexions générales sur les méthodes et la méthodologie
Même si l'expérimentation de la méthode globale n'a pas produit les résultats escomptés, elle nous aura au moins plus sensibilisés au processus de l'apprentissage. Il y aurait avantage à ce que les organismes qui interviennent en alphabétisation consacrent plus d'énergies à cette question. Nous l'avons mentionné pour l'expérimentation; c'est encore plus vrai pour la réflexion générale sur les méthodes. Par exemple, il y aurait lieu d'articuler la réflexion sur les méthodes et sur la méthodologie de l'alphabétisation dans un échange plus large qu'entre les seul-e-s praticiens-nes. Cet "échange"pourrait être alimenté par la réflexion actuelle sur l'apprentissage de la lecture et de l'écriture chez les enfants; toute une production nouvelle existe à ce niveau où praticien-nes, universitaires, linguistes ont été mis à contribution.
Ces recherches pourraient également aborder des questions communes aux méthodes. Par exemple, la question du parler populaire et ses implications au niveau de l'apprentissage n'a pas été examinée dans le domaine de l'alphabétisation des adultes - à l'exception de quelques énoncés généraux. Pourtant, quand on alphabétise, on est confronté avec la différence entre la langue orale et la langue écrite d'une part, mais aussi la variété linguistique d'un grand nombre d'analphabètes et la variété linguistique (français standard) des manuels d'apprentissage.
Il existe tout un courant socio-linguistique sur le parler populaire des Québécois et des Montréalais qui pourrait alimenter des recherches sur les implications de ce phénomène au niveau de l'alphabétisation des adultes.
Plus concrètement, à titre d'exemple, on a dressé des "corpus" de parler spontané des enfants. Une recherche analogue chez les adultes en milieux populaires contribuerait à une meilleure connaissance de la structure linguistique, du vocabulaire des analphabètes et pourrait constituer une réserve intéressante pour ceux et celles qui produisent du matériel pour l'apprentissage. De telles données seraient particulièrement pertinentes pour l'approche globale parce que, une des deux conditions fondamentales pour qu'il puisse y avoir appréhension globale, c'est que le vocabulaire soit familier.
Il nous semble aussi que d'autres applications de la méthode devraient être étudiées. Nous pensons en particulier à la pédagogie de Freinet: ces expériences de composition/production de textes réalisés avec des enfants par le Groupe de pédagogie progressiste pourraient probablement être adaptées dans le domaine de l'alphabétisation des adultes.
Dehant, A., Étude expérimentale des méthodes d'apprentissage de lecture, Louvain, Librairie universitaire, 1968
Mialaret, G., L'apprentissage de la lecture, Paris, P.U.F., 1966
Ministère de l'Éducation, Trois démarches pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, Québec, ME0, 1974
Paradis, O., Expérimentation d'une méthode globale d'apprentissage de la lecture avec des analphabètes, Montréal, Carrefour d'éducation populaire, 1981
Pothier, N., Les méthodes d'alphabétisation, 11 fiches descriptives. Québec, Ministère de l'Éducation, 1981.
Roy, M., Étude comparative de deux méthodes d'enseignement du français au primaire: la phonétique et la dynamique. Thèse, Sciences de l'Éducation, Université de Sherbrooke, 1966.
La Méthode. dynamique de lecture
Guinebretière, M.-A., Guide général, Montréal, Éducation nouvelle, 1971
Pouliot, M. et G.., Mise en marche du processus de l'apprentissage de la lecture. Montréal, Éducation nouvelle, 1971 (notes méthodologiques, no 2).
Note: Il existe tout un ensemble de documents sur La Méthode dynamique de lecture et de français. Ils sont maintenant publiés par les Éditions Projets et distribués par Les Éditions Études vivantes.
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Les deux expériences pédagogiques présentées dans les pages qui suivent concernent l'apprentissage de la lecture. Dans L'alphabétisation à repenser, nous avions présenté un autre aspect du travail pédagogique, celui de l'écriture collective en ateliers et nous n'y reviendrons pas ici.
L'apprentissage de la lecture semble souvent inintéressant, difficile, astreignant; plus marqué par l'effort que par le plaisir. Celui ou celle qui apprend à lire et à écrire le fait souvent à partir de mots mots isolés. Il faut maintes fois compléter de façon répétitive des exercices où la préoccupation du décodage du mots est tellement présente qu'on en vient à oublier que les mots ont une signification. Que l'on examine les manuels existants pour l'apprentissage de la, lecture: dam, bien des cas, ce sont des successions d'exercices dont le principal lien logique est la progression syllabique ou phonétique. Il y a parfois des "thèmes", mais il est évident que c' est le contrôle de la progression des difficultés qui détermine avant tout la nature des mots (et des phrases) qui seront utilisés.
Pourtant, il n'est pas indispensable que l'apprentissage de la langue écrite se fasse de façon ennuyeuse, scolaire, académique, au moyen d'exercices disparates. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture peut être intéressant, stimulant, créateur. L'aseptisation ou l'émasculation systématique des mots de leur sens ne rend pas nécessairement l'apprentissage plus facile. Au contraire les mots se lisent, se comprennent et se retiennent plus facilement quand ils sont situés dans une unité qui fait un sens. Le lecteur peut vérifier par lui-même ce qui se lit, se comprend et se retient le mieux:
Dans cette partie, nous allons relater deux expériences de lecture où chaque atelier s'est dégagé de la routine assommante, des exercices stériles et des phrases sans sens. Dans les deux expériences, les participant-e-s ont participé activement au processus de la lecture. Et, dans ces deux expériences, on constate que l'intégration des mécanismes de la lecture se fait d'autant plus facilement qu'il y a cette participation active et volontaire de qui apprend à tire. On verra comment les mots, lorsqu'ils sont Insérés dans un ensemble qui fait un sens, se lisent plus facilement. On verra des participant-e-s être tellement pris par "l'histoire", qu'ils lisent sans s'en rendre compte. Lorsqu'un mot ou une phrase pose problèmes, on lui en substituera un autre plausible; on se trompera parfois sur le mot, mais rarement sur le sens. Le mécanisme de ta lecture s'avère plus facile lorsque le sujet Intéresse les participant-e-s et qu'il est formulé dans un tangage qui leur est accessible. Pourtant, pour apprendre à lire et à écrire, il est difficile d'échapper aux exercices. Tel encore, on verra qu'il est possible, si l'animateur y met les énergies nécessaires, de greffer les apprentissages au sujet même du texte suivi qui est lu collectivement.
Dans les deux expériences, les participant-e-s ont lu des textes qui avalent été écrits par d'autres. Ce fut toutefois un exercice de lecture active qui a été le point de départ à un travail d'expression personnelle et d'écriture. Au. terme de l'activité, on sent que des participant-e-s seraient sûrement disposés à produire par eux-mêmes leurs prochains textes de lecture'.
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Dans le cadre de cette partie, nous voulons rendre compte de l'expérience d'alphabétisation réalisée à la seconde session, avec des analphabètes semi-fonctionnel s. L'intérêt de cette présentation tient surtout au fait que cet essai pédagogique doit sa mise en place et sa structuration aux participant-e-s.
Pour que chacun soit en mesure de bien comprendre le contexte dans lequel s'est développée cette pratique, nous présenterons dans un premier temps, le groupe qui y a participé et nous rapporterons les circonstances' qui l'ont précédée. Par la suite, nous croyons important de montrer comment, semaine après semaine, l'ensemble s'est consolidé selon les commentaires et les besoins des gens de l'atelier. Après nous tenterons d'évaluer les forces et les faiblesses de cette expérimentation afin d'en arriver à déterminer la forme que celle-ci pourrait prendre à plus long terme.
cette année l'atelier regroupe une dizaine de personnes dont l'âge varie entre 19 et 66 ans. Les femmes sont minoritaires (3). Un seul participant travaille; les autres sont ou bien en chômage, retraités, vivent chez leurs parents ou reçoivent des prestations d'aide sociale.
Nous avons tenté dans la mesure du possible, de constituer un groupe homogène au plan pédagogique. C'est donc dire qu'après la première session, la lecture des syllabes simples (ma-ta-sa-etc.) et certaines voyelles complexes (ai-oi-ou-etc.) était généralisée pour tous—tes les participant-e-s. Deux d'entre elles étaient d'ailleurs en mesure de décoder l'ensemble des graphèmes même si c'était avec plus ou moins d'aisance.
Au moment de la dernière évaluation de l'atelier, le groupe faisait ressortir certains éléments. C'est ainsi que tout le monde était d'accord pour dire qu'il leur était apparu nettement plus intéressant d'apprendre de nouvelles notions syllabiques, à l'aide de mots intégrés dans des phrases. De plus, on s'entendait pour signaler que très peu de lecture était faite à l'extérieur de l'atelier.
Ils s'expliquaient en disant que la lecture n'offrait pas d'intérêt particulier parce que bien souvent, on perdait le sens du message d'une phrase à l'autre. Il est facile de comprendre comment l'effort pour décoder venait handicaper l'intelligence du texte.
Pourtant il s'avère essentiel de stimuler la lecture à l'extérieur. En effet, si le séjour au Carrefour est suffisant pour acquérir une certaine facilité au plan du décodage, c'est trop peu pour consolider les apprentissages si le mécanisme n'est pas approfondi hors de l'atelier. Ici, il ne faudrait pas comprendre que nous avons pour objectif de "former" des lecteurs assidus. Il s'agit plutôt de s'assurer que l'intégration soit suffisante, pour que l'effort consenti par les participant-e-s à cet apprentissage ne soit pas perdu à plus ou moins court terme.
Face à ces attentes et ces besoins, il fallait donc trouver de nouveaux moyens. L'intégration de courtes "histoires" semblait une voie à exploiter. Mais que choisir? D'une part, les textes ne devaient pas contenir de trop grandes difficultés linguistiques et d'autre part, leur contenu devait être approprié aux adultes et possiblement permettre de faire le lien entre la démarche discussion-réflexion et l'apprentissage.
Un texte de Histoires vraies de tous les jours2 apparaissait pertinent. Il ne pouvait toutefois pas être présenté tel quel car trop de notions qui n'avaient pas fait l'objet d'une étude systématique s'y retrouvaient (an-ail-etc.). C'est pourquoi nous avons restructuré plusieurs phrases.
Le travail de Pauline
Pauline travaille chez Noël Laliberté, un dépanneur. Elle reste tard le soir, les heures sont longues. Elle n'a pas beaucoup d'argent, elle est au salaire minimum. Des fois, ça la fatigue, il faut aller chercher de grosses boîtes en arrière. Ça arrive aussi que le monde n'est pas de bonne humeur. Mais en général, elle aime son travail car elle s'entend avec la majorité des personnes du quartier.
Cet été Pauline va se marier avec Noël. Ils s'aiment beaucoup. Pauline va continuer son travail, mais elle va déménager derrière le dépanneur. Elle est heureuse, elle va avoir une cour pour faire pousser des fleurs.
Une autre chose va changer dans sa vie, elle n'aura plus de salaire...
Comme le texte réfère surtout à des éléments syllabiques déjà vus, il est demandé aux participant-e-s d'en faire la lecture directement. Cela sert donc à la fois à évaluer les acquis et à orienter le programme du second trimestre. La lecture ne pose pas de problème particulier, mais les commentaires sur le contenu surgissent spontanément.
À ce moment là, on se tourne vers moi pour savoir si Pauline divorce ou non. Prise au dépourvu, ce texte étant complet pour moi, je leur explique que je n'en sais pas plus qu'eux sur le sujet. Je leur demande ensuite ce qu'ils en pensent. Uns discussion s'amorce, chacun y allant de ses hypothèses et de ses justifications. Ce sujet semble les passionner. Tenant un filon au niveau du contenu,et du fait qu'on veut connaître la suite pourquoi ne pas tenter d'intégrer l'apprentissage à cette histoire.
Si jusqu'ici l'approche syllabique a été utilisée de façon assez classique, elle ne peut plus être appropriée. Par contre, la méthode mixte du Sablier3 offre certaines possibilités.
Son point de départ est le son. D'un phonème, on passe directement à l'ensemble des graphèmes. Par ce procédé, on intègre de façon originale, les normes traditionnelles de la démarche analytique et celles de la démarche synthétique.
Elle permet aussi la réalisation de d'autres objectifs plus généraux du projet d'alphabétisation. En effet, parce qu'elle réfère en premier lieu à la langue, elle permet à l'adulte d'établir un lien entre le mécanisme d'intellectualisation de la lecture et celui de la communication orale qu'il utilise et possède mieux dans la réalité, démystifiant par conséquent le code. Par la valorisation de l'expression verbale, elle contribue à la stimulation des discussions. Elle permet finalement une plus grande prise en charge de l'atelier par les participant-e-s,dans la mesure où les gens peuvent être à l'origine du matériel pédagogique à partir duquel se font les apprentissages.
Par contre, nous sommes aussi conscientes qu'une de ses limites tient au fait que l'écriture se révèle trop souvent une écriture au son. C'est du moins ce qui a été constaté chez les enfants qui l'ont expérimentée. Mais selon nous, cette contrainte perd de son importance si on tient compte de la rapidité avec laquelle les acquisitions se font en lecture. Cet élément est d'autant plus déterminant que dans l'atelier les participant-e-s désiraient principalement parvenir à lire. Il ne faut d'ailleurs pas sous-estimer la valeur des connaissances acquises inconsciemment en terme d'écriture par la lecture, à plus long terme. C'est pourquoi, certains éléments du Sablier vont encadrer l'aspect pédagogique de l'expérience.
En ce qui concerne le contenu des textes, un principe doit prévaloir: partir des interrogations des participant-e-s et refléter des éléments de la réflexion faite dans l'atelier. Dans ce sens, nous allons continuer l'histoire de Pauline et Noël, à partir de l'intérêt manifesté par les gens, de leurs questions. Nous privilégions d'autant plus ce sujet, tenant compte du fait qu'il s'inscrit fort bien dans la réflexion que nous amorçons sur la famille.
Il faut aussi prendre soin de construire des phrases courtes qui facilitent la compréhension des lecteurs. De plus, deux dessins tirés d'Histoires vraies de tous les jours, sont ajoutés afin de voir dans quelle mesure ce procédé stimule les réactions et aide à la compréhension.
AN
Noël réfléchit
Tous l'après-midi, dans son magasin, occupé à faire les tablettes, Noël pense à sa vie, depuis qu'il est parti de chez ses parents. Il est parti à 19 ans pour rester dans un petit appartement. Il a commencé par travailler dans une manufacture. Il fallait toujours recevoir des ordres et on ne gagnait pas beaucoup d'argent. Avec Jean, ils ont décidé de changer de travail. Ils ont vu un dépanneur à louer. Ensemble, ils ont signé les papiers.
Ça fait 10 ans de ça. À présent, Noël est propriétaire du dépanneur et il engage un employé pour l'aider. C'est comme ça qu'il a connu Pauline. Elle était gentille avec les gens et faisait bien son travail. Noël trouve ça drôle qu'on dise que les femmes font partie du sexe faible à voir tout ce qu'elles font.
Il est marié avec Pauline depuis 3 ans, elle a maintenant deux enfants. Elle continue toujours son travail au magasin. Mais Pauline a changé. Elle n'est plus aussi patiente avec les clients, ni avec moi. Je ne comprends pas. Elle est mieux qu'avant: un beau logement et des enfants. C'est vrai qu'on a des problèmes d'argent. C'est le moment de nous obliger à payer pour rénover notre maison mais, ces histoires-là ça ne la regarde pas, c'est l'homme qui est responsable de ça dans une famille. Je ne sais pas ce qu'elle a...
[Voir l'image pleine grandeur]
Afin que le groupe isole et identifie la nouvelle difficulté, il est demandé aux participant-e-s de donner des mots dans lesquels on retrouve le son à l'étude. Au début les réponses ne correspondent pas toujours à la demande. Assez rapidement toutefois elles s'ajustent. Ces mots sont écrits au tableau par l'animatrice,puis retranscrits sur une feuille par les gens du groupe.
Au départ, la première lecture est faite par l'animatrice. Par la suite, celle-ci est reprise paragraphe par paragraphe, par les participant-e-s en ayant soin de commencer par ceux et celles qui éprouvent le moins de problèmes au niveau du décodage. Par ce procédé, nous croyons assurer une meilleure intégration des notions et éviter des confusions inutiles. Il y a donc quatre ou cinq lectures qui sont faîtes du texte dans son entier.
Tous comprennent que ce qui est souligné se lit "an" quelque soit la forme dans laquelle le phonème se présente. Les commentaires ne concernent pas du tout la difficulté linguistique. "Ça doit être être un dépanneur du bout. Il a reçu la lettre pour rénover". Il est vrai qu'à ce moment-là, la ville de Montréal avait envoyé un avis à cet effet à plusieurs petits propriétaires de Pointe-Saint-Charles. Une action était d'ailleurs entreprise pour sensibiliser les gens et les aider à s'organiser vis-à-vis les coûts et les augmentations prévisibles de loyer.
Dans ce sens, nous avons cherché à faciliter l'identification aux personnages, en intégrant dans le texte des événements de la vie du quartier.
L'atelier trouve aussi Noël pas mal "niaiseux" de ne pas comprendre sa femme.
La question reste entière. Une participante ajoute:"ça va être dans l'autre texte?" Et pourquoi pas!
La méthode du Sablier procède à partir d'un mécanisme que l'animatrice contrôle plus ou moins, l'apprentissage semble être un processus semi-conscient. C'est pourquoi après chaque lecture, nous avons crû bon d'ajouter une liste de mots permettant de mesurer plus clairement la généralisation. Cette lecture de mots hors contexte ne pose toutefois aucun problème.
À partir du texte, nous avons abordé la réflexion sur la famille. Dans un premier temps nous avons voulu définir l'entité dont nous étions pour traiter afin de voir si elle correspondait encore à une réalité. Il est apparu que la famille revêtait pour tous une signification, différente il est vrai de celle d'il y a vingt ans-. C'est ainsi qu'elle prend un sens plus restreint (famille immédiate) pour la plupart, même si certains incluaient les amis de longue date. Nous avons ensuite poursuivi avec la question du mariage et de ses fonctions sociales. Il va s'en dire que nous nous sommes servis des éléments de cette discussion pour construire le second texte.
IN
Le point de vue de Pauline
Des fois on pense qu'on sait tout ce qui se passe. On es sûr qu'on se rappelle ce qui est arrivé, comme c'est arrivé. On oublie que les autres, ceux avec qui on vit, ont vécu autre chose, qu'ils ont un autre point de vue. L'histoire qui va suivre, c'est celle de Pauline telle qu'elle la voit.
Quand j'ai commencé à travailler je pensais: enfin la liberté. Ma famille sera plus toujours autour de moi. J'aimais mon ouvrage. Ça me fatiguait un brin, mais Noël était bien fin. On s'est marié. Depuis ce temps j'ai bien changé. Je chicane les enfants pour rien. Même avec Noël ça va pas trop, trop. C'est toujours pas de ma faute si je me fâche avec des journées de fou comme celles que j'ai.
Tiens comme hier matin, je me suis levée à cinq heures pour faire déjeûner Noël. Il faut ouvrir le magasin à six heures... Comme les enfants se couchent à sept heures le soir, pour que Noël puisse se reposer, ils se sont réveillés. Ils avaient faim, je les ai fait manger. J,ai pas pu me recoucher. Le temps de faire le lavage et le repassage, l'heure du dîner est arrivé.
Noël est venu avec un copain. Ensemble, ils parlaient d'une lettre de la ville qui nous oblige à rénover notre logement. Encore des dépenses, c'est certain. Ces problèmes-là c'est pas supposé me regarder. Mais, c'est moi qui coud dans du vieux et qui ménage pour l'épicerie. Mon mari doit me trouver imbécile, c'est pour ça qu'il ne veux pas m'en parler.
Juste assez de temps pour faire la vaisselle et passer le balai et c'est mon tour au magasin. Ma deuxième journées d'ouvrage qui commence. Je suis impatiente avec les gens, je m'en aperçois. Il est venu plein de monde et j'ai pas eu deux minutes à moi pour me reposer pendant la soirée. À minuit, j'avais hâte de fermer. La caisse balançait pas. Il manquait $3,85. Ça m'a pris du temps avant de trouver mon erreur.
Des journées de même, c'est fatiguant sans bon sens. Ça peut pas continuer de même. Faut que je parle à Noël. Mais quand? Quand je reviens du magasin, il est toujours couché.
La procédure est la même au plan pédagogique que pour le premier texte. On reprend toutefois dans un premier temps le texte de la semaine précédente pour se replacer dans le contexte.
À l'évaluation, les participant-e-s signalent que ces lectures, de même que celles qui sont faites du nouveau texte sont trop nombreuses et deviennent ennuyeuses. De plus, la lecture des mots n'est d'aucun apport au plan pédagogique. Ils critiquent aussi le fait que l'histoire n'ait pas fait mention de Jean. Cette remarque les amène à constater qu'ils sont capables de retenir ce qu'ils lisent et leur donne plus d'assurance au niveau de la lecture.
Puisque la réponse n'est pas donnée quant au divorce, un troisième texte est très attendu par le groupe. Au niveau du contenu, comme dans les discussions nous avions abordé le divorce comme phénomène social, ce thème est repris.
ON
Deux amies se rencontrent
En revenant de faire ses commissions Pauline tombe face à face avec Manon, son amie de toujours. Pauline l'invite à prendre café à la maison. Comme Manon a un peu de temps elle accepte. Elle avait bien vu que Pauline filait un mauvais coton.
Ça ne va pas bien Pauline? Ah! Non! Faut que je t'en parle Manon. Ça fait assez longtemps que je te connais, c'est comme si tu faisais partie de ma famille. Des fois, je pense que je vais laisser Noël, mais ça me fait peur de me retrouver toute seule. Il me semble que je ne saurais pas comment m'arranger avec mon budget. Payer des comptes et tout calculer pour que ça arrive j'ai jamais fait ça. En plus, je ne pourrais pas travailler et payer une gardienne en même temps. J'ai pas des millions à la banque, à vrai dire j'ai rien. Je ne sais pas quoi faire.
Le divorce répond Manon j'en ai fait l'expérience, je peux t'en parler. Au début on est énervé, on sait pas où aller, comment s'organiser. Moi, tu te rappelles, mon mari est parti sans nous laisser d'adresse, ni une cenne noire. Je me suis retrouvée sur le Bien-Être. Les enfants étaient jeunes. Il y avait tellement d chômage que c'était impossible de se trouver de l'ouvrage, surtout pour moi qui n'avais jamais travaillé.
Tout mon temps passait à essayer de ménager pour que les enfants mangent et soient habillés comme du monde. J'avais beau compter, recompter de toutes les manières possibles, j'arrivais pas. Au Bien-Être je sais pas à quoi il pense. Personne peut arriver avec le montant qu'il te donne. J'ai connu une fille du Comité des assistés sociaux qui m'a fait connaître le comptoir alimentaire. Tu sais, l'autre jour on a fait le marché là, ça me coûte moins cher pour l'épicerie.
Bien sûr mes problèmes sont pas tous réglés. Je trouve ça bien dur d'élever trois grands garçons toute seule. Mais au Comité on s'en parle entre nous, on s'organise pour trouver des façons de s'aider. C'est plus facile comme ça, que si je restais chez nous, à essayer de trouver seule une réponse à mes problèmes. Dans le fond ensemble c'est plus facile de s'organiser.
Dès la première lecture faite par l'animatrice, les commentaires vont bon train:
Ceci nous amène à discuter du rôle de l'homme et de celui de la femme dans une famille. Les échanges sont vifs; confronter son opinion est un apprentissage à faire et à recommencer bien souvent pour nous tous. Il ne faudrait pas conclure que les participant-e-s soient fermé-e-s pour autant à leurs seules idées, bien au contraire. Malgré le fait qu'on ne soit pas du même avis, chacun écoute l'autre afin de connaître ses motifs, le cheminement qui l'a amené à avoir ses opinions et c'est ce qui amène le groupe à mieux cerner le sujet. C'est ainsi que nous en sommes venus à une remise en cause de l'éducation donnée aux enfants.
Au plan pédagogique certains changements sont apportés. Afin d'éviter les lectures à voix haute, trop nombreuses, il est demandé aux participant-e-s de repérer certains mots contenant un phonème précis. L'animatrice indique toutefois le paragraphe dans lequel il est possible de les retrouver. Ce procédé amène une relecture du texte, mais le mode de participation est plus dynamique. Les réactions du groupe sont très positives. On préfère ceci, plutôt que les lectures à voix haute. Au moment de l'exercice, chacun tente de de les repérer rapidement et quand c'est terminé il l'indique bien souvent à son voisin.
Nous avons aussi fait disparaître la liste de mots au profit de certains exercices d'écriture, rétablissant ainsi un meilleur équilibre entre la lecture et l'écriture. Les mots à construire ou à retrouver sont sélectionnés en fonction de la difficulté phonétique à l'étude. Ce genre de travail permet aux participant-e-s de fonctionner plus à leur rythme et permet de vérifier la généralisation.
Une participante demande d'écrire une partie de l'histoire pour la semaine suivante. Elle veut parler de Jean puisqu'il n'y est pas encore cette semaine. J'accepte avec enthousiasme. Une seule contrainte lui est posée: il doit être célibataire. En effet la réflexion a débordé sur le célibat, mais nous n'avons pas eu le temps de nous y arrêter vraiment.
UN
Un déménagement
Un lundi soir, Noël est arrivé à la maison sur son trente-et-un avec un flacon de parfum pour Pauline. Elle le regarde dans le brun des yeux et se demande s'il a pris un coup ou s'il est à jeun.
À ce moment-là il lui dit: «j'ai pensé à ça, on va se prendre un logement à Verdun au mois de juin.» Elle lui répond: «Tu sais bien qu'on peut pas faire ça, on n'a pas assez d'argent». «C'est pas grave, si on manque un peu d'argent on va emprunter.»
Dans le fond Pauline était contente. Quand elle s'est couchée, elle pensait, c'est Verdun c'est un beau quartier. La Pointe, y en a qui disent que c'est commun.
Mais, le lendemain Pauline avait changé d'idée. Au déjeûner, elle dit à Noël: «T'en souviens-tu, quand mon défunt père est allé rester à Verdun ce qui s'est passé. Il a vite commencé à s'ennuyer. Il n'avait plus un ami. Chacun des voisins étaient polis, mais ça se parlait juste un peu entre eux autres. Aussitôt que quelqu'un qu'il connaissait passait, mon père courait pour lui dire bonjour. Mon défunt père s'ennuyait. Il est mort un an après être parti rester à Verdun. Ça fait que moi, je pense qu'on est bien mieux en vie à la Pointe que défunt à Verdun. J'aime mieux rester ici».
La vie du copain de Noël
Jean connaît Noël depuis assez longtemps. C'est avec lui qu'il avait loué le dépanneur dans les premiers temps. Il est aussi demeuré à côté de chez lui pendant quatre ans. Jean est son meilleur ami, mais ça faisait longtemps qu'ils ne s'étalent pas vu. Faut dire que depuis le temps, il a pas mal changé.
Maintenant, il a une petite moustache brune et il est avocat. Il travaille dans un grand bureau. Il a assez d'argent et il vit bien. L'autre Jour il est passé faire un tour pour voir Noël.
Quand Noël lui a demandé des nouvelles de sa femme, Jean lui a dit qu'il n'était pas marié. Il lui a expliqué qu'après s'être fiancé, sa fiancée a eu un accident de voiture.
Depuis ce temps-là, Je ne veux plus me marier, même si j'aime bien les femmes. Je ne veux plus m'engager à rien avec elles. J'aime bien rester chez nous, seul. Je vais dans mon salon, tranquille et Je regarde la télévision. C'est cette vie là que J'aime à prônent.
Noël se demande si Jean va faire ça encore longtemps. Il a vu comment Il a changé quand il a vu Manon dans la cuisine. C'est vrai qu'il la connaissait bien, il était déjà sorti avec elle. Noël pense que c'est impossible pour un homme de rester tout seul toute sa vie.
Le texte sur Verdun est lu en premier. Il faut noter que depuis une semaine, il n'est plus nécessaire de reprendre l'histoire,chacun se rappelant fort bien de l'histoire. Le groupe éprouve certaines difficultés.
Il est vrai que c'est la première fois que les guillemets sont utilisés.
Ces problèmes ont peut-être eu une incidence sur la compréhension car il y a eu très peu de réaction au niveau du contenu. Selon nous ceci peut aussi tenir au fait qu'ils avaient en main un second texte. Comme le premier ne leur donnait pas encore la réponse au sujet du divorce, réponse attendue avec anxiété, on voulait voir si dans le second elle s'y retrouvait. C'est pourquoi on a réservé ses commentaires, pour le texte suivant.
Cette hypothèse est d'autant plus plausible qu'effectivement après le deuxième texte, le groupe a réagi immédiatement.
Une discussion fort intéressante s'amorce sur la possibilité de vivre seul de nos jours. Nous prenons conscience ensemble qu'il est plus facile socialement d'être accepté en couple. Il apparaît que sortir seul est moins bien vu et rend mal à l'aise. De plus, c'est seulement quand on vit avec un autre qu'on peut décider d'avoir un enfant.
GN
Un signe
En tournant la poignée de la porte Pauline se demande si Noël sera à la maison. Depuis un bout de temps, il a pris l'habitude d'aller à la taverne quand les enfants sont endormis. Ce soir c'est encore la même chose. Pauline se résigne et va se coucher.
Au petit matin, elle entend du bruit et se lève pour voir ce qui se passe. C'est Noël qui grogne. Il ne trouve pas sa clé et il est saoûl. Elle lui ouvre la porte.
Pauline ne répond rien et s'en retourne vers la chambre. Ça enrage Noël qui part derrière elle. En la suivant, il s'enfarge dans le camion du bébé et tombe.
Le lendemain matin Pauline a toutes les misères du monde à lever Noël. Il part une heure en retard. L'avant-midi passe et Noël revient dîner. En arrivant, il trouve la maison vide. Sa femme et ses enfants sont partis. Pauline n'a pas écrit une ligne pour dire où elle était. C'est la première fois depuis son mariage que Noël trouve la maison vide. C'est peut-être un signe...
Ce texte soulève immédiatement des commentaires passionnés.
Les participant-e-s retournent aux anciens textes pour savoir ce qui en est.
Il faut noter le progrès en terme de confiance face à la lecture faite par le groupe. En effet si au début, on se tournait vers l'animatrice pour savoir si on avait bien compris, aujourd'hui chacun démontre son assurance quant à ses capacités de lecture compréhensive en retournant de lui-même aux textes précédents.
On trouve aussi que:
De ce point nous abordons la question du dialogue et de son importance tant au niveau du couple qu'en ce qui concerne les relations avec les enfants au niveau de l'éducation.
Nous croyons que les raisons du si grand intérêt des participant-e-s face à ce texte sont de deux ordres. D'une part nous retrouvons le dialogue entre les personnages. Ceci, il est facile de le concevoir, correspond beaucoup plus à la vie courante. D'autre part, au niveau du contenu, nous retrouvons une action pleine de rebondissements qui fait avancer le lecteur face à la question de départ à savoir le divorce de Pauline et Noël. À ce sujet qu'il nous soit permis de signaler qu'au niveau de la composition de ces petites histoires, si au début les préoccupations concernaient surtout le côté pédagogique de l'expérience, l'animatrice s'est prise au jeu. Tenant compte de l'intérêt manifesté par le groupe redonnant toute sa valeur au contenu. Cette démarche s'est amorcée avec le texte dont nous venons de parler.
QU
Noël se pose des questions
Où est-ce qu'elle est? Elle a dû aller chez sa mère. C'est toujours là que les femmes vont quand elles ont du trouble. Noël l'appelle. «Quelle idée, elle vient quasiment jamais ici. Pourquoi, t'as pensé qu'elle pourrait être ici? T'es sûr qu'est pas juste aller acheter quelque chose pour faire le repas? Arrête donc de t'inquiéter c'est pas une enfant.»
En raccrochant Noël se dit: elle doit avoir raison la belle-mère. C'est sa fille, elle la connaît. Mais d'un autre côté, à notre époque, les femmes quand ça va mal, elles pensent tout de suite à partir. Le divorce, c'est la seule chose qu'elles veulent. C'est vrai que de ce temps-là je suis souvent paqueté, puis que je pique des crises, mais j'ai quand même d'autres qualités. Elle a dû aller quêter des conseils de Manon ou Monique, ses amies qui ont divorcé.
Noël leur téléphone. Aux deux places, c'est la même chose, on n'a pas eu de nouvelles de Pauline depuis quatre ou cinq jours. Noël essaie de se rassurer. Faut que je m'arrête sinon tout le quartier va savoir que ça marche mal dans notre mariage, que c'est pas moi le chef de la famille, si je sais même pas où est ma femme. À part ça, faut que je retourne au magasin. Ça m'inquiète donc de pas savoir où elle est rendue avec les enfants.
Une partie de l'après-midi passe et l'heure où Pauline arrive d'habitude pour travailler approche. À chaque minute Noël regarde l'horloge.
Noël s'en retourne chez lui, en se posant encore des questions, mais d'une autre sorte...
La lecture des mots rattaches par des traits d'union pose certains problèmes. De plus tous éprouvent de la difficulté à lire "qu'est pas juste aller", ce qui questionne d'autant plus que ce qui est lu, c'est: qu'elle est pas.
Le groupe est surpris de s'être laissé prendre à l'histoire: "C'est drôle qu'on "embarque" autant dans ces petits textes-là".
Jusqu'ici le texte avait surtout été utilisé soit pour refléter la pensée des participants-e-s ou encore pour synthétiser la démarche de réflexion du groupe. Aussi avons-nous voulu voir dans quelle mesure un texte pouvait amener des éléments de réflexion extérieurs.
Pour bien comprendre le sens du prochain texte, il nous faut signaler que le thème de la famille, a amené des échanges au sujet de l'éducation donnée aux enfants puis nous en sommes venus à aborder le concept de réussite sociale.
UI
Celui qui s'ennuie
Jean depuis trois mois a pris l'habitude d'aller faire un tour chez Manon au lieu de rester chez lui dans son salon. Au début, c'était juste pour se désennuyer, mais presque tout de suite ils sont redevenus de grands amis et même plus...
Aujourd'hui, dans la cuisine, ils ont une discussion au sujet des enfants de Manon.
On s'interroge sur ces personnages:
Toutefois, au niveau des discussions, les éléments du texte ne sont pas retenus comme arguments, de façon spontanée par les participant-e-s.
Au plan pédagogique, il me faut aussi constater que si le phonème "ui" n'avait pas fait l'objet d'un apprentissage systématique, la notion avait quand même été généralisée. Il y a lieu de réfléchir par conséquent, sur la somme des acquis semi-conscients, que permet la lecture.
AR
Manon parle à Gérard
Après le départ de Jean, Manon repense à ses enfants. Au même moment Gérard entre dans la maison. C'est son deuxième garçon qui ne fait rien à l'école. Depuis qu'il est tout petit que ses résultats, c'est pas «les gros chars». Plusieurs fois Manon est allé voir les professeurs. Ils lui disaient la plupart du temps: «Votre enfant madame c'est un vrai cauchemar. Il a déjà beaucoup de retard, c'est pour ça qu'il ne suit plus les autres».
Nous avions remarqué que la lecture du phonème "ar" posait problème lorsque le graphème comprend trois lettres (ard-art-are). C'est pourquoi nous nous y sommes arrêtés même s'il ne se retrouve pas dans cet ordre, au niveau de la programmation établie par le Sablier.
Cette histoire a permis un échange fort intéressant sur le rôle social de l'école. Si dans l'ensemble on reconnaît sa valeur comme outil, moyen de se réaliser, au plan théorique, on devient beaucoup plus critique lorsqu'on s'arrête à ce qu'elle est actuellement.
Pour avoir une bonne idée de la réflexion, le lecteur peut aller consulter le texte L'école est mal faite. Le groupe avait décidé de rédiger collectivement un texte, suite à la lecture de la revue Écrire pour la première fois.
En ce qui concerne le texte Manon parle à Gérard, deux mots posent problèmes: vivipare et algèbre. Pourtant en soi, ils ne font pas appel à des difficultés nouvelles. C'est pourquoi, Ils ont été décodés, mais avec beaucoup de lenteur et ce même après plusieurs lectures.
Deux autres textes ont été présentés avant la conclusion.
AIL
Gérard travaille
Depuis trois semaines Gérard ne va plus à la polyvalente. Ça énerve de plus en plus Manon de le voir traîner toute la journée.
Gérard baille, s'étire, finalement se lève et lui dit: «En même temps je pourrais aller voir pour m'acheter un chandail neuf.»
Gérard sort de la maison, tranquillement en pensant à ce que sa mère vient de lui dire. C'est vrai qu'il faudrait que je trouve une job. Au moins je serais pas obligé de toujours quêter l'argent de ma mère.
En passant au Centre de Main-d'œuvre, il lit qu'on cherche un homme pour tailler du tissu dans une manufacture de linge. Tailleur ça serait une idée, je sais pas ce que c'est, mais c'est un détail, je verrai bien après être engagé. Ça n'a pas été bien long, comme il n'avait pas d'expérience dans ce domaine, on n'a pas voulu prendre son nom. Il n'y a pas d'autre offre d'emploi, alors il s'en va directement à la quincaillerie.
Tout content Gérard s'en retourne annoncer à sa mère qu'il travaille, mais il était tellement fier de sa trouvaille qu'il en a oublié les lumières...
EIL
Une journée pas pareille
La veille au soir Gérard est rentré assez tard. Manon n'est pas certaine des amis avec qui il était, mais ce qui est sûr c'est qu'il avait pris quelques bouteilles de bière. Comme maintenant il travaille, elle n'a rien dit en pensant qu'un homme peut bien aller boire un peu pour se changer les idées. Mais Gérard est encore jeune, va falloir que je le surveille.
Ce matin, il fait beau soleil, on a envie de se lever avec une journée de même se dit Manon. C'est samedi faut que je réveille Gérard il travaille ce matin.
«Debout, il est 7 heures, lèves-toi.»
C'est rare, d'habitude il est pas difficile à réveiller, ce matin il se fait tirer l'oreille.
Finalement à 8 ½ heures, il apparaît dans la cuisine.
Manon ne finit pas sa phrase, Gérard est déjà sorti
Comme l'ensemble s'inscrit dans le même sens que précédemment nous n'élaborerons pas si ce n'est pour signaler la rapidité avec laquelle les notions complexes ont été acquises.
Quant à la conclusion de l'histoire, nous avons demandé aux participant-e-s de rédiger eux-mêmes ce qu'ils en pensaient. En voici quelques-unes.
La fin de l'histoire
Le divorce
Le divorce de Pauline c'est juste pour faire une peur à Noël, pour qu'il arrête de boire. Mais s'il recommence à boire elle va se divorcer.
Raymond
La clé
Moi je pense que Noël et Pauline vont rester ensemble, parce qu'ils ont trouvé la clé, ils se parlent. Comme ça Pauline va pouvoir se décharger le cœur et demander à Noël de changer. Il va la comprendre et ça va mieux aller. Leurs enfants vont grandir et ils auront ensuite plusieurs petits enfants.
Lucien
Le divorce
Je pense que Pauline va divorcer d'avec Noël, mais Noël va garder les enfants parce que Pauline est partie rester avec Jean. Noël va être obligé de vendre son dépanneur parce qu'il ne peut plus arriver à garder les enfants et travailler. Il va continuer à boire et il va être obligé d'aller à l'hôpital à cause de son alcoolisme. Manon va rester amie avec Pauline, c'est elle qui va l'aider à se trouver un nouveau logement. C'est Jean et Pauline qui vont racheter le dépanneur...
Pauline
OUILLE
Pauline et Noël se débrouillent
Manon secoue sa vadrouille dehors quand elle voit passer Pauline.
Les deux amies passent dans la cuisine. Manon sort les tasses et regarde Pauline.
La bouilloire siffle. Pauline se lève et prépare le café.
Le lendemain
Le lendemain matin Noël attend Pauline à la table depuis cinq minutes. Pauline se lève.
Alain
Avant de dire ce que Je pense que va être la fin de l'histoire, je veux dire que Je l'aime beaucoup. Pour moi c'était comme du vrai monde. Pauline était belle, grande et blonde, Noël pas pire. Manon et Jean étaient très gentils. J'aimerais ça que ça continue l'an prochain, mais que nous autres aussi on en fasse des bouta.
Je pense que Noël et Pauline ont compris. Pauline partira plus sans avertir Noël et Noël va arrêter de prendre un coup. Pour Manon ça va marcher pas pire. Elle aime pas mal Jean, mais elle ne parlera Jamais de mariage.
Denise
Quant à la conclusion de l'animatrice, elle leur a été présenté après la lecture de celle de chacun des participant-e-s et après une discussion où chacun a échangé sur la valeur et les motifs de son raisonnement.
Dans l'ensemble, nous arrivons à un bilan très positif de cette expérimentation. En effet l'enthousiasme avec lequel, chaque semaine le groupe faisait la lecture au niveau du contenu ne laisse aucun doute. Preuve en est, juste avant le congé de Pâques les gens ont exprimé leur déception de ne pas connaître la conclusion de l'histoire en disant:
Dans le même sens d'ailleurs après la lecture du dernier texte ils ont réagi ainsi:
Au moment de l'évaluation faite dans l'atelier, tous ont été d'accord pour dire que parce qu'ils ont lu des "histoires", ils ont appris ce que voulait dire la lecture. Il est vrai que lire est avant tout une activité de reconstruction du sens d'un texte, un acte d'appropriation personnelle d'un message écrit.
De plus, cette méthode leur a permis d'apprendre à synthétiser et à structurer leur pensée dans une phrase. Ils ont beaucoup apprécié l'apprentissage du code de cette manière car ils avaient moins conscience de la "technique" à intégrer, que du contenu.
Au niveau pédagogique, l'évaluation est encore sommaire dans la mesure où, comme nous étions en expérimentation, les approches se sont modifiées continuellement, aussi croyons-nous qu'il serait intéressant de reprendre l'an prochain le tout de façon plus systématique.
Toutefois, nous hésitons beaucoup à recommander que cette démarche soit entreprise au début de la première session. Il s'est déjà avéré fort complexe de composer des textes strictement avec des mots connus et décodés (sauf pour le son à l'étude). Toutefois, pour en être certain, il faudrait l'expérimenter.
De plus, comme nous n'avons pas utilisé la méthode du Sablier dès le début, nous avons dû faire certains accrocs à la programmation. C'est ainsi que nous avons étudié le son "ar" d'une façon un peu particulière. À ce niveau, il faudrait donc être plus systématique dans une prochaine expérimentation. Nous gardons en tête toutefois qu'il est essentiel d'adapter la méthode aux besoins et aux attentes des participant-e-s. Par conséquent,et le programme, et la méthode devront être souples et l'animatrice sensible à ce que les gens du groupe expriment.
Il semble aussi que cette approche permette des acquis très rapides au niveau de la lecture. Il nous a fallu dans ce sens constater que certaines notions (tion-qu-ui-ch) ont été généralisées, sans ou avant qu'une étude formelle soit entreprise dans l'atelier.
Il nous faut par contre, constater une certaine faiblesse au niveau de l'écrit, même si de façon semi-consciente, certaines notions (syllabes simples, syllabes inverses et la plupart des voyelles complexes)ont été intégrées. En effet par l'observation répétée des graphies, sans que l'ensemble des règles, des caractéristiques formelles et des lois de la grammaire, souvent arbitraires, aient été apprises dans leur forme explicite, on a réussi à généraliser certains concepts au niveau de l'écrit.
Finalement, à l'aide de cette méthode, nous croyons avoir trouvé un excellent moyen de lier la démarche d'expression/réflexion à l'apprentissage. Par ricochet, ceci a permis aux participant-e-s de retrouver dans les différents textes un discours "signifiant" compréhensible et en relation avec leur vécu. Cette démarche est essentielle car pour qu'un individu apprenne à lire, il doit sentir qu'il a vraiment quelque chose à lire et y donner un sens.
[Voir l'image pleine grandeur]
En décembre 1981, les participant-e-s avaient, comme à chaque fin de session à évaluer en compagnie de l'animatrice le travail réalisé au cours de cette session. C'est au moment de cette évaluation que, dans la discussion, les participant-e-s ont exprimé le désir de lire davantage. Les lectures faites à l'atelier, quoique nombreuses, ne semblaient pas les satisfaire complètement. En réfléchissant en groupe à cette question, les participant-e-s précisent leurs difficultés et leurs attentes. Ils expliquent comment il leur est difficile de lire un texte continu: "souvent, dit-on, à la fin d'un texte ou d'un article de journal, on ne se rappelle plus de ce qu'on a lu. C est décourageant et on perd le goût de lire."
De plus, le groupe était fort conscient que s'il ne parvenait pas à développer le goût de la lecture ou à enclencher un réflexe de lecture, il y aurait déperdition des acquis. Aussi, presque timidement, le groupe a souhaité lire un "livre" à la deuxième session: "pourquoi pas un roman", ai-je suggéré. L'an dernier, une participante avait apporté à l'atelier des exemplaires d'une biographie de la célèbre famille Dubois de St-Henri. Quelques-uns avaient acheté le volume, mais la lecture (dans la mesure où elle s'était faite) s'était réalisée en dehors de l'atelier. Rapidement, le groupe se mit d'accord, on avait hâte de commencer l'expérience.
C'est donc dans ce contexte que se situe cette première expérimentation de la lecture d'un roman. Au cours des pages suivantes, nous tenterons de rendre compte de l'expérience en relatant la démarche pédagogique qui a orienté le travail. De plus, nous Illustrerons, à partir du travail réalisé
sur un chapitre,les apprentissages réalisés ainsi que les notes méthodologiques. Enfin, cette première expérience de lecture d'un roman nous a posé un certain nombre de questions et suggéré certaines orientations pour une action ultérieure. Aussi, un bref bilan de l'expérience sera tracé.
Une fois la décision prise en atelier, il s'agissait de déterminer le type de roman que les participant-e-s liraient et d'en fixer le choix. Plusieurs éléments devaient justifier le choix: le roman devait à la fois être intéressant et facile de compréhension pour les participant-e-s. De plus, il fallait qu'il soit relativement court puisque nous le lirions au cours de la deuxième session. Les caractères d'imprimerie du texte ne devaient pas être trop petits puisque plusieurs participant-e-s ont peine à déchiffrer certains textes. Enfin, un dernier élément auquel le roman devait répondre plus ou moins totalement: le livre choisi devait être accessible dans son contenu et sa forme au niveau du langage que possèdent les participant-e-s.
Au début de l'année, nous avons tenté de constituer un groupe homogène d'analphabètes fonctionnels. Théoriquement, les participant-e-s étaient en mesure de lire aisément un texte simple. Dans les faits, environ la moitié du groupe était en mesure de lire assez facilement (tout en éprouvant des difficultés au niveau de l'écriture) alors que l'autre moitié éprouvait encore des difficultés pour la lecture d'un texte simple. Il fallait donc trouver un roman qui satisfasse à l'ensemble de ces exigences.
Les romans "populaires" sont peu nombreux. Nous avons d'abord songé aux écrits de David Fennario parce qu'ils présentent des situations de vie ouvrière dans Pointe St-Charles et le Sud-ouest de Montréal. Mais, ce sont des pièces de théâtre écrites sous la forme de dialogue, ce qui se lit assez difficilement. Un autre livre du même auteur, Sans parachute a été écarté car on craignait quelque peu le caractère linéaire de l'action: il s'agit d'un "journal" et on ne retrouve donc pas le type de construction qui est propre au roman. Or, c'était un "roman", un texte avec une histoire que les participant-e-s souhaitaient lire. Nous avons donc privilégié un roman d'Henri Lamoureux, Les meilleurs d'entre nous,4 roman dont les personnages sont issus des quartiers populaires. Même si la valeur littéraire du roman nous laissait perplexe (plusieurs aspects sont traités de façon simpliste), celui-ci avait l'avantage de présenter certains aspects de la vie des quartiers populaires. Or, il nous semblait important de trouver un roman simple dans lequel les participant-e-s de l'atelier pourraient au moins identifier leur milieu de vie et à partir duquel le travail de réflexion expression pourrait s'amorcer d'autant plus facilement.
Résumé
Le roman met en scène une famille de Saint-Henri. Tout au long du récit, on suivra l'un des fils de la famille Beauchemin, André, qui sort de prison, qui retrouve sa famille et son milieu et qui tente, de diverses façons de se ré-intégrer en société. Au fil de l'action et des chapitres, l'auteur en profite pour nous faire découvrir divers aspects de ce quartier populaire. On retrouve Madame Beauchemin qui, à sa façon garde sa dignité au travers les vicissitudes de l'existence. Puis, il y a le père, assisté-social et alcoolique, peu sympathique au début du roman et dont on apprendra plus tard (et de façon plutôt mélodramatique) qu'il est devenu alcoolique lorsqu'il a perdu son emploi. L'auteur, tout en décrivant les difficultés de vivre dans un quartier populaire, nous présente deux modèles pour s'en sortir. Ces "modèles", on les retrouve chez les frères et sœurs d'André. Il y a d'abord le choix des jumeaux qui ont quitté le quartier, qui vivent maintenant la vie de banlieue et qui veulent oublier leur situation sociale passée. Puis, il y a la voie qu'expérimente une autre sœur, Micheline: étudiante, elle vit avec un architecte œuvrant dans une coopérative locale de logement et elle tente de s'impliquer dans la vie du milieu. Devant ces deux façons d'organiser sa vie, tant André qu'une dernière sœur, Sandra (prostituée) sont hésitants.
En janvier 1982, on réussit à dénicher onze exemplaires du roman à un prix relativement abordable. Chaque participant-e pourra lire son propre roman.
[Voir l'image pleine grandeur]
Introduire la lecture d'un roman dans la structure de travail de l'atelier alpha allait modifier l'organisation de notre démarche: le défi, c'était que la lecture du roman s'intègre à cette démarche générale. Pour la deuxième session, un équipe, les animatrices avaient convenu que les apprentissages du code et le contenu des discussions/réflexions s'articuleraient à partir de la question de la famille et cela, dans le cadre d'une réflexion plus générale amorcée à la première session sur la culture. En ce sens, le contenu du roman, où la vie d'une famille (les Beauchemln) est présentée, pouvait naturellement s'intégrer au thème de réflexion retenu: il permettait d'unifier à la fois la réflexion sur "l'histoire du roman" et la réflexion sur la famille dans un milieu comme Pointe Saint-Charles. Les apprentissages se grefferaient sur le contenu du roman et sur la réflexion même des participant-e-s. Cependant, il restait à structurer une démarche de travail précise sur le roman. Elle a été définitivement mise au point à la suite du travail sur les trois premiers chapitres. Les remarques, les commentaires, les évaluations des participant-e-s nous ont permis de réajuster la démarche dans son déroulement.
Le travail effectué à partir d'un chapitre du roman dure environ quatre heures, soit plus de la moitié du temps hebdomadaire de l'atelier. La démarche de travail est sensiblement identique pour chaque chapitre:
Le roman devient donc en quelque sorte le pivot à partir duquel les activités d'expression/réflexion et les apprentissages sont réalisés.
Avant d'entreprendre la lecture d'un nouveau chapitre, les participant-e-s avaient suggéré que l'un-e du groupe résume l'action du chapitre précédent afin de rappeler aux absent-e-s ce qui s'était passé et de permettre au groupe de se replonger dans l'atmosphère du roman. Ensuite, chaque participante est invité à lire un paragraphe ou une dizaine de lignes (selon ses capacités); cette lecture se fait tour à tour jusqu'à la fin du chapitre.
La lecture en groupe se fait à haute voix. Pendant qu'un-e participant-e lit un paragraphe, les autres lisent en même temps, certains même, murmurent. Parfois, c'est tout le groupe, bourdonnant, qui chuchote le texte. Ce mécanisme de lecture à haute voix est différent de celui de la lecture silencieuse ou prononciation mentale (plusieurs participant-e-s, pour être en mesure de lire, doivent le faire en émettant les sons, en vocalisant les mots). Plusieurs raisons ont motivé le choix de la lecture orale, la principale étant la maîtrise encore hésitante des mécanismes de la lecture chez plusieurs participant-e-s. La lecture à haute voix permettait de déterminer les difficultés d'apprentissage du groupe et d'y apporter un "enseignement" correctif. Il sera, par exemple, possible d'identifier des difficultés communes ou individuelles de lecture et de prévoir des activités conséquentes d'apprentissage. Cette lecture à haute voix permettait également à chaque participant-e-s d'entendre le texte tout en suivant la succession des mots imprimés. Cela facilitait un contact plus direct avec le sens du récit et, au besoin, on pouvait interrompre celui ou celle qui lisait pour s'expliquer mutuellement "ce qu'on n'avait pas compris". De plus, le lecteur ou la lectrice du moment se permettait souvent des commentaires sur le texte provoquant alors la réaction d'autres participant-e-s. Cette lecture "publique" se transformait alors en véritable échange avec le texte et entre les participant-e-s du groupe. C'est ainsi, par exemple, que lorsque, au cinquième chapitre, André Beauchemin, au sortir de Bordeaux, se cherche du travail, les commentaires fusent: "Y'a besoin de chercher longtemps pour avoir du travail" ou encore: "Je suis sûre que le gars du Centre de la Main-d'Oeuvre a jeté son dossier au panier une fois que le gars est sorti du bureau", etc. Enfin la lecture à haute voix permettait à certain-e-s participant-e-s de s'initier à une lecture plus courante. En ce sens, on a dû à plusieurs moments ralentir le débit trop rapide de certains lecteurs qui ne permettait pas aux autres de suivre.
Nous avons pu noter que la présence d'un texte suivi et signifiant facilitait considérablement le mécanisme de la lecture. Dans la mesure même où les participant-e-s étaient intéressé-e-s (parfois captivé-e-s) par le contenu même du texte, la lecture des mots et des phrases devenait d'autant plus facile. Si un mot présentait des difficultés particulières de lecture, le/ la participant-e y substituait spontanément un mot différent qui pouvait s'intégrer dans le sens général du récit.
D'autre part, le groupe s'est également adonné à une lecture plus individuelle. Ce travail de lecture silencieuse a été surtout réalisé lors des exercices pratiques d'apprentissage. De plus, alors qu'approchait la fin de la session, les cinq avant-derniers chapitres du roman ont été lus à la maison. Il s'agissait de pousser plus avant l'expérience et d'amener chaque participant-e à prendre le temps, chez lui ou chez elle, de lire un chapitre. La lecture à l'atelier ne prend son sens véritable que si elle se "désinstitutionnalise" i.e. que dans la mesure où les participant-e-s lisent dans leur vie quotidienne.
Le premier chapitre
La lecture du chapitre a constitué un véritable événement et mérite d'être relatée.
Le premier soir, le roman a donc été distribué à chacun des participant-e-s et présenté dans sa réalité physique: on l'a palpé, manipulé, on a lu ce qui était écrit sur la page couverture, sur la page titre; on a lu également les quelques lignes de présentation sur l'endos du volume. Chacun-e sentait que c'était un "événement historique". On voyait un plaisir non dissimulé de tenir dans ses mains la couverture glacée de ce petit objet si proche, mais en même temps tellement inaccessible. Certains se demandaient s'ils parviendraient à lire, alors que d'autres doutaient de pouvoir se rendre jusqu'à la dernière page. "C'est écrit roman, je me demande si c'est un roman d'amour", mentionne une autre participante. Autant d'intérêt et d'envie, mais aussi d'hésitations et de craintes de lire son premier livre. Mais il n'était plus question de reculer, il fallait commencer "pour de vrai" la lecture du roman.
Le début du premier chapitre commence par le cri "BINGO!" on y retrouve Madame Beauchemin avec sa fille Micheline au sous-sol de l'église. Ce soir-là Madame Beauchemin va gagner plus de trois cents dollars. Elle remet cette somme à sa fille pour éviter que son mari alcoolique ne tente de s'en emparer. Le bingo terminé, Madame Beauchemin et sa fille se permettent une folie en se rendant manger des mets chinois au restaurant.
"Mais c'est moi," s'écrie une participante de l'atelier. "C'est moi qui est dans le livre. Il parle de moi." Elle est tout à fait ahurie, abasourdie: "C'est moi, c'est moi! Puis c'est ma fille... ma fille s'appelle Micheline... elle vient au bingo avec moi... Mais comment ça se fait, il me connaît pas..." Et cette participante demande à l'animatrice: "Tu veux rire de moi?... Comment y'a fait pour savoir ça lui?" Elle rappelle qu'elle fréquente régulièrement (quelques soirs par semaine)les bingos; que ce qui est relaté dans le premier chapitre lui est déjà arrivé: c'est sa fille Micheline qui va lui acheter sa liqueur, et lorsqu'elle gagne, elle s'arrange avec sa fille pour que celle-ci dise que c'est elle qui a gagné. L'auteur ne s'est trompé que sur un point: elle ne se rend pas au restaurant, mais "commande" chez elle. Et surtout ce n'est pas des mets chinois, mais de la pizza!
Comme animatrice, j'étais plutôt désarçonnée: je n'avais pas anticipé une telle identification à la situation et aux personnages du roman! Les autres participant-e-s renchérissent: "Mon Dieu, comment y'a fait? C'est exactement comme ça que ça se passe... les gens se parlent de bord en bord des tables... Comment y'a fait pour savoir tout ça?" Ce soir-là, nous avons discuté à profusion du bingo, de ce que ça représente pour les gens du milieu, pour plusieurs participant-e-s du groupe: c'est une occasion de "sortie", un des loisirs collectifs les plus importants. Mais plusieurs vont au bingo comme d'autres vont travailler: les montants que l'on gagne quelquefois sont presque des "salaires"! Et puis, c'est un lieu d'espoir, un peu comme la loterie, on espère gagner, on en rêve, on songe à ce que l'on pourrait se payer avec tout cet argent... et si l'on gagne, l'on oublie que, au total, les sommes que l'on y a investies sont plus considérables que celles qu'on a gagnées.
À la fin de l'atelier, les participant-e-s apportent le livre à la maison. "Le" livre sera fièrement montré à la famille. Dans quelques cas, le conjoint ou un enfant le lira et le commentera. Déjà au cours des premières semaines, une participante avait entièrement lu le roman par elle-même. Madame T. racontera qu'elle a demandé à sa fille Micheline de lire le roman en lui disant: "Lis ça, y'a ton nom là-dedans, tu es dans le livre!"
Pour ce qui est du mécanisme de lecture proprement dit, la lecture du premier chapitre sera laborieuse. C'est à la fois lié aux difficultés qu'éprouvent encore plus de la moitié du groupe, mais cela est aussi probablement lié à l'énervement et à l'inquiétude ressentis vis-à-vis ce nouvel instrument. L'"apprivoisement" se réalisera toutefois assez rapidement et, dus on avancera dans le roman, plus on sentira une nette amélioration et une maîtrise plus grande de la lecture. Au bout de quelques semaines, plusieurs participant-e-s feront des progrès significatifs à la fois au niveau de la facilité du décodage et à la fois au niveau de la compréhension du texte: on saisira le sens des phrases juxtaposées, mais aussi le sens général de l'ensemble d'un chapitre.
Même si nous avions privilégié Les meilleurs d'entre nous pour sa facilité de compréhension, la complexité du vocabulaire utilisé a rapidement causé problème. Au début, nous avons donc travaillé de façon systématique avec le dictionnaire. (À l'atelier, chaque participant-e dispose d'un dictionnaire - le Larousse des débutants - et peut y recourir à chaque fois qu'il en éprouve le besoin). Dès qu'un mot était inconnu, nous en cherchions la signification. Aux difficultés liées à la signification des mots, s'est ajoutée la complication des "figures de style": en particulier la comparaison ou métaphore où l'on emploie une analogie, une image autre que le mot littéral qui conviendrait: ex: "le soleil coule à flots..." Ce procédé de substitution, cette façon détournée de dire les choses s'avère difficile pour des personnes habituées à dire les choses plus directement sans passer par des détours dits "littéraires". Il a fallu à d'innombrables reprises, recourir au dictionnaire et s'expliquer ensemble ce que l'auteur voulait dire ou signifier. Dans bien des cas, la confusion naissait à la fois du recours à la métaphore et à la fois à l'utilisation d'un vocabulaire recherché pour exprimer cette image (ex: "le discours puéril qu'affectionnent ceux qui habillent leur esprit de prêt-à-porter intellectuel")!
Au cours de l'expérimentation, le recours au dictionnaire, devenu trop fréquent, gênait la compréhension du texte. Aussi, nous avons limité son utilisation aux seuls cas des mots complètement ignorés par les participant-e-s et essentiels à l'intelligence du texte, pour nous concentrer prioritairement sur la compréhension des phrases dans leur globalité plutôt que dans le "mot-à-mot". À l'occasion et au besoin, l'animatrice donnait la signification ou la portée de certains termes, ex: lambrissé, angle de vision, lieux exécrés etc.
Une fois la lecture terminée, la discussion s'engage dans le groupe. Nous allons brièvement présenter comment nous avons procédé; nous ferons état plus loin (voir 2.5) de l'évolution de la discussion au sein du groupe. Les premières réactions sont spontanées, mais peu à peu la réflexion s'organise et est davantage encadrée afin de faciliter la compréhension de chaque chapitre. En plus de cet effort de compréhension de l'action du roman, une question générale retiendra l'attention du groupe tout au long du processus: on tente de définir à quel point la famille dans le roman est représentative de celles de notre milieu.
Au début de la lecture du livre, deux questions avaient été posées aux participant-e-s. Chacun-e devait d'abord exprimer en une phrase ce qu'il avait retenu comme étant l'idée principale du chapitre. Il fallait ensuite répondre à la suivante: quand j'ai lu le chapitre, j'ai pensé à quoi? Tous-tes les participant-e-s ont été incapables de répondre à la première question. Ils éprouvaient d'autant plus de difficultés à y répondre que, pour eux, "avoir retenu" signifie mémoriser; aussi n'avaient-il s retenu que des passages particuliers. La deuxième question a été comprise et les réponses apportées révélaient régulièrement un certain processus d'identification personnelle à des situations ou à des personnages présentés dans le texte. Par la suite, nous avons toujours privilégié l'expression des réactions des participant-e-s face aux personnages et aux situations du livre au travail d'"explication de texte", similaire au modèle auquel la petite école nous a longuement initiés. Compte tenu du temps dont nous disposions, les participant-e-s étaient surtout invité-e-s à exprimer, oralement et par écrit, leurs propres réactions et sentiments plutôt que de tenter de résumer la pensée de l'"auteur". Et, au terme d'un chapitre, les participant-e-s sont en général convié-e-s à formuler individuellement par écrit leur appréciation du chapitre ou leur opinion sur un sujet présenté dans ce chapitre. Chaque participant-e-s s'applique alors à exprimer une idée, son idée. Cet "exercice" d'écriture est évidemment occasion d'apprentissages. Voici quelques phrases rédigées par les participant-e-s à la suite de la lecture d'un chapitre:
Nous avons expliqué plus haut que notre objectif, c'était d'intégrer l'ensemble des apprentissages autour du contenu du roman et de l'expression des participant-e-s. Évidemment, cela s'applique également aux acquisitions linguistiques, syntaxiques et grammaticales. Cette façon de procéder devait, pensions-nous, rendre les apprentissages plus intéressants et partant, augmenter l'efficacité du processus.
Par quelques exemples, nous allons voir comment se réalisait cette double démarche.
Les apprentissages linguistiques
Depuis le début de l'année, nous avions convenu pour cet atelier terminal d'un programme de progression phonétique. Au terme de la deuxième session, nous devions avoir couvert l'ensemble des graphèmes/phonèmes essentiels à la lecture de la langue française. Avec l'introduction de la lecture du roman, nous avons donc poursuivi ce travail en tenant compte du matériel que nous offrait chacun des chapitres "hebdomadaires". Ainsi, si le graphème du son (o) était à voir ou à revoir, l'inventaire linguistique du chapitre de telle semaine nous permettait de vérifier s'il se retrouvait assez fréquemment dans le chapitre. Les participant-e-s devaient alors (individuellement ou en groupe) repérer dans le chapitre des mots où l'on retrouvait le son recherché, classer ces mots selon la graphie d'usage (ex: "eau", et "ot") puis les écrire. (Si certains phonèmes-graphèmes ne se présentaient pas en nombre suffisant (tels les sons ail, eil, euil) pour permettre un apprentissage réel, l'animatrice préparait alors des listes de mots et/ou des exercices où se retrouvaient ces sons). Par ailleurs, la même activité était faite à partir des mots et des textes des participant-e-s: observation, classement, écriture et généralisation.
Les apprentissages syntaxiques et grammaticaux
Le même principe s'appliquait aux apprentissages syntaxiques et grammaticaux. Ainsi notre "programme" de la session portait principalement sur le genre des noms et des adjectifs, sur le nombre (pluriel des noms et des verbes; le pluriel dans les phrases, etc.),... Les apprentissages à ce niveau s'amorceront donc fréquemment en tenant compte du matériel présent dans le roman. Et ici encore, les participant-e-s seront invité-e-s à puiser dans le vocabulaire et dans la réalité qu'ils connaissent les éléments pertinents à l'apprentissage.
Généralisation à partir des connaissances des participant-e-s
On aura remarqué que, la plupart du temps, le contenu du roman, les exercices "internes" à l'atelier servent d'amorce, de déclencheur à un travail où ce sont les participant-e-s qui alimentent à partir de leurs connaissances et de leur expérience les activités d'apprentissage. Par son contenu, le roman se rapprochait sûrement de la vie des participant-e-s; par sa forme toutefois, par son vocabulaire et ses expressions, il s'en distinguait fréquemment. C'était déjà un motif suffisant pour ne pas se limiter à cet instrument. Mais indépendamment de ce problème, il ne faut pas perdre de vue que les apprentissages n'ont de sens véritable que s'ils sont en liaison avec la vie en dehors des ateliers! Si les participant-e-s se définissent à l'atelier en situation d'apprentissage, il n'en demeure pas moins qu'ils utilisent quotidiennement certains éléments du code. Chaque jour, ils utilisent et discriminent des sons divers, privilégient certaines tournures de phrases, emploient des verbes selon des temps précis, substituent des pronoms aux noms etc. C'est cette connaissance positive et précise que nous voulons utiliser à l'atelier. Lorsqu'il s'agit de généraliser l'écriture d'un son, de substituer des pronoms à des noms, on fait constamment appel à ce que les participant-e-s utilisent dans la vie courante. Ainsi, les participant-e-s feront des "sprints" de mots en "qu", "tion", "gn" etc. Une notion complexe comme le pronom devient concrète et accessible lorsqu'on fait référence à ce qui est utilisé à la maison ou au travail. De même, en est-il des verbes: dès que l'on propose d'étudier les verbes, le groupe trouve ces notions difficiles. Il s'agit seulement de référer à la quantité d'actions réalisées dans leur travail pour en simplifier la compréhension et en assurer une certaine maîtrise.
Nous avons déjà mentionné que le contenu du roman devait servir de point de départ aux activités de réflexion et d'expression et qu'à ce moment-là, c'était au tour du thème de la famille que ces activités s'organisaient.
Jusqu'à présent, la réflexion sur un thème s'engageait soit à partir d'un court texte, soit à partir d'un audio-visuel. Puis d'autres documents pouvaient éventuellement suivre, les participant-e-s eux-mêmes pouvaient apporter du matériel. Mais c'était la première fois que ce travail de discussion / réflexion / expression s'amorcerait à partir d'un texte aussi considérable et dont le contenu, une fois le choix du roman fixé, nous échappait complètement. Certes le roman présentait l'avantage de traiter de la famille, mais c'était plutôt diffus, et les dimensions abordées variaient selon l'action des chapitres. Cette situation rendait donc le processus d'animation des discussions beaucoup moins directif. Mais, en même temps, le fait d'être à la remorque d'un roman risquait de rendre le processus assez chaotique; peut-être les participant-e-s auraient-ils l'impression de tourner en rond, de ne traiter à fond aucune question. Et puis, si l'intérêt pour le roman venait à s'estomper, cela affecterait peut-être également les activités de réflexion/ expression. Autre problème, habituellement, quand on traitait d'un thème, on le faisait de façon assez "générale", en invitant les participant-e-s à donner leur opinion, mais évidemment sans les forcer à livrer leurs propres expériences personnelles. Mais ici, on partirait toujours de situations vécues, parfois crues et toujours concrètes; à l'occasion ça pourrait être gênant.
Effectivement, le texte du roman a constitué une bonne amorce aux discussions. Certes, la majorité des familles de Pointe Saint-Charles ne vivent pas l'ensemble des situations de la famille Beauchemin; un père alcoolique, un fils ex-détenu, une fille prostituée, deux enfants vivant en banlieue, une fille amoureuse d'un architecte/animateur engagé dans le développement du quartier! Mais le groupe s'est immédiatement identifié au contexte général du livre et le quartier de Saint-Henri, voisin de Pointe Saint-Charles, lui ressemble par son allure physique et la composition de ses habitants: petits ouvriers, chômeurs, assistés sociaux, retraités, personnes seules... Cette similitude entre les deux quartiers facilite l'identification, mais permet aussi une certaine distanciation: "c'est à la fois nous et pas nous". Mais, d'une façon générale, on semble surpris, presqu'honoré, de constater que l'on parlait de leur milieu dans un livre, dans un "livre imprimé". Personne n'a vécu l'ensemble des situations de la famille Beauchemin, mais tous ont été témoins de situations identiques ou analogues, ces situations de vie apparaîtront fort plausibles et réalistes. Certains même iront jusqu'à témoigner de leur propre expérience. Et même, le roman aura permis de s'arrêter sur certains sujets de réflexion, qui, dans un autre contexte, auraient pu être abordés plus difficilement. Le climat de confiance mutuelle qui existait au sein de l'atelier rendait les échanges faciles.
Au fil de la lecture des chapitres, nous avons discuté de la réalité de la famille. Cette discussion pouvait s'amorcer, par exemple, à partir de l'attitude de la mère de famille du roman, madame Beauchemin. Pour les participant-e-s, la mère dans le roman et leur propre mère projettent un visage de chaleur, de tendresse et d'attention. "Je me rappelle quand ma mère vivait, elle m'en faisait des gâteaux de fête". Elle aimait tous ses enfants également, même s'il y en avait un qu'elle préférait. C'est aussi la mère qui rassemblait la famille: "Depuis que ma mère n'est plus, les frères et les sœurs, on ne se voit plus."
La discussion s'élargira et on parlera de la famille, son importance, sa composition. Tous les participant-e-s sont issus-es de familles nombreuses: 13, 18, 22, 10 enfants... De plus, même s'ils considèrent la famille dans le sens le plus large - parents, frères, sœurs, beaux-frères, enfants, il semble qu'ils soient en contact avec eux d'une façon très épisodiques i.e. à l'occasion des fêtes, des mortalités. Cependant, pour certains, l'appel téléphonique hebdomadaire est un rite important qui leur permet d'avoir des nouvelles des autres. Ici, encore, c'est à la mère qu'on fait appel et qui, par conséquent, maintient les liens.
La nature des liens familiaux avec leurs "grands enfants" mariés, par opposition aux petits enfants, occupe une très grande partie de la vie des participant-e-s. "On a une famille pour avoir des enfants, les élever, les recevoir plus tard, voir nos petits enfants. Quand ils sont vieux, ils viennent nous raconter leurs troubles; ils sont malheureux et on est là pour les consoler. Notre rôle, c'est ça".
Souvent, les fréquentations "familiales" sont interrompues par le décès de la mère; ce lien organique disparaissant, l'union des uns et des autres se brise souvent, même si le père est vivant. Ces liens multiples qui existent au sein de la famille élargie sont souvent très chaleureux (ex.: habituellement la relation avec la mère) mais il est inévitable que d'autres liens soient plus tendus. Les bisbilles internes sont aussi présentes au sein des familles. Souvent à l'occasion des fêtes, et la boisson aidant, les chicanes surgissent et tout éclate: "Nous, on a arrêté de se voir parce qu'on n'est pas capable d'avoir un party sans se battre" ou encore "ça m'énerve les party, il faut toujours surveiller pour pas que la chicane pogne".
On discutera aussi de la question de la sexualité des enfants et de l'attitude à prendre face à cette réalité. C'est ainsi que, lorsqu'au quatrième chapitre, on voit l'une des filles de madame Beauchemin se livrer à la prostitution, la discussion démarre sur les taux en vigueur dans le quartier puis on parle des relations sexuelles en général, des lesbiennes, des homosexuels contre qui les préjugés les plus vifs sont exprimés, puis on passe à la difficulté qu'éprouvent les parents d'élever leurs enfants, des filles qui ont 13 - 14 ans et "font rire d'elles" si elles n'acceptent pas de "coucher". Aussi même si plusieurs participantes ont offert à leurs filles de prendre la pilule, elles tentent aussi de les "toffer", de reculer plus loin cette échéance finale. Cette réflexion se déroule à travers les habituelles farces et anecdotes concernant la sexualité, mais il y a des malaises: aussi on accepte la masturbation chez les jeunes enfants comme un mal qui va finir par passer; on craint les grossesses chez les adolescentes, et même on exprime parfois avec difficulté des situations pénibles: "ça fait dix ans que mon mari ne m'a pas embrassée et ne m'a pas touchée..."
Les longs échanges sur la famille, auront permis au groupe d'exprimer comment celle-ci était constituée, comment on la percevait, comment les relations familiales se vivaient quotidiennement. Elles ont aussi permis de prendre conscience que c'était là une institution qui changeait. Les participant-e-s prennent tous conscience d'une société qui se transforme. La famille "d'aujourd'hui" n'est plus tout à fait comme celle d'hier et cela implique pour chacun des résistances, mais aussi des efforts inévitables d'adaptation et d'acception, entre autre en ce qui concerne la "liberté" des enfants.
Les événements du roman ont aussi permis d'échanger sur toutes sortes de facettes de la vie en général, de la vie en milieux populaires. On a, par exemple, évoqué la situation des chômeurs et des assistés sociaux, la situation dévalorisée qui leur était accordée dans la société; des assistées sociales du groupe ont raconté pourquoi elles le sont devenues, comment elles vivent cette situation et à quel point elles se sentent jugées, condamnées. La situation d'André ex-prisonnier qui tente de se ré-insérer en société, a été également l'occasion de réflexion sur la justice et l'injustice dans "notre" société. À d'autres moments, on vient confirmer, par son expérience personnelle, des situations exposées dans le roman. À la suite d'une description de l'angoisse des premiers mois vécus en prison, une participante raconte comment elle est venue à "fréquenter" Bordeaux durant quelques mois. Elle évoque la froideur des corridors et des bruits de portes qui claquent. Une autre participante raconte la similitude entre l'atmosphère de la prison et celle de Saint-Jean de Dieu. Elle a dû être hospitalisée pour une grave dépression nerveuse. On lui aurait ligoté mains et pieds durant un mois. Elle était, selon "les professionnels", une femme dangereuse. Elle nous dit: "j'étais simplement révoltée d'être enfermée."
Beaucoup d'éléments sont ressortis lors de ces discussions, et certains aspects de cette réflexion nous ont frappés. D'une part, de façon générale, il semble que les gens du quartier ont eu et ont encore des vies très dures. Leur vie semble une série d'événements souvent catastrophiques ou pénibles, événements qu'ils subissent beaucoup plus qu'ils ne les contrôlent: absence de travail ou job au salaire minimum, conditions de logement plus ou moins pénibles, difficultés importantes avec les enfants (abandon prématuré de l'école, grossesse non-désirée et très hâtive, difficultés de dialogue...), vie de couple souvent insatisfaisante, maladie omniprésente etc. Cependant, face à toutes ces difficultés, il ressort une très grande tolérance et une aussi grande compréhension. On ne juge pas les gens qui ont tel ou tel problème. "Il y a tellement de choses qui entrent en ligne de compte" ou encore "on ne fait pas ce qu'on veut, mais bien ce qu'on peut." Ilexiste aussi une sorte de sentiment d'impuissance et de fatalité "comment changer tout ça, comment faire autrement?" Pour la majorité des participant-e-s, on ne croit pas pouvoir vraiment changer quelque chose dans la vie. Pour quelques autres (par exemple, une assistée sociale, membre du regroupement local des assîtes sociaux ou encore pour une personne chez les A.A.) il est possible de changer certaines choses: à la condition qu'on se "mette ensemble" et qu'on "essaye". Paradoxalement, si les situations décrites sont difficiles à accepter, ce n'est pas ce qui les a le plus secoués dans le roman. Les participant-e-s disent que ce qui est beau dans le livre, c'est que les gens sont chaleureux, attachants, simples, bons, "riches même s'ils sont pauvres". "C'est comme ça à la Pointe, c'est pour ça qu'on reste..." En dépit des difficultés de leur vie particulière, la presque totalité du groupe en retient aussi les aspects positifs, les "bons côtés" et on apprécie particulièrement la simplicité, l'honnêteté des rapports avec les autres.
Mais en même temps, on a besoin d'évasion, de sortir du quotidien. Que ce soit par le bingo ou en regardant la télévision. À ce niveau, se manifestera progressivement un agacement certain face à la construction romanesque de ce roman. Une participante résumera la pensée du groupe: "C'est pas un vrai roman, même si c'est écrit roman en page couverture." Et une autre explicite: "Un roman c'est une histoire qui se continue tout le temps: ex.: 1er chapitre: la fille d'une femme est malade, 2e chapitre: sa petite fille est encore pire qu'avant, 3e chapitre: on pense qu'elle va mourir, 4e chapitre: les médicaments que lui donne les médecins commencent à faire effet, 5e chapitre: ça y est, elle est mieux, 6e chapitre: tout le monde est content." "Dans le roman qu'on lit, c'est jamais pareil: on est au bingo, puis à la prison, à Saint-Henri, et chez Sandra..." ça ne se suit pas."
En fait, ce qu'on exprime, c'est la différence entre la construction relativement complexe de ce roman et celle beaucoup plus simple des "romans d'amour illustrés (ex.: Intimité, Nous deux) que quelques participant-e-s regardent/ lisent à l'occasion. On s'est habitué et on a été conditionné à se détendre à partir d'histoires au développement univoque et linéaire, à partir d'histoires stéréotypées sans surprise pour le lecteur, à partir de récits qui n'exigent de ces derniers aucun effort de réflexion...
Au terme de l'expérience, le bilan que nous dressons de cette lecture collective d'un roman est largement positif. Ce bilan est aussi celui des participant-e-s de l'atelier: il intègre l'évaluation de l'expérience qui a été faite en atelier, avec ceux-ci.
L'expérience de la lecture du roman s'est donc avérée extrêmement dynamique. Cette lecture d'un roman était avant tout un projet des membres de l'atelier: il a été mené à terme. Chacun-e avait ressenti un plaisir véritable de s'embarquer dans une telle aventure. Il y a eu démonstration par les faits que les participant-e-s pouvaient lire un livre et pour la plupart c'était la première fois qu'ils y parvenaient. Cette découverte de leur capacité de lire, s'est aussi accompagnée d'une certaine démystification du livre:
Plusieurs ont le goût de lire d'autres livres.
De plus, il y a eu un intérêt marqué pour lire un texte suivi, ce processus a éveillé la curiosité de plusieurs. Deux participantes ont pris régulièrement de l'avance et ont lu les chapitres avant le groupe. Tous ont toujours exprimé le désir d'en savoir plus long sur les personnages, sur ce qui allait arriver et surtout de "savoir" enfin comment le roman se terminait. Cet intérêt pour un texte qui se suit et cette curiosité pour l'histoire ont été certainement un stimulant pour la lecture.
La lecture du roman a permis de développer considérablement la capacité de lire des gens de l'atelier: d'une lecture hésitante, quelques-uns sont passés à une lecture plus courante et plus compréhensive. Ils ont aussi développé beaucoup de vocabulaire, ont appris quantité de mots nouveaux.
En fait, lorsqu'on lit un texte plutôt que des mots isolés, sans même sans rendre compte, on ne fait plus l'effort de tenter de déchiffrer chacune des syllabes des mots: l'identification se fait de façon plus globale: c'est le mécanisme usuel de la lecture, Or, cette expérience a contribué à développer chez la plupart des participant-e-s ce mécanisme de lecture. Nous avons pu vérifier que, passé un seuil de connaissance minimale de la technique du décodage, chaque personne est en mesure de surmonter les difficultés que présente un texte. Et cela, surtout lorsque l'on aime un récit, lorsqu'on est avant tout curieux de savoir ce qui va arriver.
Un autre aspect positif de la lecture du roman a été le milieu où se déroule le roman, i.e. un quartier populaire de Montréal, C'est un milieu familier aux participant-e-s, c'est leur milieu et l'expression/réflexion critique sur le vécu des gens de l'atelier a été d'autant facilitée. Il est difficile d'évaluer le cheminement de chacun, mais la qualité de la réflexion tout au long de la lecture laisse présupposer qu'il y a eu véritablement échange et partage au niveau d'une expérience de vie. L'atelier a été un lieu de développement de l'expression orale, de la capacité d'exprimer et de faire valoir son point de vue. Encore une fois nous aurons constaté qu'il est possible de lire non pas pour mieux se taire: mais que la lecture peut être un point de départ intéressant pour favoriser l'expression.
Enfin, l'expérience a démontré qu'il est possible pour une animatrice de faire preuve de souplesse: une activité telle la lecture d'un roman peu s'intégrer au programme. Tout en respectant le "programme fixé", on peut construire les apprentissages à partir des chapitres du livre choisi.
Sous d'autres aspects par contre, l'expérimentation de la lecture du roman a été négative. La forme trop littéraire de ce roman a souvent rendu sa lecture difficile: les participant-e-s ont été quelquefois exaspérés par l'utilisation d'un vocabulaire plus recherché et de figures de style incompréhensibles, voire sophistiqués alors que la réalité était tellement simple à dire. Le style littéraire est une forme d'expression qui rebute ceux qui ne sont pas initiés. Cependant, ce n'est pas particulier au roman lui-même. Il y a là un problème de la production littéraire: il existe peu d'œuvres accessibles, par la forme - sans parler du contenu - à cette population qui maîtrise peu ou minimalement la lecture. Seules les entreprises commerciales (avec les romans d'amour) semblent avoir compris qu'il y avait un "public" pour des œuvres produites dans une forme simple. Mais le problème, c'est alors que si la forme est simple, le contenu est simpliste et aliénant.
Un autre aspect négatif est lié au contenu même de l'histoire racontée. Sous plusieurs aspects, ce roman s'apparentait au roman à thèse et l'intrigue manquait alors de profondeur. À vouloir trop/tout expliquer, l'auteur finissait par simplifier des réalités qui, dans la vie sont plus complexes. Enfin, un dernier élément négatif, lié au roman aura été sa longueur (même s'il est relativement court, 186 pages) la complexité de l'intrigue, sa construction et finalement, ce qui, chez les participant-e-s les a plus déçus: il n'y a pas de fin, pas de conclusion, au sens où ils l'entendent, i.e. où l'ensemble des personnages sont resitués dans une conclusion... heureuse. En effet, ils ne peuvent admettre comme "valable" un roman où on ne sait pas ce qui arrive aux personnages.
À la suite de cette expérimentation, il nous semble qu'il y a lieu de développer encore plus, au sein des ateliers d'alpha, le goût de la lecture... en présentant des textes qui intéressent les participant-e-s: articles de journaux, feuillet d'information et surtout, textes qui ont une suite continue. De plus, peut-être pourrions-nous former avec des participant-e-s de cet atelier terminal et d'autres gens du quartier, un collectif d'écriture. Ce collectif d'écriture tout en poursuivant l'approfondissement du code écrit, pourrait lui-même écrire certains textes et même des nouvelles, des romans-feuilletons. Ces productions littéraires, issues de l'atelier d'écriture, pourraient alimenter certains ateliers d'alphabétisation et servir de matériel pour l'apprentissage. Les productions des participant-e-s des ateliers d'écriture pourraient tout simplement servir de lecture pour ceux et celles qui sont intéressé-e-s à lire.
[Voir l'image pleine grandeur]
L'évaluation est une activité à laquelle on n'échappe pas. Dans la pratique d'alphabétisation - comme dans l'ensemble des pratiques éducatives -, on retrouve plusieurs sortes d'évaluation: l'évaluation pour fins de classement, l'évaluation de la progression ou l'évaluation plus globale (l'atteinte des objectifs d'une action éducative, etc.). Ceux et celles qui interviennent en alphabétisation doivent à un moment ou l'autre recourir à l'évaluation. Et même dans les cas où cela ne se fait pas de façon formelle ou traditionnelle (au moyen de tests, d'examens ou de "contrôles"), il subsiste toujours une évaluation informelle, une appréciation des apprentissages ou du comportement de chacun-e des participant-e-s à une activité éducative. Un peu comme M. Jourdain qui utilisait la prose sans le savoir, chaque animateur apprécie plus ou moins consciemment ce qui se produit à l'intérieur du groupe qu'il anime.
Toutefois, même si elle se réalise aussi de façon informelle, l'évaluation dans le monde de l'éducation est fortement conditionnée par des modèles, des techniques et un vocabulaire qui charrient une vision réductrice de celle-ci. Plus encore certains comportements semblent irrémédiablement liés à l'activité d'évaluation: ainsi les notions de performance et de compétition paraissent souvent être des conséquences inévitables de tout processus d'évaluation. Il nous semble pourtant qu'il existe (et qu'il faut développer) d'autres pratiques d'évaluation, des pratiques qui diffèrent des modèles scolaires étouffants.
Dans les quelques pages qui vont suivre, nous allons présenter comment se pratique l'évaluation au Carrefour. Nous allons surtout traiter de l'évaluation des 168 participant-e-s et de l'évaluation par les participant-e-s, de ce que d'aucuns appellent l'évaluation pédagogique; la question de l'évaluation globale du projet ne sera touchée que de façon incidente. Toutefois, en tentant de relater comment se vit concrètement l'évaluation des participant-e-s, d'autres facettes de l'activité d'alphabétisation seront abordées: par exemple, l'organisation des ateliers d'alpha, la motivation des participant-e-s,... Mais avant de présenter la pratique d'évaluation comme telle, il y a sûrement lieu de la situer dans le contexte et les perspectives qui la fondent.
Nous avons rapidement présenté ce qu'on pourrait appeler l'évaluation scolarisante. Celle-ci se caractérise par un cérémonial, un esprit et des techniques qui, en milieux populaires, contribuent bien plus à éliminer qu'à apprécier ou à promouvoir. En ce sens, l'évaluation n'est pas différente du tout dans lequel elle s'insère: elle est à l'image d'un modèle éducatif bureaucratique et techniciste qui contribue globalement à déprécier, à déqualifier les résidents des milieux populaires. Et quand le ministère de l'Éducation hausse de 50% à 60% la note de passage au niveau secondaire, il accentue le processus d'élimination' des milieux où se retrouvent concentrées les "performances scolaires médiocres ou faibles".
Dans un organisme voué à l'éducation populaire, on devrait s'attendre à ce que l'évaluation soit différente puisque la pratique éducative générale se veut différente du modèle scolarisant dominant.
À un moment donné, l'équipe se démarquait ainsi de l'évaluation de la "p'tite école":
"Alphabétiser: c'est pas rivaliser,
c'est pas favoriser les meilleurs
c'est pas sélectionner
c'est pas faire croire que lire et écrire va les distinguer".
On devrait donc retrouver une évaluation qui ne se préoccupe pas des seuls aspects considérés dans l'évaluation scolarisante; une évaluation où ces aspects sont considérés dans une perspective différente. Dans la pratique de l'évaluation, on devrait aussi retrouver une préoccupation à des besoins et à des dimensions qui n'entrent pas ou peu en considération dans l'évaluation institutionnelle traditionnelle. Concrètement, cela implique que l'évaluation ne sera pas d'abord une question de tests, d'examens, de mesures quantitatives: elle constituera plutôt une occasion pour promouvoir les apprentissages et le développement des participant-e-s, pour expérimenter des rapports différents avec et entre ces personnes.
On tentera de sortir de la quincaillerie des tests pour privilégier plutôt une relation directe, saine entre les animatrices et les participant-e-s, et entre les participant-e-s eux-mêmes. Une évaluation qui prend la coloration du processus d'éducation populaire dans lequel elle s'insère devrait devenir un mécanisme qui permet de mieux apprécier les pratiques, de les contrôler, de les réajuster, en d'autres termes, de maîtriser l'activité éducative (cela, autant pour les intervenant-e-s que pour les participant-e-s). Dans notre pratique d'évaluation, on le verra, il n'y a ni examens, ni notes, ni diplômes et pourtant il y a des apprentissages et des succès.
Mais la réalité quotidienne n'est pas aussi idyllique que la perspective générale. Oui, il y a aussi des échecs, nous le verrons également. Et surtout peut-être, on ne se sort pas facilement (aussi bien les intervenant-e-s que les participant-e-s) des modèles dominants de comportement. On verra donc que la pratique n'est pas toujours aussi belle ou aussi claire: l'ambiguïté de l'évaluation est aussi le reflet de l'ambiguïté inévitable de pratiques d'alphabétisation qui se développent, en avançant mais aussi en régressant et en tâtonnant.
Lorsque l'on évalue dans un atelier d'alphabétisation, l'on ne se retrouve pas dans un terrain vierge: la plupart des participant-e-s, ayant fréquenté l'école dans leur enfance, ont déjà une expérience antérieure de l'évaluation. Et, même celles et ceux (de moins en moins nombreux) qui n'ont jamais fréquenté l'école, ont appris comment elle se déroulait et ils partagent donc souvent la même image de l'évaluation.
Bien souvent, alors que l'animatrice a décidé d'éliminer systématiquement tout ce qui pourrait rappeler le modèle scolarisant d'évaluation, ce sont les participant-e-s analphabètes eux-mêmes qui réintroduisent ce modèle! C'est ainsi que tout le vocabulaire normatif de l'évaluation scolaire réapparaît: les "fautes" (que l'on voudrait parfois voir indiquées en rouge), les "points", les "bons" et les "mauvais", le "meilleur" et le "dernier",... jusqu'aux "étoiles" et aux "anges"."Tu devrais me coller un ange" demanderont, mi-blagueurs, mi-sérieux, quelques participant-e-s. L'animatrice ne fait pas ses "corrections" en indiquant au haut de la feuille le "résultat"? Qu'à cela ne tienne: des participant-e-s additionnent leurs fautes et indiquent leurs totaux: "J'ai eu 3 fautes sur 20; c'est pas pire, hein?". On glisse donc très facilement dans cet univers très moral de l'évaluation scolarisante où l'animatrice (la "maîtresse", dit-on spontanément), omnisciente, est censée poser les jugements et faire le partage entre les "premiers" et les "derniers", les "bons" et les "poches... C'est le royaume de l'abdication de l'autonomie des "élèves" et la consécration de leur passivité: même les "bons" ne seraient "premiers" que dans la mesure où cela serait officiellement reconnu, sanctionné par la "maîtresse". On demandera à l'animatrice d'identifier lequel du groupe lit le mieux, même si tout le monde sait déjà la réponse. Et, si l'animatrice annonce un "exercice" de "révision", un sentiment de panique générale s'empare souvent des participant-e-s comme si on les replongeait dans le traumatisme passé des "examens": plusieurs deviennent insécures, perdent contenance et deviennent parfois incapables de répondre aux questions posées.
La notion d'échec
Ily a des personnes qui sont analphabètes pour des raisons extérieures à l'école (maladie pendant l'enfance, retrait de l'école décidé par les parents, etc.). Pour un grand nombre, par contre, c'est au sein du cadre scolaire que leur analphabétisme s'est développé, confirmé. Pour ceux-là (et tout nous porte à croire que c'est la majorité), le résultat de l'évaluation de la "p'tite école", c'était l'échec. L'évaluation de la "p'tite école" ne se limitait pas seulement à la dimension académique: c'était une évaluation totale de la personne. "Moi à l'école, j'étais toujours à la queue... j'étais toujours en arrière". Même place dans le bulletin, dans les "rangs", comme dans la classe: le rendement académique était souvent marqué par une position assignée en permanence dans l'espace... scolaire.
En milieux populaires, on ne le rappellera pas assez, c'est la majorité des individus du milieu qui sont dévalués, c'est le milieu lui-même qui est jugé: mauvais milieu - mauvaise famille - mauvais enfant - et, par conséquent, mauvais élève. Élèves désintéressés, indifférents à l'école, voire élèves irrespectueux envers l'école, envers les enseignants-es; donc élèves inintéressants, mauvais élèves.
Ces enfants étaient évalués au moyen de la batterie usuelle des instruments de notation et d'évaluation et les "mauvais bulletins" venaient confirmer les rendements insatisfaisants. Plusieurs analphabètes ont en plus vécu l'expérience de regroupement collectif en étant assignés à des "classes spéciales" dont l'appellation a évolué au cours des années (classes spéciales, auxiliaires, d'initiation au travail (sic); classes d'attente, de maturation, de perfectionnement, de recyclage, de soutien, de transition, de récupération, d'appoint; professionnel court, etc.). Ceux et celles, nombreux, qui ont connu cette catégorisation ont plutôt retenu des étiquettes informelles qui traduisaient de façon plus adéquate le jugement général à leur égard: les "niaiseux",les "poches", les "pas-bons", les "tannants", voire les "mentaux", les "débiles". Tout un arsenal pseudo-scientifique venait confirmer/renforcer le jugement à l'effet qu'ils avaient/ auraient un rendement scolaire inférieur. Et, une fois qu'un individu avait été évalué et classé, il devenait virtuellement impossible de sortir de la filière. Le classement/jugement était pratiquement irréversible, "Moi, j'ai été classé à la mauvaise place (avec les handicapés mentaux), avouait un analphabète. Une fois que t'es avec des niaiseux, tu fais le niaiseux". Ils ont été évalués négativement par le système scolaire, mais ils évaluent à leur tour cette école qui n'était pas faite pour eux, qui ne sait pas tenir compte des différences, des rythmes particuliers d'apprentissage, des situations particulières; une école qui semble organisée en fonction de ceux qui réussissent: "Les profs vont trop vite ; ils accordent du temps seulement aux plus brillants".
Plusieurs ne s'y trompent pas: ils ont été évalués non seulement dans leur difficulté ou incapacité à apprendre à lire et à écrire, mais l'institution scolaire les a classés comme étant globalement des incapables. Et lorsque, année après année, on entend l'aveu "Moi j'sais rien", on doit constater que le système scolaire est parvenu à transporter chez les victimes elles-mêmes la responsabilité de son échec important au niveau de l'alphabétisation des milieux populaires.
Entre autres moyens, par l'évaluation "objective" et le classement, l'échec collectif de l'école est devenu l'échec particulier de nombreux individus. Ces dernières années, nous avons toutefois noté une des attitudes différentes face à cette évaluation de l'école. S'il est vrai que les participant-e-s plus âgés s'attribuent généralement la responsabilité personnelle exclusive de leur analphabétisme, les plus jeunes se révèlent souvent plus conscients du rôle de l'école dans leur analphabétisme, ils ne sont pas dupes de l'évaluation "objective" de cette dernière et sont souvent agressifs quand ils relatent ce qu'ils y ont vécu. Peut-être est-ce parce que les personnes âgées se représenteraient plus l'école comme une faveur (dont elles n''auraient pas su ou pu personnellement profiter) alors que les plus jeunes y verraient plutôt un droit qui ne leur a pas été assuré.
Dans les deux cas toutefois, les analphabètes scolarisés sont profondément marqués par leur échec scolaire, par l'évaluation négative, formelle et informelle, qui a été faite d'eux-mêmes. Même dans des cas de personnes âgées où l'expérience remonte à un passé lointain., l'expérience de l'échec scolaire demeure encore très vive et elle semble avoir joué un rôle important dans la perception négative que ces personnes ont d'elles-mêmes. Ne pas savoir lire et écrire dans la vie contemporaine ne constitue pas seulement un handicap réel; cela est également souvent perçu comme la manifestation symbolique d'une incapacité individuelle à s'adapter à la vie contemporaine, à "réussir", en particulier quand le système scolaire a en quelque sorte décerné à ces individus un diplôme officiel d'incapacité permanente.
Ici encore, c'est aussi le milieu que,par son évaluation, l'école ostracise. L'évaluation scolaire n'est souvent que le corollaire d'une situation socio-économique"inférieure".Et l'échec scolaire contribue à préparer les enfants à leurs échecs futurs sur le marché du travail.
Les analphabètes scolarisés ont été personnellement marqués par le système scolaire de dévaluation. Lorsqu'ils s'inscrivent à des ateliers d'alphabétisation, les "niaiseux-paresseux-tannants-débiles" d'hier ou d'avant-hier évalueront et s'évalueront en se référant bien souvent au modèle scolaire qu'ils ont connu. Et cela rend d'autant plus difficile une pratique différente d'évaluation... et d'alphabétisation.
On n'échappe pas à l'évaluation, mentionnait-on en introduction. De fait, dès le premier moment où l'organisme entre en contact direct avec la personne analphabète, le mécanisme d'évaluation se met en branle: il faut d'abord évaluer le degré d'analphabétisme de la personne pour fin de classement. Puis le processus se poursuivra à l'intérieur même des ateliers.
Dans le domaine de l'éducation des adultes au Québec, les statistiques sont importantes: ce sont souvent les seules données disponibles sur les pratiques éducatives et ces données ne présentent généralement des informations que sur le nombre de participant-e-s à tel sigle de cours, leur sexe, les abandons, etc. Quand elles sont disponibles, ces statistiques nous apprennent peu sur le contenu même des activités. Pourtant, c'est bien souvent à partir de cette seule donnée que sont contrôlées et "appréciées" les activités éducatives: l'ensemble du système de financement de l'éducation des adultes est fondé sur le critère du "nombre".
Ceci ne signifie pas que ce type de contrôle statistique exercé localement, ne peut être d'aucune utilité. Certaines données simples telles le nombre de participant-e-s, leur âge et leur sexe, leur localisation, le taux de participation et les abandons sont susceptibles d'apporter un éclairage sur la pratique d'alphabétisation. Ces informations sont recueillies au moment de l'inscription et il y a un "contrôle des présences" à chaque atelier. Ainsi, pour peu que la cueillette des données de présence se fasse régulièrement et honnêtement, en comparant les chiffres obtenus entre chaque atelier et avec ceux des années précédentes, cela peut permettre d'identifier des tendances, mais aussi d'identifier des situations problématiques (nous verrons plus loin comment les abandons constituent souvent des gestes d'évaluation de la part des participant-e-s qui le posent). De même, l'analyse des informations sur l'âge, le sexe, la localisation la scolarité antérieure des participant-e-s est susceptible de renseigner sur l'impact des activités d'alpha dans le milieu; une comparaison avec les données du recensement fédéral permettra de juger si la population recrutée est représentative de la population analphabète et sous-scolarisée du milieu, etc.
Mais ces derniers aspects concernent plutôt l'évaluation globale du projet que l'évaluation des participant-e-s proprement dite.
Si quelques informations compilées sous forme statistique peuvent contribuer à l'évaluation, celles-ci n'assument toutefois qu'une fonction auxiliaire et très secondaire.
Dès les débuts de l'expérience d'alphabétisation du Carrefour, le Comité initial avait tenté de constituer des groupes relativement homogènes en ce qui a trait au degré d'analphabétisme. Des préoccupations avant tout pédagogiques avaient guidé ce choix: on visait à ce que les écarts de maîtrise du code de la langue écrite ne soient pas trop considérables entre les participant-e-s d'un même groupe. Un regroupement des participant-e-s sur cette base devait, pensions-nous, permettre de programmer les apprentissages du code selon les difficultés spécifiques de chacun des groupes constitués et de rendre ainsi ces apprentissages d'autant plus efficaces. Toutefois, cette différenciation des groupes n'est relative qu'à la question du degré de maîtrise de la langue écrite: dans l'ensemble, la situation socio-économique des analphabètes est sensiblement la même. En outre, au niveau des activités d'expression/réflexion, il n'y a pas de différenciation significative en fonction des niveaux de connaissance de la langue écrite. C'est pourquoi la pratique d'alphabétisation est d'abord définie de façon commune et qu'en conséquence, aucune emphase particulière n'est mise sur cette division fonctionnelle par niveaux. (Cette division par niveaux n'est cependant pas sans poser des difficultés. D'une part, la division se fait en 3 niveaux: les analphabètes complets, les analphabètes semi-fonctionnels et les analphabètes fonctionnels. Or, à l'intérieur d'une même catégorie, les écarts sont souvent très considérables. Ainsi dans un groupe de niveau dit "fonctionne! tel_le participant-e éprouvera de la difficulté à la fois dans la lecture et l'écriture, alors qu'une autre personne du même groupe sait lire couramment, mais manifeste une incapacité totale à écrire. Par ailleurs, le rythme d'apprentissage d'un-e participant-e à l'autre est souvent très différent: on constatera que telle personne "apprend comme un enfant, sans blocage et en retenant à peu près tout ce qui est vu" alors que pour une autre l'apprentissage est très difficile, "ça ne débloque pas".)
Le classement
Lorsqu'une personne s'inscrit pour la première fois aux ateliers d'alpha, ce sont habituellement les animatrices qui décident de son "classement". Pour ce faire, on n'utilise pas de tests de classement. Le processus de classement se fait de façon beaucoup plus informelle. S'il y a un contact téléphonique avec la personne susceptible de s'inscrire, on se contentera à ce niveau de lui poser quelques questions générales ("Savez-vous vos lettres"? Pouvez-vous écrire votre adresse? des noms de rues?, etc.). C'est généralement au moment où la personne s'inscrit formellement à l'activité que le classement est fait. L'animatrice rencontre alors chaque participant-e individuellement, lui demande à quel point elle sait lire et écrire et, dans le cadre de l'échange, lui demandera de lire quelques mots, ou, le cas échéant, quelques phrases.
Nous n'utilisons pas de tests de lecture ou d'écriture, parce qu'il nous semble que cette façon de procéder risque de rebuter certains participant-e-s et que, de toute façon, un échange ouvert avec chaque participant-e permet généralement d'en savoir assez sur le degré d'analphabétisme pour opérer le classement. L'inconvénient de cette démarche ouverte, c'est que les réponses ne sont pas toujours exactes, certain-e-s participant-e-s sous-estiment leurs capacités à lire et à écrire alors que d'autres les surestiment, Il ne nous apparaît pas assuré qu'un test de classement, même en étant présenté de façon décontractée, permettrait aux participant-e-s d'y répondre au meilleur de leurs connaissances et aptitudes. (En ce qui a trait à l'évaluation des difficultés spécifiques d'apprentissage de chacun-e, c'est dans le cadre du travail régulier des ateliers que cela se fait; au fil des différentes activités régulières (de lecture et d'écriture), l'animatrice peut évaluer de façon très précise les habiletés et les difficultés de chacun. Et cela, en dehors de tout climat de tension qui accompagne inévitablement les tests. Et puis, quelle meilleure introduction à l'atmosphère scolarisante que d'accueillir les participant-e-s en leur faisant passer un test!).
Les participant-e-s sont informés que le classement se réalise selon les niveaux connus de difficultés. Ceci étant fait, on n'a recours à aucune terminologie qui indiquerait une hiérarchisation des groupes; au plan administratif, le numéro (1,2,3) affecté à chaque atelier ne correspond pas au degré d'analphabétisme des ateliers. Mais les participant-e-s ne sont pas dupes! Même si on n'insiste pas sur la question du classement, celles et ceux du premier niveau savent qu'ils sont"débutants", que c'est leur groupe qui en sait "le moins" alors que celles et ceux du troisième niveau auront tendance à s'estimer et à être estimés comme étant "très bons" (les "bols"). Mais d'une façon générale, les participant-e-s ne se sentent pas marqués ou ostracisés à cause de leur appartenance à tel groupe et avec le temps, ils constateront que les cloisons ne sont pas étanches et en outre, on les encouragera à admettre, sans plus y insister, les différences entre les groupes comme celles qui se manifestent inévitablement à l'intérieur d'un groupe.
Précisément, quand au début d'une nouvelle année, les groupes sont reconstitués, se pose sous une autre facette la question de l'identification à un groupe d'un niveau donné. Certains ne voudront pas changer de groupes (ou d'animatrice) parce qu'ils estiment qu'ils ne sont "pas assez bons" pour aller dans un groupe plus avancé. D'autres, par contre, à qui l'on conseille de demeurer encore une session dans le même groupe, auront le sentiment d'avoir "redoublé" leur année...Pour atténuer les problèmes réels liés au classement, il y aurait lieu de formaliser encore moins la constitution des groupes. Ainsi, les participant-e-s pourraient être informés que l'établissement des groupes n'est pas définitif, que des changements peuvent se produire en cours de session. Les premières semaines en particulier pourraient constituer une période privilégiée d'ajustements: quand il y a plusieurs changements, c'est moins gênant! Par contre, les bouleversements qui surviennent dans un groupe à ses débuts sont souvent source d'insécurité.
Ce qui est souvent déterminant dans le processus d'alphabétisation, c'est la confiance qu'aura ou que n'aura pas un-e participant-e dans sa capacité personnelle d'apprendre. Aussi longtemps qu'une personne est intérieurement convaincue qu'elle ne peut apprendre, tout apprentissage sera difficile. Or nous avons vu comment nombre d'analphabètes ont intériorisé l'évaluation négative d'eux-mêmes que l'école leur renvoyait. Et puis, cela a été en quelque sorte confirmé par l'expérience de vie: être analphabète pose en effet toutes sortes de problèmes. Sur le marché du travail, il y a un type d'emploi qui correspond à ce type de "scolarisation" et ce n'est généralement ni valorisant ni rémunérateur. De façon analogue, dans le rapport avec leur entourage, les analphabètes se sentent le plus souvent "insécures".
De plus, le seul fait de se retrouver en groupe, avec d'autres, "en public" peut constituer, dans un premier temps, un obstacle additionnel. Le seul fait de venir à l'atelier force à afficher son analphabétisme. Au cours des premières semaines en particulier, plus d'un-e participant-e viendra à l'atelier en s'efforçant de ne pas "se faire voir", de ne pas être identifié (Mais, simultanément, même si le fait de se retrouver en groupe intimide, il est souvent encourageant de constater que l'on n'est pas seul, qu'il y en a d'autres dans la même situation).
Dans les débuts notamment, les participant-e-s sont régulièrement gênés, tendus, angoissés, anxieux. Ils pensent qu'ils vont se "tromper", qu'ils ne "réussiront " pas. On en verra parfois au milieu d'une activité, s'arrêter puis dire: "J'suis pas capable", "je suis un grand niaiseux", "j'ai toujours eu la tête dure"... Une épouse dira de son conjoint qui s'alphabétise: "Vous savez, il part de loin".
Apprendre ne se limite pas exclusivement à acquérir des connaissances: il y a une compénétration de l'affectif et du cognitif. On ne peut apprendre si l'on n'est convaincu que l'on ne peut apprendre. Aussi une des tâches prioritaires de tout travail d'alphabétisation, c'est de développer chez les analphabètes la confiance en eux-mêmes, l'assurance qu'ils sont capables d'apprendre. Leur permettre de constater qu'ils apprennent effectivement. À ce niveau, l'évaluation doit venir appuyer cette démarche. L'évaluation ne doit pas provoquer l'inhibition mais plutôt stimuler la participation; à l'évaluation de dévaluation et de déclassement, il faut substituer une évaluation d'encouragement et de promotion. Concrètement, cela signifie tenter d'évacuer le plus possible la tension liée aux apprentissages, l'esprit de compétition. Les "exercices" se feront sans cérémonial et les "erreurs" ne seront pas considérées comme des "fautes", comme un mal, mais comme des occasions d'apprendre. "Si tu fais des fautes, tu te fais pas chicaner", constatait une participante.
Des participant-e-s qui éprouvent de la difficulté à apprendre manifesteront tout de même leur satisfaction parce qu'ils se retrouvent avec d'autres parce qu'ils apprécient l'atmosphère, parce qu'ils-elles ne se sentent pas jugés. Dans plusieurs cas, le traumatisme du début, la gêne de se retrouver en groupe se transforment progressivement en plaisir, en hâte de se retrouver avec les autres (et il n'est pas rare que des amitiés se développent entre des participant-e-s d'un groupe).
Il n'y a évidemment pas de recettes magiques pour que s'instaure ce climat de confiance. Les analphabètes étant des personnes qui, pendant plusieurs années, ont été habituées à dépendre des autres pour lire et écrire, transposent souvent à l'atelier même leur réflexe de dépendance. Ainsi, lorsqu'il y a quelque chose qu'on ne comprend pas, on prend rapidement panique et on demande au voisin ou à l'animatrice de nous aider - en étant intérieurement convaincus que l'on ne pourra comprendre. Si, au contraire, la confiance se développe, on verra plutôt les participant-e-s faire l'effort de tenter de comprendre. L'animatrice doit précisément montrer aux participant-e-s, à chaque fois que cela est possible, qu'ils ont les ressources personnelles pour surmonter la difficulté - et les féliciter quand ils - elles y parviennent. Il faut aussi que les participant-e-s aient la conviction intérieure qu'ils progressent dans leur apprentissage. Et lorsque la confiance se développe, les apprentissages se font beaucoup plus facilement. Il faut voir le ravissement presque palpable des participant-e-s lorsqu'ils se rendent compte qu'ils apprennent alors qu'ils croyaient qu'ils ne le pourraient pas. Un analphabète qui était totalement incapable de lire quelques semaines plus tôt faisait partager, euphorique, sa satisfaction aux autres participant-e-s de l'atelier: "Je suis surpris de pouvoir faire ça... et je suis fier".
Au niveau du travail régulier d'alphabétisation, on n'utilise pas un manuel de base (fermé) où les exercices se succèdent les uns aux autres. Il y a plutôt établissement d'une programmation générale à partir: 1) des objectifs de l'organisme; 2) du niveau "moyen" du groupe; 3) puis de la situation individuelle de chacun-e des participant-e-s. Et l'évaluation accompagnera les apprentissages. En agissant ainsi, l'animatrice doit s'ajuster à la situation du groupe et de chaque individu; les participant-e-s devraient normalement pouvoir intervenir plus directement sur le processus de leur alphabétisation et la démarche générale d'alphabétisation sera sujette à de nombreux ajustements, modifications et réajustements.
Le recours à cette méthodologie générale accroît l'importance de l'évaluation. Dès les premières semaines d'atelier, l'animatrice doit cerner le niveau général du groupe comme de chaque individu qui le compose; elle doit aussi identifier les difficultés particulières pour lesquelles il faudra programmer des activités spécifiques d'apprentissage. Et, au fur et à mesure des activités, l'animatrice aura souci de souligner les acquis et d'indiquer ce qui fait problème. Ce qui est à encourager et à évaluer, c'est le progrès par rapport au point de départ de chaque individu et non la performance par rapport au niveau moyen du groupe. Mais, il faudra être particulièrement attentif à ce qu'aucun-e participante ne soit déphasé par rapport au niveau général; au besoin, l'animatrice accordera une attention particulière aux individus qui éprouvent des difficultés plus sérieuses.
On ne doit pas perdre de vue que les apprentissages ne se font pas selon une progression constante et continue. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture est un processus hautement instable: il y a des hauts et des bas, des périodes de régression qui succèdent à des phases d'apprentissages rapides. Et ce processus varie selon les individus. Nous donnerons deux exemples excessifs. Une participant-e, complètement analphabète, apprit à lire convenablement en l'espace de quelques semaines. Par contre, il y a quelques années, un autre participant ne parvint jamais à apprendre à lire en dépit d'une fréquentation assidue des ateliers pendant quelques années...
Cette évaluation, qui assume une fonction importante de régulation, est multiforme. Elle se réalise parfois de façon explicite, planifiée. Elle se produit alors dans le cadre des activités: lecture de mots, phrases ou d'un texte; exercices (individuels et collectifs) par écrit. Il y a même parfois des exercices de "révision" afin de contrôler si tel apprentissage a été intégré. À côté de cette évaluation plus planifiée, il y a une évaluation "spontanée" qui se manifeste tout au cours des activités. À bien des occasions, quand il y a des blocages, ça se voit et/ou ça se dit: ce sont souvent les participant-e-s eux -mêmes qui expriment la difficulté qu'ils ont face à un apprentissage donné. Dans tous les cas, cette évaluation est la moins formelle possible. D'ailleurs, l'animatrice n'a pas le monopole de la responsabilité de l'évaluation: bien souvent, les "corrections" se font mutuellement (par exemple, avec sa voisine ou son voisin) ou individuellement, le rôle de l'animatrice étant d'aider celles et ceux qui éprouvent de la difficulté à identifier ou à comprendre les "erreurs" et à encourager les personnes qui, face à leurs "fautes" se disent: "je comprends plus rien", "je serai jamais capable", etc. En aucune façon, on ne fera une évaluation "en soi" (et encore moins pour situer les uns par rapport aux autres); l'évaluation doit d'abord se faire "pour soi", pour permettre à chacun de progresser dans sa démarche d'apprentissage. Dans tous les cas, il s'agira d'abord d'appuyer ce que savent les participant-e-s, de mettre en lumière leurs réussites, etc.
Le contrôle de l'acquisition de connaissances précises peut se faire assez facilement (exemple: la connaissance de tel son particulier); mais il y a aussi d'autres types d'acquisitions pour lesquelles il est plus difficile de savoir à quel point chaque participant-e les maîtrise. Par exemple, dans le cadre de l'utilisation d'une méthode globale d'apprentissage de la lecture, il est difficile de savoir si les participant-e-s mémorisent les mots et les phrases ou s'ils effectuent en même temps les opérations mentales de découverte et de prise de conscience permettant l'abstraction et la généralisation. Pour ce qui est des acquisitions que l'on peut facilement évaluer, il s'avère souvent utile d'inscrire sur fiches les apprentissages individuels des participant-e-s et les principales difficultés qu'ils rencontrent. En outre, les animatrices peuvent aussi constituer des fiches individuelles où seront notés les apprentissages de chaque participant-e en regard du programme général. Plusieurs organismes procèdent de cette façon; l'animatrice est alors en mesure de contrôler plus facilement la progression de chaque individu et le degré d'atteinte de la programmation qui avait été initialement fixée.
Atmosphère de travail
Nous avons déjà mentionné l'importance de l'atmosphère de travail qui s'instaurait dans un groupe. La pratique a permis de constater que l'atmosphère qui prévaut est souvent déterminante dans la façon dont les participant-e-s percevront les activités d'évaluation. On sait que, "spontanément", les participant--e-s ont tendance à hiérarchiser les rapports, à situer leur "place" à l'intérieur même d'un groupe par rapport aux "meilleurs" et aux "derniers". Dans la mesure même où cela se produit, on retrouvera une certaine atmosphère de compétition dans le processus d'apprentissage, en particulier lorsqu'il s'agira de compléter des "exercices". Mais si l'atmosphère qui s'est Instaurée n'en est pas d'abord une de compétition, ce sera plutôt un climat de coopération qui prédominera.
Parfois, les exercices se transforment souvent en courses: c'est à qui terminera le premier. Quand le voisin va plus vite, l'autre se dépêche... et fait souvent plus d'erreurs. Le premier qui a terminé s'écrie souvent en brandissant sa feuille et en affichant un air de grande satisfaction: "j'ai fini!". Il en va de même, par exemple, lorsque les participant-e-s lisent tout à tour les phrases d'un texte: la lecture prend quelquefois une allure sportive et l'intervention de participant-e-s qui ne peuvent plus suivre (ou de l'animatrice) devient nécessaire pour que l'ensemble du groupe revienne à une lecture plus compréhensive.
Mais l'esprit dominant peut (et doit) être plutôt axé sur la coopération. Alors la vitesse fait souvent place à l'entraide: celui ou celle qui finit le premier aide son voisin qui n'a pas encore terminé. De façon générale, celles et ceux qui progressent plus rapidement (les "brillants", les "premiers", etc.) sont disposés à aider les autres participant-e-s qui éprouvent plus de difficultés. Bien souvent d'ailleurs ceux qui peuvent lire plus facilement vont penser à lire moins vite pour permettre aux autres de suivre et on les entendra régulièrement s'encourager mutuellement: "Tu vas voir, t'es capable", "Va tranquillement, tu vas réussir". Lorsque cette ambiance de confiance réciproque est bien établie, ceux qui "réussissent facilement" manifestent moins de prétention et ceux qui progressent plus lentement se sentent moins anxieux. Là confiance se développe alors en collaboration réciproque et, quand une difficulté se présente, un-e participant-e éprouvera moins de gêne à demander naturellement à un-e autre de bien vouloir l'aider. L'instauration d'un tel climat contribue à faciliter les apprentissages. "J'aime les cours et l'atmosphère", déclarait une participante en indiquant ce qui lui avait paru important.
L'évaluation des apprentissages se réalise donc régulièrement, mais de façon plutôt informelle; elle est largement centrée sur le "contrôle" de l'apprentissage individuel. Complémentaire à cette évaluation, on retrouve un mécanisme plus formel d'évaluation, appelé l'"évaluation de groupe" ou l'"évaluation critique": c'est un moment spécifique d'évaluation où les participant-e-s devraient pouvoir contrôler plus et en groupe leur démarche collective et individuelle d'alphabétisation.
À environ tous les quinze jours, on interrompt le travail régulier des ateliers afin de procéder à cette évaluation qui est susceptible de porter sur tous les aspects du travail d'alphabétisation: sur les apprentissages proprement dits, sur la méthode de travail, sur le programme, sur le fonctionnement du groupe, sur les conditions matérielles de travail, etc. En général, les participant-e-s s'expriment plutôt sur la démarche générale de travail, sur les mécanismes de travail en groupe. Mais des participant-e-s expriment aussi fréquemment les difficultés individuelles qu'ils (ou elles) ont éprouvées par rapport à telle(s) activité(s) et les autres réagissent souvent en acquiesçant ou alors en proposant des modalités différentes de travail ou même en les encourageant à persévérer en dépit des difficultés rencontrées.
Cette période d'évaluation constitue un moment potentiel privilégié pour sortir du modèle scolaire, pour favoriser la prise en charge par les participant-e-s et de leur apprentissage et de l'organisme lui-même. Mais précisément cette évaluation est difficile à instaurer parce qu'elle va à l'encontre du modèle de rapport que l'école a élaboré dans ses relations avec ceux et celles qui l'ont fréquentée. En général, l'école attend des étudiant-e-s l'apprentissage en silence; le contrôle de celle-ci par ceux et celles qui utilisent ses services n'est pas prévu. Une autre difficulté, c'est la vieille tradition de respect (de quasi-vénération) pour l'enseignant-e, l'"institutrice", pour celle que les participant-e-s mi-sérieux, appellent encore "maîtresse". Elle est considérée comme la détentrice du savoir et ses connaissances "en français" ajoutées à son statut d'animatrice-enseignante semblent suffire pour imposer aux participant-e-s un rapport hiérarchique de subordination et de soumission. Enfin, pour plusieurs participant-e-s, l'atelier d'alphabétisation est souvent la première fois où ils se retrouvent activement dans un groupe restreint, exception faite de la famille et du voisinage et, le cas échéant, de leur milieu de travail. Ces participant-e-s ont donc peu l'habitude de fonctionner en groupe et encore moins d'évaluer publiquement leur fonctionnement (individuel et collectif) dans un groupe.
Effectivement, surtout à leur début, ces périodes d'évaluation ne sont souvent pas d'un apport appréciable pour la démarche du groupe. Cette période que l'on souhaitait critique se transforme alors en séance d'expression répétitive de satisfaction et de louange; "on apprend bien","ça va bien", "j'aime ça", "t'es bien fine"... S'il y a des problèmes ou des tensions, on évitera de les mentionner. Ce qui risque alors de se produire, c'est la disparition de ces périodes d'évaluation de groupe. Le silence des participant-e-s ou les commentaires appréciatifs semblent rendre inutile cette période de travail. Ces évaluations pourraient pourtant être différentes; il y a moyen de sortir du climat des relations cordiales qui interdisent à toute critique de s'exprimer. Le défi (et la difficulté), c'est que les participant-e-s constatent que leur appréciation personnelle du travail en atelier est souhaitée et qu'elle sera considérée. Le défi, c'est également que les participant-e-s deviennent convaincu-e-s que le processus d'alphabétisation leur appartient et qu'ils peuvent le contrôler.
Pour y parvenir, le rôle et l'attitude de l'animatrice seront déterminants. Celle-ci doit être ouverte aux critiques, être disposée à réajuster son travail en fonction de l'évaluation qu'en feront les participant-e-s. L'animatrice doit aussi faire comprendre aux participant-e-s que le groupe, dans son ensemble, doit savoir écouter les opinions de chacun-e et, au besoin, modifier son comportement. Quand les participant-e-s sentent que l'animatrice n'est pas disposée à accepter, à favoriser ou à susciter cet esprit critique, les périodes- d'évaluation de groupe deviennent vite mécaniques, répétitives, improductives et inutiles.
Mais, dans les cas où ça fonctionne, l'atelier de travail change rapidement d'allure. Les participant-e-s interviennent alors sur le contenu même du travail: on estimera, par exemple, que l'explication de telle notion n'était pas claire; qu'on n'a pas aimé telle activité, mais que par contre, telle autre activité a été appréciée et on souhaiterait la recommencer. Si un ou plusieurs participant-e-s se sentent frustrés par certains comportements du groupe, cela pourra également faire l'objet de discussions et une décision de groupe sera éventuellement prise. S'il se réalise, ce processus ne sera pas toujours harmonieux: les tensions vécues au sein de l'atelier s'exprimeront également. Dans un cas, la période d'évaluation de groupe a sûrement contribué à l'abandon d'un atelier par un participant: celui-ci attaquait systématiquement les femmes en les qualifiant collectivement de "capotées": à plusieurs reprises, sur une période de plusieurs mois, son attitude méprisante et ses propos excessifs lui furent reprochés, entre autres, au moment de l'évaluation de groupe.
À l'expérience, il nous est apparu que cette évaluation de groupe qui s'exerce sur toutes sortes d'aspects du fonctionnement des ateliers (dont plusieurs peuvent sembler en soi insignifiants) constitue, quand elle se réalise effectivement un des mécanismes les plus efficaces pour permettre le contrôle des participant-e-s sur leur apprentissage personnel et collectif. Il existe une véritable force de groupe qui facilite les apprentissages. À cet égard, le travail en groupe est porteur de son dynamisme propre. Cela se sent d'ailleurs quand il y a plusieurs personnes qui sont absentes: ça va beaucoup moins bien et le travail se réalise difficilement. À l'inverse, quand tous les parti cipant-e-s sont présents, on exprime le plaisir de se retrouver "au complet" et le travail semble se faire plus aisément.
Le bilan de groupe
À la fin de chaque session, il existe un mécanisme plus formel d'évaluation. Dans chacun des ateliers du Carrefour, les participant-e-s sont invités à répondre collectivement à un questionnaire d'évaluation. Ce bilan complété (différent de celui qu'auront à produire chaque animateur et animatrice) est ensuite retourné à l'équipe d'animation, puis au conseil d'administration et il contribue à l'évaluation générale qui sera faite des activités et à l'orientation des activités éducatives pour l'année suivante.
Dans le cadre de ce bilan, tous les participant-e-s peuvent exprimer leur satisfaction comme leurs insatisfactions face aux activités réalisées dans les ateliers; on les interroge également sur les changements qui sont survenus (ou non) dans leur vie depuis qu'ils fréquentent le Carrefour et on les invite à exprimer leurs propositions pour l'année suivante. Le contenu de ces bilans s'exprime généralement en termes positifs. Cet aspect peu critique du bilan général est peut-être lié au fait que les participant-e-s sont effectivement très "satisfaits", au fait que, les évaluations se faisant régulièrement, les participant-e-s ont pu tout au cours de l'année exprimer leurs insatisfactions et constater que l'on tentait de remédier aux problèmes identifiés(c'est ainsi que plusieurs noteront qu'ils ont apprécié le fait de s'être sentis "acceptés" dans les ateliers, le fait de"pouvoir lire un mot sans avoir peur de se tromper, ou de faire rire d'eux autres"). Mais cela est peut-être aussi lié aux limites actuelles des mécanismes d'évaluation:toutes les conditions pour permettre aux participant-e-s de s'exprimer pleinement ne sont probablement pas encore toutes réunies. Par contre, l'expression de la satisfaction des participant-e-s ne se limite pas à des généralités: elle se manifeste au travers d'aspects très concrets du processus d'apprentissage et de l'activité des ateliers; en ce sens elle semble traduire une réflexion certaine de la part des participant-e-s sur le processus éducatif qu'ils ont vécu.
L'alphabétisation n'est jamais un apprentissage neutre d'un code qui ne serait que technique. La langue (lue et écrite) ne peut être réduite à un système purement technique comme le code télégraphique, ou même le code de signalisation routière!
Lorsque des adultes apprennent à lire et à écrire, il se produit toutes sortes de choses et l'inscription à un atelier d'alphabétisation est assurément différente de l'inscription d'un-e- enseignant-e à une session de perfectionnement. Apprendre à lire et à écrire provoque toutes sortes d'effets et ces effets dépassent le code écrit proprement dit. Nous donnerons deux exemples. Ainsi le travail sur la langue risque de provoquer une réflexion sur celle-ci, une nouvelle relation par rapport aux mots, une attitude plus active (ou différente) par rapport à la parole et à l'expression. Par ailleurs, il est établi que l'apprentissage de la lecture et de l'écriture exige un effort intellectuel d'abstraction considérable; plusieurs capacités intellectuelles doivent s'activer et se conjuguer (concentration, mémoire, abstraction, acuité visuelle, etc.) pour que le processus de lecture puisse se réaliser: cela laisse également des traces chez les personnes qui s'y exercent.
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture est de plus susceptible de produire des effets qui ont peu/pas à voir avec la lecture et l'écriture. En de nombreuses occasions, cet apprentissage s'avérera une expérience globale qui affecte toute la personne.
Au Carrefour, cela est admis et l'Assemblée générale a d'ailleurs assigné des objectifs socio-culturels à l'ensemble des activités éducatives de l'organisme. Au niveau des ateliers d'Alpha, on vise en particulier à développer l'expression et la conscience des participant-e-s. Et, dans les ateliers, les participant-e-s peuvent effectivement exprimer leur pensée et leurs opinions, leurs sentiments et leurs émotions. À certains moments, il y a aussi expression de ses difficultés et de ses angoisses. Ces échanges, les relations avec les autres participant-e-s et avec l'animatrice, de même que l'ensemble du processus de travail produisent inévitablement des effets réels chez chacun des individus. Or, s'il est relativement aisé d'évaluer les apprentissages en matière de lecture et d'écriture ou encore la démarche de groupe, l'évaluation des acquisitions de nature socio-culturelle pose beaucoup plus de problèmes. Comment évaluer en effet que tel participant~e a acquis une conscience plus grande de la réalité, qu'il manifeste une plus grande confiance en lui-même, qu'il s'exprime plus facilement? Ce sont là autant de changements qualitatifs qui se prêtent mal à des mesures de contrôle. Et ce problème ne nous paraît pas se limiter seulement à la question de l'instrumentation de contrôle: il peut devenir inquiétant de vouloir mesurer, "contrôler", systématiquement les transformations personnelles, les changements d'attitude ou de comportement, le développement de la conscience qui se produisent chez les individus. Le problème nous semble relever de deux ordres: méthodologiques, puis éthiques.
Le problème se situe d'abord au niveau de la méthode: comment évaluer en effet des données qualitatives? Dans les ateliers, cela se fait principalement par des questions ouvertes, générales où les participant-e-s sont invité-e-s à préciser si le travail et la vie dans l'atelier ont provoqué chez eux des changements. Ainsi, à l'évaluation qui se déroule dans les ateliers à la fin de chaque session, on demande spécifiquement aux participant-e-s s'il y a des changements qui se sont opérés dans leur vie depuis leur inscription aux activités de l'organisme. À titre d'exemple, voici un extrait d'une synthèse des réponses des ateliers d'Alpha à ce questionnaire - et on notera que l'apprentissage technique du code est lié à la question du comportement:
"Tous disent avoir appris à discuter, à dire plus clairement ce qu'ils pensent, à émettre leur avis devant d'autres gens.(...) Certains ont toutefois trouvé difficile d'avoir à confronter leurs idées. Les conceptions des hommes, face aux femmes, ont suscité de vives discussions (...).
Nombreux sont les participant-e-s qui se disent plus confiants qu'avant, plus sécures: confiance en eux-mêmes, en leur capacité d'expression, de création, capacité de lire un mot sans avoir peur de se tromper ou de faire rire d'eux autres, capacité de faire quelque chose, d'aider et de collaborer avec d'autres.
Pour plusieurs, l'atelier aura été une occasion de se découvrir et un lieu d'acceptation d'eux-mêmes (entre autres pour un homosexuel)."
De façon régulière, ce sont souvent les participant-e-s eux-mêmes qui signalent spontanément des changements qui se sont produits chez eux; il s en parlent, par exemple, dans le cadre de l'évaluation de groupe, parfois sans même que cela leur soit demandé. Ainsi un participant indiquera qu'il est intervenu publiquement à telle occasion en ajoutant: "avant, j'aurais jamais été capable de faire ça".
Cette évaluation est aussi une préoccupation partagée par les animatrices qui, en équipe de concertation, mettent en commun leurs observations personnelles et tentent de les systématiser. Parfois, la confirmation de transformations personnelles chez le/la participant-e provient d'une source extérieure: ainsi, lors d'une fête collective, une dame dira de son conjoint "je le reconnais plus... C'est plus le même homme".
Cette évaluation des transformations intérieures pose également des problèmes d'ordre éthique. Il importe d'éviter le dirigisme des consciences et le prosélytisme. Il en va du respect que l'on accorde aux participant-e-s: chacun-e a sa place au sein de l'atelier et a droit à la considération en autant que sont respectées les règles minimales de fonctionnement en groupe - et cela, quelle que soit la position idéologique de chacun des participant-e-s. Après avoir fréquenté pendant trois ans les ateliers d'alphabétisation, après avoir à maintes reprises discuté de la place et du rôle des femmes dans la société, un participant résumait son opinion sur cette question en rédigeant le texte suivant:
"Pour ma part, si les femmes resteraient à la maison faire comme leur mère, elles feraient leur travail, elles auraient moins de dépression, ça serait peut-être mieux, il y aurait plus de travail pour les hommes".
Ce participant savait qu'il ne serait ni censuré ni condamné s'il ne pensait pas comme l'animatrice ou même comme la majorité du groupe.
Dans la pratique, plutôt que de s'appliquer à vouloir mettre au point une instrumentation de mesure et de contrôle de la conscience des participant-e-s,l'équipe consacre ses énergies à tenter d'assurer des conditions qui permettent l'expression et la réflexion des individus, qui facilitent le développement de ce que nous appelons: l"'esprit critique" face au réel.
Rappelons enfin que ce n'est pas parce que ces objectifs s'évaluent mal qu'ils ne sont pas importants. Nous partageons la conviction que l'alphabétisation est susceptible d'avoir un impact socio-culturel important auprès des participant-e-s. Le seul fait de pouvoir un peu lire, provoque parfois chez une personne des bouleversements considérables. Nous avons constaté que l'alphabétisation entraîne souvent des effets de "dynamisation culturelle" auprès d'individus qui prennent en charge leur formation, qui acquièrent plus d'assurance et s'affirment plus au contact des autres participant-e-s et de l'atelier. Évidemment, ces effets sont inégaux ; ils varient selon les individus mais nous les avons maintes fois constatés et "sentis". Nous pensons également que l'alphabétisation est susceptible d'avoir des effets socio-culturels importants dans le milieu. L'alphabétisation entraîne souvent des effets multiplicateurs: chez les participant-e-s d'abord, puis dans leur famille, dans leur entourage immédiat, et dans le mi lieu en général.
Peut-être cela devra-t-il être un jour précisé, décrit plus en détail et... mesuré!
Dans tout projet d'éducation, on évalue sûrement les participant-e-s et l'activité elle-même en fonction des objectifs que l'organisme s'était lui-même fixé. En général, ces objectifs "institutionnels" sont clairs: ils ont été consignés et dûment approuvés. Dans les projets d'alphabétisation populaire, ces objectifs ont été dans bien des cas élaborés avec la participation d'ancien-ne-s participant-e-s qui se sont alphabétisés et on les soumet aux nouveaux participant-e-s avant ou au début des activités. Ce faisant, on oublie peut-être que, de leur côté,les participant-e-s arrivent à l'atelier avec leurs propres objectifs personnels, avec leurs propres attentes. Et il est fréquent qu'il y ait inadéquation entre les objectifs de l'institution et ceux, personnels, de chaque participant-e. Les intervenant-e-s en alphabétisation doivent prendre conscience et accepter le fait que les participant-e-s ont leur propres attentes individuelles. D'ailleurs, c'est beaucoup à partir de leurs objectifs propres, de leur(s) attente(s) personnel le(s) que les participant-e-s s'évalueront et évalueront le projet où ils se sont inscrits. Dit autrement, la motivation initiale pour apprendre déterminera dans une large mesure la satisfaction ou l'insatisfaction et ce sera là souvent le critère et le mécanisme réels d'évaluation.
En réalité, l'évaluation "institutionnelle" et l'évaluation personnelle ne sont pas deux processus indépendants ou parallèles. Dans le processus d'alphabétisation, il y a presqu'inévitablement interaction entre les attentes personnelles et spécifiques des participant-e-s et les buts du projet.
Les attentes initiales
Lorsqu'on y regarde d'un peu près, les attentes des participant-e-s se révèlent extrêmement diversifiées. Même le fait de lire et écrire ne fait pas l'unanimité Certains voudront"savoir lire et écrire" alors que d'autres veulent seulement "lire, pas écrire". On peut même, à l'occasion, retrouver un-e participant-e qui voudrait savoir remplir des formulaires sans vraiment passer par l'apprentissage de la lecture et de l'écriture. Quant à celles et ceux qui veulent lire et/ou écrire, quelques-uns voudront pouvoir le faire "parfaitement", "sans faute", alors que pour les autres, les attentes se manifesteront plutôt de façon très spécifique, concrète et pratique:"lire le courrier", "lire les affiches", "lire les titres", "écrire les messages au téléphones", "remplir les papiers à l'ouvrage", "écrire des lettres", "écrire des petits messages","aider mes enfants dans leurs devoirs", etc. Une connaissance fonctionnelle, minimale du code écrit apparaîtra alors suffisante.
Pour d'autres encore, les attentes ne se limitent pas aux seuls gestes que le fait de savoir lire et écrire permet de poser; ce qui semble fondamental, ce seront les changements d'ordre personnel ou le statut socio-économique nouveau qui, estiment-ils, devraient automatiquement découler du seul fait de savoir lire et écrire:"me dégêner", "me débarrasser de ma timidité, de mes complexes", "changer d'emploi", "améliorer ma situation"...
Quelques-un-e-s enfin viendront principalement à l'atelier pour le plaisir de "sortir de chez (soi)" et de se retrouver "avec d'autres". On le constate, le tableau général des attentes se révèle donc comme étant plutôt diversifié.
L'évolution des attentes
Or, quand les participant-e-s s'intègrent aux ateliers, ils entrent en relation avec le projet et ses objectifs, avec l'animatrice et sa conception de l'alphabétisation et avec les autres participant-e-s et leurs attentes particulières! Ces interactions risquent de modifier les attentes individuelles de chacun et par conséquent, la façon dont chacun s'évaluera.
Dans certains cas, il se produit une certaine "diminution" des attentes des participant-e-s. Par exemple, des participant-e-s, en enclenchant le processus d'apprentissage, comprendront mieux les étapes nécessaires pour parvenir à lire (et encore plus pour écrire). Ils constateront que lire (et écrire) ça ne s'acquiert ni automatiquement, encore moins instantanément: c'est plutôt un long processus qui exige des efforts réguliers et constants de la part de qui apprend. De la même façon, des participant-e-s découvriront que "écrire parfaitement", c'est très difficile ou presqu'impossible, mais qu'on peut recourir à des outils (tel le dictionnaire) pour pouvoir écrire des mots convenablement. Certain-e-s prendront aussi conscience que "faire des fautes", ce n'est pas si "grave", que presque tout le monde en fait et cela, tout en apprenant comment on peut "s'améliorer" à ce niveau.
On ne saurait mésestimer l'influence que cette modification des attentes risque d'entraîner chez les participant-e-s. Quand cette situation se produit, ceux-ci acquièrent une "patience" plus grande face aux difficultés de l'apprentissage; ils se découragent moins facilement, acceptent plus facilement le fait de "se tromper", d'avoir "encore de la misère", de faire "encore des fautes"... même si ça fait quelques mois (et, dans certains cas, quelques années) qu'ils ou elles "apprennent". Apprendre ne signifie surtout pas tout savoir d'un coup.
Il existe d'autres situations où les participant-e-s risquent de modifier leurs attentes initiales. C'est souvent le cas, par exemple, de celles et ceux qui croient que l'alphabétisation améliorera/changera leur situation socio-économique. Dans la mesure où quelqu'un estime qu'une large part de ses problèmes (revenu, emploi, etc.) est principalement lié à son analphabétisme, à son "manque d'instruction", il pourra croire que l'alphabétisation va permettre des changements radicaux à ce niveau. De telles pensées (qui sont très motivantes pour ceux qui les partagent) sont souvent le reflet du conditionnement social: l'illusion (au moins partielle) du "qui s'instruit s'enrichit" est encore socialement cultivée. Cette vision mythique de l'alphabétisation-qui-améliore-nécessairement-la situation-sous-économique est d'ailleurs déjà présente chez les "lettrés": il ne faut donc pas s'étonner lorsqu'on la retrouve chez les analphabètes. Mais on sait qu'elle risque d'entraîner des espoirs déçus - quoique dans certains cas, l'alphabétisation est effectivement occasion de promotion socio-économique. Une réflexion sur l'analphabétisme et l'alphabétisation favorisera peut-être une analyse plus nuancée des effets prévisibles de l'alphabétisation.
Dans d'autres cas, la relation des participant-e-s avec le projet d'alphabétisation provoque plutôt un élargissement des attentes initiales. Par exemple, nous avons mentionné plus haut à quel point il était essentiel d'acquérir un minimum de confiance en soi, en ses capacités pour être en mesure de réaliser des apprentissages significatifs. Plusieurs analphabètes prennent progressivement conscience que s'alphabétiser, ce n'est pas seulement acquérir une connaissance extérieure à soi-même: c'est aussi et d'abord un mécanisme intérieur et ce mécanisme interne d'apprentissage ne fonctionne que dans la mesure où l'on est convaincu que que l'on veut et que l'on peut l'acquérir.
Un autre aspect de la modification des attentes des participant-e-s, c'est la conception même de la lecture et de l'écriture. Pour plusieurs, lorsqu'ils s'inscrivent, s'alphabétiser, c'est essentiellement et exclusivement apprendre à lire et écrire et cela doit se faire de façon toute technique: leçons, exercices, corrections,etc. Dans cette perspective, la lecture et l'écriture constituent une espèce de gymnastique mentale que l'on tentera mécaniquement d'assimiler. Par conséquent, toute activité qui s'écarte des techniques d'apprentissage sera perçue comme étant improductive, impertinente. Le code de la lecture et de l'écrire n'est pas situé dans le contexte plus global de l'expression et de la communication. Les périodes de discussion paraîtront du "temps perdu"; du "jasage", du "parlage" ou de la "parlotte" - sans liens aucuns avec la question de l'apprentissage du code. De toute façon d'aucuns estiment que leur parole personnelle, celle de leurs semblables n'a aucune valeur: ils déprécient leur propre parole et survalorisent celle des autres, en particulier celle de l'enseignant-e et celle, écrite, des manuels. Dans notre conception de l'alphabétisation au contraire, il paraît important de valoriser la parole, la pensée, l'expérience de vie des participant-e-s et de leur milieu; les mots sont indissociables de leur contenu. Le travail d'alphabétisation consiste donc également à convaincre les participant-e-s qu'ils sont individuellement et collectivement capables de penser, de s'exprimer et que cette parole, cette expression, cette pensée sont valables: ce sont les leurs. Qu'apprendre à lire et à écrire est un non-sens si ce n'est pour lire et écrire que la parole des autres; que s'alphabétiser, c'est aussi s'initier à prendre la parole, développer sa maîtrise de la parole (parlée, lue et écrite); que sa propre parole, sa propre façon de dire les choses vaut celle des autres.
Quand des participant-e-s partagent ou en viennent à partager cette conception de l'alphabétisation, ils évaluent autrement le travail lié à l'expression et à la réflexion et, surtout, il s'y apprécient autrement. Voici ce qu'affirmait une personne dans un atelier: "J'apprends à lire et à dire le sens des mots. Je n'apprends pas seulement à les lire". Une autre participante dira: "Avant je jonglais; maintenant je réfléchis"(!)
Les attentes initiales constituent souvent la base de l'évaluation que les participant-e-s font personnellement de leur apprentissage dans les ateliers d'Alpha. De façon implicite - et de façon explicite à l'occasion - c'est par rapport à ces attentes qu'ils évaluent leur progression. S'ils ont l'impression de progresser dans la voie de l'atteinte de leurs objectifs, le projet et leurs apprentissages seront jugés positivement et cela constituera un dynamisme important pour la démarche éducative. Les intervenant-e-s constateront que les attentes individuelles fortes facilitent les apprentissages. Plus les attentes sont personnelles, plus l'apprentissage risque d'être "facile": celles et ceux dont l'inscription aux ateliers d'Alpha est le résultat d'une décision personnelle profonde s'alphabétiseront probablement plus facilement que celles et ceux qui se sont inscrits sous la pression du conjoint-e-, de leurs enfants ou de leur entourage immédiat.
Les intervenant-e-s doivent donc être particulièrement attentifs à l'expression des attentes initiales par les participant-e-s d'autant plus que celles-ci représentent un facteur capital de motivation. Mais les intervenant-e-s doivent prendre garde à ne pas surimposer leurs propres attentes. On sait que les participant-e-s peuvent être facilement impressionnés par la verbalisation/verbosité de l'animatrice. Celle-ci doit plutôt procéder avec tact et pédagogie à l'égard de personnes qui n'ont souvent pas la "parole facile".
Faire place à l'expression des besoins des participant-e-s n'est pas une opération exclusivement tactique! C'est plutôt la traduction d'une attitude profondément pédagogique: les participant-e-s doivent pouvoir, dans le cadre du processus d'alphabétisation, pouvoir exprimer, développer leur projet personnel, le modifier au besoin. Le processus de modification des attentes initiales personnelles dont nous parlions plus haut n'a de sens que s'il se réalise dans une ambiance de liberté.
Si à l'opposé, des participant-e-s sentent qu'on poursuit des buts très différents des leurs, qu'on tente de leur imposer des buts qu'ils ne partagent pas ou s'il leur semble que les activités ne correspondent tout simplement pas à leurs attentes, ces participant-e-s seront déçus, insatisfaits et songeront éventuellement à abandonner.
Les abandons
Jusqu'à présent, dans le domaine de l'alphabétisation, on s'est peu préoccupé du phénomène des abandons. Pourtant cette question mériterait que l'on s'y arrête: lorsque l'on considère les statistiques de l'éducation des adultes, on constate qu'il y a souvent plus d'adultes qui abandonnent les activités d'alphabétisation, qu'il y en a qui persévèrent! Et dans tous les cas, le pourcentage des abandons est considérable. Il nous a souvent semblé qu'un approfondissement de cette question apporterait un éclairage significatif sur les pratiques d'alphabétisation et pourrait contribuer à une remise en question de ces pratiques.
Bien sûr, il y a des abandons pour des motifs externes à l'alphabétisation proprement dite: la maladie, les problèmes familiaux, les déménagements, l'opposition formelle d'un conjoint (surtout les maris qui ne tolèrent pas que leur femme sorte le soir), etc. (On remarque que plusieurs de ces motifs sont souvent présents comme facteurs explicatifs de l'analphabétisme de ces mêmes •personnes lorsqu'elles étaient jeunes).
Les motifs externes d'abandons ne doivent pas être sous-estimés. On a toutefois, l'impression que l'on s'en sert beaucoup plus facilement pour expliquer les abandons. Il est très et trop facile de mettre la responsabilité des abandons sur le compte de celles et de ceux qui abandonnent, il faut cependant reconnaître que les personnes mêmes qui abandonnent mentionnent souvent plutôt des motifs externes lorsqu'on leur demande pourquoi ils(elles) ont abandonné.
Dans bien des cas pourtant, le rejet et/ou l'insatisfaction des participant-e-s vis à vis de l'activité d'Alpha ne s'expriment pas par la parole, mais plutôt par le geste de départ. On quitte le projet (ou plutôt on n'y retourne pas) parce que l'on est en désaccord avec les objectifs, en désaccord avec les modalités de travail, ou en désaccord avec le climat qui y prévaut,etc. C'est ainsi qu'il y aura des abandons parce que les ateliers d'alphabétisation ne ressemblent pas assez à une "vraie école": il n'y a pas de "vrais professeurs",de manuels, d'examens, de bulletins, etc. (Mais en même temps, une majorité n'abandonne pas précisément pour ces mêmes motifs: parce qu'on ne retourne pas dans les "cours", l'atmosphère et le stress de l'école!) Dans d'autres cas, c'est pour d'autres motifs que l'on rejette le modèle proposé: certain-e-s le feront parce qu'ils estimeront qu'on ne leur accorde pas une attention individuelle suffisante. D'autres le feront parce qu'ils ne s'y sentent pas à l'aise, parce qu'ils ne trouvent pas ça intéressant: il semble qu'il y ait un taux d'abandons assez élevé chez les jeunes qui éprouvent de la difficulté à s'intégrer dans un "groupe de vieux", qui se sentent parfois mal à l'aise, mal acceptés dans les ateliers. À cet égard, les abandons peuvent traduire une réaction saine chez les participant-e-s: refus d'un modèle pédagogique et culturel auquel on on ne s'identifie pas.
Dans une certaine proportion ceux qui abandonnent évaluent donc négativement les activités d'Alpha qui leur étaient proposées. Mais, ce faisant, il y a également un processus d'évaluation personnelle. En abandonnant, plusieurs participant-e-s se confirment dans leur incapacité personnelle d'apprendre (voire de changer leur vie): on n'est pas capable, on ne sera pas capable, on n'a pas été capable. "Suivre les cours" exige des efforts, une régularité que l'on ne se sent pas en mesure de fournir. Pour la deuxième fois de sa vie (et plus, dans quelques cas), on a tenté de s'alphabétiser; quand on est adulte, on veut souvent s'alphabétiser de façon plus consciente, plus motivée et plus volontaire.
Et lorsqu'un deuxième échec se produit dans ces conditions, il sera ressenti d'autant plus douloureusement. À quoi sert l'alphabétisation quand elle est "nombreusement" et même massivement caractérisée par les abandons?
Dans bien des cas, les abandons attestent de l'échec au moins partiel d'activités d'alphabétisation; ils constituent autant d'indications que certains projets ne parviennent pas assez à élaborer des objectifs, à imaginer des modalités répondant aux attentes de l'ensemble des participant-e-s.
Dans presque tous les cas, les abandons démontrent la nécessité de se préoccuper des attentes personnelles des participant-e-s, de faire place dès les débuts du processus d'alphabétisation à l'évaluation personnelle et décisive qu'ils font et du projet comme tel et de leur place et "rendement" dans ce projet. Un participant exprimait très bien l'importance de cette évaluation personnelle et son lien direct avec la persévérance ou l'abandon: "je vais rester aussi longtemps que je vais aimer ça".
Dans l'alphabétisation, il y a une évaluation formelle et informelle qui se réalise dans les ateliers, mais il ne faut pas perdre de vue que c'est dans la vraie vie, dans la vie courante que l'alphabétisation est véritablement évaluée. C'est dans la mesure où chaque participant-e parvient à transposer ses apprentissages dans son activité quotidienne que l'on pourra juger du succès ou de l'échec de son alphabétisation. Comme cette question de la lecture et de l'écriture sera traitée de façon plus approfondie dans la prochaine partie, nous n'en aborderons ici que quelques aspects.
En premier lieu, tant les participant-e-s que les alphabétiseurs constatent que lire (et écrire) dans l'atelier et lire (et écrire) dans la vie quotidienne, ce n'est pas la même chose. Certain-e-s estimeront que c'est plus facile dans l'atelier, parce que c'est moins "énervant"ou "stressant" alors que pour d'autres, il sera plus aisé de le faire à la maison. Mais en général, on estime que le plus difficile, c'est quand il faut le faire" en public". On peut ici émettre l'hypothèse que la transition entre le travail en atelier et la lecture dans la vie quotidienne est facilitée du fait que l'alphabétisation se fait en groupe plutôt qu'individuellement. Cette façon de procéder confère un caractère plus social à l'alphabétisation: déjà à l'atelier, chaque participant-e doit faire l'effort de lire et d'écrire en présence d'autres individus.
Faire l'effort
Le tout premier acte que doit poser chacun-e des participant-e-s pour acquérir le mécanisme de la lecture et de l'écriture dans la vie quotidienne, c'est probablement de faire un effort réel en ce sens. Le réflexe de la lecture et l'écriture ne s'obtient pas spontanément! Parfois, des participant-e-s veulent apprendre à lire et à écrire dans l'atelier, mais ne sont pas disposés à le faire dans la vie courante: ils-elles attendent de pouvoir le faire aisément à l'atelier avant de se risquer en dehors... Il faut au contraire modifier son attitude face à l'écrit; faire l'effort de lire tout ce qu'on voit (alors que souvent auparavant, on n'y prêtait pas attention). Ainsi un groupe d'analphabètes complets comprend que c'est l'assemblage des lettres qui constitue les mots puis l'assemblage des mots qui forme les phrases; on regarde donc d'une façon différente les textes écrits: "je suis plus porté à lire", note un participant.
Lire et écrire
Au total, les occasions d'exercer son aptitude à lire sont assez nombreuses; pour l'écriture, c'est beaucoup moins fréquent. Sans faire l'inventaire de toutes les possibilités, mentionnons que l'on peut lire chez soi: toute la documentation écrite que l'on reçoit, les textes à la télévision, les cahiers des enfants, etc. On peut également, en sortant de chez soi, lorsqu'on se déplace: les noms de rues, les indications routières, les noms des stations de métro, les affiches, etc. On peut Tire aussi pour ses activités domestiques: pour faire ses achats - en particulier la nourriture, etc. On peut lire aussi à son travail; ainsi un tel mentionnera qu'il lui fallait lire les noms des employé-e-s sur les " cartes de punch".
Quand les participant-e-s constatent que des apprentissages faits à l'atelier leur sont utiles dans la vie quotidienne, cela leur procure une grande satisfaction et les motive d'autant pour poursuivre les apprentissages. Dans certains cas, la connaissance de la lecture modifie même certaines habitudes de vie. Ainsi des participant-e-s pourront faire par eux-mêmes les achats à l'épicerie certains sont maintenant en mesure de lire la"liste"dressée par leur femme. La plupart du temps, ces changements s'opéreront avec l'encouragement du milieu (conjoint-e et/ou enfants); mais en certaines occasions, ces capacités nouvelles provoquent des tensions au sein du couple: l'alphabétisation de l'un-e au ra créé une dynamique nouvelle qui n'est pas également appréciée.
La confiance
On le voit, l'alphabétisation - surtout dans la vie quotidienne - ne se réduit jamais à la seule question de l'encodage et du décodage techniques de la langue écrite. Régulièrement, les participant-e-s constatent que l'aptitude à lire (et à écrire) s'est accompagnée d'attitudes nouvelles vis-à-vis de soi-même et des autres.
La question de la confiance est maintes fois évoquée. On a déjà vu que la confiance constituait un facteur préalable aux apprentissages en atelier. Or la confiance entre aussi en cause pour l'utilisation de ces apprentissages dans la vie quotidienne. Il faut se faire assez confiance, avoir assez confiance en ses capacités pour être en mesure de lire non seulement dans le cadre emphatique de l'atelier, mais aussi "en public": à la maison, en famille, au travail, etc. Pour y parvenir les participant-e-s doivent fréquemment se débarrasser des comportements de dépendance, de passivité et d'insécurité qui étaient souvent liés à leur situation d'analphabètes; plusieurs doivent se délivrer de la "gêne", de la "honte", du "manque de confiance", des "complexes" qu'ils éprouvaient, entre autres choses, à cause de leur "manque d'instruction", de leur "manque d'école". D'une façon presque constante, l'analphabétisme entraîne chez les analphabètes des effets d'inhibition, non seulement vis-à-vis de l'écrit qui les intimide mais aussi face à la vie en général. Voici trois exemples, relatés par des participants, qui, à leur façon, montrent comment concrètement le fait de savoir lire et écrire peut s'accompagner de comportements nouveaux. Dans le premier cas, René à reçu de son employeur un avis écrit lui annonçant une baisse de salaire. Il l'a lu en se faisant aider, puis il a vérifié afin de savoir si l'employeur avait le droit de lui imposer unilatéralement une telle baisse. Quelques mois plus tôt, il n'aurait posé aucun geste. Dans le deuxième cas, un participant devait se rendre dans une partie de Montréal qu'il ne connaissait pas. Après en avoir parlé à un autre participant de l'atelier, les deux décident d'essayer de se rendre en auto à l'endroit indiqué en tentant de lire les noms des rues. Ce fut une véritable (et joyeuse) expédition et les deux compagnons parvinrent à la destination "écrite".
Dans l'autre situation vécue, un participant raconta qu'à son travail, il y avait une porte dont l'accès était interdit aux ouvriers; sur la porte, il y avait "quelque chose d'écrit". Après avoir commencé à s'alphabétiser au Carrefour, quand il fut en mesure de lire l'indication "défense d'entrer" inscrite sur la porte, ce participant décida... d'entrer. Il se fit immédiatement dire par son boss: "Eh! t'as pas le droit d'entrer". Et notre participant rétorqua: "J'sai s lire"!!!
Le fait de pouvoir lire procure souvent un sentiment de contrôle sur les mots, mais aussi sur les choses, sur la réalité. Une participante dira: "Apprendre à lire et à écrire, ça m'apporte la sécurité".
Effets culturels et sociaux
Ces effets culturels et sociaux qui accompagnent l'alphabétisation, s'ils sont difficiles à mesurer, n'en sont pas moins réels et déterminants. Comme nous le mentionnions plus haut, ces effets sont certainement facilités par le caractère social de l'apprentissage en groupe.
À lui seul, le fait de se retrouver en groupe est susceptible d'induire de nouveaux types d'activités et de relations sociales. D'ailleurs, l'organisme favorise les occasions de rassemblement en dehors du cadre des ateliers: fête de Noël, soirées sur un thème, participation occasionnelle à des manifestations, etc., voilà autant d'occasions de s'impliquer, socialement et collectivement. Récemment, une participante décida de participer à la manifestation des centres d'éducation populaire de Montréal, contre les coupures projetées par la Commission scolaire (C.E.C.M.) Cette décision - pour elle très importante - fut prise consciemment,sans pression de l'organisme et à l'encontre de l'avis de son mari qui le lui déconseillait parce qu'il croyait qu'elle allait "se faire battre".
En dehors de ces activités à caractère socio-politique, les ateliers d'alphabétisation sont souvente fois le point de départ d'activités plus informelles. Ainsi dans un atelier, les participant-e-s décideront de s'organiser un souper collectif; plus tard le groupe ira ensemble à... un bingo!
Quand ils se produisent, les effets de l'alphabétisation sont multiples. Et quand les participant-e-s apprécient ("évaluent") l'atelier d'Alpha, ces aspects socio-culturels sont également pris en considération. L'évaluation des participantes est souvent plus globale que celle des intervenant-e-s professionnel-le-s et elle prend fréquemment en compte des aspects qui, de prime abord, semblent étrangers à l'alphabétisation.
En terminant, nous évoquerons quelques autres situations révélatrices. Il y a le cas de ces participant-e-s qui affirment être maintenant en mesure d'aider leurs enfants dans leurs devoirs et leçons; il y a aussi ces participant-e-s qui constatent qu'ils sont maintenant plus autonomes vis-à-vis de leur entourage. Ou encore cette participante pour qui la fréquentation de l'atelier Alpha constitue la seule "sortie" hors de la maison qu'elle peut se permettre et elle a décidé de poursuivre en dépit de la position contraire de son époux qui n'accepte pas que, deux soirs par semaine, "sa" femme ne soit pas à la maison pour s'occuper des enfants et... "prendre soin de lui"...
Lire et écrire autrement?
Lire (surtout) et écrire, ça correspond à un besoin réel et universel dans une société industrialisée. Mais quand on considère ce qu'il y a à lire dans la vie quotidienne, la lecture et l'écriture n'apparaissent pas comme très emballantes. Or, il peut être possible de dépasser en quelque sorte la vie quotidienne ; il est possible de s'alphabétiser pour autre chose que seulement consommer, obéir, mieux prendre "sa" place dans la société. On peut aussi apprendre à lire et à écrire pour s'exprimer autrement. Nous en avons déjà donné quelques exemples. D'autres voies sont à expérimenter - en particulier du côté de la pratique d'écriture.
Nous donnerons l'exemple en terminant,des participant-e-s de ces trois ateliers, qui, dans le processus de l'alphabétisation, ont rédigé - individuellement et collectivement - des textes sur leur situation, qui ont décidé de s'afficher publiquement comme personnes ayant des difficultés pour lire et écrire alors que quelques mois auparavant elles se refusaient à avouer publiquement leur analphabétisme. Et tout cela, parce qu'elles estiment qu'il est possible de s'alphabétiser et parce qu'elles sont disposées à encourager/appuyer tous ceux et celles qui pourraient/voudraient le faire.
On peut difficilement imaginer une évaluation plus probante.
[Voir l'image pleine grandeur]
Leur conduite vous paraît familière, découvrez l'insolite. Sous le quotidien, décelez l'inexplicable. Derrière la règle consacrée, discernez l'absurde. Défiez-vous du moindre geste, fût-il simple en apparence. N'acceptez pas comme telle la coutume reçue. Cherchez-en la nécessité. Nous vous en prions constamment, ne dites pas: «C'est naturel» (Bertolt Brecht)
Pour l'animateur-trice ou l'enseignant-e qui est retranché-e dans le calme tranquille d'une "classe de français" ou même d'un atelier alpha, les bruits de la rue ou de la vie quotidienne peuvent paraître lointains. On a en main des objectifs, un programme, souvent même un manuel; c'est dans l'atmosphère sécuritaire de quatre murs institutionnels que se décide la plupart du temps ce qui sera objet de lecture ou d'écriture. Placé dans un tel décor, on risque de ne pas trop s'interroger sur l'activité, réelle ou potentielle, de lecture et d'écriture des personnes analphabètes et sous-scolarisées. Aussi, l'activité de lecture et d'écriture dans la classe ou l'atelier et celle dans la vie quotidienne risquent-elles d'être fort différentes et de n'entretenir entre elles que de liens limités et lointains.
Afin d'y voir d'un peu près, nous avons organisé une enquête rapide auprès des participant-e-s des ateliers d'alpha, sur leurs activités de lecture et d'écriture dans la vie courante. Ce sont les résultats de cette enquête très informelle que nous livrons ici ainsi que quelques réflexions suscitées par les informations obtenues. Ainsi que nous le soulignons plus loin, cette enquête ne prétend à aucune objectivité scientifique. Pourtant, selon notre expérience, ces résultats nous semblent représentatifs d'au moins une partie importante de la réalité des analphabètes, des personnes sous-scolarisées, vivant en milieux populaires.
Dans un deuxième temps, cette enquête et les premières observations qu'elles suscitent seront le point de départ de réflexions plus larges sur l'écriture (et la parole) en milieux populaires. Nous tenterons enfin de dégager certaines implications pour le travail d'alphabétisation.
Deux remarques s'imposent à ce moment-ci. On utilisera à plusieurs reprises dans ce texte le terme "écriture" dans son sens générique (système de représentation de la langue par des signes), alors que,en d'autres occasions, ce terme réfère plutôt à l'acte d'écrire (par opposition à la lecture). Enfin, comme il a été convenu de réduire au minimum les citations dans cet ouvrage, plusieurs références qui s'imposeraient feront défaut.
Par cette enquête, nous voulions en savoir plus long sur la pratique de la lecture et de l'écriture chez les participant-e-s. Nous souhaitions connaître en particulier comment se réalisaient ces activités, quelle était l'importance respective de la lecture et de l'écriture, quelle était la nature des textes que les participant-e-s étaient susceptibles de lire ou d'écrire. Cette enquête s'inscrivait de plus dans le processus général de connaissance du milieu et de sa culture que nous nous étions fixé.
Au plan méthodologique, la procédure de cette enquête était très simple. Les animatrices ont questionné l'ensemble des participant-e-s, à deux reprises, à quelques semaines d'intervalle.
1ère phase
1. Avez-vous lu, cette semaine?
Si oui, qu'est-ce que c'était?
2. Avez-vous écrit, cette semaine?
Si oui, qu'est-ce que c'était?
3. Pouvez-vous apporter à l'atelier une copie d'écrits que vous avec reçus?
2ème phase
Dans la deuxième phase de l'enquête (réalisée dans seulement 2 des ateliers), les animatrices ont repris les mêmes questions. On a toutefois tenté d'être plus attentifs à la différence entre les écrits que les participant-e-s recevaient et ce qu'ils lisaient effectivement; les participant-e-s ont été également questionné-e-s sur leur façon de s'acquitter des comptes et factures de même que sur les "stratégies compensatoires" auxquelles recourent celles et ceux maîtrisant encore très mal la lecture et l'écriture.
Comme on peut le constater, il s'agissait bien d'une enquête très sommaire,dont les résultats, considérés séparément, n'apparaissent pas toujours probants. L'enquête a été réalisée sur une période très courte; les réponses ont été recueillies en groupe de sorte que tous les participant-e-s n'étaient pas individuellement tenus de répondre et que l'on ignore en général l'importance quantitative des activités. On remarquera enfin, que les personnes exerçant un emploi rémunéré sont très minoritaires au sein des ateliers.
Les résultats que nous présentons ici en les commentant parfois brièvement ne constituent pas une compilation statistique des réponses obtenues. En fait, ce que nous avons obtenu à partir des questions, c'étaient plutôt des comptes rendus des échanges qui avaient eu cours, à partir des questions formulées, au niveau de chacun des ateliers. Nous avons regroupé ces réponses-échanges en deux catégories: les activités de lectures et celles d'écriture. Dans certains cas toutefois, la lecture et l'écriture sont étroitement associées: ainsi en est-il par exemple, pour la "carte" de Bien-être ou d'assurance-chômage qu'il faut lire et compléter.
Une des questions posées aux participant-e-s portait sur ce qu'ils avaient lu et une autre sur les documents écrits qu'ils recevaient à la maison; au niveau des réponses,la distinction entre les deux questions n'était pas toujours manifeste. Par ailleurs, il faut prendre note que c'est nous qui avons établi les catégories où sont regroupées les réponses des participant-e-s; de plus, l'ordre de présentation ne reflète pas nécessairement la fréquence ou l'importance relative de chaque catégorie.
Matériel publicitaire
Tous les participant-e-s reçoivent à la maison une quantité impressionnante de matériel publicitaire. On reçoit régulièrement des dépliants annonçant des restaurants ou d'autres services commerciaux. De nombreux commerces de vente annoncent également leurs "aubaines" par des feuillets publicitaires: I.G.A., Métro, Boucherie Pierre, Canadian Tire, Radio Shack, etc. Dans ce type de documents, on retrouve en général peu de textes et ces textes sont souvent accompagnés d'une illustration (parfois le texte (ex.: le nom du produit) ne vient en fait qu'appuyer l'illustration). Dans presque tous les cas, les chiffres occupent au moins autant de surface que le texte écrit. De la façon dont ils sont produits, ces feuillets publicitaires rassemblent les éléments essentiels de l'écriture pictographique. (Par ailleurs, nous ne nous sommes pas attardés à la question de la compréhension des chiffres. Il semble pourtant que tous les participant-e-s sont en mesure de lire les chiffres sur les écrits publicitaires. Il aurait été intéressant de mieux connaître à quel point les participant-e-s s'y connaissaient en calcul, quelles étaient les opérations qu'ils pourraient effectuer, etc.).
Tous les participant-e-s reçoivent beaucoup de matériel publicitaire. Mais il semble qu'ils sont généralement peu lus - même par ceux qui savant assez bien lire.
L'hebdomadaire local
L'hebdomadaire local qui est distribué gratuitement à chaque porte d'un quartier ou d'un secteur n'est pas considéré au même titre que le journal que l'on achète au magasin. Les participant-e-s reçoivent principalement La Voix populaire ou Le Messager de Verdun. Ces hebdos de quartier sont d'abord des véhicules de publicité commerciale qui occupe la majeure parité du journal. On y retrouve également de l'information locale qui intéresse beaucoup plusieurs participant-e-s. Mais le contenu rédactionnel de cette information reflète avant tout les intérêts de la petite bourgeoisie, commerçante locale. Certains hebdos, comme La Voix populaire, acceptent assez facilement les communiqués des organismes locaux et ces communiqués sont également lus par plusieurs participant-e-s - en particulier lorsqu'ils concernent un organisme qu'ils connaissent.
Les «comptes»
Tous reçoivent à la maison les comptes mensuels des services publics: téléphone, gaz, électricité, huile, taxe d'eau, câblo-distributeur. Certain-e-s reçoivent en plus des factures suite à des engagements financiers personnels, par exemple, des comptes du magasin Eaton ou de Légaré (marchand de meubles). À l'exception, de ces deux cas, aucun des participant-e-s ne semble posséder de cartes de crédit mais quelques-uns reçoivent ou ont déjà reçu les facturations mensuelles de la "finance".
Il appert qu'il est possible de recevoir les comptes et de s'en acquitter sans les lire si on est en mesure de lire les montants: plusieurs participant-e-s se contentent d'identifier l'entreprise par son sigle et lisent ensuite le montant indiqué sans autre vérification. "C'est le total qui compte", dira un participant en expliquant sa façon de procéder.
Les prestations sociales
Dans un quartier comme Pointe-St-Charles, quand approche le premier de chaque mois, on peut sentir un certain énervement et, le premier du mois, les épiceries se remplissent et font leurs meilleures affaires. Une fois par mois, les assistés sociaux reçoivent donc leur chèque et un formulaire qui doit être complété et retourné. Les personnes qui ont des enfants de moins de 18 ans reçoivent également par la poste le versement mensuel des "allocations familiales". Enfin, à tous les quinze jours, la Commission de l'Assurance-chômage fait parvenir les prestations ainsi qu'une carte de retour aux chômeurs et chômeuses admissibles.
Le texte écrit sur ces documents est évidemment très simple et les formulaires restent les mêmes d'une année à l'autre. Un peu comme pour les comptes à payer, on peut recevoir ces prestations et les encaisser sans avoir besoin de les lire.
Les indications publiques
Dans cette catégorie, nous incluons tous les repères écrits qui permettent aux personnes de se déplacer lorsqu'elles sont à l'extérieur de chez elles (noms de rues et numéros civiques, noms des stations de métro, numéros et nom des circuits d'autobus, indications routières, etc.) de même que les affichages publics et commerciaux que l'on retrouve dans les endroits publics.
Pour ceux et celles qui étaient analphabètes complets ou pour ceux qui ne pouvaient lire qu'avec difficulté, cette activité de lecture est souvent celle que l'on fait le plus souvent et dont on a le plus conscience.
Les journaux
Lire le journal est pour plusieurs le geste par excellence que pose une personne alphabétisée. Pourtant en milieux populaires la population même alphabétisée n'achète et ne lit que dans une faible proportion les journaux. D'après les réponses au questionnaire, l'achat d'un journal par les participant-e-s d'un atelier est plutôt exceptionnel: seuls quelques individus semblent en acheter régulièrement. Ceux qui le font achètent surtout le Journal de Montréal et les "journaux de fin de semaine":(Allo-Police, Photo-Police, Nouvelles Illustrées, etc.); l'édition du samedi du journal La Presse est mentionnée par une participante. Les participant-e-s ont été invités à préciser ce qu'ils lisaient dans les journaux et voici ce qu'ils ont répondu: les grands titres et les chapeaux ou entêtes introduisant les articles; les rubriques de décès et les annonces classées; les titres des sports et parfois les articles eux-mêmes (surtout chez les hommes); les bandes-dessinées, les mots-mystères et les horoscopes à l'occasion, des articles concernant l'actualité; puis enfin, les annonces (les "spéciaux"). Ceux et et celles qui lisent les journaux le font donc de façon sélective en choisissant principalement les parties qui se lisent le plus facilement, des parties où le vocabulaire utilisé est habituellement limité, mais aussi des parties qui, pour la plupart, sont divertissantes.
Les noms des produits
Un peu comme dans le cas de la catégorie des "indications publiques", les personnes peu alphabétisées qui s'alphabétisent sont particulièrement sensibles au fait
de pouvoir maintenant lire le nom des produits (médicaments, conserves, etc.) de pouvoir lire les "instructions" inscrites sur les produits et d'être en mesure de procéder aux achats d'après le nom du produit et non plus seulement d'après la forme de ce dernier ou l'image imprimée sur l'étiquette, ou l'emballage.
Écrits à la maison
Les participant-e-s ont mentionné plusieurs activités de lecture qui se déroulent à la maison. Ces activités semblent concerner principalement les femmes. Il y a d'une part beaucoup d'activités liées à la fréquentation scolaire des enfants: on lit les cahiers des enfants, on regarde leurs bulletins, on lit également lorsqu'on aide les enfants à faire leurs leçons et devoirs.
Les femmes sont aussi susceptibles de lire dans la tâche de préparation des repas: lire le mode d'emploi, lire une recette (mais ces activités se semblent pas avoir été relevées par plusieurs personnes).
Une participante mentionne lire (consulter) le calendrier, mais ici encore, il est impossible de savoir à quel point cette activité est partagée. (Il y a deux ans, dans un atelier d'analphabètes complets, nous avions noté que la plupart des participant-e-s ignoraient le fonctionnement du calendrier.) Quelques-uns-es mentionnent également devoir lire les messages téléphoniques (laissés par exemple par leurs enfants).
Écrits au travail
Nous avons déjà noté que les participant-e-s ayant un emploi rémunéré sont minoritaires. Mais ceux qui travaillent à l'extérieur ne semblent pas avoir à lire régulièrement dans le cadre de leur travail. Un participant mentionne devoir lire le nom des rues, un autre doit lire le nom des employé-e-s sur les "cartes de punch".
Documents administratifs et politiques
Au moment de l'enquête, deux participant-e-s avaient reçu de la documentation relative à une élection partielle et l'ont apportée. À cette occasion, on rappelle que, au moment des élections, (fédérales, provinciales et scolaires), chacun-e reçoit les documents nécessaires à l'exercice du vote et qu'il faut les lire afin de savoir où aller voter. De plus, la publicité électorale des candidats est envoyée par la poste et, même en dehors du temps des campagnes électorales, plusieurs reçoivent le "mot du député".
Documents liés à une activité sociale
Quelques participant-e-s ont mentionné avoir lu: les "papiers pour le C.A.", un "dossier", les "règlements de la balle molle" et la"charte des joueurs". Il semble bien que dans la mesure où les participant-e-s ont une activité sociale formelle (c'est-à-dire au sein d'organismes ou d'institutions structurés), cela entraîne des occasions additionnelles de lire (puis éventuellement d'écrire). Quelques participant-e-s sont membres du conseil d'administration (C.A.) du Carrefour et de la clinique communautaire, deux militent au comité des assistés sociaux et un autre est membre d'un club local de balle-molle. Évidemment, le nombre d'occasions de lire varie selon la nature de l'organisme et de son mode de fonctionnement, mais on sait que, dans les organisations populaires, la paperasse ne manque pas.
Lettres
À l'exception d'un participant immigrant, personne ne semble recevoir de lettres (personnelles). À l'occasion, semble-t-il, des parents recevront On "petit mot de la maîtresse" ou, plus rarement encore, une carte postale.
Au point de départ, on ne saurait trop insister sur l'écart considérable qui semble exister entre les activités de lecture et celles d'écriture: on lit beaucoup plus qu'on écrit. Évidemment, on pouvait s'attendre à ce que les participant-e-s à l'atelier de premier niveau (pour les analphabètes complets) n'écrivent pas beaucoup. Mais plusieurs participant-e-s ont affirmé ne jamais écrire - y compris dans l'atelier des analphabètes fonctionnels et, en général, même ceux qui écrivent... n'écrivent pas beaucoup.
Comme pour la lecture, nous avons regroupé en catégories assez arbitraires, les réponses des participant-e-s et nous les commentons brièvement:
Formulaires
Plusieurs ont identifié des formulaires qu'ils avaient eu à remplir au cours des semaines précédentes:
Si on examine, sommairement ces documents, l'on constate que dans bien des cas, ce sont des informations simples qui sont demandées: nom, adresse, âge, numéro de téléphone, emploi, etc. À l'opposé,les formulaires tels ceux de l'impôt sont complexes. Plusieurs mentionnent qu'ils font remplir ces formulaires par une personne "instruite" et que leur activité d'écriture se limite à la signature.
Contrats et permis
On a mentionné les assurances, le bail, une "licence pour le chien" et le permis de conduire. Pour la plupart de ces documents, l'activité manuscrite se,réduit aussi à signer et, parfois à inscrire des "X" ou des crochets dans les cases.
Listes d'épicerie
Cela est mentionné assez fréquemment pour justifier d'en faire une catégorie particulière. Plusieurs participant-e-s dressent une liste en vue de leurs achats qu'elles feront elles-mêmes ou qu'elles confieront à leur épouse ou à leurs enfants.
Lettres
Une personne (immigrante) envoie des lettres à sa famille dans son pays d'origine. Une autre personne a mentionné avoir écrit une lettre au dentiste qui lui avait facturé son travail alors que ces soins dentaires étaient couverts par l'Assistance sociale. On pourrait peut-être ajouter dans cette catégorie un billet d'absence envoyé à l'école par un parent.
Sauf pour la personne immigrante, il semble que la totalité des participant-e-s n'utilisent jamais la lettre comme moyen d'échanges.
Autres écrits
Quelques autres écrits ont été mentionnés: les messages téléphoniques (où l'on note le numéro de téléphone et, facultativement, le nom de la personne qui a téléphoné), la signature au bas d'une pétition.
Les chèques ont également été mentionnés. Mais ici encore, un peu comme pour les formulaires, la majorité des participant-e-s les font compléter par d'autres puis se contentent de signer.
Cette enquête a révélé que les participant-e-s sont en contact presque quotidien avec l'écriture. Toutefois, on peut être frappé par le caractère limité des pratiques de lecture et d'écriture.
En général, on semble peu lire. Ce qu'on lit, ce sont des textes assez rudimentaires de caractère utilitaire. Il y a peu de textes écrits à la main: ce sont plutôt des imprimés (tracts, circulaires...). Lorsque ces écrits sont plus "personnalisés" (comme les factures), ils sont produits par l'informatique.
En ce qui a trait à l'activité d'écriture, celle-ci semble beaucoup moins développée que la lecture. Cet exercice beaucoup moins fréquent de l'activité d'écriture n'a pas de quoi surprendre puisque c'est une activité beaucoup plus complexe que la lecture; l'écriture fait appel à plusieurs facultés qui doivent être bien coordonnées. Les participant-e-s paraissent avoir peu d'occasions d'écrire. Et lorsqu'on écrit, c'est bien souvent pour compléter un formulaire. Pour plusieurs formulaires, on n'a même pas à écrire: il suffit de "cocher et signer". Et, s'il faut écrire, on demande de le faire en lettres moulées...
Au total, les activités de lecture et d'écriture ne sont pas très importantes en termes quantitatifs. La lecture et l'écriture ne sont en fait pas des moyens de communication personnelle: elles servent surtout aux communications formelles. Ainsi donc les participant-e-s -et, à cet égard, ils ne diffèrent pas des milieux populaires dans leur ensemble - s'adonnent plutôt à un type particulier d'activités de lecture et d'écriture. La lecture pour la détente, l'écriture pour communiquer personnellement et même la lecture pour s'informer: voilà autant d'activités avec lesquelles ils sont peu familiers. Ici la lecture "créatrice", la lecture Qui fait appel à l'imagination, la lecture, source de découverte occupent peu de place. Il existe un ensemble de productions écrites qui ne sont pas présentes dans ce milieu socio-culturel. Même si elles étaient physiquement présentes, elles demeureraient objectivement inaccessibles par leur niveau de langage comme par leur contenu culturel. Ainsi l'expérience de lecture d'un roman (voir le chapitre 2) a révélé que les participant-e-s étaient plutôt étrangers à l'écriture et au style littéraires: ils ont ressenti la distance qui séparaient leur façon propre de s'exprimer du niveau de langage de l'œuvre romanesque. (Ajoutons que cette distanciation ne s'explique pas exclusivement par la différence entre la langue parlée et la langue écrite: les participant-e-s se sentent également étrangers vis-à-vis de certains genres de langage, de discours, différents du leur).
S'il est vrai que les activités de lecture et d'écriture des participant-e-s, des milieux populaires concernent surtout la vie matérielle et que leur valeur est avant tout utilitaire, il ne faut pas perdre de vue que ces activités - en général peu agréables, sont devenues presqu'essentielles dans la vie sociale contemporaine.
Pour comprendre le phénomène
Mais pour être en mesure de comprendre pourquoi ces activités de lecture et d'écriture, tout en étant essentielles, sont à ce point rudimentaires et peu développées, il est nécessaire d'envisager plus largement la pratique de la lecture et de l'écriture. On ne peut, en premier lieu, isoler les "analphabètes" du milieu social où ils vivent (et ici nous avançons pour la suite du texte, l'hypothèse que les activités de lecture et d'écriture des analphabètes (fonctionnels) ne sont pas sensiblement et qualitativement différentes de celles des milieux populaires en général). On doit aussi resituer les pratiques de lecture et d'écriture dans le contexte plus global des activités de communication des milieux populaires par rapport à celle d'autres groupes sociaux.
C'est alors seulement, croyons-nous, qu'il sera possible d'interpréter et d'appréhender dans leurs dimensions réelles les activités restreintes de lecture et d'écriture des populations sous-scolarisées.
Accès social
Lorsqu'on examine d'un peu près les réponses des participant-e-s, on constate qu'il y a trop de constance, trop d'uniformité pour croire que les activités de lecture et d'écriture sont le résultat de choix exclusivement individuels. L'écriture comme système est un produit social et les activités de lecture et d'écriture sont des activités sociales (y compris lorsqu'elles sont pratiquées individuellement).
Il y a des conditions sociales d'accès à l'écriture, à des pratiques spécifiques de lecture et d'écriture. La connaissance du code entre évidemment en considération, mais ce n'est pas le seul facteur et d'une certaine manière, ce n'est pas le facteur le plus déterminant. (L'analphabétisme "de retour" qui a été constaté dans toutes les expériences internationales d'alphabétisation démontre que l'alphabétisation peut être suivie d'une "activité" de non-lecture).
Ce rapport social à l'écriture, on pourrait le comparer à la situation que l'on retrouve dans nombre d'entreprises. Dans une entreprise, il y a nécessairement des documents écrits: documents administratifs, plans et projets, comptabilité, etc. Pourtant, tous les employés de l'entreprise, n'auront pas nécessairement le même contact avec ces écrits. Ces contacts varieront en fait selon la position des employé-e-s, leur rôle dans l'entreprise: les dirigeants et les cadres, les opérateurs,... jusqu'aux secrétaires et aux manœuvres qui, assumant des fonctions manuelles, n'auront qu'un contact limité avec certains documents écrits de l'entreprise.
La division sociale du travail (travail manuel, travail intellectuel), la division de la société en classes impliquent des rôles sociaux différents, induisent des activités culturelles spécifiques, des rapports particuliers de communication et, par conséquent, une différenciation des rapports à l'écriture. En milieux populaires, notre enquête nous a permis de constater que le rapport à l'écriture s'avère limité, alors que l'on sait qu'il est plus développé dans les autres couches sociales.
Fonctions administratives et économiques
L'examen rapide du tableau des activités de lecture et d'écriture révèle l'importance considérable qu'y occupent les domaines économiques et administratifs. Dès son origine (chez les Sumériens, puis les Phéniciens), l'écriture a été associée aux activités économiques (commerce) et administrative (impôts) de ces sociétés. En milieux populaires de nos jours, l'écriture assume encore principalement ces fonctions.
Les rapports entre l'écriture et l'économie paraissent particulièrement importantes. Le développement de l'économie basée sur l'échange (contractuel) exige en effet que les consommateurs sachent compter et minimalement lire et écrire. Les sollicitations commerciales imprimées distribuées dans les foyers seraient inutiles si la population, dans sa majorité, ne savait pas lire. En ce sens, l'alphabétisation est une des conditions pour l'intensification du commerce et il ne faut pas se surprendre que la bourgeoisie libérale commerçante ait appuyé le développement de l'instruction.
Une autre partie importante des activités de lecture et d'écriture est consacrée à des actes administratifs, en particulier en rapport avec l'État. Or, tout le développement de l'appareil d'État présuppose une alphabétisation minimale générale de la population. Le développement accéléré de la législation et de la réglementation auquel on assiste depuis quelques années serait largement inopérant dans un contexte d'analphabétisme. Considérée dans cette perspective, l'alphabétisation crée les conditions pour un encadrement administratif et politique des citoyens.
Mais cette relation écrite entre les citoyens des milieux populaires et l'appareil d'État, ne peut être exclusivement considérée de façon négative et univoque. Croire que l'alphabétisation des adultes permet à l'État (et au pouvoir économique) de rejoindre dans leurs derniers retranchements les déviants du système constitue une vision partielle. Le développement du pouvoir scripto-bureaucratique de l'État s'est, dans nos sociétés, accompagné de mesures sociales qui bénéficient affectivement - même si c'est inégalement - aux populations des milieux populaires. De plus, le développement véritable de l'alphabétisation porte en lui le germe d'une remise en cause du pouvoir politique, économique et... scripturaire. La revendication à l'instruction obligatoire n'a pas été seulement le fait de la bourgeoisie; le mouvement ouvrier et populaire l'a également préconisée.
Il faut bien voir qu'on assiste depuis quelques années à un développement phénoménal de l'écriture. Au niveau de l'État, les relations écrites et paperassières des administrations publiques avec les citoyens se sont multipliées. Même au niveau des entreprises, les relations écrites seraient plus nombreuses. À ce sujet, des participant-e-s mentionnaient que dans les "bureaux du personnel", il y a de moins en moins d'entrevues orales et qu'il faut maintenant presqu'inévitablement remplir un formulaire pour obtenir un emploi.
Cette utilisation de l'écriture est, avons-nous noté, une utilisation restreinte. Bien sûr, les autres classes sociales utilisent également l'écriture à des fins administratives et économiques. Mais on l'utilise en plus à d'autres fins: information, loisirs et détente, communication (d'affaires et/ou personnelle), etc. - et c'est plutôt à ces dimensions de l'écriture que ces milieux réfèrent lorsqu'ils en parlent. En milieux populaires, sans être totalement absentes, ces fonctions sont plutôt marginales. En fait, dans sa nature même, le rapport à l'écriture se révèle différent de celui qui prévaut dans d'autres milieux sociaux. En milieux populaires, la relation à l'écriture est moins coutumière, moins familière. L'écriture n'est pas un moyen usuel, endogène d'expression et de communication. L'écriture, dans nombre d'occasions, c'est un moyen de communication qu'on utilise par nécessité; c'est en général un médium par lequel d'autres s'adressent à eux. Il existe un sentiment d'extériorité, d'aliénation face à l'écrit. Les milieux populaires sont à la périphérie de l'écriture (les analphabètes complets se retrouvent tout juste à l'extérieur de cette frontière): on recourt principalement à l'écriture pour des activités de consommation ou parce que cela est exigé par l'organisation sociale. Les milieux populaires ne sont pas des producteurs d'écriture; ils ne la maîtrisent pas; elle ne leur appartient pas.
Ce rapport social à l'écriture est inscrit dans l'environnement physique du milieu. À Pointe-St-Charles, à partir de 2 heures de l'après-midi, il n'est pas aisé d'acheter un quotidien: les quelques copies disponibles sont rapidement vendues. Dans les demeures mêmes, les écrits tels les livres, les revues, les journaux, se retrouvent plutôt rarement. Il n'y a pratiquement que les écrits imprimés sur les produits de consommation et les "papiers importants" qui sont souvent placés dans un tiroir ou dans un coffre. Et ces papiers sont généralement de nature administrative (papiers d'état-civil tels le baptistaire, le contrat de mariage, etc.) et économique (assurance, livrets de banque, etc.)
Le rapport social à l'écriture des milieux populaires reflète la position économique et politique qui leur est dévolue dans le système social. La hiérarchie des pouvoirs de domination,politiques, économiques, idéologiques sont gravés dans les rapports et les pratiques d'écriture, comme ils sont aussi "imprimés" dans les pratiques de la parole, comme ils sont également inscrits dans la distribution spatiale des groupes sociaux (on n'habite pas Pointe-St-Charles, Candiac ou Westmount par accident), voire comme ils sont inscrits dans la tenue vestimentaire.
On a noté que l'écriture était particulièrement apparentée avec certaines institutions sociales comme l'État et l'économie marchande; il s'avère qu'elle entretient des rapports beaucoup moins étroits avec d'autres appareils sociaux, comme la famille. On sait l'importance que cette institution occupe en milieux populaires, de même que la vie communautaire immédiate (parentés, amis, voisins, etc.) Or toute cette vie familiale et communautaire informelle se déroule en l'absence presque totale de l'écriture: c'est la communication orale qui prévaut.
Comme les milieux populaires n'utilisent que de façon limitée l'écriture, ils sont donc par ce fait même exclus des activités culturelles liées à l'écrit, éliminées d'une certaine vie culturelle. Toutefois, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de vie culturelle, intellectuelle en milieux populaires. L'écriture ne constitue pas le seul mode d'accès à la connaissance et à la culture. Les milieux populaires ont leur propre vie culturelle et celle-ci s'appuie, est-il besoin de le mentionner, principalement sur la communication orale. Depuis des générations, les milieux populaires parviennent à survivre et à se reproduire tout en n'utilisant pratiquement pas l'écriture!
La culture orale
En milieux populaires, il y a tout un bagage de connaissances, tout un système de représentation et de comportements qui se transmettent dans le contexte de la vie familiale et communautaire par la seule médiation de la parole. La transmission même de la langue et des innombrables caractéristiques particulières qu'elle recèle dans ces milieux se fait exclusivement par le biais de la parole. Plusieurs proverbes du Moyen-Âge se sont transmis oralement jusqu'à nos jours. Plus impressionnant encore, on a établi une filiation directe entre des mythes de l'Antiquité et des contes populaires québécois. Si nous considérons à nouveau des extraits d'un tableau (incomplet) dressé par des participant-e-s d'un atelier, nous constaterons que de nombreux apprentissages se sont déroulés dans le contexte familial et par le seul intermédiaire du langage:
Ce que nous savons | Où l'avons-nous appris? | À quel âge? |
tricoter | mère, tante, école | petite |
cuisiner | mère, les "sœurs",lui-même, télévision, livre de recettes | 8-12 ans |
laver | ||
garder des enfants | à la maison, garderie / maison | petite |
coudre | mère, manufacture | 8-18 - 24 ans |
faire du ménage | maison | 8 - 9 ans |
prendre soin des enfants | à la maison | petite |
peinturer | seul | 6-10-16 ans |
calculer le budget | ||
mécanique de bicycle | lui-même | 9-10 ans |
décoration | sœur, copier des idées, lui-même | 12 - 15 ans |
jouer au baseball | en regardant les autres | 10-16-20-28 ans |
parler au téléphone | mère | 5 - 14 ans |
jouer au bingo | belle-mère, belle-sœur, grand-mère | 14-16-26 ans |
faire de l'artisanat | ||
faire du macramé | ||
faire du bricolage | ||
chauffer un camion | ||
décaper des meubles | ||
rembourrer des chaises | ||
faire du bénévole (bénévolat) | ||
participer à un conseil d'administration | ||
tenir une conversation | ||
faire l'amour |
Ici, il n'y a pas seulement eu substitution de l'écrit par la parole. C'est la façon même d'apprendre qui est différente. Les apprentissages se réalisent de façon beaucoup plus informelle, de façon plus directe que dans le contexte livresque et/ou le contexte scolaire. Le processus même de l'apprentissage est à la fois plus fluide et plus complexe. La parole exerce évidemment une fonction importante, mais c'est tout le corps qui accompagne la relation de bouche à oreille: le regard silencieux, l'observation, puis éventuellement l'essai, l'expérimentation. Il peut y avoir en outre toutes sortes d'aménagements (tant de la part de la personne qui "montre" que de la part de celle qui "apprend").
Plusieurs ont émis l'hypothèse que l'importance de la communication orale dans la vie culturelle québécoise expliquerait pourquoi les milieux populaires se sont si facilement et si rapidement adaptés aux média de masse (téléphone,cinéma, télévision) qui intègrent un rapport de communication direct, global.
(Ce constat de l'influence de l'"oralité" au sein des classes populaires n'implique évidemment pas qu'il n'y aurait pas de culture et de transmission orales dans les milieux lettrés. Mais la perspective est certainement très différente. D'une part, les objets et les contenus de cette culture sont, dans une large mesure, différents de ceux que l'on retrouve en milieux populaires. D'autre part, cette communication orale ne revêt pas la même importance, puisqu'elle coexiste avec la communication écrite et qu'elle entretient des rapports étroits avec celle-ci. Enfin les périodes et les occasions d'apprentissages formels sont beaucoup plus considérables).
Dans une société comme la société québécoise, on ne peut toutefois opposer de façon absolue la langue parlée et la langue écrite. Les milieux populaires ne constituent pas une entité sociale autonome; de plus, nous ne sommes plus à l'époque de la société traditionnelle, rurale, orale et autarcique du XIXe siècle. La langue parlée et la langue écrite ne sont plus deux réalités autonomes. Tout en demeurant distinctes, ces deux réalités entretiennent entre elles des rapports multiples. Ainsi, s'il est vrai que, dans la société traditionnelle, presque tous les éléments nécessaires à la reproduction sociale se transmettent oralement, ce n'est plus le cas pour les milieux populaires (urbains et mêmes ruraux) contemporains: ce sont plutôt les autres classes sociales qui sont maintenant les "dépositaires" principaux du système de reproduction sociale et l'écriture exerce un rôle croissant dans ce processus de reproduction globale de la société. Même dans le cas de personnes qui sont complètement analphabètes, l'écriture exerce une influence certaine et nous en verrons plus loin certains effets concrets.
Parole et rapports sociaux
En réalité, ce n'est pas exclusivement l'écriture qui influence la communication orale: ce sont également les "nouveaux" rapports économiques, sociaux et politiques (où l'écriture prédomine). Ainsi, parce que les écrits et d'autres classes sociales assument maintenant un rôle prépondérant dans le processus de reproduction sociale, cela entraîne, en milieux populaires, une réduction de l'importance du contenu de la transmission orale. La famille devient un lieu moins important d'apprentissage. Certaines activités domestiques disparaissent, certains savoirs et activités ne sont plus pratiqués et se perdent. Ainsi, à Pointe-St-Charles, on retrouve ici et là dans les "fonds de cours" des vieilles maisons québécoises avec lucarnes construites par des ouvriers nouvellement émigrés des campagnes; la disposition de ces maisons ne respecte souvent pas le quadrillage à angle droit caractéristique de l'espace urbain... et de l'écriture. Plus près de nous, de nombreuses activités et traditions artisanales domestiques se perdent (confection et entretien du linge, activité culinaire) et sont remplacées par l'utilisation de produits manufacturés ou le recours direct à l'écriture(ex.: livres de recettes).Ce sont là autant d'activités et de savoirs qui progressivement disparaissent.
Ce ne sont pas seulement des activités et des savoirs qui se perdent, c'est tout un vocabulaire particulier qui disparaît, c'est tout un mode de communication et de relation qui s'estompe. Les rapports à la parole se transforment; la parole elle-même n'a plus la même valeur symbolique et réelle. Dans une société où coexistent l'écriture et d'autres parlers sociaux, le parler populaire et la communication orale des milieux populaires ont été dépréciés. Tous ces changements expliquent probablement pourquoi l'ethnologie s'est, jusqu'à présent, peu intéressée à la communication orale des milieux populaires urbains; la tradition orale y est généralement moins développée qu'à la campagne, il est plus difficile d'y trouver des informateurs/conteurs et l'influence de la culture "moderne" (écrits, mass-média) y est beaucoup plus considérable.
En milieux populaires urbains, la parole est socialement conditionnée; elle n'échappe pas aux contraintes sociales. De façon analogue à l'écriture, elle subit la pression de la société environnante. La division sociale, la séparation du travail intellectuel et du travail manuel, la parcellisation croissante du travail manuel influencent non seulement l'accès des groupes sociaux à l'écriture, mais aussi l'utilisation sociale de la parole. La pratique verbale des milieux populaires est devenue socialement dépréciée alors que d'autres paroles, d'autres parlers sont valorisés. Il ne faut pas seulement se taire en regardant la télévision, la parole du patron commande le silence agissant de l'ouvrier.
On alléguera peut-être que, dans la société traditionnelle, la parole du peuple était assujettie à celles socialement valorisées des notables (curés, médecins, avocats, etc.).Il nous semble toutefois que, même s'il est exact qu'un tel rapport hiérarchique existait, il exerçait une domination moins grande (et moins constante) sur la communication orale populaire.
Maintenant paroles et silence se distribuent socialement et deviennent complémentaires.
Il existe, en milieux populaires, une pratique sociale de l'écriture comme il existe également une pratique sociale de la parole. Cette parole, possède donc ses ressources propres, ses dynamismes particuliers tout en subissant également les conditionnements de la société ambiante. De fait, les groupes sociaux sont psychiquement marqués par la position sociale qu'ils occupent. Non seulement leur pratique de la parole et de l'écriture est-elle marquée par cette position: tant la parole que l'écriture seront perçues différemment au sein de chaque groupe social et elles y acquerront des valeurs particulières.
La parole
La parole des milieux populaires est socialement dévalorisée. Ce parler - avec ses particularités propres diffère du "bon" et du "beau" parler: c'est le parler des classes lettrées qui s'impose, comme étant la norme linguistique. L'attitude des milieux populaires vis-à-vis du langage se révèle très ambivalente. D'une part, on admirera l'autre langage, le beau langage des autres et on dira de quelqu'un: "il parle donc bien", "il parle comme un monsieur",... La norme dominante aura alors été parfaitement intégrée.
En d'autres occasions toutefois, on s'opposera à la complexité ou à la supercherie de ce langage alambiqué et le parler populaire renferme de nombreuses expressions pour signifier cette condamnation: "il parle en termes", "il se sert de mots d'une piastre et quart", voire de "cent piastres",etc.
Mais dans bien des cas, ce jugement contre ceux qui parlent"bien" n'est pas utilisé à l'encontre de ceux qui recourent au beau langage, à cause de leur naissance ou de la position sociale qu'ils occupent, mais plutôt contre ceux qui, au sein des milieux populaires, tenteront de dévier du parler populaire: comme si le "mauvais" parler devenait la norme interne du milieu. Il existe une véritable frontière linguistique qu'il s'avère difficile de franchir. Les "déviants" sont rappelés à l'ordre par leurs propres pairs.
Cette question de la valeur symbolique de la parole en milieux populaires ne sera pas approfondie dans le cadre de ce texte, mais il est certain que cela exerce une influence profonde au sein de ces milieux et que cela devrait constituer une préoccupation importante dans tout travail d'alphabétisation.
L'écriture
En ce qui a trait à l'écriture, il y a un contraste frappant entre son utilisation pratique limitée (telle que révélée par l'enquête) et la valeur symbolique, mythique à maints égards, qu'elle revêt particulièrement en milieux populaires. Il existe une tendance à considérer l'écriture comme le symbole exclusif et absolu de la culture.
Cette perception, il est vrai, n'est pas l'apanage exclusif des milieux populaires, mais elle y est peut-être plus présente qu'ailleurs. Examinons, par exemple, le cas de livres, incarnation par excellence de l'écriture. Dans les classes moyennes, la présence de livres dans la maison (il faut disposer au moins un rayonnage de livres à belles couvertures dans les maisons de style Décormag) atteste l'importance (souvent plus symbolique que réelle puisque ce sont souvent des livres qu'on ne lit pas) qui est accordée à l'écriture. Avoir des livres est la marque d'un certain standing et d'un prestige certain. Et la lecture va de pair avec une certaine façon "remarquable" de vivre où l'on se préoccupe de "nourrir l'esprit tout en accordant une détente physique au corps". En milieux populaires, par contre, on a déjà mentionné que les écrits, notamment les livres étaient plutôt absents des intérieurs; on n'offrira pas de livres comme présents (même aux enfants d'âge scolaire: le livre n'est habituellement pas considéré comme un cadeau ou un jouet - alors qu'il l'est dans des milieux plus "lettrés"). Pourtant en dépit de cette distance - et peut-être à cause d'elle - on constate souvent en milieux populaires une véritable déférence à l'égard des écrits en général et des livres en particulier. C'est un peu comme si la distance à l'écriture et aux livres augmentait la valeur intrinsèque du texte imprimé. "Si c'est écrit, c'est que c'est vrai", peut-on entendre dans le parler populaire. Dans la littérature québécoise, on retrouve plusieurs évocations de la valeur symbolique, mythique, parfois magique, qui est accordée aux "écritures" par des personnes illettrées, analphabètes. On peut considérer qu'il s'agit là d'un trait culturel fortement imprégné dans la mentalité populaire. Par exemple, le premier roman québécois de Philippe Aubert de Gaspé, publié en 1837, au titre révélateur de Les chercheurs de trésors ou l'influence d'un livre raconte la recherche de la richesse grâce aux formules d'un livre presqu'introuvable. Ou encore on peut songer au maître draveur illettré Menaud qui se faisant faire la lecture du livre par sa fille, "écoutait les paroles miraculeuses":
"La voix de Marie s'était mise à traîner;son doigt s'égarait dans le beau livre, comme si une ombre mystérieuse était soudainement montée des mots eux-mêmes".
Cette vision symbolique de l'écriture, cette perception de l'importance (dans une certaine mesure plus imaginaire que réelle pour de larges secteurs des milieux populaires) de l'écriture est probablement à la source de la perception que les personnes "instruites" auront des analphabètes, tout autant que sur la perception d'eux-mêmes qu'auront les analphabètes.
Les «analpha-bêtes»
L'image négative de soi qu'ont les analphabètes a été relevé dans plusieurs textes et il n'y aurait pas lieu d'y revenir. Mais en fait, ce faisant, les analphabètes ne font que partager l'image mentale dominante d'eux-mêmes produite par la société lettrée. Cette représentation n'est en effet pas d'abord le fait des analphabètes eux-mêmes, mais plutôt l'opinion des personnes "alphabètes". Car, plus qu'une appellation ou une étiquette, Ils'agit bel et bien d'une opinion, d'un jugement porté sur un groupe social par un autre groupe social. Ce ne sont certes pas les Amérindiens qui ont attribué au terme "sauvage" la connotation "barbare" "primitive" (remarques les synonymes!) qu'on y retrouve dans le dictionnaire... des Blancs.
Certains bien-pensants croient que leur perception des analphabètes constitue une photographie objective de la réalité des analphabètes, alors qu'en fait ces derniers sont perçus au travers du prisme déformant de la culture et des préjugés des lettrés. Morphologiquement et sémantiquement le terme "an-alpha-bète" comme le terme "illettré" avec leurs préfixes négatifs ne font que renvoyer à une réalité transmutée en négativité absolue. À partir d'un seul aspect (la méconnaissance de l'écriture), on a généralisé subrepticement pour qualifier/condamner la nature globale de la personne. Originellement, dans leur construction, dans leur étymologie mêmes, ces termes établissent un rapport hiérarchique entre les personnes qui sont lettrées et celles qui ne le sont pas - au détriment des derniers"évidemment". Déjà, dans la langue française, on les appelait illettrés au XVIe siècle et analphabètes au XIXe siècle, alors même qu'ils constituaient la majorité de l'humanité. On imagine bien que ce terme-jugement s'applique encore plus implacablement de nos jours alors qu'ils sont devenue minoritaires.
Souvent, les intervenants en alphabétisation sont agacés par ces réflexions sur la nature des termes utilisés. Une telle attitude atteste la force de l'ethnocentrisme culturel et du pouvoir des mots. Remettre en cause les prémisses contenues dans les mots, exige que l'on fasse un saut dans l'inconnu, que l'on accepte de modifier ses perceptions puis, éventuellement/conséquemment, ses pratiques. Car remettre en cause cette image des "analphabètes" impliquerait admettre que ces personnes ne sont pas nécessairement ignorantes et sans culture, que l'école ne détient pas nécessairement le monopole de toute acquisition, de tout savoir, de toute culture. Et, pour transformer positivement cet énoncé, il faudrait se mettre à la recherche des savoirs, des façons d'être, de la culture des analphabètes et de leurs milieux.
Toute cette attention accordée à la représentation des analphabètes n'est pas qu'un exercice exégétique stérile. Les mots renvoient à la réalité tout en manifestant la représentation dominante de cette réalité qui existe dans une langue Si on n'en est pas encore complètement convaincu, il faut examiner le champ sémantique où se situent dans la langue française, les termes "illettrés" et "analphabètes". Cette liste est tirée du Dictionnaire des idées par les mots (analogique) de Paul Robert (et son "objectivité" peut être en quelque sorte vérifiée en consultant le Dictionnaire analogique Larousse qui constitue une liste très semblable). Les termes "analphabètes" et "illettrés" renvoient à la rubrique "Ignorance" et voici la liste de mots où les deux termes se retrouvent insérés:
"Être ignare. Aliboron; analphabète; âne; âne bâté; ânonner; bonnet/oreilles d'âne; arriéré; balourd; beaudet; barbarie; barbare; béotien; bête; borné; bourrique; cancre; crétin; croûte; idiot; idiotie; ignare; ignorantisme; ignorantiste; illettré; ilote; ilotisme; inculte; innocence; innocent; minus habens; niais; nigaud; nul; nullité; oie blanche; obscurantisme; obscurantiste; paysan; être/sortir de son village (fam.) d'où sort-il?; sot; sottise; stupidité; velche ou welsch»
Cette liste pourra provoquer le sourire. Pourtant, les mots de la langue traduisent/imposent une représentation de la réalité. Cette liste présente les automatismes lexicaux de la pensée (occidentale lettrée) sur l'analphabétisme ou l'illettrisme: cet ensemble de mots constitue une unité cohérente de signification qui est "imprimée", incrustée dans notre conscience et dans notre inconscient-ce. À moins de faire un effort délibéré, constant et patient pour nous dégager de ces mots/concepts, sentences, notre pensée en sera tributaire et prisonnière. C'est toutes proportions gardées, comme l'énorme difficulté qu'éprouvent les femmes pour sortir du carcan masculin et sexiste de la langue française.
Les lettrés sont donc conditionnés par les mots d'une langue qui correspond pourtant à leur état culturel. Les personnes analphabètes sont encore plus mal prises: il leur faut maintenant utiliser les termes des lettrés pour se qualifier elles-mêmes. (Dans le parler populaire, il n'y a évidemment pas de termes pour désigner l'analphabétisme). Mais cette situation démontre en même temps à quel point la langue (française) a été pendant des siècles appropriée (muselée), développée (triturée) par une catégorie sociale qui a exercé sur elle sa domination et qui a imposé progressivement à l'ensemble des "parlants français" sa vision du réel. (On a parlé ici du rapport des analphabètes, des milieux populaires et des femmes à la langue française. Si l'on y ajoute les peuples colonisés - que l'on songe, parmi des milliers d'autres, au cynisme du mot (masculin!)"protectorat"-,on prend conscience de la disproportion énorme existant entre ceux qui parlent le français et le petit groupe social qui historiquement en a pris le contrôle, en a modelé et modulé le développement au cours des derniers siècles).
Les conséquences pratiques au niveau de l'alphabétisation d'une telle représentation de l'analphabétisme et des analphabètes sont considérables.
Cette représentation sociale des analphabètes et de "leur" problème induit presque nécessairement des comportements paternalistes et condescendants qui imprègnent les projets d'alphabétisation. On considère souvent qu'il faut non seulement inculquer le code de la lecture et de l'écriture à des êtres qui ne savent pratiquement rien, mais qu'il faut en plus leur apprendre à vivre...
Une telle attitude est-il besoin d'ajouter, correspond souvent à la perception d'eux-mêmes qu'ont les analphabètes; car ceux-ci ne sont pas à l'abri de cette image dominante négative et dévalorisante d'eux-mêmes que la société leur renvoie.
Les analphabètes «purs»
Cette conception de l'analphabétisme et des analphabètes, qui est matérialisée dans la langue est assurément la représentation sociale dominante de cette réalité. Toutefois, une autre perception des analphabètes se développe depuis quelques années qui adopte en quelque sorte le contre-pied de la première représentation. Même si elle est largement minoritaire, cette représentation n'en est pas moins présente dans certains milieux. On y éprouve une fascination toute particulière pour les analphabètes "purs" (ou complets) par opposition à ceux que l'on qualifie de fonctionnels. Les premiers constitueraient les spécimens contemporains du "bon sauvage", dont ils seraient en quelque sorte les descendants modernes (ou héritiers culturels!). Ces Robinsons modernes n'auraient pas été contaminés par la société contemporaine ni même souillés par ses appareils idéologiques et culturels de conditionnement (en particulier l'école et l'écriture). Pour qui adhère à cette perception, il importera avant tout de sauvegarder (de retrouver ou reconstituer - au besoin) cette culture édénique des analphabètes. Au plan linguistique, on fera l'apologie dithyrambique des parlers (et des silences) populaires; on refusera la langue "bourgeoise", objet de tous les anathèmes. On ira jusqu'à prétendre qu'il faut éliminer de l'activité d'alphabétisation les activités d'intégration fonctionnelle et sociale.
Une telle attitude se retrouve, par exemple, dans l'attitude de certains animateurs -blancs - scolarisés-et-rémunérés-par-le-Gouvernement, qui s'opposent à l'alphabétisation en langues étrangères des Amérindiens (seuls les chefs, opine-t-on, devraient s'alphabétiser afin d'être en mesure de traiter, au nom des leurs, avec les autorités gouvernementales).
Une telle attitude fait l'économie de l'analyse des conditions sociales et historiques où vivent les analphabètes. Elle fait également abstraction du processus de conditionnement que subissent les parlers populaires ("Quand on laisse parler spontanément les analphabètes, ils se révèlent de fidèles haut-parleurs du système", affirmait désabusé un alphabétiseur du MOBRAL brésilien...).
Dans une société fortement alphabétisée, la question de l'analphabétisme et des représentations sociales qui lui sont associées se pose donc avec acuité. Dans la pratique, chacun adhère (explicitement ou implicitement) à une vision particulière de l'analphabétisme et des analphabètes. Selon la perception retenue, chacun porte inévitablement jugement sur l'évolution sociale, sur la valeur de l'écriture dans la société, sur la question du développement culturel. On l'a vu plus haut, il y a deux positions extrêmes qui s'affrontent en s'excluant mutuellement. Il y a ceux qui estiment que l'analphabétisme est un état régressif, un mal, qu'il faut éliminer le plus rapidement possible; alors que d'autres, au contraire, prétendront que l'alphabétisation fait perdre aux milieux populaires la richesse de leur culture orale tout en facilitant leur intégration sociale dans une société où ils sont dominés à tous points de vue: idéologique et culturel, économique, politique et social. La gamme des positions pratiques est souvent plus complexes. Ainsi certains penseront que l'alphabétisation est un bien parce que... ça ne peut pas être mauvais et que, de toute façon, dans une société fortement alphabétisée, l'alphabétisation (des analphabètes ou de leurs enfants) est aussi inévitable qu'inéluctable. Une position connexe, c'est le positivisme et l'évolutionnisme primaires: l'alphabétisation serait un instrument privilégié de la "modernisation" de la société. À l'encontre de ces positions, on retrouve parfois des attitudes relativistes: un groupe social alphabétisé n'est pas mieux ou pire qu'un groupe social qui ne l'est pas (ce relativisme culturel s'apparente à un certain relativisme social à l'effet que les riches ne sont ni plus ni moins heureux que les pauvres).
Pour être en mesure de prendre position, il nous apparaît essentiel d'examiner la valeur générale de l'écriture et cela, indépendamment de son utilisation particulière par tel ou tel groupe social. L'attitude fondamentale qu'on adopte vis-à vis de l'écriture influe nécessairement sur la conception de l'alphabétisation qui sera adoptée.
Un progrès
Quant à nous, les aspects éminemment positifs de l'écriture ne font aucun doute. À la base, l'écriture offre à qui la connaît des avantages très concrets, très pratiques pour la vie en société alphabétisée. L'enquête l'a confirmé, la connaissance de l'écriture permet de s'acquitter d'obligations (où l'écriture est très présente), qui régissent maintenant et de plus en plus la vie économique, politique et sociale. Pour autant que l'on accepte cette vie sociale, il n'y a pas lieu de dédaigner ou de mépriser ces fonctions pratiques, prosaïques de l'écriture.
Mais l'écriture comme système comporte des avantages beaucoup plus fondamentaux et nous allons en souligner quelques aspects. D'une façon générale, l'écriture constitue beaucoup plus qu'une simple transposition graphique de la parole. L'écriture permet une objectivation de la langue (et de la pensée).Alors que la parole reste directement associée à la personne qui parle, le texte écrit se détache en quelque sorte de celui ou celle qui l'a produit. Une fois écrit, le texte existe, fixé sur un support matériel, indépendant de son producteur. L'écrit acquiert ainsi une autonomie réelle et une "durabilité" qui, souvent, dépassera l'existence du producteur.
Cette existence autonome que prend la langue lorsqu'elle est écrite, permet de nombreuses possibilités d'action sur ce qui a été écrit. On peut examiner le texte, se pencher sur les pensées et les informations qui y sont présentées, faire des transformations, le structurer,le réorganiser, etc. L'écriture introduit donc à de nombreuses activités formelles qui, autrement, ne pourraient pas ou très difficilement) se réaliser. Mais, ce n'est pas seulement celui qui a produit un texte écrit qui est en mesure d'agir sur lui: tous ceux qui le lisent peuvent en faire autant.
Alors que les paroles sont éphémères, les écrits s'additionnent et les informations qu'ils contiennent s'accumulent. L'écriture constitue un outil de communication beaucoup plus fiable que la parole. En fait, l'écriture modifie le processus même de la connaissance. Avec l'apparition et le développement de l'écriture, il ne faut plus nécessairement s'en remettre à la connaissance directe ou au contact direct avec la parole des autres. Conséquemment,l'écriture constitue un un outil culturel et intellectuel qui modifie profondément le processus de la reproduction sociale.
Par ces seuls aspects, l'apport positif réel de l'écriture paraît incontestable. Pourtant notre enquête aura mis en lumière que les avantages potentiels qu'apporte l'écriture sont inégalement distribués à l'intérieur de la formation sociale. S'il y a un problème, ce qui fait problème, ce n'est pas l'écriture comme telle, mais l'utilisation qui en sera faite, les possibilités (et les limites) de même que les perspectives de son appropriation. Théoriquement, l'écriture constitue un outil culturel susceptible de desservir tout aussi bien un groupe social qu'un autre et l'existence de rapports sociaux inégaux à l'écriture s'expliquent d'abord par des facteurs étrangers à cette dernière.
Mais la perspective avec laquelle sera planifié puis réalisé le travail d'alphabétisation ne sera pas indifférente: l'activité d'alphabétisation peut aussi bien s'inscrire dans le sens du statu quo et renforcer ce rapport social inégal en ne permettant qu'une appropriation limitée de cet outil culturel. L'activité d'alphabétisation pourrait, par contre, se situer à contre-courant des forces de domination et privilégier des rapports aux mots et au réel qui, tout en étant fonctionnels, seraient également plus critiques et plus créatifs.
L'enquête qui a été menée sur les pratiques de lecture et d'écriture des participant-e-s des ateliers d'alphabétisation et les réflexions que ces pratiques ont suscité démontrent la complexité de la question. Ces réflexions, même incomplètes, comportent des implications pour le travail d'alphabétisation. On ne devrait pas échapper à la nécessité de jeter un regard nouveau sur l'analphabétisme comme sur l'alphabétisation, sur la pratique de lecture et d'écriture à l'intérieur et à l'extérieur des ateliers ou classes d'alpha.
Alors que les pratiques québécoises d'alphabétisation existent depuis une quinzaine d'années, il est paradoxal (mais combien révélateur) que l'on connaisse mal ce qui se produit réellement dans les activités d'alpha et que l'on méconnaisse à peu près totalement les pratiques de lecture et d'écriture de celles et ceux qui s'alphabétisent. Dans le "monde" de l'alpha, trop de "certitudes" empêchent de voir la réalité. Les "évidences" sont rarement questionnées.
Nous estimons que les intervenant-e-s en alphabétisation devraient aller voir derrière les mots, prendre position à l'encontre de mots/concepts simplistes tels l'analphabétisme (défini comme problème absolu) et l'alphabétisation (présenté comme solution nécessaire). Car, nous l'avons constaté et démontré, derrière le processus de péjoration des mots, il y a une activité de péjoration de personnes, de groupes sociaux que les auteurs des mots ostralisent et marginalisent.
Pour définir notre pratique d'alphabétisation, il paraît donc essentiel de se dégager de la sphère éducative où l'alphabétisation se trouve trop souvent enfermée: quitter le monde de l'alphabétisation pour pénétrer celui des analphabètes. Ainsi, la question de la pratique de la lecture et de l'écriture devrait occuper une place centrale dans la préoccupation des analphabétiseurs. Il faudra connaître et analyser les pratiques de lecture et d'écriture socialement dévolues aux analphabètes ; comprendre comment et à quel point ces pratiques de lecture et d'écriture font partie des pratiques linguistiques générales propres aux milieux populaires; pour enfin dégager comment toutes ces pratiques s'inscrivent dans un processus social de différenciation linguistique. Il y a un continuum, avons-vous déjà noté, entre l'analphabétisme complet, l'analphabétisme fonctionnel et l'alphabétisme fonctionnel. Ce sont les rapports sociaux (économiques et politiques) qui ont imposé l'analphabétisme généralisé des milieux populaires au début du siècle, puis l'analphabétisme mitigé ("fonctionnel") de la présente époque. L'analphabétisme comme l'alphabétisme sont des questions sociales. Toute activité d'alphabétisation constitue nécessairement un choix social, culturel, politique... et pédagogique. Notre choix est clair: l'alphabétisation doit permettre aux analphabètes d'exercer ces activités de lecture et d'écriture qui sont socialement dévolues aux milieux populaires. Mais, dans toute la mesure du possible, l'alphabétisation devrait permettre d'exercer ces activités de façon critique, dans le sens des intérêts de ces individus et de leurs milieux. Plus encore, l'alphabétisation devrait contribuer à transformer cette pratique sociale de la lecture et de l'écriture. Elle devrait s'inscrire dans ce mouvement plus large d'expression culturelle, sociale, politique des milieux populaires. L'ensemble des activités d'alphabétisation devraient s'inscrire dans une perspective de développement culturel des analphabètes et de leurs milieux.
La voie est tracée ! Le problème, c'est que lorsqu'on se décide de l'emprunter elle se révèle plus apparentée à un sentier de brousse qu'à une autoroute à péage... Les embûches ne manquent pas.
Avant de dégager certaines perspectives pour une alphabétisation qui soit plus en accord avec les intérêts des milieux populaires, il y a lieu d'identifier ce qui, dans la pratique, fait concrètement obstacle. Mais il n'est pas toujours aisé d'y voir clair car il existe une tradition tenace d'apolitisme officiel des institutions sociales et cette tradition est particulièrement vive dans le domaine feutré de l'éducation. Cet apolitisme se manifeste vivement dans les discours comme dans les pratiques en refusant les contradictions ou en se réfugiant derrière un vocabulaire technico-universaliste qui musèle tout débat. Dans le domaine de l'alphabétisation, cet apolitisme s'accommode à merveille des relations binaires simplistes (du type analphabétisme/alphabétisation) qui obstruent la réalité. À l'analyse toutefois, on découvre qu'il s'agit plutôt d'un apolitisme de façade. Cette neutralité affirmée des institutions éducatives semble plutôt constituer un écran commode pour dissimuler les fonctions réelles d'intégration et d'adaptation sociales réalisées par ces institutions. En milieux populaires en particulier, le secteur de l'éducation semble être devenu un lieu privilégié d'occultation des contradictions sociales: l'école s'accommode fort bien de la contradiction entre la richesse et les potentialités initiales des enfants du milieu et la position socio-économique inférieure à laquelle l'école contribue à les "préparer" (on s'accommode si bien de cette contradiction... que l'on en oublie ou conteste le premier terme). Ici encore, le domaine particulier de l'alphabétisation n'échappe pas à la règle générale du système. Dans plusieurs projets, on vise à ce que les analphabètes parviennent à se "débrouiller": on a fait du plus bas commun dénominateur un objectif... maximaliste.
Nous allons examiner certaines composantes de pratiques d'alphabétisation qui, derrière une opacité de bon aloi, ne contribuent pas ou peu au développement culturel des populations qu'elles prétendent desservir.
L'alpha traditionnelle et l'alpha fonctionnelle
Au niveau des finalités éducatives, il y eut au cours des dernières années un effort de compréhension des fonctions réelles des activités d'alphabétisation Même si elle demeure inégale, cette réflexion conduit à une remise en cause des pratiques dominantes.
L'alphabétisation institutionnelle traditionnelle, en premier lieu, se révèle tellement étrangère et imperméable à la réalité vécue des analphabètes qu'elle est maintenant unanimement décriée. Pourtant sa persistance dans les manuels d'alphabétisation semble indiquer, en dépit des affirmations officielles contraires, qu'elle est encore dominante au niveau des pratiques. Cette situation reflète probablement le poids encore déterminant des traditions et de l'appareil scolaires sur les pratiques éducatives.
Depuis quelques années pourtant l'alphabétisation scolarisante traditionnelle aurait été remplacée par un type plus adaptée, plus moderne d'alphabétisation, l'alphabétisation fonctionnelle. Cette alphabétisation, nouveau genre, serait dans sa définition même plus pratique, plus orientée sur la réalité concrète des personnes analphabètes et sous-scolarisées. Jusqu'à présent pourtant les manifestations concrètes de ce courant ont été plutôt limitées au point qu'on est en droit de se demander s'il ne s'agit pas là d'une façade commode pour préserver le statu quo des pratiques traditionnelles-Même dans l'éventualité où elle se réaliserait telle qu'on la définit, ce courant nous paraît beaucoup trop axé sur une perspective d'intégration et d'adaptations sociales des analphabètes. Si l'alphabétisation se réduit à l'apprentissage des seules activités de lecture (et d'écriture) qui sont permises (imposées) par l'organisation sociale, ce serait ici encore adopter des perspectives intégratrices et réductrices. Pour être logique avec cette perspective, il faudrait favoriser l'apprentissage de la lecture au détriment de l'écriture parce que, dans la réalité quotidienne ainsi que l'a démontré notre enquête, les personnes analphabètes sont principalement appelées à lire... Adopter une telle orientation "fonctionnelle", c'est laisser les rapports socioculturels dominants imposer les paramètres de l'alpha: c'est par le biais de l'alphabétisation, intensifier la force de ces rapports. À ce sujet, il est d'ailleurs significatif que dans de nombreux pays, l'alphabétisation fonctionnelle s'intéresse principalement (quand ce n'est pas exclusivement) à l'intégration économique des "alphabétisant-e-s".
Il ne s'agit pas pourtant de nier ou mépriser la fonction nécessairement utilitaire essentielle de toute activité d'alpha (seules des personnes qui ont perdu le contact avec la réalité peuvent le faire). Il existe des besoins légitimes d'intégration sociale et l'alphabétisation doit contribuer à apporter réponse à ces besoins. Ce caractère "fonctionnel" de l'activité d'alphabétisation ne devrait toutefois pas prédominer au détriment de toute autre aspect; il devrait au contraire s'inscrire dans une perspective plus large, dans une perspective dynamique et critique d'adaptation sociale.
Aussi longtemps qu'elles ne seront pas plus systématiquement analysées, critiquées, dénoncées, ces pratiques d'alphabétisation continueront à entraîner la reconnaissance respectueuse du petit nombre qui s'alphabétisera, la mauvaise conscience de ceux qui échoueront ou abandonneront, la bonne conscience des alphabétiseurs et des planificateurs.
Les alphabétiseurs fonctionnels
Cette critique des finalités de l'alphabétisation demeure toutefois superficielle. On a mentionné plus haut que les finalités officielles sont parfois suspectes et qu'ainsi, les pratiques actuelles d'alpha sont peut-être beaucoup moins fonctionnelles qu'on le souhaite ou prétend. En fait le débat sur les seules finalités a peut-être comporté le désavantage de reléguer dans l'ombre les autres dimensions de la pratique de l'alphabétisation et les mécanismes par lesquels les finalités se réalisent. L'alphabétisation n'est pas scolarisante ou traditionnelle ou fonctionnelle par le seul effet d'une finalité officiellement décrétée, par le seul effet d'une décision administrative autoritaire d'un fonctionnaire: ce serait trop simple ! Les intervenant-e-s, la structure et l'organisation concrète des activités d'alpha concourent également à l'établissement des finalités, induisent un type particulier d'alphabétisation.
Les alphabétiseur-e-s représentent un élément important pour la réalisation de cette alphabétisation dominante. Dans une certaine mesure, par leur statut, par la définition de leurs tâches, par un ensemble de mesures, le système les a modelés à sa manière. Quand on affirme que l'alphabétisation est scolarisante, on pense spontanément à son effet sur les analphabètes, mais on oublie peut-être alors les effets produits chez les alphabétiseur-e-s qui passeront en institution plus de temps que les analphabètes. Aux analphabètes fonctionnels correspondent presque symétriquement des alphabétiseurs fonctionnels. Pour ces deux types d'individus, le système postule le minimum; le premier s'accorde au second et vice-versa. Les enseignant-e-s ont été formés, conditionnés, pour intervenir minimalement et cela, en accord avec un archétype pédagogique dominant (diffus, mais bien réel). On leur a trop souvent appris à fonctionner à vide. En alphabétisation, on peut faire des exercices, des conjugaisons, apprendre des règles (au demeurant bien souvent inutiles), sans jamais voir poindre la vraie vie à l'horizon. Car les frontières (horizons) pédagogiques se sont rétrécis à la dimension de la classe, de l'atelier ou de l'institution.
Les rôles de tout un chacun sont prédéterminés selon un archétype pédagogique dont on peut difficilement dévier: chacun ("l'enseignant~e" comme "l'enseigné-e"), l'espace de quelques heures par semaine, entre dans la peau de son personnage et c'est ainsi que se tisse une relation pédagogique insignifiante. Ce qui est en aval et en amont du processus "éducatif", la vie et la situation des analphabètes et leur milieux: autant d'éléments qui ne concernent pas les enseignant-e-s Les analphabètes sont priés de laisser au vestiaires leur réalité globale et de ne s'introduire en salle de cours qu'avec leur composante technique (l'ignorance du code) alors que les alphabétiseur-e-s y pénétreront auréolés de leur connaissance du code normatif. Ignorance et connaissance, pôle négatif et pôle positif, le noir et le blanc: relation univalente.
Il n'y a pourtant pas matière à se surprendre. Sous d'innombrables aspects, les enseignant-e-s sont coupés du milieu où ils interviennent: par leur scolarité (dé-formation) bien sûr, mais aussi par leur langage, par leurs activités socio-culturelles particulières, par leur lieu de résidence - sans parler des préjugés sociaux qui ont cours sur les analphabètes, les milieux populaires, les chômeurs, les assistés-sociaux, les immigrants, etc. Les enseignant-e-s ont souvent incorporé inconsciemment une vision étriquée (négative) des milieux populaires: "Qui veut peut" concluait récemment un atelier d'enseignant-e-s en milieux défavorisés. Au mieux, on sera condescendant, parternaliste. On a appris à regarder sans voir, à parler sans rien dire, à communiquer sans échanger, à intervenir sans agir, selon un archétype pédagogique à ce point imprégné, ancré dans les esprits qu'il apparaît comme le seul modèle d'intervention possible: comme la façon naturelle d'agir.
Le problème n'est pas au niveau de la personnalité intrinsèque des alphabétiseur-e-s. Bien au contraire, les enseignant-e-s en alphabétisation manifestent généralement beaucoup de bonne volonté, font preuve d'un "dévouement" exceptionnel. Plusieurs établissent (à l'intérieur du cadre préalablement fixée) des relations chaleureuses avec leurs participant-e-s. Ce qui est difficile, c'est de se dégager du rôle assigné et que l'on a intériorisé. Les capacités intellectuelles des enseignant-e-s sont chroniquement sous-utilisées par rapport à leurs capacités. Depuis des années (on le leur inculque souvent dès les programmes de formation initiale), on n'attend pas d'eux qu'ils réfléchissent, mais plutôt qu'ils fonctionnent. Comment leur reprocher de considérer l'analphabétisme de façon individualisée, isolée- sans être en mesure de resituer ce phénomène dans son contexte plus global - lorsque le seul contact qu'ils ont avec les analphabètes, c'est la période hebdomadaire d'enseignement dans le cadre aseptisé de l'institution?
Le système
Le développement du système d'éducation a introduit une division du travail qui s'apparente à celle que l'on connaît dans l'industrie et qui a pour effet de fragmenter, de parcelliser les "tâches" à accomplir. Le cadre général de l'alphabétisation, de l'éducation des adultes est devenu à ce point complexe, qu'il échappe au pouvoir individuel de la plupart des intervenant-e-s. La planification des activités, le recrutement des analphabètes, puis l'engagement des alphabétiseurs, le choix des techniques et des manuels, etc. autant d'opérations atomisées et pré-déterminées. Le lieu physique des activités est souvent une négation du milieu social où il est implanté. Le seul contact entre le milieu social et l'institution se limite souvent aux seuls individus qui fréquenteront l'activité: pour les désigner, le système a généralement recours à l'expression "la clientèle analphabète": au centre d'achat des denrées éducatives, on n'attendra pas des alphabétiseur-e-s - à l'instar des vendeurs - qu'ils établissent une relation globale avec leur "clientèle", le contrat se limite au domaine "technique" de l'apprentissage "technique" de la lecture et de l'écriture.
C'est par les "idées" qui ont cours dans la société, par toutes les modalités organisationnelles du système d'éducation, par l'ensemble de ses différentes composantes matérielles et humaines, que ce modèle dominant s'impose presque naturellement, apparaît comme une nécessité naturelle alors qu'il est en fait socialement produit.
L'ensemble des intervenant-e-s sont devenus les prisonniers plus ou moins conscients ou consentants d'un système qui impose ses relations. Les alphabétiseur-e-s ont été ravalés au rang de techniciens du développement du statu quo, du renforcement des rapports de domination idéologique. Pour leur part, les analphabètes qui s'inscrivent aux activités d'alphabétisation acceptent aussi ces règles du jeu. L'alphabétisation vient souvent confirmer l'image négative d'eux-mêmes que la société leur renvoyait. En alpha, "qui s'instruit s'humilie". Qui s'instruit, se déprécie.
Évidemment, l'ensemble de ce système, de ce processus n'est pas, à première vue évident. Toute la difficulté, c'est précisément de rendre conscient ce qui ne l'est pas, de rendre évident ce qui se produit diffusément, de façon ambiguë. Le "système" se révèle être une casse-tête où il est bien difficile de modifier des pièces particulières.
Pour ce dégager du modèle dominant, certains ont par exemple planifié des interventions d'alpha à l'extérieur du cadre scolaire. On a vite pris conscience qu'à elle seule, cette mesure était insuffisante pour s'affranchir du modèle scolaire. On ne se dégage pas non plus du modèle dominant qu'en modifiant le contenu des finalités qui sont officiellement assignées aux activités. C'est l'ensemble du système avec l'ensemble de ses composantes qui posent problème. Si l'on veut dégager l'alphabétisation de la logique sociale dominante, c'est tout le système et les rapports que celui-ci induit qu'il importe de modifier.
Pour être efficace, toute modification réelle des finalités devrait être accompagnée de modification conséquentes au plan organisationnel et structurel. En conséquence, une des conditions essentielles pour pouvoir intervenir différemment, c'est de pouvoir profiter (localement) d'un espace d'autonomie suffisant. Or, dans le domaine de l'alphabétisation cette possibilité existe depuis quelques années: dans le réseau des institutions volontaires, mais aussi dans celui des commissions scolaires où le secteur alpha est sujet à des contraintes beaucoup moins rigides que pour les autres domaines de l'éducation des adultes. Il existe donc un espace réel qui pourrait être investi, de nombreux interstices qui permettraient d'expérimenter des pratiques réellement différentes.
Paradoxalement, cet espace est peu utilisé pour agir différemment. Cela illustre bien la force du modèle: il est "dominant" dans la structure, dans l'organisation, mais aussi dans les mentalités: il domine les actions quotidiennes Pour se sortir du modèle dominant, il faudra non seulement modifier l'organisation et la structure des pratiques, il faudra encore s'en sortir Idéologiquement en transformant les perspectives et les mentalités.
En dépit des difficultés nombreuses, il y a possibilité de développer des alternatives nouvelles, d'opérer un changement radical non seulement au niveau du discours, mais au cœur même des pratiques. L'identification des obstacles demeure une tâche importante (une nécessité préalable) dans la mesure où elle indique en creux des champs à investir, des actions à mener. Ainsi, plutôt que d'isoler les activités de lecture et d'écriture, il convient de les situer dans le contexte qui les fonde. Face à l'apolitisme prétendu de l'alphabétisation institutionnelle dominante, à l'encontre de sa neutralité de façade, il faut opposer et développer une alphabétisation socialement engagée et qui cherche a promouvoir des nouvelles pratiques (individuelles et collectives) de lecture et d'écriture.
Dans les pages qui suivent, nous allons esquisser certaines dimensions de cette alphabétisation alternative.
Une alpha populaire plus globale
Alors que l'alphabétisation institutionnelle s'avère trop souvent sectorielle, techniciste, fragmentaire, réductrice, univoque, des pratiques alternatives d'alphabétisation seraient marquées par une perspective beaucoup plus globale.
Cette approche plus globale se manifesterait en premier lieu au niveau de la conception même et de l'analyse du phénomène (nous y reviendrons à la fin du texte). Elle se manifeste par un refus des sectorisations à outrance (hommes/ femmes, travailleurs/assistés sociaux, urbains/ruraux, etc) qui, dans bien des cas, contribuent plus à obscurcir qu'à éclairer la réalité. L'effort de compréhension générale du phénomène de l'analphabétisme doit être développé. Établir les liens entre les aspects "alphabétiques" et les aspects "non-alphabétiques" de la réalité des analphabètes, resituer l'analphabétisme et les analphabètes dans leur cadre social, économique, politique, linguistique: voilà autant d'orientation fondamentales qui caractérisent les approches alternatives.
Cet élargissement se répercute nécessairement au niveau de la pratique. Les efforts pour transgresser le cadre mental étroit des ateliers ou classes d'alpha s'avèrent tout autant nécessaires que difficiles. Cela implique parvenir à se dégager d'une certaine "science pédagogique" qui, par exemple, a stéré-lise l'activité linguistique dans les ateliers, qui l'a dissociée de l'activité quotidienne réelle des participant-e-s. Plutôt que s'en abstraire, la pratique d'alphabétisation doit littéralement se connecter à la vraie vie. De toute façon, les effets de pratiques d'alpha même officiellement neutres et techniques débordent toujours l'espace technique où on tente de les confiner ; les pratiques d'alpha, on le constate de plus en plus, sont susceptibles de produire des effets non seulement sur l'utilisation de la langue écrite, mais aussi sur l'utilisation de la parole, sur les activités de communication en général, sur les rapports des individus avec les autres comme par rapport à eux-mêmes, etc. Dans ces conditions, mieux vaut retirer les œillères andragogiques pour se préoccuper effectivement de cette réalité globale et cela, sans diluer la réalité particulière de l'analphabétisme au point de faire perdre à l'alphabétisation sa spécificité.
L'établissement de tels liens constitue d'abord une exigence interne pour permettre une ouverture réelle du contenu des pratiques d'alpha aux diverses dimensions de la réalité sociale des analphabètes. Mais l'établissement de tels liens représente également une exigence pour le développement d'un mouvement social populaire dont l'essor est tributaire de l'existence d'activités dans de nombreuses facettes de la vie des milieux populaires: lutte contre les oppressions sociales, politiques, économiques, culturelles (linguistiques), etc. C'est dans la mesure où les "contre-lieux" de pouvoir et de savoirs s'arriment les uns aux autres que le mouvement général se développe. Il ne s'agit pas d'homogénéité les pratiques et encore moins de hiérarchiser les divers fronts: les rapports doivent au contraire, tout en développant des convergences, respecter la spécificité de chacun des secteurs d'interventions. Enfin, en se liant ainsi à celles et ceux qui, en milieux populaires, réclament et/ou occupent plus de pouvoir, les pratiques d'alphabétisation élargiront d'autant leur impact social.
En premier lieu, cette ouverture de l'alpha se révèle en opposition avec un certain courant isolationniste pour qui la nature toute particulière de l'analphabétisme en fait un problème presqu'exclusif. On prétendra isoler les analphabètes de tous les autres qui ne le sont pas. On voudra aussi, par exemple, dissocier les sous-prolétaires (les "classes impopulaires") où se retrouvent en grand nombre les analphabètes de la classe ouvrière (où se retrouvent plutôt les analphabètes fonctionnels). On distinguera également
les analphabètes purs des analphabètes fonctionnels et puis, pourquoi pas,des analphabètes volubiles par rapport aux analphabètes silencieux... En fait, ce processus de fragmentation, de division "alphabétique" et sociale se manifeste souvent de façon plus subtile, mais ses effets n'en sont pas moins réels. C'est ainsi qu'on ne se préoccupera que de la dimension linguistique des problèmes tout en ignorant leurs aspects sociaux; ou encore, on prétendra que l'alphabétisation doit se limiter à la "pré-conscientisation" ou qu'"il-faut-d'abord-leur-apprendre-à-lire-et-puis-après-on verra": en réalité cette façon de reporter ultérieurement s'avère un moyen commode pour évacuer le problème de l'ouverture des dimensions de l'alpha, car l"après"ne se réalise jamais.
Cette alphabétisation globale et socialement engagée doit aussi se démarquer d'une alphabétisation conscientisante réductrice d'une alpha "militante" (militaire!) où l'on encadre les esprits et où on souffle les bons mots. On enseigne à lire et à écrire en déterminant ce qu'il faut lire, écrire, dire et penser... D'une certaine façon, il s'agit d'une nouvelle forme de fragmentation du réel, d'œillère idéologique. L'inversion symétrique n'est pas une solution: substituer l'alpha conscientisante à l'alpha scolarisante représente un procédé aussi stérile que stupide.
Dans la perspective d'une pratique plus démocratique de l'alphabétisation, les intervenant-e-s ne doivent pas chercher à imposer autoritairement leurs conceptions socio-politiques. La tâche prioritaire, c'est plutôt de permettre aux participant-e-s d'explorer et d'exprimer leurs réalités, de développer leur conscience du réel et d'eux-mêmes. S'il doit y avoir conscientisation, c'est à ce niveau essentiel (et profondément subversif) qu'il doit se situer. On oublie souvent que la connaissance, c'est une forme fondamentale d'action et que l'alphabétisation peut contribuer à induire des modes nouveaux de connaissance, des modes nouveaux de relation au réel.
Une alphabétisation marquée par les expérimentations
Au niveau des pratiques concrètes, cette approche sociale et globale de l'alphabétisation devrait être caractérisée par la souplesse, la recherche et la créativité. À un moment où peu de voies ont encore été explorées, les alphabétiseur-e-s devraient envisager leur intervention comme autant d'expérimentations avec tout ce que cela comporte d'initiatives, mais aussi d'exigences. Cette liberté et créativité devraient particulièrement se manifester dans ce qui est au cœur de l'alpha: la langue et son rapport au réel. Cette alpha devra être fonctionnelle, pratique, répondre à des besoins sociaux concrets et immédiats, mais en même temps, elle ne se limitera pas aux pratiques de lecture et d'écriture socialement imposées: elle s'engagera dans le sens d'une appropriation de ces outils culturels que sont la lecture et l'écriture, elle développera des usages nouveaux, elle s'initiera aux mots (et à la réalité) des analphabètes. Pour y parvenir, il faudra nécessairement partir pour l'inconnu, faire sauter les contraintes (sur celles qui sont intériorisées en nous-mêmes), établir une communication véritable avec les analphabètes et leur milieu. Sans que cela soit exhaustif, on peut déjà mettre en lumière d'autres aspects de cette alphabétisation alternative.
Les nouvelles pratiques d'alphabétisation, sont susceptibles de développer et d'enrichir les pratiques linguistiques des milieux populaires sur la base de leur culture particulière. Mais ceci doit se réaliser sans flagornerie ; en mettant en œuvre les moyens et apports nécessaires pour compenser les déficiences réelles d'un langage populaire depuis longtemps encadré, asservi, refoulé.
En dehors des pratiques "régulières" d'alphabétisation, on pourrait également expérimenter des activités plus différentes. Nous pensons par exemple à la mise sur pied d'"ateliers d'écriture" centrés sur des pratiques (collectives et/ou individuelles) d'initiation à l'écriture. Dans le cadre de tels ateliers, on pourrait non seulement produire des textes, mais aussi les imprimer, les éditer, les diffuser. L'expérience de la revue Écrire pour la première fois, du Regroupement des groupes populaires en alphabétisation illustre les possibilités considérables de pratiques sociales inédites de la lecture et de l'écriture.
Dans la mesure où l'on saura expérimenter de nouvelles fonctions sociales pour l'écriture, on pourra développer des pratiques d'écriture qui permettent de conserver l'expérience de vie des classes populaires, leur histoire, leurs luttes, leurs savoirs, leurs angoisses et leurs façons d'être.
Si l'on veut que les pratiques alternatives d'alphabétisation s'inscrivent dans un mouvement social plus large, ces activités devront devenir endogènes au milieu. Jusqu'à présent, cette question a pu paraître secondaire pour plusieurs. Quelques organismes s'en sont pourtant préoccupés en expérimentant des formes de gestion où les participant-e-s sont impliqués. Il nous semble toutefois que les dimensions de cette participation populaire ont été jusqu'à présent peu explorées et, à plusieurs égards, cette participation peut sembler plus formelle que réelle.
Ce problème de la gestion des activités d'alpha paraît importante dans la mesure où l'on ne veut pas reproduire le contexte de passivité réservée aux analphabètes
qui caractérise l'alphabétisation institutionnelle. Évidemment, en évoquant la place des analphabètes dans la gestion de l'alpha,on ne peut éviter la question de la place des intervenant-e-s en alpha et le risque de domination administrative, idéologique et intellectuelle par ces derniers.Les intervenant-e-s en alphabétisation ne pourront avoir d'action significative que dans la mesure où ils admettent les limites de leurs connaissances et la nécessité impérieuse de se mettre à l'écoute (à l'école) des milieux populaires. Ils doivent s'efforcer de sortir des lieux communs sur les analphabètes, l'analphabétisme et l'alphabétisation en s'efforçant d'abord de comprendre la réalité du mi li eu.
Il leur faudra ensuite retrouver les perspectives et le sens d'une relation avec le milieu. Aux relations vides et insignifiantes de l'alphabétisation institutionnelle, les alphabétiseur-e-s doivent substituer des relations significatives. Il leur faut parvenir à établir avec les analphabètes une véritable communication, des échanges authentiques signifiants et bi-directionnels. Ceci impliquera d'accepter que les analphabètes puissent dire des choses qui, aux yeux de l'intervenant-e-s, n'apparaîtront pas "correctes", ceci impliquera être disposer à échanger avec les participant-e-s sur la base de leur expression de leur état de conscience, etc.
Ici, encore, il ne s'agit pas d'inverser symétriquement les postulats de l'alphabétisation institutionnelle en niant la responsabilité spécifique des alphabétiseur-e-s. Ceux-ci ont des connaissances et des ressources que ne possèdent pas ou peu les analphabètes, mais ces derniers ont à leur tour des savoirs, une culture, une expérience de vie que n'ont généralement pas les alphabétiseurs. Dans un processus d'alphabétisation populaire, ces savoirs et connaissances devraient non pas s'exclure mais s'additionner.
De part et d'autre, l'échange sera donc exigeant. Il impliquera des alphabétiseur-e-s en particulier, un engagement global auquel une certaine pratique professionnelle ne les a pas habitués.
L'activité de recherche devrait être présente au plan interne dans toutes les interventions en alphabétisation. Dans le cadre de l'enquête présenté au début de ce texte, nous nous sommes interrogés sur les pratiques de lecture et d'écriture des analphabètes. Peut-être aurait-il valu la peine de procéder à une enquête analogue pour les intervenant-e-s en alphabétisation. On peut raisonnablement se demander si les résultats d'une telle enquête nous auraient révélé une pratique de lecture et d'écriture vraiment (qualitativement) différente de celle qui est socialement imposée aux analphabètes? Pourquoi, jusqu'à présents, les alphabétiseur-e-s ont-ils si peu "dit" et "écrit" (décrit) leurs pratiques d'alphabétisation? Est-ce parce qu'il n'y a rien à en dire? ou parce qu'on éprouve beaucoup de difficultés à écrire quelque chose qui soit significatif? Les alphabétiseur-e-s doivent, eux aussi, apprendre à lire et à écrire, à dépasser la pratique de lecture et d'écriture au jour le jour qui leur est socialement imposée dans leur pratique professionnelle; les alphabétiseur-e-s doivent d'abord s'appliquer à eux-mêmes les grands objectifs de l'alphabétisation (développement de l'expression, de la pensée, de la conscience, etc.) qu'ils formulent à l'intention des analphabètes.
Les intervenant-e-s en alphabétisation doivent aussi apprendre à trouver et à choisir les mots pour dire ce qu'ils ressentent, ce qu'ils constatent, ce qu'ils vivent, ce qu'ils découvrent. Il leur faut aussi découvrir les façades, les niaiseries et les menteries (celles que l'on présente aux autres et celles que l'on se dit à soi-même). Pendant la compagne d'alphabétisation du Nicaragua, on demandait aux alphabétiseur-e~s d'inscrire dans un cahier ce qui se produisait, de prendre note des éléments dynamiques de culture populaire des analphabètes. Dans l'atelier d'alpha, il y a tant de choses qui se déroulent sous nos yeux et que pourtant l'on ne voit pas...
Les recherches locales, liées à l'action, ne devraient pas être exclusivement empiriques. Une telle activité de recherche implique également pour les inter-venant-e-s une pratique de lecture. Il faut savoir profiter des apports théoriques qui ont été développés par d'autres - par exemple dans le domaine de la linguistique, de la sociologie, de la psychanalyse.
Pour qu'elle puisse effectivement se réaliser, cette activité de réflexion et de recherche doit être spécifiquement et adéquatement planifiée. Trop souvent le temps de recherche est-il sacrifié au profit tâches organisationnelles qui apparaissent prioritaires: "recherche" de financement, "recherche" d'analphabètes, production de matériel, etc. Cela s'explique peut-être également par le fait que l'activité de réflexion/ recherche est mal intégrée à l'action proprement dite. Il y aurait tout lieu de développer des modèles d'intervention où l'action et la réflexion s'alimenteraient mutuellement.
Au niveau des recherches générales en alphabétisation, les perspectives générales ne devraient pas être sensiblement différentes de celles que nous avons esquissées pour les organismes locaux d'alphabétisation. Il existe trop de recherches descriptives ou technicistes qui se révèlent non-explicatives, a-historiques. Toute recherche devrait permettre de resituer les objets d'analyse dans leur perspectives plus globales.
Les champs d'application des recherches générales ou plus formalisés sont très vastes: il y a, bien entendu tout le domaine méthodologique- mais les recherches et productions dans ce domaine devraient s'inscrire dans des perspectives authentiquement pédagogiques. Surtout, cette activité générale de recherche devrait approfondir les contradictions qui traversent le champ de l'alphabétisation; elle devrait contribuer à développer la connaissance des milieux analphabètes; elle devrait permettre de jeter un regard critique sur les pratiques (plutôt que de les cautionner), etc. Enfin elle pourrait explorer des domaines qui, jusqu'à présent, demeurent mal connus. Nous pensons par exemple aux cultures et aux pratiques linguistiques des milieux populaires.
Pour qui ouvre le couvercle de l'analphabétisme, tout un univers complexe, insoupçonné, mais réel s'offre à ses yeux. Cette enquête sur les activités de lecture et d'écriture des analphabètes aura constitué le point de départ d'une incursion dans un univers peu familier à qui se confine dans la sphère physique et mentale de l'alphabétisation institutionnelle.
Un économiste américain mettait en garde contre le danger de déterminer le diagnostic en fonction et à partir du remède que l'on possède:"Nous possédons le vaccin, donc le malade a la variole". L'alphabétisation ne fait pas exception. L'activité éducative a peut-être été trop souvent définie à partir des connaissances et ressources des institutions et des enseignant-e-s au détriment des savoirs et potentialités des populations analphabètes et de leurs milieux.
Ce texte constituait un effort pour inverser ce processus.
L'analphabétisme, l'analphabétisme fonctionnel, un certain alphabétisme (fonctionnel) sont en situation de symbiose avec la pauvreté, la marginalité, l'exploitation. L'alphabétisation pourrait contribuer à dépasser ces pratiques limitées de lecture et d'écriture auxquelles les populations analphabètes sont socialement assujetties.
Évidemment aucune activité d'alpha ne pourra, à elle seule, modifier fondamentalement les rapports sociaux qui induisent les analphabétismes. Mais elles peuvent constituer des ruptures dans l'ordre établi des pratiques. Et elles pourraient occasionner des brèches dans la carapace du statu quo inégal.
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Ces textes ont été rédigés au cours des 4 dernières années par des participant-e-s aux ateliers d'alphabétisation du Carrefour. Plusieurs textes ont été rédigés collectivement.
Ces écrits ont été produits dans le cadre du travail sur les thèmes concernant certains aspects de la vie des participant-e-s. Habituellement, le travail d'écriture à partir d'un thème se réalise à la suite d'une discussion ou de la projection d'un document audio-visuel. Pour la plupart, les textes collectifs ont été rédigés au terme de la réflexion collective.
Pour les textes collectifs, il y avait entente pour que ceux-ci reflètent à la fois l'expression de chacun-e des participant-e-s et l'opinion générale du groupe. Après une première rédaction, les écrits étaient parfois revus par le groupe ou par l'auteur individuel avec la collaboration de l'animatrice. Dans tous les cas, cette intervention se limitait à la forme, les participant-e-s désiraient que leurs textes soient rédigés sans «fautes de français».
Nous avons regroupé les textes par thèmes et ajouté des titres quand il n'y en avait pas.
Tirés à part, ces écrits seront utilisés pour la lecture dans les différents ateliers.
Nous avons déjà constaté, le grand intérêt des participant-e-s à lire des textes qu'ils avaient eux-mêmes produits ou qui avaient etc. produits par des participant- e-s des autres ateliers. Déjà lorsque nous retournions aux participant-e-s la copie dactylographiée de leurs écrits, le groupe manifestait sa satisfaction. Lors du tournage du vidéo sur notre expérience d'alphabétisation, des participant-e-s ont lu publiquement des textes qui avaient été composés collectivement: cette lecture fut grandement appréciée par l'auditoire. Enfin quelques-uns des textes qui suivent ont été publiés dans la revue Écrire pour la première fois qui rassemble exclusivement des textes produits par des participant-e-s des ateliers d'alphabétisation à travers le Québec; cette revue est publiée par le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation.
Dès la reprise de l'expérience d'alphabétisation en 1978, une attention particulière avait été accordée à l'expression orale et écrite des participant-e-s et, dans le document L'alphabétisation à repenser, nous avions explicité notre démarche. Au terme de quelques années d' expérimentation et après avoir rassemblé certains des textes produits dans les ateliers, il nous semble que nous n'avons réalisé qu'une première incursion dans le champ de l'expression (individuelle et collective) des participant- e-s. La pratique a confirmé la justesse de la ré-orientation de 1978, mais, rétrospectivement, il appert que d'autres voies fécondes restent à explorer.
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Pointe St-Charles est un quartier populaire, un quartier où vivent des travailleurs-euses, des assistés sociaux, des personnes âgées, des familles monoparentales. C'est un quartier où on habite de génération en génération. C'est un quartier où il y a beaucoup de possibilités de s'organiser pour voir nos problèmes, mieux mener nos luttes et changer nos conditions de vie. Ces changements, on ne les fera pas tout seuls: c'est avec des travailleurs d'ailleurs, des syndicats, des travailleurs immigrants, des intellectuels... qu'il y aura un vrai changement.
Pour être en santé, il faut avoir un travail selon nos capacités et nos forces. Avec un bon salaire, on peut avoir un logement convenable, acheter une nourriture saine, être capable de se payer des vacances, nous habiller, faire instruire nos enfants... Mais dans un quartier comme chez nous, tout cela n'est pas possible.
Un bon nombre de logements sont mal isolés, froids, pas bien entretenus par les propriétaires et souvent trop petits pour les familles nombreuses. De plus, l'électricité n'est pas adéquate d'où les risques d'incendie. Les logements à une sortie sont encore trop nombreux. Ces conditions de logements influencent directement notre santé: stress, fatigue, nervosité, dépression, grippes, pneumonies, complications de toutes sortes.
Avec le salaire qu'on gagne et le Bien-être qu'on reçoit, il est impossible de bien se nourrir, les légumes et les fruits sont peu nombreux et très chers, de même pour la viande. On connaît peu les poissons et les légumineuses et on en mange presque jamais.
Chez nous, il y a beaucoup de gens qui n'ont pas d'instruction. Dans ce temps-là, les familles étaient nombreuses, les salaires étaient bas, la misère était grande, alors il fallait aller travailler pour aider nos parents. L'école obligatoire, c'était tellement nouveau! Des fois, celui qui montrait le plus d'aptitudes était pris en charge par une "sœur" ou un "frère": il avait la chance d'aller à l'école. De même, pour les plus jeunes des familles.
Les conditions économiques, (par exemple: pas assez de vêtements, de bottes, de souliers pour tous les enfants) nous empêchaient d'aller à l'école. De plus, ça coûtait cher: il fallait payer les livres. Pour une fille, ce n'était pas important de s'instruire. L'important, c'était d'apprendre à laver les couches, prendre soin des enfants, de la ma i son...
Notre école, c'était la maison. Les maladies contagieuses étaient nombreuses et les enfants étaient placardés (mis dans des chambres noires). De plus, les conditions de logement (froid, grandeur...), les problèmes de toutes sortes (alcoolisme, manque d'argent, le "gambling", les chicanes de ménage, le peu d'importance accordé aux enfants...), tout cela influençait notre vie d'enfant à l'école ou à la maison.
Avec tous ces problèmes, pourquoi tenons-nous à vivre à la Pointe? Pointe-St-Charles est un quartier chaleureux où il y a beaucoup de fraternité. Les gens s'entraident beaucoup* Ils sont simples, faciles d'approche, sympathiques, généreux et ouverts aux autres. C'est un quartier où il y a beaucoup de moyens pour prendre conscience de nos problèmes, pour s'organiser dans nos luttes. Des citoyens aidés par d'autres, ont mis sur pied des organismes: la Clinique communautaire, le Carrefour d'éducation populaire, le Comptoir alimentaire, les Camps familiaux, la Clinique juridique, le Comité des assistés sociaux, le Comité logement, L'Éclaircie, Madame prend congé, autant d'organismes pour développer notre solidarité et pour s'en sortir!
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J'aime travailler pour faire des crayons pour passer le temps. Les heures sont pas longues, seulement 35 heures par semaine. Je travaille pour payer mon transport, mes repas, pour mettre de l'argent à la banque pour plus tard. Je veux payer mon loyer quand je serai seul.
* * *
J'aime le travail et le mien est très intéressant. Je suis camionneur. J'achète de la marchandise que je revends. Je fait aussi du transport pour d'autres personnes, ça me permet de voyager et de voir beaucoup de monde.
* * *
Je suis responsable d'un organisme populaire qui a pour objectifs:
regrouper du monde;
échanger ensemble afin que les gens connaissent les organismes du quartier.
* * *
Moi, j'aime mon travail à l'hôpital, sauf que je m'ennuie avec ma compagne, parce qu'elle parle "anglais".
* * *
Je travaille dans une compagnie d'assurances où je fais du classement.
* * *
Je suis maître-éclusier à St-Lambert. Je dois vérifier les navires qui passent à la première écluse. C'est la vérification à la première écluse qui est importante: je vérifie les tirants d'eau avant et arrière et aussi je vérifie si le navire est bien équipé pour passer aux autres écluses. C'est moi qui suis responsable des navires qui passent a l'écluse de St-Lambert.
* * *
J'aime travailler comme aide-laitier parce que je vois beaucoup de gens, mais ce n'est pas payant.
J'aime travailler pour gagner de l'argent, pour faire une vie convenable et acheter ce que j'ai besoin. J'aime avoir des bonnes conditions de travail: être bien payé et être en sécurité.
* * *
Pour moi, c'est important de travailler à l'extérieur pour mon épanouissement et ma santé morale. Comme je ne suis pas obligée de travailler à l'extérieur,j'ai la chance de choisir mon travail. C'est aussi important d'avoir de bonnes conditions de travail. De bonnes conditions de travail pour moi, c'est de pouvoir travailler en équipe, partager les tâches selon nos capacités, pouvoir se faire des critiques constructives pour s'améliorer. Ce n'est pas juste pour l'argent que je travaille, c'est pour ma dignité!
* * *
On travaille pour gagner de l'argent, pour mieux arriver dans le budget. Quand quelqu'un aime beaucoup le travail qu'il fait, ça lui change les idées. Quand on est malade, on ne peut pas travailler.
* * *
Travailler, c'est important car le système du corps travaille, ça fait réfléchir et c'est la vie qui veut ça. On travaille pour nourrir les enfants, la mère et le père. Je suis chanceux, j'ai de très bonnes conditions de travail. L'homme est fait pour travailler dur et les femmes ne peuvent pas accomplir le travail de l'homme. Je suis d'accord pour que les femmes gagnent le même salaire que les nommes dans les bureaux ou d'autres tâches. Travailler, ça me donne une satisfaction de fierté et un sentiment d'être heureux quand mon travail est bien fait et mon équipe heureuse. J'ai une grande satisfaction car j'aime le travail bien fait.
* * *
Moi, je travaille pas parce que je suis malade. Je voudrais travailler si j'étais capable mais mon état de santé ne me le permet pas. Je voudrais travailler pour gagner de l'argent, parce que je pourrais vivre mieux.
La santé, c'est très important. Si je suis malade demain et pour plusieurs jours et que je n'ai pas de syndicat pour m'appuyer, je vais perdre mon emploi. Le patron, lui n'est pas malade, il prend des vacances dans le sud. Si je suis trop longtemps absent, je serai mis dehors et je ne peux pas perdre mon emploi.
* * *
Les "shifts" nous dérangent le système.
* * *
Mon mari gagne $212.00 par quinze jours; je n'arrive pas avec le salaire minimum.
* * *
La santé des travailleurs est menacée par les risques qu'on prend: (avoir les deux pieds dans l'eau si on travaille à la voirie) par le bruit, la fatigue, les heures longues à être debout, la tension, la chaleur, les cadences, l'effort physique, les distractions...
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Le travail, c'est très important pour moi. Il faut de l'argent pour vivre, pour payer le loyer,pour acheter de la nourriture. J'aime travailler mais pas quelque chose de fatiguant pour travailler plus longtemps. J'aimerais travailler dans une manufacture où il y a un syndicat, pour avoir un meilleur salaire et la sécurité d'emploi.
* * *
Mon travail à moi consiste à faire de la couleur pour les peintures d'automobiles et de camions. C'est un travail qui n'est pas dur mais qui est malpropre. Pour la santé, ce n'est pas meilleur, car je respire des produits chimiques à longueur de journée. Le salaire n'est pas fameux, car le coût de la vie augmente je n'ai pas de syndicat pour me protéger. Je peux être mis à la porte demain, car je n'ai pas de fonds de pension, de congés de maladie, et je n'ai qu'une faible augmentation une fois par année.
L'assurance-chômage est un droit des travailleurs. Dans la vie, il y a des gens qui ne veulent pas travailler mais ils sont des exceptions. D'autres ne peuvent travailler: les gens malades, les retraités(es), de 60-65 ans, les jeunes "retraités" de ^0 ans que les compagnies ne veulent plus engager, les gens qui ont peu d'instruction, les handicapés, les ex-prisonniers...
Quand on a quitté notre emploi, ou qu'on est mis à la porte, on est obligé d'attendre trop longtemps pour avoir notre premier chèque d'assurance-chômage. Eux les fonctionnaires pensent qu'on a assez d'argent pour se rendre jusqu'aux six ou huit semaines, quand c'est pas plus. Pendant ce temps-là, il faut faire vivre la famille, payer le loyer, le chauffage, le téléphone, la nourriture ou aller quêter aux œuvres de charité (St-Vincent de Paul). Faut pas que t'aies peur d'aller là. C'est humiliant.
L'assurance-chômage, c'est un droit, ça nous appartient, on l'a payé. C'est injuste: avec leurs paperasses à remplir, les jobs qu'il faut chercher, ils essaient par tous les moyens de nous couper. En plus ils nous choisissent les jobs.
C'est pour ça qu'on dit que l'assurance-chômage, c'est une loi qui se moque de nous autres.
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Les employés sont sur le travail. Ils essayent de faire leur travail aussi bien que possible. On a une responsabilité au travail. Un employé bien payé est plus intéressé que celui qui a un petit salaire. Un travailleur bien payé est moins intéressé à jouer ou à voler la compagnie.
Travailler, c'est bien fatiguant, surtout au salaire minimum. Au travail, on a tous une tâche à faire, il faut faire des journées complètes sans avoir d'accident. Quand on travaille, on est sur des machines dangereuses et si on ne fait pas attention, on a des accidents.
Après sa journée finie, un ouvrier est content de s'en aller à la maison. Un bon repos dans la soirée et le lendemain, on recommence à travailler: ça, c'est pas drôle!
Ceux qui vivent sur le Bien-être social ne reçoivent pas assez pour arriver.
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Ceux qui veulent travailler, qui ne sont pas malades, sont capables de trouver de l'ouvrage.
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Quand un assisté social a fini de payer son loyer, le téléphone, le chauffage et l'électricité, il n'en reste pas assez pour la nourriture et les vêtements.
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Ceux qui n'ont pas d'amis ou de parenté pour les aider sont malchanceux.
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Après avoir vu les chiffres du Bien-être, je pense que les assistés sociaux ont de la misère à arriver.
À cause du manque d'instruction
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Parce que certains ont des casiers judiciaires.
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Parce que plusieurs n'ont pas une bonne santé.
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Parce qu'il manque d'ouvrage.
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Il y en a qui ne sont pas assez vaillants.
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Être une femme, c'est une responsabilité. Il y a plusieurs années, il fallait obéir à son mari, avoir des enfants et faire "son devoir conjuguai", rester à la maison, aller à l'église, faire 50 métiers: cuisinière, laveuse, garde-malade, repasseuse, bonne à tout faire et surtout ne pas sortir. Aujourd'hui, on se transforme graduellement, on pense que l'homme et la femme peuvent se parler, s'expliquer, décider ensemble. On pense qu'on peut choisir d'avoir ou de ne pas avoir des enfants. On peut avoir la foi sans aller à l'église. On pense qu'on peut faire partager les "50 métiers" avec la famille. On pense que les femmes peuvent étudier, choisir le métier qu'elles veulent.
De nos jours, la femme est plus au courant. Elle commence à se déniaiser. Elle sort plus souvent. Elle se renseigne. Elle est plus indépendante, donne plus son idée, prend plus ses droits.
De plus en plus, la femme est obligée d'aller travailler à cause du coût de la vie: on ne peut plus joindre les deux bouts mais ça cause beaucoup de problèmes: comme on n'a pas de garderie, il y a le problème des enfants. Des fois, les relations entre l'homme et la femme ne sont pas faciles; on ne se partage pas les tâches de la maison.
Pour ma part, si les femmes resteraient à la maison faire comme leur mère, elles feraient leur travail, elles auraient moins de dépressions, ça serait peut-être mieux, il y aurait plus de travail pour les hommes.
Il y a trois centres de loisirs qui existent dans la Pointe-Saint-Charles, ce sont: le centre Saint-Charles, le centre Leber et Boys and Girl's Club. Des jeunes et des adultes y vont pour se distraire. Il y a plusieurs activités comme le ballon, la natation, le billard, la boxe, etc.
Certaines personnes ne vont pas au Centre de Loisirs. Elle ont d'autres loisirs: le cinéma, la télévision, le ski de fond, le bingo, les quilles... D'autres loisirs peuvent être meilleurs pour la détente mais ils coûtent très chers. Tout le monde devrait pouvoir les obtenir.
Mon mari est bien malade, je ne peux pas fêter Noël comme avant. Ma fille a fait l'arbre de Noël et les décorations. Je vais faire cuire ma dinde et mes tourtières pour mon réveillon du Jour de l'An. Mes enfants viennent à la maison: on fête, on chante et on joue aux cartes.
* * *
J'aime les fêtes parce que c'est beau. On joue de la musique, on chante. J'aime bien manger de la tourtière. On visite la parenté: frères, sœurs...
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J'aime faire la décoration, la nourriture. Je fais des tartes et des gâteaux.
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Moi, je vais chez ma belle-sœur. Je suis contente de la voir parce qu'elle aime mes enfants. Ils lui demandent toutes sortes d'affaires et elle leur donne. Elle leur donne leurs cadeaux. Après, on mange de la tourtière, de la dinde et des gâteaux. On rit, on chante, on parle de toutes sortes d'affaires. Par après, on revient chez nous et les enfants développent leurs cadeaux.
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Je trouve que c'est important de se préparer pour Noël. Nous fêtons Noël. Quand le monde est arrivé, on prend un verre de boisson et les enfants prennent un verre de liqueur et tout le monde soupe...
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À la fête de Noël, je prends ma famille et on va à l'église. On prie, on chante et on écoute la chorale (chansons de Noël).On a fait la décoration à la maison.
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Avant Noël, je décore un peu le salon, j'achète un vrai sapin pour les enfants. Bien souvent, je cours pour acheter les cadeaux. Ma belle-mère a fait les tourtières chez moi. Les enfants et moi nous nous préparons pour la fête.
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On discute entre adultes. On danse avec les enfants. Ça boit beaucoup. Le lendemain, on se lève tard. Les enfants jouent avec les cadeaux qu'ils ont reçus et ils nous disent s'ils sont contents de ce qu'ils ont reçus. Durant les fêtes, je pense beaucoup à ma mère.
Je pense que l'école, ça sert a apprendre à lire et à écrire. J'aime aller à l'école car j'en ai beaucoup à apprendre. J'ai hâte de savoir lire et écrire. J'aimerais bien continuer mes cours.
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Je n'ai pas d'instruction et c'est difficile de remplir des formules.
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Je viens à l'atelier pour perfectionner le français, parce que je l'ai oublié. J'ai de la difficulté à parler, comprendre et surtout à écrire.
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Ce qui me frappe le plus, c'est que dans les écoles, on forme de plus en plus des illettrés.
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Quand un enfant bloque, on doit s'en occuper plus qu'un autre. Je suis trop vieux pour débloquer.
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C'est en allant au Carrefour que ça m'a donné une personnalité.
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Quand je suis arrivé au Carrefour j'ai appris à lire et écrire.
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Je suis très content, cela m'a aidé à me débrouiller.
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Aujourd'hui, je peux lire les noms de rues plus facilement.
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Quand je fais les commissions, je peux lire ce que ma femme me demande.
Parce qu'ils n'ont pas eu de chance.
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Parce que les parents n'avaient pas les moyens de faire instruire leurs enfants.
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D'autres n'aimaient pas aller à l'école parce qu'ils étaient dans les classes auxiliaires ou parce que le professeur ne s'occupait pas d'eux.
L'école est mal faite. Il y a trop d'élèves dans les classes. Les professeurs n'ont pas le temps de s'occuper de tout le monde et de nous aider quand on a de la misère. Nous autres, nos parents ne pouvaient pas nous aider parce qu'eux autres aussi avaient pas pu y aller. C'est pour ça qu'il y a plus d'analphabètes dans le monde "défavorisé". Les gens qui avaient plus d'argent étaient plus chanceux. Quand t'es pauvre dans une classe,ça te donne des complexes, tu es gêné et timide. Les professeurs s'intéressent moins à toi et tu es gêné de parler devant les autres.
Pour que ça marche, il faudrait que les professeurs connaissent chacun des élèves. Comme ça, ils comprendraient plus et sauraient comment les prendre. L'école ça devrait être pour tout le monde parce que c'est un moyen d'avoir de l'avancement, d'avoir un meilleur emploi et ça aide à être heureux dans la vie.
Je veux que mes enfants savent lire, écrire, bien vivre. Pour moi, bien vivre, ça veut dire que ça marche bien: manger, vivre correct, être propre.
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L'important, c'est d'apprendre à se débrouiller tout, comme je l'ai fait. De nos jours, ils peuvent demander conseil, poser des questions. Nous, on était un peu niaiseux et surtout pas renseigné. Je voudrais que mes enfants soient bien dans leur peau, c'est-à-dire qu'ils fassent ce qu'ils veulent faire.
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Je voudrais que mes enfants se débrouillent mais selon la normale. Ça ne veut pas dire être riche mais heureux avec les autres, et qu'ils gagnent leur pain. Je souhaite qu'ils soient humains. Avoir de l'amour, de la sympathie pour les autres, c'est important.
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De toute façon, c'est la vie qui va leur apprendre... Quand ils sortent de la maison, ils partent pour faire leur propre expérience.
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Ce qui est important pour moi, c'est que mes enfants aient de l'éducation: savoir lire, travailler, faire du sport, faire la cuisine (ma femme ne sait pas cuire un œuf) pour ne pas être mal pris.
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Je veux que mes enfants étudient plus que moi, pour que ça soit plus facile. Je ne veux pas qu'ils passent leur vie comme moi. Je veux qu'ils marchent droit: pour moi, ça veut dire de vivre pour la vie avec une femme et ne pas se divorcer.
[Voir l'image pleine grandeur]
On est un groupe de personnes qui ne savent pas lire, ni écrire. Cette situation a créé des problèmes, des complexes des blocages, des humiliations. Quand on ne sait pas lire ni écrire, on ne peut pas "marcher nos affaires" tout seul. On ne réussit pas à faire les choses qu'on voudrait faire. On se fait embarquer par les autres et on n'ose pas donner notre opinion.
Un jour, on a jugé bon d'apprendre à lire et à écrire. On avait des difficultés à fonctionner comme tout le monde. Nos enfants en savent plus que nous, et nous voulons en savoir autant qu'eux. On veut être capable de remplir nos papiers et nos formules tout seuls.
Depuis, qu'on apprend à lire et à écrire, on a avancé dans beaucoup de choses. Il y a plusieurs changements dans notre vie. On a appris à s'accepter et à accepter les autres: on comprend plus de choses qu'avant. On a moins de misère à communiquer avec les autres; on est moins gêné et on n'a pas peur de faire rire de nous autres. On trouve important de collaborer, de s'entr'aider, de partager avec les autres. On a aussi appris à réfléchir et à penser, à s'expliquer avec les autres personnes, à se prononcer et à dire notre opinion.
Mous sommes fiers du chemin qu'on a fait. On peut marcher la tête haute. On est content de ce qu'on a appris. Si vous saviez comment c'est agréable de savoir lire et écrire.
Je me suis levée ce matin et j'étais fatiguée. Alors je me suis reposée. Maintenant, ça va mieux. Nicole m'a téléphoné pour me demander ce que je faisais ce soir. Comme j'allais à mon cours, Nicole a décidé de venir avec moi.
En septembre, j'aimerais apprendre le cours de coiffure. J'aime bien jouer dans les cheveux des autres personnes et leur faire de belles coiffures hautes. En suivant le cours de coiffure, je pourrais avoir les certificats voulus et faire le métier que j'aime.
Je vais reconduire Sylvain à l'école tous les jours. Mon garçon a beaucoup d'amis à l'école.
Il aime les autos. Il joue avec ses jouets, parfois, il me cause des problèmes. Je crie souvent après lui car il ne m'écoute pas toujours.
Je m'ennuie beaucoup de toi. J'ai bien hâte de te revoir à la maison,car la maison me semble bien grande sans toi. Et si tu savais comment ton fils Martin s'ennuie aussi de toi. Il a grandi et il parle mieux. Je t'aime et j'aimerais être auprès de toi, pour pouvoir te faire la cuisine.
À bientôt, toi que j'aime.
Nicole
Montréal, 20 avril 1982
Cambridge House Literacy Sheme
31, Camberwell Road London SE5 OHT, England
a/s Rosemary Eggar
Bonjour à vous,
Nous sommes bien content-e-s de la lettre que nous avons reçue. Actuellement nous avons beaucoup de difficultés pour garder notre centre d'éducation populaire. Les ateliers d'alphabétisation se donnent dans un centre qui s'appelle "Carrefour d'Éducation Populaire". Le Carrefour est situé dans un vieux quartier populaire, dans le Sud-Ouest de Montréal. C'est un quartier pauvre, un quartier composé d'ouvriers, de chômeurs, d'assistés sociaux. C'est un quartier où il y a beaucoup d'organisations communautaires clinique médicale, services juridiques, garderie, comptoir alimentaire, comité des assistés sociaux...
Le Carrefour est installé depuis près de 15 ans dans une ancienne école. C'est en se battant et en luttant ensemble que les gens du quartier ont pu bâtir ce centre d'éducation populaire. C'est un centre où on se donne nous autres-mêmes l'éducation qu'on veut. C'est les gens du quartier élus au conseil d'administration, (11 personnes) qui administrent le Carrefour. C'est au moment de l'assemblée générale que les gens du quartier prennent les décisions: orientation du centre, cours, ateliers de travail, budget, etc..
Il y a 15 employé-e-s au Carrefour dont trois à plein temps, les autres à temps partiel. Au Carrefour, il y a beaucoup d'ateliers: techniques artisanales (poterie, cuir, tissage, macramé) couture (cours de couture, action vêtement: étude sur les manufactures de textile) alimentation, action-alimentation, maigrir avec le sourire (obésité) cours d'adaptation sociale pour adultes déficients mentaux et enfin trois ateliers d'alphabétisation.
Aux ateliers d'alphabétisation, ce n'est pas comme à la petite école. On apprend à discuter, à réfléchir sur la vie du quartier, sur nous autres-mêmes. Et tout cela, en apprenant à lire et à écrire. Chaque atelier est composé de cinq à dix participant-e-s et on travaille avec une animatrice. On se rencontre deux soirs par semaine de septembre à mai. On n'a pas de bulletin à la fin de l'année et on s'évalue tous ensemble. On a beaucoup appris et on en a encore à apprendre. On a l'intention de revenir en septembre. On vous envoie des photos pour vous donner une idée du Carrefour et de nous autres.
[Voir l'image pleine grandeur]
La production de ce texte a été rendue possible grâce à la collaboration de plusieurs personnes...
... à commencer par les participant-e-s des ateliers, le Carrefour et son conseil d'administration.
Dactylographie
Eva Bourdon-Séjour
Hélène Baelinghem
et autre
Illustrations
Jean-Guy Aussant
Yvan Tremblay
Photos
Les photos sont tirées du vidéo produit sur l'alpha au Carrefour par
Claude Savard et Guy FRADETTE de la C.S.R. des Laurentides
Maquette et mise en page
Serge Wagner
Financement
...en partie la Commission des Écoles catholiques de Montréal et la Direction générale de l'éducation des adultes du ministère de l'Éducation du Québec
...en partie le budget régulier du Carrefour
...et le temps libre de l'équipe
(Andrée Fafard a réalisé la transcription des texte du chapitre I)
Équipe alpha '81-'82:
Micheline Laperrière, coordonnatrice
Odette Paradis
Cécile Vanasse
Serge Wagner,UQAM, collaborateur
Le Carrefour d'éducation populaire
2356, rue Centre, Montréal (Québec) H3K 1J7
Téléphone: (514) 931-4086