Lundi 15 mai... Il m'arrive une drôle d'histoire. Je descends du train. Des talons claquent derrière moi. Une voix crie:
«Monsieur, monsieur».
Je me retourne. Une jeune fille s'approche de moi. Elle me dit:
Nous marchons l'un à côté de l'autre. Elle ne dit pas un mot. Je la regarde du coin de l'œil.
Elle est petite. Elle a des cheveux noirs, courts et bouclés. Elle a un nez droit. Une grande bouche et des petites lunettes rondes. Elle marche en sautant. Les boucles de ses cheveux sautent aussi. Elle porte des souliers à talons hauts. Elle a une robe à fleurs, à manches courtes. Il fait chaud pour un 15 mai. J'aime le printemps. Les filles sont encore plus belles au printemps.
Nous marchons ainsi pendant cinq minutes. Sans murmurer un seul mot. Puis elle dit:
Je réponds:
Et je la regarde s'éloigner vers sa maison. Une maison ni grande, ni petite. Une maison blanche, ordinaire.
J'arrive chez moi. Je me fais à souper. Je pense à cette fille. Je ne comprends pas. Que voulait-elle? Je trouve cela bizarre. Une fille qui vous demande de marcher à côté de vous. Sans dire un mot. J'aurais dû lui parler. J'aurais dû lui demander son nom. J'ai été bête.
Mardi 16 mai... Je descends du train. Il pleut. Une pluie fine et froide. Je n'aime pas la pluie. Je rage. J'ouvre mon parapluie. J'entends encore des talons puis la même voix:
Elle s'installe sous le parapluie. Je me tasse pour lui faire de la place. Trop même. La pluie tombe de plus belle. L'eau me dégouline sur l'épaule. J'ai l'épaule toute mouillée. Je ne sais pas si je dois en rire ou pas. Je la regarde encore du coin de l'œil. Aujourd'hui, ses cheveux paraissent plus bouclés. Probablement à cause de l'humidité. Elle porte des pantalons noirs et un chandail de laine vert. Elle se sent regardée. Elle se tourne vers moi.
Tiens! Elle a les yeux verts comme son chandail. Elle dit:
Que je suis bête! Pourquoi j'ai dit oui quand c'est non?
J'ajoute:
Je me sens bête une deuxième fois. Je lui fais quand même un sourire. Elle sourit elle aussi. Je remarque une fossette, une seule. Sur le bord de sa joue gauche. Ça lui donne encore plus de genre.
Puis, il y a un silence. Un silence long, pénible. Je ne trouve rien à dire. On arrive chez elle. Elle dit:
Elle court vers sa maison. c'est joli une fille qui court sous la pluie. Encore plus quand elle porte des talons hauts.
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Mercredi 17 mai... Je l'aperçois dans le train. Elle me fait un signe de la main. Je lui réponds par un sourire. Elle sort avant moi. Elle m'attend. Nous marchons ensemble. Nous bavardons. De la pluie et du beau temps. Elle sourit beaucoup. Elle est vraiment mignonne. Elle me fait penser à un petit oiseau. Une mésange. Elle me demande où j'habite. Je lui réponds. Elle plisse les yeux. Je vois qu'elle n'a pas compris. Je lui explique en détail. Son visage s'éclaire.
Rendus chez elle, nous nous saluons gentiment. Je m'en vais chez moi le cœur léger. L'air est frais. Ça sent bon. On dirait que le printemps me donne des ailes...
■ ■ ■
Lundi 22 mai... Ça fait une semaine aujourd'hui que je la connais. Je sais maintenant qu'elle s'appelle Chantal. Elle sait que je m'appelle Denis. Elle travaille à Montréal. Elle travaille comme décoratrice dans un grand magasin. Elle aime bien Montréal. Moi, je préfère la banlieue. La banlieue avec de l'eau et beaucoup d'arbres. Elle aime la musique rock. Je n'ose pas lui dire que j'aime la musique classique. Elle aime les chats, je les déteste. Elle adore le spaghetti bien épicé. Je ne le digère pas. Elle aime vivre dans le désordre. Je suis rangé, très rangé. Comme nos goûts sont différents! Je suis sûr qu'elle est péquiste. Je n'irai surtout pas lui demander.
Je ne sais pas si elle vit seule. Est-elle mariée? A-t-elle un «chum»? Vit-elle encore avec ses parents? Aucune idée. Ça n'a pas d'importance. Je n'ai pas envie de vivre une autre histoire d'amour. Une fois, c'est assez. Et puis, j'aime ma solitude. J'ai la paix, la grande paix. Mais pourquoi cette fille veut tant marcher avec moi? C'est évident, je ne suis pas son genre. Alors que veut-elle?
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Mercredi 24 mai... Aujourd'hui, Chantal et moi parlons de notre enfance. Je lui demande si, petite, elle avait sa fossette. Elle prend son porte-monnaie. Elle sort une photo. Une autre photo glisse et tombe dans l'allée. Je me lève pour la ramasser. J'ai le temps de bien la voir. C'est un homme jeune. Il est posé torse nu. Il est bien bâti. Bronzé et musclé. Je ne suis pas un spécialiste de la gent masculine. Mais je crois que c'est un très beau gars. Malgré une cicatrice sur une joue. Je remets la photo à Chantal. Elle est rouge. Elle est mal à l'aise. Moi aussi. Elle remet vite la photo dans son porte-monnaie. La photo de Chantal petite fille, ce sera pour une autre fois. Le reste du trajet se déroule en silence.
Nous descendons du train. Pour briser le silence, je lui parle de la pêche. Du plaisir de taquiner le poisson. De s'asseoir, de ne rien faire. Seulement regarder et écouter la nature. Se laisser envahir par le moment présent. Je dois être convaincant puisqu'elle me dit:
Je ne m'attendais pas à ça. Mais je ne laisse surtout pas filer l'occasion.
Elle répond:
Et elle éclate de rire. Nous fixons un rendez-vous pour samedi, 10 heures. Je passerai la chercher. Nous irons pique-niquer. C'est moi qui prépare la bouffe. Je lui ai dit:
Vendredi 26 mai... Ce soir, je vérifie si ma «minoune» Rosie est bien en ordre. Je ne voudrais pas qu'elle fasse des siennes demain. Je ne le lui pardonnerais pas. Rosie est très spéciale.
C'est une Pontiac Bonneville 1976. C'est un modèle qui se donne des airs de limousine.
Rosie est une sedan deux portes. Elle est rouge avec le toit en vinyle blanc. Elle a un moteur V-8 qui ronronne sur la grand-route. La suspension et la tenue de route sont excellentes. Elle a presque vingt ans mais elle en paraît dix. Quand je l'ai vue, ce fut le coup de foudre. Elle était au garage de mon «chum». Elle était super belle et super propre. Le propriétaire de Rosie avait besoin d'argent. Il était prêt à la vendre pas cher. J'ai quand même essayé de négocier. Mais ça n'a pas marché. Je n'ai pu résister. Je l'ai achetée malgré tout. Toutes mes économies y ont passé. Je ne regrette rien. Rosie fait preuve d'une grande fidélité. De quoi faire rougir bien des femmes...
Le samedi, je passe des heures à la frotter. Je la fais reluire comme un sou neuf. Ça fait rire les voisins. Ce n'est pas grave. C'est mon passe-temps préféré. Ça me change les idées. J'oublie les problèmes du bureau.
Samedi 27 mai... Je me réveille tôt. Je regarde ma montre. Six heures quinze. J'espère qu'il fait beau. Je regarde vers la fenêtre. Les stores sont fermés. Mais je crois deviner qu'il fait beau. Je sors du lit. Je lève un store et je risque un œil. Ouf! il fait un soleil radieux. Une bonne douche puis je prépare la bouffe pour le pique-nique. Au menu, salade de macaroni, salade de patates, sandwichs, légumes, trempettes. Comme dessert, biscuits et carrés aux dattes. J'en mets de bonnes quantités. Mieux vaut en avoir plus que moins. J'apporte aussi des jus, de l'eau et de la bière au cas où. Ensuite je déjeune et je lis le journal. Distraitement. À vrai dire, je me sens un peu nerveux. 9 heures 30... Je jette un dernier coup d'œil au miroir. Un dernier coup de peigne. Ça va, c'est du moins le mieux que je peux faire. Je vérifie la bouffe. Je n'ai rien oublié. Je mets la glacière dans l'auto. Dernière inspection de Rosie. Dernières recommandations aussi. Je lui explique l'importance d'être au mieux. Puis nous partons.
■ ■ ■
Chantal est déjà dehors à nous attendre. Elle voit Rosie. Elle éclate de rire. Ça commence mal.
Ça va, je lui pardonne.
Aujourd'hui, Chantal a mis des shorts blancs avec un T-shirt rayé rouge et blanc. Elle a troqué ses talons hauts contre des espadrilles. Elle porte des verres fumés. Dommage, ça me prive de voir ses beaux yeux verts. Elle s'installe. Rosie et moi sommes fiers de l'avoir avec nous.
Elle sourit. Je vois sa fossette. Elle met la radio «au boutte». Pas moyen de se parler. Ça me dérange. Mais je la laisse faire. C'est sa journée après tout.
■ ■ ■
Nous sommes rendus à destination. Je stationne l'auto près d'une table de pique-nique. Je sors l'équipement de pêche. Nous nous assoyons au bord du canal. Je montre à Chantal comment appâter. Je lui montre aussi comment lancer la ligne. C'est une bonne élève. Malheureusement, ça ne mord pas. Elle est déçue un peu, je crois. Pour la faire sourire, je lui fais des imitations. J'imite René Lévesque, Jacques Parizeau, Jean-Pierre Coallier. Elle rit. C'est drôle son rire. Je ne sais pas pourquoi, on dirait une étoile qui dégringole du ciel. Ensuite, nous parlons un peu de nous. Une question me brûle les lèvres. Je lui demande ou je ne lui demande pas. Je lui demande.
Elle semble mal à l'aise. Puis elle répond:
Jamais je n'aurais pensé que ce gros Médor pouvait faire peur à quelqu'un. Il ne ferait pas de mal à une mouche. Il est tellement vieux. Il a de la misère à se lever. Enfin... les peurs des autres nous semblent toujours ridicules. Nos peurs le sont moins.
Elle hésite.
Je ne réponds pas. En fait, moi, j'aimerais être une petite vague. Une vague qui lui chatouillerait le ventre. Mais des choses comme ça, ça ne se dit pas. Chantal revient à la charge.
Je crois seulement que j'ai envie de l'embrasser. Mais mon petit doigt me dit que non. Il ne faut pas. Je lui propose de manger. Elle accepte avec joie. Je sors la nappe, les assiettes et les ustensiles en plastique.
J'ouvre la glacière et je sors la bouffe.
Et elle éclate de rire. Au même moment, un rayon de soleil danse sur l'eau. Quelle belle journée!
■ ■ ■
Chantal mange avec appétit. Elle fait honneur à ma bouffe. À la fin du repas, elle sort son paquet de cigarettes. Elle en prend une. Elle frotte une allumette. Elle se penche la tête pour s'allumer. Au soleil, les boucles de ses cheveux paraissent rousses. Elle relève la tête.
Sa bouche se durcit subitement. Son visage s'assombrit. Comme si un gros nuage noir passait dans sa vie. Je me tourne pour voir ce qui a pu la déranger. De l'autre côté du canal, deux gars passent. Ils sont loin. On les voit mal. De plus, ils portent des casquettes.
Impossible de distinguer leur visage.
Un martin-pêcheur plonge vers le canal. J'explique à Chantal pourquoi cet oiseau est meilleur pêcheur que nous. Mais elle ne m'écoute pas. Mon petit oiseau des îles est ailleurs. Il s'est envolé, vers le Sud peut-être. Peu de temps après, elle me dit qu'elle est fatiguée. Je ramasse tout. Je la ramène chez elle.
En me couchant, je pense au gros Médor. Je souhaite qu'il vive encore longtemps.
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Mardi 30 mai... Ce soir, c'est mon soir de TV. Je me prends un coke bien froid et un gros sac de chips. Puis je m'installe devant mon téléviseur. Je ne veux pas qu'on me dérange.
20 heures... On sonne à la porte. Qui ça peut bien être? Un témoin de Jéhovah? Un ex-prisonnier? Non merci, je ne réponds pas. On sonne encore. Je me décide d'aller voir. Je regarde dans l'œil magique. Chantal! Mais qu'est-ce qu'elle veut? J'ouvre la porte.
Elle s'installe à son tour. Elle dépose son sac à main. Elle laisse tomber ses souliers à talons hauts. C'est bizarre non? Une fille qui fait une marche avec des talons hauts. Et en plus, avec un sac à main gros comme une valise. Enfin, les femmes n'auront jamais fini de me surprendre...
■ ■ ■
Le film qu'on regarde à la télévision est une histoire d'amour. Le gars et la fille se retrouvent pour une nuit dans le même lit. Je me sens mal à l'aise. J'aurais aimé un autre sujet.
Chantal me dit tout à coup:
J'ai un flash. Le flash de Manon avec qui je suis sorti deux ans. Manon qui m'a laissé tomber sans aucune explication.
Et je vois le même gros nuage passer dans ses grands yeux verts. Je comprends vite que j'ai avec moi un petit oiseau blessé. La blessure est fraîche, pas encore cicatrisée.
■ ■ ■
Le film est fini. Chantal ne parle pas encore de partir. Je ne sais pas quoi faire ou quoi dire.
Le téléjournal arrive. Je me tourne vers elle:
C'est plus simple pour moi de l'écouter.
La fin du bulletin de nouvelles approche. Je glisse un œil vers Chantal. Roulée en boule, elle dort. Que faire? La réveiller pour lui dire de s'en aller? Je n'ose pas. J'attends un peu en souhaitant qu'elle se réveille. 23 heures... Rien à faire. Chantal dort de plus en plus profondément. Je vais chercher une couverture. Je l'étends délicatement sur elle. Quelle drôle de soirée!
■ ■ ■
Mercredi 31 mai... J'ai mal dormi. J'ai rêvé à une petite souris grise. Elle était dans l'armoire.
J'ai ouvert la porte pour l'attraper. À la place, il y avait un gros rat noir qui me regardait. J'ai voulu le frapper. Mon bras est devenu lourd, trop lourd... Je me suis réveillé. J'étais couché la tête sur mon bras. J'avais le bras tout engourdi.
Je me lève. Je sors de la chambre. Chantal est toujours là. Elle semble dormir. Je m'approche. Je lui touche délicatement l'épaule. Elle ouvre les yeux. Elle me regarde étonnée.
Les questions se bousculent. Pour toute réponse, je lui dis:
Elle sourit. Un sourire comme ça le matin, on ne trouve pas ça dans nos céréales. Je prépare le déjeuner. Chantal est dans la salle de bain. Elle en ressort toute belle. Un parfum suave flotte autour d'elle. Elle a bien dormi elle, c'est évident.
Nous mangeons presque en silence. Je ne lui pose pas de questions. Nous partons travailler ensemble. Au souper, le parfum de Chantal flotte encore dans l'appartement. Pour la première fois depuis longtemps, la solitude me pèse. Heureusement, je suis fatigué. Je me couche tôt.
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Jeudi 1er juin... 20 heures 30... Le téléphone sonne. Je décroche.
J'entends une voix bizarre qui dit:
On a raccroché. Je m'assois dans le fauteuil, ébranlé. Qui ça peut bien être? Un faux numéro? Un farceur? Si c'est ça, je ne le trouve pas drôle du tout. C'est sûrement une erreur. Je n'ai pas de petite amie. Pourtant je ne peux m'empêcher de penser à Chantal. Si elle avait besoin de moi? Je ne sais pas quoi faire.
Finalement, je me décide. Je veux en avoir le cœur net. Je vais aller sonner chez elle. Je mets mon blouson et je sors.
Je traverse la rue. Au même moment, une voiture, surgie de nulle part, fonce sur moi. J'ai tout juste le temps de l'éviter. Je roule quand même par terre. Je n'ai rien sauf un genou écorché. J'ai aussi quelques égratignures sur les mains. Je continue mon chemin. J'arrive chez Chantal. Je sonne. Je l'entends dire de l'autre côté de la porte:
Elle ouvre à peine.
Son ton est presque impatient.
J'ai eu l'air idiot. Je ne pouvais tout de même pas tout lui raconter. Que j'étais venu voir «ma petite amie». Elle se serait moquée de moi. Piteux, je retourne chez moi. Je retourne avec plein de questions dans ma tête. Le téléphone mystérieux, le chauffard, la froideur de Chantal... Je ne comprends rien. C'est comme un rêve. Un cauchemar que je veux vite oublier.
■ ■ ■
Vendredi 2 juin... Chantal et moi, nous n'avons fait aucune allusion à hier soir. Tant mieux. J'ai eu l'air idiot une fois, c'est assez. La journée se déroule bien. La fin de semaine sera la bienvenue. J'ai le goût de me reposer et de me détendre.
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Samedi 3 juin... 10 heures... Je fouille dans le moteur de Rosie. Un homme s'avance vers moi. Il a avec lui un coffre à outils.
Il me semble avoir déjà vu cet homme. Mais où?
Je cherche encore où j'ai vu cet homme. Je fouille dans les coins et recoins de ma mémoire. Dans le train! Oui, c'est ça dans le train. Mais où et quand dans le train? Nous arrivons à l'appartement. J'ouvre la porte.
Il garde ses bottes pleines de boue. Moi qui viens de laver le plancher!
■ ■ ■
Dans la salle de bain, il dépose son coffre à outils. Puis, sans crier gare, il m'empoigne par le col. Il me pousse au mur. Je vois maintenant son visage. Il a une cicatrice sur la joue. Ça y est! Je l'ai trouvé! C'est le gars sur la photo. La photo que Chantal avait échappée dans le train. En me tenant toujours par le col, il me dit:
Je n'ai pas le temps de répondre. Encore moins de me défendre. Tout se passe si vite. Puis il décoche une droite. Elle m'arrive en plein visage. Tout devient noir. Je me sens glisser le long du mur.
■ ■ ■
Je reprends connaissance un peu plus tard. Le cœur me frappe dans la tempe. J'ai un mal de tête énorme. Un mince filet de sang sèche sur la céramique. Je me relève, étourdi. Je jette un coup d'œil au miroir. J'ai un côté du visage tuméfié. Je trouve une débarbouillette, de la glace. Et je m'étends sur le lit.
■ ■ ■
20 heures... Je me réveille. Encore avec un mal de tête énorme. Quelques secondes avant que je réalise ce qui arrive. Je revois maintenant le gars, sa cicatrice sur la joue. Je revois Chantal.
J'entends son rire. Et ça cogne dans ma tête. Moi qui aime la vie tranquille, rangée... Je réfléchis quelques minutes. Je décide de ne pas porter plainte tout de suite. Je vais voir Chantal avant. Je me lève péniblement. Un autre coup d'œil au miroir. J'ai l'air du grand frère de E.T. Qu'est-ce que je vais raconter à mes collègues de bureau? Je prends une bouchée. Je me recouche, un sac de glace sur la tempe.
Lundi 5 juin... Le mal de tête est passé. Le visage est un peu moins enflé. Je m'en vais travailler. Je mets des verres fumés. Chantal m'attend devant chez elle. En me voyant, elle me dit mi-sérieuse, mi-taquine:
Et je lui raconte tout. Elle écoute sans dire un mot. Dans ses yeux, je vois de la révolte. Beaucoup de tristesse aussi. Pour tout commentaire, elle dit:
Dans le train, elle me raconte toute son histoire. Elle a connu Jimmy, le gars qui a une bonne droite, à l'âge de quinze ans. Lui en avait vingt. Ce fut le coup de foudre entre les deux. Lui s'est mis dans la tête de la protéger. Tout allait bien mais Jimmy voulait faire de l'argent et vite. Il a commencé par commettre de petits vols. Puis des plus gros. Ensuite il est passé au trafic de la drogue. Des règlements de compte ont suivi.
Elle passe sa main délicate sur ma joue meurtrie. Ce geste me désarme. Je ne sais plus quoi penser.
J'ai promis. Ça n'a pas été facile. J'ai toujours été pour l'ordre. J'ai toujours été pour le respect de la loi. Avant, je n'aurais jamais hésité à dénoncer un bandit. Pourtant dans ce cas-ci... Dans ce cas-ci, c'est différent. Disons que c'est plus délicat...
À mes collègues de travail, je dis que j'ai glissé dans la salle de bain. Ils ne me croient pas. Ça n'a pas d'importance.
En revenant dans le train, pas de Chantal. Je ne m'en plains pas. J'ai besoin de calme, de paix. Et avec Chantal, c'est loin d'être reposant. J'ai besoin de réfléchir aussi.
Lundi 19 juin... À l'heure du midi, je me promène sur la rue Ste-Catherine. Je regarde les filles. Le soleil a déjà bronzé leur peau. Elles sont belles mais... Je pense à Chantal. Je ne l'ai pas revue. Par deux ou trois fois, le soir, je suis allé voir à sa maison. Il n'y avait pas de lumière. Elle n'habite plus là. Elle a dû retourner vivre avec lui. Le trajet en train me paraît long maintenant. Avec Chantal, ça passait vite. Je me souviens... Elle avait une idole: Rocky. Elle a vu et revu les cinq films de Rocky. Aucun doute, Jimmy avait les muscles et la droite de son idole. Moi, j'en avais la voix. Je l'imitais, ça faisait rire Chantal.
Mickey me disait toujours: la boxe, c'est 90% dans la tête et 10% dans les poings. Et là, à chaque fois, elle pouffait de rire.
Je me demande comment elle s'arrange avec son... boxeur.
Mardi 1er août... J'ai pris l'habitude de lire le journal dans le train. Le temps passe plus vite.
Ce matin, en page A3 de la Presse, une surprise m'attend. On a dessiné le portrait-robot d'un suspect recherché. Ce suspect, je suis pas mal sûr de le connaître. Je lis l'article qui accompagne le portrait-robot.
Suspect recherché
Les policiers de la Sûreté du Québec tentent de retracer le suspect d'un hold-up. Ce hold-up est survenu à une caisse populaire de Montréal, le 27 juillet dernier. Vers 9 heures 40, l'individu a fracassé la vitre de la porte d'entrée. Il avait une masse en sa possession. Il a commis son vol. Il s'est enfui ensuite à bord d'une Honda Prélude rouge. La Honda avait été volée dans la nuit précédente. L'homme, de race blanche, est âgé d'environ 30 ans. Il mesure 1,80 mètre et pèse dans les 170 livres. Il a les yeux foncés et le visage fin. Il a un trait particulier: une cicatrice sur la joue droite. Toute information permettant de retrouver cet individu peut être transmise à la SQ.
Il s'agit bel et bien du Jimmy de Chantal. Le dénoncer à la police me ferait vraiment plaisir. Mais j'ai promis à Chantal de n'en rien faire. Et comme disait mon père: «Une promesse, c'est une promesse». Mais je souhaite vraiment qu'on le retrouve. Je me demande si Chantal est au courant. J'espère qu'il ne lui arrivera rien.
Au fait, je crois que le gros Médor est mort. Sa niche a disparu. Mais ça n'a plus tellement d'importance.
Vendredi 4 août... Mes vœux sont exaucés. Ce matin, dans la Presse, toujours en page A3, je lis:
Suspect retrouvé
Le suspect d'un hold-up, survenu le 27 juillet dernier dans une caisse populaire, a été arrêté hier dans la matinée. L'individu tentait de voler une voiture. Les policiers l'ont pris sur le fait. Le suspect n'a apporté aucune résistance. Il devra comparaître sous peu au Palais de Justice. Il fera face à des accusations de vols avec effraction. Il fera face également à des accusations de trafic de drogue. Cet individu était activement recherché par les policiers de la Sûreté du Québec. Il pourrait écoper de dix ans de pénitencier.
Comment Chantal va prendre la nouvelle? Va-t-elle vivre seule? Et si elle revenait? Non, je ne veux pas penser à ça. Je suis bien comme ça. Pas d'ennuis, pas de peine. Je ne dérange personne et personne ne me dérange. Une petite vie bien tranquille. Métro, boulot, dodo. C'est le genre de vie qui me convient.
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Lundi 11 septembre... Je me réveille. J'ai froid. La fenêtre est ouverte. L'air est glacial dans la chambre. Je me lève. J'ouvre les stores. Il pleut. C'est un avant-goût de l'automne. Ça me met de mauvaise humeur. Après le déjeuner, je sors de l'appartement. Il pleut toujours. J'ouvre mon parapluie. Je marche d'un pas rapide. Je dispute. Je dispute contre le temps qu'il fait. Contre le froid. Contre l'automne qui amène l'hiver.
■ ■ ■
Tout à coup, des talons claquent derrière moi. J'entends une voix qui dit:Je me retourne et je réponds:
Ses cheveux ont poussé. Le soleil d'été a mis plein de taches de rousseur sur ses joues.
Elle est encore plus belle. Je lui fais une grande place sous le parapluie. Un coup de vent balaie les premières feuilles mortes. Et, comme si je l'avais vue hier, elle me dit:
J'ai presque envie de dire oui.
Auteure
France Blanchet
Conception graphique et réalisation technique
Édiflex
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© 1995, Table régionale d'alphabétisation Montréal (06)
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