Le vieux village de Saint-Henri vers 1870
Griffintown, le premier quartier industriel de Montréal en 1896
Des Villages à la métropole: une visite qui offre une exploration de plus de 150 ans d'histoire montréalaise à travers révolution des riches flancs du mont Royal, des quartiers populaires du Sud-Ouest et du centre de la ville. Ces secteurs sont en effet particulièrement représentatifs de la composition de la société montréalaise du milieu du 19e siècle jusqu'au 20e siècle, depuis les villages ruraux originels jusqu'à la métropole d'aujourd'hui. Le circuit débute ainsi par le centre-ville, fruit des bouleversements urbains et sociaux des années 60 à 80, et aborde le Mille carré doré, quartier exclusif de la grande bourgeoisie canadienne des années 1850 jusqu'à la crise. Après un détour par Westmount, quartier important de la bourgeoisie actuelle, la visite se poursuit dans les quartiers industriels et ouvriers parmi les plus typiques de Montréal: Saint-Henri, Petite-Bourgogne, Pointe-Saint-Charles et Griffintown. Les pages qui suivent présentent un bref historique de ces quartiers.
Le centre-ville, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est né dans les années 60. Auparavant, ce secteur était composé de divers quartiers, surtout résidentiels. Sa transformation s'amorce au moment de la Révolution tranquille qui voit l'État québécois effectuer un effort majeur de modernisation de ses institutions sociales et économiques; elle correspond également à de profonds changements dans l'économie montréalaise qui passe du statut d'important centre de production industrielle à celui de centre de services.
Les autorités municipales de Montréal entreprennent à leur tour de moderniser la ville en se basant sur des analyses démographiques qui prévoient, dans les années 60, une population de 7 millions d'habitants pour Montréal et sa région en l'an 2 000! Pour desservir cette future mégapole, elles envisagent un gigantesque centre-ville, et donnent le feu vert à des milliers de démolitions pour faire place aux développements prévus. Entre 1965 et 1975, plus de 30000 logements ont ainsi été détruits, souvent inutilement, pour la construction d'édifices en hauteur, l'élargissement de boulevards et la percée d'autoroutes.
À l'aube de l'an 2000, la grande région de Montréal n'a pourtant encore que 3,2 millions d'habitants. C'est moins de la moitié de ce qui était prévu! De vastes terrains de stationnement et des espaces vacants, ainsi qu'un urbanisme soumis aux seules lois du marché témoignent aujourd'hui de cette frénésie spéculative et de l'improvisation du développement du centre-ville qui a perdu dans la tourmente certains de ses plus beaux éléments patrimoniaux, remplacés par une architecture aux qualités très inégales. Adopté en 1992, le premier véritable plan d'urbanisme de Montréal tente de donner au développement de la ville et de son centre une plus grande cohérence et aux citoyens une plus grande prise sur les décisions. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure dans la politique municipale!
L'expression Golden Square Mile, secteur où vivait entre 1850 et 1920 l'essentiel de la grande bourgeoisie canadienne, désigne un quadrilatère d'environ un mille carré situé entre les rues du Parc/Bleury, de la Gauchetière et Atwater, et fermé au nord par le mont Royal. La société de l'époque était extrêmement polarisée, avec une gigantesque classe laborieuse d'un côté (agriculteurs, ouvriers et domestiques), une très petite classe moyenne (membres des professions libérales et petits commerçants) et une infime minorité de riches: vers 1900, 70% de toutes les richesses canadiennes étaient possédées par les familles vivant dans le Golden Square Mile. Ces familles représentaient environ 0,5% de toute la population du pays
Maison bourgeoise de la rue Sherbrooke en 1884
De 1760 à 1850, plusieurs familles commerçantes possèdent des domaines dans ce milieu rural qui s'étend entre la ville fortifiée (le Vieux-Montréal) et le mont Royal. Elles y ont leur terres, leur jardin et leur villa campagnarde où elles viennent vivre l'été hors des murs de la ville. Avec le temps, plusieurs domaines sont percés de rues et subdivisés en lots, de sorte qu'après 1850, «s'il subsiste encore de nombreuses fermes et vergers très productifs sur le site du Mille carré doré, la superficie de terre en culture diminue plus rapidement, jusqu'à donner à ce territoire un visage plus urbain que rural»1. Après la disparition de la dernière ferme, ce sont les terrains eux-mêmes qui voient diminuer leur superficie, et dès le début du 20e siècle il ne reste plus guère que des lots en pente pour bâtir. Les toutes dernières demeures unifamiliales bourgeoises du secteur seront construites à la fin des années 1920. Dès 1890, le sud du secteur commençait déjà à se faire grignoter par l'actuel centre-ville (gare Windsor, commerces de la rue Sainte-Catherine, etc.); aujourd'hui, «le centre-ville recouvre presque entièrement le secteur correspondant au défunt Mille carré doré»2, et les quelques demeures bourgeoises qui ont survécu sont pour la plupart occupées par des corporations, des consulats ou des institutions comme l'université McGill ou l'hôpital Royal-Victoria.
Cette vie en vase clos menée au 19e siècle par la bourgeoisie dans le Mille carré doré constituait une nouveauté dans le paysage social: «pour la première fois les pauvres sont isolés des riches. Car ces magnats s'éloignent de la cité comme si cette ruche humaine n'était bonne qu'à leur assurer un plus grand confort sur les pentes vierges et aérées du mont Royal»3. Pour les fils et les filles de la grande bourgeoisie, cette période est la «Belle époque» parce qu'elle leur permet de vivre dans un écrin de luxe et d'oisiveté. Mais l'absence de mécanismes de redistribution et de réglementation a aussi fait de cette époque l'âge d'or du capitalisme sauvage. «Les longues heures de travail, les bas salaires, l'exploitation des femmes et des enfants comme source de main-d'oeuvre à bon marché seront monnaie courante. À Montréal comme ailleurs, l'une des plus importantes contributions de l'âge victorien à la ville sera le taudis»4. Lorsque l'on regarde les somptueuses demeures au flanc du mont Royal, il faut se rappeler que ces deux réalités sont intimement liées.
À partir de 1896, stimulée par une forte croissance économique de Montréal et par un Mille carré doré déjà largement développé, Westmount, petite localité champêtre sur le flanc sud du mont Royal, reçoit un nombre croissant de familles aisées. De 3 000 habitants en 1891, elle passe à 9 000 en 1901 et à 15 000 en 1911. Cette ville reçoit en outre une bonne part des familles qui quittent le Mille carré doré entre les deux guerres. Westmount, à l'instar du vieux quartier du Mille carré, est essentiellement canadienne-anglaise. Aujourd'hui cependant la ville de Westmount affiche un visage beaucoup plus diversifié. Elle demeure une ville très aisée - Westmount arrive au deuxième rang des villes riches du Québec - mais ne contient plus, comme au début du siècle, l'essentiel de la bourgeoisie canadienne. Cette dernière est aujourd'hui également établie à travers le pays, dans les grands centres de développement économique qui ont ravi sa suprématie à Montréal. Même dans la région montréalaise, beaucoup de villes comme Outremont, Ville Mont-Royal ou Hamptstead accueillent cette bourgeoisie qui était autrefois concentrée à l'intérieur d'un petit mille carré.
D'abord simple village de tanneurs et d'artisans du cuir dès le début du 18e siècle, puis petite ville industrielle à partir des années 1870, Saint-Henri est ensuite annexée par Montréal en 1905 et devient un quartier de la ville.
C'est en 1875 que le village devient Ville Saint-Henri par sa fusion avec trois autres villages nés de l'industrialisation et de l'activité de promoteurs qui assuraient des exemptions de taxes de 20 ou 25 ans aux compagnies qui y implantaient leurs usines et qui s'engageaient à embaucher une main-d'oeuvre locale. Des quelques 5 000 habitants que compte Saint-Henri à ce moment, on passe à 24 000 lors de l'annexion par Montréal en 1905. Contrairement à certaines banlieues de l'époque qui ont un caractère exclusivement ouvrier, Saint-Henri présente un visage plus diversifié. Elle possède donc certaines rues ou places aux maisons plus cossues identifiées à la petite bourgeoisie locale, propriétaires de commerces, notaires, avocats et entrepreneurs plus ou moins prospères. Ces demeures se distinguent des logements ouvriers principalement par leur façade en pierre et une ornementation plus abondante. Saint-Henri accueille de nombreuses usines qui ont fait la fortune de la grande bourgeoisie, notamment la fabrique de machines à coudre William's, première usine à bénéficier d'une exemption de taxes en 1879, la Merchant's Cotton Co. établie en 1880, qui deviendra plus tard la Dominion Textile, et l'Impérial Tobacco qui s'installe en 1906. Saint-Henri s'industrialise ainsi une vingtaine d'années après Griffintown, le premier quartier industriel de Montréal. Tout comme la Petite-Bourgogne et Pointe-Saint-Charles, ce secteur bénéficie du chemin de fer qui le traverse à partir de 1847 et surtout du canal de Lachine, axe de transport et source d'énergie hydraulique, qui est inauguré en 1825.
Filature de lin en 1900
Saint-Henri, comme l'ensemble des quartiers du Sud-Ouest, a connu un déclin économique. En effet, la désin-dustrialisation qui s'amorce après la Deuxième Guerre mondiale frappe de plein fouet les vieux secteurs industriels de la ville. Saint-Henri voit alors sa population chuter dramatiquement: on évalue à 20 000 le nombre d'emplois perdus de 1951 à 1971 et à 30 000 le nombre de personnes qui ont quitté le quartier. Les signes de ce déclin économique sont évidents lorsqu'on observe la rue Saint-Ambroise aux usines placardées de panneaux «À louer» ou la rue Notre-Dame, autrefois très active. On voit aujourd'hui sur la «Dame» de nombreux commerces vacants, des magasins «tout à 1$» et des prêteurs sur gage qui témoignent de la pauvreté d'une grande partie de la population. Mais les efforts tenaces d'un mouvement communautaire mobilisateur et entreprenant tentent depuis plus de 30 ans de briser le cercle vicieux du sous-développement économique et social.
Fin des années 60, démolitions à la Petite-Bourgogne
Le quartier Petite-Bourgogne ne porte ce nom que depuis les années 1960: du «village Delisle», à la ville puis au quartier de «Sainte-Cunégonde», les noms successifs du secteur témoignent de ses transformations. Le lotissement des terres qui allaient former le village Delisle débute en 1864. On y construit des logements ouvriers qui hébergent la main-d'oeuvre employée dans les fabriques installées le long du canal de Lachine. Ce village qui devient rapidement une ville industrielle se développe en parallèle à Saint-Henri, grandissant toutefois un peu moins rapidement. En 1905, Sainte-Cunégonde, tout comme Saint-Henri, est annexée par Montréal. Certaines grandes entreprises ont marqué l'histoire du quartier, comme par exemple la Brasserie Dow dont on peut encore voir la haute cheminée et la Montréal Rolling Mills qui deviendra plus tard la Stelco. Les gares Windsor et Bonaventure ont également influencé le peuplement de ce secteur, notamment par rétablissement de la première importante communauté noire montréalaise. En effet, vers les années 1880, des travailleurs du rail américains, dont les porteurs de bagages noirs (les «red caps»), commencent à s'installer dans le faubourg Saint-Antoine et à Sainte-Cunégonde. Faisant face à une discrimination quotidienne, cette communauté s'est dotée de nombreuses organisations pour répondre aux besoins essentiels, particulièrement dans les domaines du logement ou encore de l'emploi. Par ailleurs, si Montréal est aujourd'hui une grande ville de jazz, elle le doit d'abord et avant tout à cette communauté qui a fondé de nombreux cabarets où venaient jouer les plus grands artistes de jazz d'Amérique.
Le quartier a considérablement changé avec la désindu-strialisation des abords du canal qui a été fermé dans les années 60 et surtout suite à l'opération de «rénovation urbaine» décrétée par l'administration municipale de Jean Drapeau à la fin des années 1960. Cette vaste opération de réaménagement urbain visait à assurer l'extension du centre-ville en prenant prétexte des piètres conditions de logement de cette zone dite «grise». En fait, le «bull-dozage» de ce quartier a surtout satisfait l'appétit de promoteurs immobiliers qui en ont profité pour construire des résidences pour une population plus aisée aux portes du centre-ville. Le quartier a ainsi été démoli au 2/3 et 3/4 de la population a été déplacée. Malgré la résistance de la population, les conséquences de ce bouleversement sont majeures: un important stock de logements à prix modiques détruits mais non remplacés en totalité, le déplacement douloureux d'une population muselée par les autorités, la destruction d'une partie de la vie communautaire et la perte d'un riche patrimoine architectural populaire. Aujourd'hui les citoyens, notamment par le biais de la Coalition de la Petite Bourgogne en santé, travaillent à reconstituer le tissu social bouleversé, à rebâtir les solidarités sociales entre groupes ethniques, entre anciens et nouveaux résidents, à améliorer les conditions socio-économiques du quartier et à le doter d'équipements collectifs.
Pointe-Saint-Charles a beaucoup de points communs avec les deux quartiers précédents. Son industrialisation est encore une fois due à son emplacement - le quartier borde le sud du canal de Lachine - et à son lien avec le réseau de chemin de fer.
Le canal de Lachine et la raffinerie de sucre Redpath en 1897
Dès ses débuts, le quartier accueille une forte population immigrante, notamment irlandaise, qui va côtoyer les Canadiens français partis des campagnes pour les usines de la ville. Ces Irlandais, dont les descendants sont encore nombreux dans le quartier, sont issus de la grande migration provoquée par la terrible famine d'Irlande du milieu du 19e siècle. De grandes compagnies, dont le Grand Trunk qui y installe ses ateliers ferroviaires en 1856 et la Northern Electric qui emploie près de 9 000 ouvriers en 1940, ont forgé l'histoire de la Pointe. Depuis les années 60, la plupart de ces compagnies ont disparu, déménagées ou fermées, ou ont réduit considérablement leurs activités. Elles ont cependant laissé beaucoup de traces: par exemple, les usines désaffectées, notamment celle de la Redpath Sugar, ou encore les anciens terrains industriels contaminés! La relance économique de ce secteur, lourdement frappé par la désindustrialisation, pose ainsi tout un défi aux citoyens qui veulent continuer à vivre et à travailler dans un quartier auquel ils manifestent un profond et tenace sentiment d'appartenance.
Dès les années 1960, le milieu communautaire développe des initiatives originales pour faire face aux conséquences du sous-développement économique et social. Ainsi la première clinique communautaire est mise sur pied en 1968. Entièrement gérée par les habitants du quartier, elle veut répondre aux besoins d'une population dont les conditions de santé sont affectées par la pauvreté. C'est ce modèle qui inspirera le gouvernement québécois pour la création des CLSC. Autres initiatives: l'ouverture du Carrefour d'éducation populaire en 1967 pour alphabétiser la population adulte sous-scolarisée, des coopératives d'habitation pour protéger de la spéculation les stocks de logements à prix modiques, des comptoirs alimentaires, des garderies populaires, etc.
De plus, depuis une dizaine d'années déjà et à l'initiative des citoyens de Pointe-Saint-Charles, les quartiers du secteur du canal de Lachine ont élaboré et mis en oeuvre un plan de relance économique et sociale du Sud-Ouest en s'appuyant sur un partenariat entre les milieux communautaire, syndical, institutionnel et des affaires. L'organisme de coordination de ces efforts, le Regroupement pour la relance économique et sociale du Sud-Ouest (RÉSO) tente actuellement d'établir des stratégies alternatives de développement durable centrées sur les besoins des personnes et de la communauté.
Développé à partir du vieux faubourg des Récollets du 18e siècle, à l'ouest du Vieux-Montréal, le quartier du Griffintown attire les premiers établissements industriels montréalais (savonneries, briqueteries, brasseries, abattoirs et chantiers navals). Il devient un des secteurs les plus densément peuplés parmi les villes de l'Empire britannique, mais aussi un des plus insalubres, où les taux de mortalité, de mortalité infantile en particulier, sont parmi les plus élevés des villes du monde! En 1897, Herbert Brown Ames (1863-1954), industriel et philanthrope, publie une enquête sociologique, The City Below The Hill, qui décrit les difficiles conditions de vie et de logement des ouvriers du Griffintown. C'est grâce au mouvement réformiste dont Ames fait partie, au mouvement ouvrier et au mouvement féministe qui se développent à la fin du 19e siècle que se mettent en place les premières mesures sociales et urbaines qui vont tenter d'améliorer les conditions de vie et de travail déplorables de la classe ouvrière montréalaise.
Aujourd'hui, le Griffintown n'existe plus comme quartier résidentiel. L'église Sainte-Anne a été détruite, l'autoroute Bonaventure et les stationnements du centre-ville ont remplacé les habitations ouvrières. Seules de vieilles écuries de la rue Ottawa et la silhouette d'une usine à gaz de 1859 rappellent ce qui fut le premier secteur industriel de la ville et du Canada. Pourtant, aux portes du Vieux-Montréal, une partie de ce secteur semble promis à un nouveau développement: d'anciennes usines désaffectées abritent des organismes culturels; la Ville de Montréal et le gouvernement du Québec tentent également d'y attirer des entreprises à l'aide d'alléchantes mesures de soutien à l'emploi dans le domaine du multimédia.
Plusieurs facteurs expliquent l'accession de Montréal au statut de grande ville d'Amérique du Nord. La grande plaine qui entoure Montréal possède les terres les plus fertiles du Québec. Cette région était donc destinée à devenir un important bassin de population justifiant une grande ville pour le desservir. Montréal est également située au confluent de plusieurs rivières (rivière des Outaouais, fleuve Saint-Laurent en provenance des Grands Lacs, rivière Richelieu). Aux débuts de la colonie elle était donc très bien située pour jouer un rôle de comptoir commercial majeur, la navigation étant le moyen de transport le plus efficace. Ville-Marie recevait les fourrures descendues des territoires de trappe le long des rivières, et servait de transit aux marchandises européennes, échangées contre ces fourrures.
Mais l'avantage le plus important de Montréal, celui qui va lui permettre de devenir et de rester longtemps la métropole commerciale et industrielle du Canada, est sans aucun doute le fait qu'elle est située à un point de rupture majeur dans la navigation. En effet jusqu'en 1959 les rapides de Lachine sur le fleuve, en amont de la ville, forceront le transbordement des marchandises à Montréal. Ceci reste vrai même après le creusement du canal de Lachine vers 1825, car seuls de petits navires pouvaient y circuler. Or le Saint-Laurent est le seul grand fleuve débouchant sur la façade est du continent nord-américain et ce cours d'eau donne accès aux Grands Lacs, c'est-à-dire à ce qui deviendra l'une des régions les plus peuplées et les plus industrialisées du monde. La présence des rapides prédispose donc Montréal à devenir un grand centre portuaire, fonction qu'elle gardera jusqu'en 1959, année de l'ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent. À partir de ce moment, les grands navires n'auront plus à s'arrêter à Montréal et la ville perdra progressivement son importance en tant que grand centre portuaire.
Ces atouts géographiques sont donc en grande partie à l'origine du succès de la «folle entreprise» des colons de la société Notre-Dame qui vinrent fonder Ville-Marie en 1642
L'industrialisation de la région montréalaise débutera vers les années 1840-1850. La croissance de Montréal, qui avait été jusqu'alors fort lente, deviendra alors plus rapide et les terres situées près de la ville seront les unes après les autres soustraites à l'agriculture. Avec le tramway dans l'avant-guerre et l'automobile après 1945, cette expansion connaîtra un nouvel essor, et débutera ce qu'on a appelé l'étalement urbain, un phénomène typiquement nord-américain.
Dans ce contexte, les années 1760-1850 apparaissent comme une période de gestation des changements à venir. Deux processus retiennent l'attention. D'abord, après la conquête de la Nouvelle-France par l'Angleterre en 1760, la bourgeoisie montréalaise se diversifie, comptant un nombre croissant d'anglophones (écossais, anglais et américains), lesquels joueront un rôle capital dans l'industrialisation. En second lieu, quelques investissements stratégiques sont réalisés qui vont procurer à Montréal des avantages supplémentaires dans sa lutte pour la suprématie, et qui la positionnent avantageusement pour le boom industriel qui se prépare.
Le port de Montréal en 1875
Le canal de Lachine à l'écluse Saint-Gabriel en 1912
Le premier de ces investissements stratégiques est le creusement du canal de Lachine entre 1821 et 1825. S'il permet à de petits navires de contourner les rapides de Lachine grâce à son système d'écluses, ce canal permettra aussi l'établissement des premières usines du Canada à partir de 1840 grâce à l'énergie hydraulique qu'il leur procure.
Vers 1830, sont aussi construits dans le port des quais permanents qui, en permettant l'accostage des navires, faciliteront de beaucoup le transbordement des marchandises.
Enfin le creusement d'un chenal entre Québec et Montréal permettra aux navires océaniques de venir en plus grand nombre jusqu'à Montréal, détournant ainsi de Québec une bonne part de ses accostages annuels. Ces travaux, comme ceux qui suivront, sont l'oeuvre de la bourgeoisie montréalaise qui désire ainsi s'assurer une plus grande prospérité. Localisée géographiquement, ancrée dans un territoire, elle est dans une certaine mesure en concurrence avec les bourgeoisies des autres grandes villes du nord-est des États-Unis et de l'Amérique du Nord britannique (d'où ces investissements d'infrastructure et la création d'organismes comme le Montréal Board of Trade et la Banque de Montréal).
S'il est vrai que ces grands travaux préparent Montréal au décollage industriel des années 1840-1850, il demeure que ce sont surtout ceux réalisés après 1850 qui donneront à cette industrialisation une ampleur vraiment importante. Mentionnons ici l'élargissement à deux reprises du canal de Lachine (1844 et 1875). Mentionnons également la construction au début du 20e siècle du port tel que nous le connaissons aujourd'hui, avec ses grands quais et jetées, ses silos à grain, ses entrepôts. Mentionnons enfin et surtout la construction du réseau continental de chemins de fer à partir des années 1850, réseau dont Montréal sera l'un des points nodaux. Jusqu'à l'arrivée du moteur à explosion qui permettra le transport par camion (grâce au pavage préalable des routes), le chemin de fer sera le seul concurrent sérieux du transport maritime.
À l'avantage initial d'être située au confluent de voies d'eau importantes, Montréal ajoute donc l'avantage d'être le point de rencontre des voies ferrées de tout l'est du Canada et des États-Unis. Les principaux axes de ce réseau sont celui du Canadien Pacifique (Montréal-Vancouver) et ceux du Grand Tronc qui se rendent à Toronto et surtout à Portland au Maine. Cette ville devient ainsi dès 1853 le «port d'hiver» de Montréal qui est dès lors délivrée de l'inconvénient de voir son fleuve gelé 5 mois par année.
Malgré cette préparation à l'industrialisation, Montréal reste avant tout, jusque vers 1850, une ville commerciale, centrée sur l'import-export et l'artisanat. En effet pendant cette période «Montréal importe les produits manufacturés destinés à la population rurale et exporte le blé, et les autres denrées agricoles que celle-ci produit»5. Ajoutons à cela le commerce des fourrures, qui reste florissant jusque vers 1825. Ces activités commerciales permettront à la bourgeoisie montréalaise de réunir les capitaux qui seront ensuite investis dans la production industrielle.
Sur le plan du développement urbain, la cité déborde maintenant le coteau Saint-Louis, que traverse en son centre la rue Notre-Dame. De petits faubourgs se sont créés hors des enceintes de cette vieille ville à l'est, à l'ouest et au nord dans l'axe de la rue Saint-Laurent, que vient grossir à partir de 1830 une population immigrante de plus en plus nombreuse.
De l'artisan à l'ouvrier
Bien que la révolution industrielle ait débuté vers 1780 en Angleterre, il faudra attendre les années 1850 avant que les premières fabriques de la colonie ne soient établies à Montréal, sans guère de retard toutefois sur l'Europe continentale. Leur zone de prédilection est alors les abords du canal de Lachine, qui permet le transport des marchandises jusqu'aux portes des entreprises, et fournit l'énergie nécessaire pour faire tourner les roues à aube (les sept écluses du canal totalisent près de 14 mètres de dénivellation). Certaines grandes fabriques, comme la Montréal Rolling Mills Company, fondée en 1868 dans l'actuel quartier Petite-Bourgogne, possèdent un moteur à vapeur. Cette compagnie fabriquait des clous, outils, tuyaux, etc., à partir de fer importé. Vers 1855, le moulin Ogilvy de Pointe-Saint-Charles recourt pour sa part à deux forces motrices: une roue à aube et un moteur à vapeur.
Logement ouvrier à la fin du 19e siècle
Après avoir occupé les abords immédiats du vieux port, l'industrie s'installe plus à l'ouest à Sainte-Cunégonde, à Saint-Henri, à Pointe-Saint-Charles et à Lachine. Vers l'est, des manufactures s'installent dans le quartier Sainte-Marie et à Hochelaga, qui sont desservis par le port et la voie du CP. Hormis les ateliers de matériel roulant du Grand Trunk et du CP et quelques fonderies, l'industrie montréalaise est alors surtout concentrée dans l'industrie légère: alimentation (brasseries, meuneries, boulangeries, raffineries de sucre, biscuiteries, salaisons, abattoirs), habillement (textile, vêtement), chaussure.
En 1892, le tramway électrique fait son apparition dans les rues de Montréal, desservant des zones aussi éloignées que Lachine, Sault-au-Récollet, Cartierville et Bout-de-l'île. Seule la bourgeoisie qui avait les moyens d'entretenir des équipages pouvait jusque-là se permettre de vivre à l'écart de la cité commerciale et industrielle. Le tramway, première forme de transport en commun, économique, rapide et fiable, va changer cela. À partir de ce moment, des ouvriers vont pouvoir s'installer un peu à l'écart des premiers quartiers industriels surpeuplés et à l'air pollué. Ainsi se développe Verdun, banlieue ouvrière et, chose nouvelle à l'époque, presque exclusivement résidentielle. De 296 habitants en 1891, elle passe à 12 000 en 1911 et à 60 000 en 1931.
Si aujourd'hui nous retournons sur les lieux de la première industrialisation de Montréal, nous voyons qu'il ne reste de cette époque que quelques bâtiments abandonnés ou affectés à d'autres usages, et que le canal de Lachine lui-même est maintenant aménagé en parc linéaire, sillonné d'une piste cyclable. Dans les quartiers qui le longent, Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri, Petite-Bourgogne, la population connaît des taux de chômage voisinant les 20%. Pourquoi de si profonds changements?
Depuis le milieu des années 60, Montréal est entrée dans une phase de recul de l'emploi industriel. Quatre grandes causes peuvent être invoquées pour expliquer ce phénomène. D'abord les anciennes zones d'infrastructure (voies ferrées, canal), qui avaient constitué un avantage pour Montréal et ses vieux quartiers ouvriers du 19e siècle, ont cessé depuis longtemps d'attirer les investisseurs. Aujourd'hui on construit davantage en bordure des autoroutes et dans les parcs industriels de la périphérie. De plus Montréal qui a perdu son titre de métropole industrielle du Canada depuis plusieurs décennies se fait dès lors ravir une part croissante des investissements.
En second lieu, contrairement à l'industrialisation du 19e siècle en Amérique qui s'était concentrée principalement au nord-est du continent, tournée vers l'Europe, l'implantation actuelle des zones industrielles se fait sur la côte ouest du continent. Tournée vers l'Asie, cette nouvelle industrialisation (d'ailleurs génératrice de peu d'emplois car fortement automatisée) ne profite guère aux vieilles villes industrielles du nord-est (dont Montréal). L'ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent, en donnant un accès direct du transport maritime à la région des Grands Lacs, va également détourner les investissements industriel vers le centre du pays.
Démolition de l'église Saint-Henri en 1969
En troisième lieu, évoquons l'impulsion formidable donnée à la productivité du travail par l'automatisation de la production, la bureautique, la télématique. À la place de la société de loisirs qui devait en découler, on observe plutôt l'émergence d'une société où la répartition du travail salarié est inégal, certains travaillant trop alors que d'autres ne travaillent plus mais ont à peine les moyens de survivre, cet écart de revenus créant aussi un fossé qui s'approfondit entre les classes sociales.
Une dernière cause de la désindustrialisation est la crise de l'emploi, celle qui frappe tous les pays d'Europe occidentale et d'Amérique du Nord: c'est la «délocalisation» de la production, qui est elle-même une des facettes de la mondialisation de l'économie. On assiste en effet au transfert de la production de plusieurs secteurs économiques vers des pays où la main-d'oeuvre coûte beaucoup moins cher (Asie et Amérique latine principalement) et où les mesures sociales sont pratiquement inexistantes, d'où la perte progressive d'emplois industriels dans les pays du «Nord» et à Montréal en particulier.
A l'aube du 21e siècle, Montréal atteint le million d'habitants, au coeur d'une vaste agglomération de plus de 3 millions de personnes. Montréal n'est plus la métropole du Canada mais elle demeure le centre culturel et économique le plus important du Québec.
Le visage de la ville centrale apparaît cassé en deux, à l'image des inégalités sociales qui s'accroissent. Les richesses du centre-ville, qui se développe en se densifiant, côtoient la pauvreté grandissante des quartiers touchés par la désindustrialisation, alors que se développent les couronnes de banlieues plus nanties dont la croissance étalée provoque des coûts environnementaux et sociaux considérables. Dans les quartiers anciens, les nouveaux défis s'appellent relance de l'emploi, intégration des communautés culturelles issues de la nouvelle immigration, remise en état ou construction de logements accessibles, lutte à la pollution, etc. Sur le plan économique, l'apparition d'une solide expertise dans le domaine des nouvelles technologies permet d'entrevoir un développement important mais nécessite des efforts majeurs de formation et de recyclage de la main-d'oeuvre.
Le laisser-faire urbain, l'improvisation du développement économique, la dilapidation du patrimoine bâti et leurs conséquences sur la qualité de vie des Montréalais ont suscité une prise de conscience collective. À partir de la fin des années 60, une multitude d'initiatives communautaires se sont développées et se traduisent aujourd'hui par une plus grande vigilance des citoyennes et des citoyens dans les affaires de la cité, le développement économique local, la protection des milieux de vie et celle du patrimoine urbain.
Depuis longtemps ville cosmopolite où, tout à la fois, se mêlent et se confrontent des valeurs de plus en plus diversifiées, Montréal peut s'appuyer sur son riche passé d'initiatives communautaires pour affronter l'avenir: les Montréalaises et les Montréalais sont loin d'avoir épuisé leurs réserves d'innovation et de solidarité.
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