Le Québec : de l'illusion de l'abondance à la réalité de l'endettement

Juin 74

LA FÉDÉRATION DES ACEF DU QUÉBEC

par Jean-Pierre Bélanger, sociologue et Normand Brouillet, économiste

avec la collaboration de:

Jacques Dion (économiste), Robert Lafrance (économiste), Normand Caron (sociologue), Gilles Dostaler (économiste), Diane Belle-mare (économiste), Michel Pelletier (juriste), Robert Bureau (ju­riste), René Pelletier (sociologue), Normand Tanguay (sociologue), Joseph Chung (économiste), Anh Minh Trinh (économiste), Raymond Boyer (économiste), Morris Schneiderman (informaticien et John Satz (informaticien).

Note au lecteur: Cette recherche a été rendue possible grâce à une subvention du Ministère des Affaires sociales du Québec (Projet R.S.51) .

Dépôt légal: Troisième trimestre 1974

TABLE DES MATIÈRES

Préface

Introduction

Premiere partie

Chapitre 1.- La société de consommation de masse

1.1.- Le concept

1.2.- L'évolution de la consommation

1.3.- L'ambiguïté  de  la  consommation  de masse

Chapitre 2.- La consommation de masse au quebec: l'evolution du systeme de production

2.1.- Racines historiques

2.2.- La période d'industrialisation

2.3.- Un système de production relativement développé

2.4.- Le contrôle étranger de l'économie québécoise

2.5.- Conclusion

Chapitre 3.-   L'évolution  du   système   de   distribution  et du système financier

3.1.-  Le système de distribution des  biens et  des services

3.2.- La publicité

3.3.- Les institutions financières

Chapitre 4.- La consommation des ménages.

4.1.- L'émergence du phénomène

4.2.- Évolution de la consommation au Québec de 1951 à 1970

4.3.- La transformation de la production

Chapitre 5 - L'évolution des revenus

5.1.- Disparités provinciales et régionales

5.2.- Les inégalités dans la distribution des revenus

5.3.- Les facteurs d'inégalité

5.4.- Les politiques de redistribution du revenu

5.5.- Conclusion

Chapitre 6.- La conscience collective de l'abondance

6.1.- Infrastructure et superstructure

6.2.- L'idéologie dominante de la consommation de masse

Chapitre 7.- L'analyse du  phénomène.

7.1.- La défense de la consommation de masse

7.2.- La critique libérale

7.4.- La critique socialiste

Chapitre 8.- L'évolution de la conscience collective

8.1.- Le contre-concept de pauvreté

8.2.- Le "Consumerism"

8.3.- La "futurologie"?

8.4.- Vers une crise idéologique

Deuxième partie : L'abondance à crédit

Chapitre 9.- les fondements économiques de l'analyse du crédit

9.1.- L'analyse économique du crédit à la consommation

9.2.- Le crédit à la consommation et la demande de biens et services

9.3.- Les déterminants de l'expansion du crédit à la consommation

9.4.- Les déterminants secondaires de l'endettement

9.5.- Les limites de l'analyse

Chapitre 10.- l'enquête par questionnaire

10.1.- La prise de conscience du problème de l'endettement

10.2.- Les données de l'enquête

10.3.- La représentativité de l'échantillon

10.4.- L'analyse des données

Chapitre 11.- L'explication de la situation d'endettement des ménages

11.1.- Estimations économétriques

11.2.- Catégorisation socio-économique

Chapitre 12.- l'univers du travail et l'univers de la consommation

12.1.- L'univers du travail

12.2.- L'univers de la consommation

Chapitre 13.- Le crédit et l'endettement

13.1.- L'utilisation du crédit

13.2.- L'utilisation du crédit

13.3.- On achète quoi à crédit?

13.4.- L'endettement problématique

13.5.- La rationalité de l'achat à crédit

Chapitre 14.- l'augmentation de l'offre de credit: le role et l'interet des institutions financieres

14.2.- Les bilans financiers des banques

14.3.- Les compagnies de finance et de petits prêts

14.4.- Conclusion

Chapitre 15.- éléments de conclusion

15.1.- Synthèse

15.2.- Les limites de l'analyse

15.3.- Eléments de réflexion

Annexe I - Coefficient de ponderation: volume d'endettement au quebec

Annexe II - Délimitation des seuils de pauvreté pour le québec

Notes

Préface

Les problèmes socio-économiques ne naissent pas par eux-mêmes. Ils sont créés avec la complicité des hom­mes et ce, à partir des disparités générées par le système économique dans lequel nous vivons.

Nous,vivons dans une ère de production et de consommation de masse. Le surplus de la production doit être absorbé par la masse. Pour atteindre ses objectifs, le producteur utilise l'arme de la publicité, laquelle publicité est presque devenue une forme de divertissement pour le con­ sommateur.

Ce battage de publicité auquel est soumis quotidiennement le Québécois moyen, qui représente un fort pourcentage de la population et qui n'a donc pas un revenu suffisant pour faire face aux strictes exigences quotidien­nes, n'est pas sans subir alors une perturbation profonde de son comportement dans les choix qu'il doit faire.

Si on ajoute, à cela les pièges nombreux ten­dus aux consommateurs par les exploiteurs de tout calibre, à. savoir: ventes pyramidales, ventes de terrains sous pression, cours de toutes espèces à partir des langues jusqu'à la cui­sine, on en vient vite à la conclusion que nous avons beaucoup de chemin à parcourir avant d'avoir des lois adéquates.

La recherche sur l'endettement dont nous pu­blions le rapport se veut une étude sociologique qui permet de refaire le cheminement parcouru par les consommateurs qué­bécois au cours des vingt dernières années. On peut dire qu'à cette époque, nous entrions dans l'ère de la consommation de masse telle que nous la connaissons aujourd'hui.

A partir des réponses à un questionnaire posé à plus de six cents familles québécoises, l'équipe composée d'une quinzaine de personnes dont des économistes, sociolo­gues et avocats a  travaillé  pendant près de trois ans a la compilation de données accumulées pour en arriver à la publication de ce rapport.

C'est le premier travail de ce genre à être fait sur une base scientifique depuis l'enquête Tremblay-Fortin, commanditée par la Fédération des Caisses populai­res de Québec. En autant que le Mouvement ACEF est concerné, ce n'est que le premier jalon à une action future en vue de corriger les causes d'un malaise social grave. Nous espérons que les gouvernements concernés nous seconderons dans notre action, en légiférant en conséquence pour mettre un terme à des abus grossiers, pour ne pas dire davantage.

Pour conclure, qu'on me permette de citer J.K. Galbraith et qui est le mot d'ordre du Mouvement ACEF: "NOUS VOULONS TRANSFORMER DES CHOSES. NOUS VOULONS. VOIR DES CHOSES ARRIVER. NOUS NE VOULONS PAS SEULEMENT EN PARLER".

Gérard Marotte

Président

Fédération des ACEF du Québec

Introduction

Le présent rapport fait état des efforts que nous avons menés au cours des dernières années pour mieux comprendre le phénomène du crédit à la consommation et pour cerner quelques-unes des dimen­sions d'un problème dont l'ampleur s'accroît sans cesse, soit celui de l'endettement des ménages québécois.

L'expansion du crédit à la consommation et l'émergence d'un sérieux problème d'endettement des ménages sont des phénomènes qui ne font cependant que manifester l'existence d'un changement plus profond au niveau de l'ensemble de la société. L'endettement crois­sant des ménages n'acquiert sa véritable signification que dans le contexte plus global de l'évolution de la consommation de masse. Il nous a donc semblé important au départ de ne pas confiner notre ana­lyse à la seule étude systématique de l'état d'endettement des mé­nages mais d'essayer de montrer également comment cette situation n'est finalement qu'une expression parmi d'autres des rapports de force plus globaux qui ont transformé la société.

De la consommation de masse

Dans la première partie de ce rapport, nous allons voir comment le Québec s'est progressivement transformé en une société de consommation de masse et quelles ont été les principa­les conséquences de cette évolution.

Après avoir brièvement défini les principales di­mensions du phénomène de l'abondance, nous allons voir comment-l'économie québécoise, sous l'influence dominante du contexte nord-américain, a évolué pour finalement atteindre ce stade de la consommation de masse.

Nous allons analyser successivement comment cette évolution s'est concrétisée dans le système de production, le sys­tème-financier, le système de distribution. Nous verrons ensuite comment cette transformation de l'économie québécoise a profondé­ment modifié la structure des revenus des ménages et leurs habi­tudes de consommation.

L'avènement de la société de consommation n'a pas fait que transformer les habitudes de consommation, elle a aussi laissé sa marque indélibile sur les mentalités. Aussi, verrons-nous, dans un deuxième temps, comment ce phénomène de l'abondan­ce a été perçu et interprété et comment cette conscience reflète les problèmes et les conflits qui agitent les sociétés modernes. Nous essaierons de définir enfin comment cette double analyse de la réalité économique et de la perception collective qui s'en dégagent peuvent nous permettre de donner à l'endettement des ménages sa véritable signification.

... à l'endettement de masse

Dans, la deuxième partie de ce rapport, nous ana­lyserons, de façon plus détaillée, les dimensions spécifiques du phénomène du crédit à la consommation et de son impact sur la vie économique des ménages.

Cette analyse est le résultat d'une double démar­che. Sur le plan, économique, nous avons voulu compléter les résultats des analyses déjà présentés dans "Les assoiffés du crédit"1. Cette section comprend aussi l'analyse des données d'une enquête sur l'endettement, faite en 19 71, auprès de ménages québécois.

Premiere partie

Le Québec à l'heure de la consommation de masse

Chapitre 1.- La société de consommation de masse

Les transformations qui se sont produites au Québec, depuis la deuxième guerre mondiale, ne sont pas uniques.

L'avènement de la société de consommation s'est d'a­bord manifesté aux Etats-Unis pour s'étendre ensuite à l'ensemble du monde occidental. Avant donc d'essayer de dégager les traits spécifiques du cas québécois, nous allons tenter de voir quelle réa­lité le concept de "société de consommation de masse" veut décrire.

1.1.- Le concept

Plusieurs termes différents ont déjà été employés pour essayer de décrire les changements qui se sont produits dans l'univers de la production et dans celui de la consommation, au cours des dernières décades.

On a ainsi parlé de société post-industrielle, de société de consommation de masse, de société d'abondance ou d'opu­lence et même d'avènement de la société de loisirs.... Tous ces termes essaient de décrire, au moins partiellement, un même phéno­mène, en mettant l'accent sur l'un ou l'autre de ses aspects par­ticuliers: le concept de "société post-industrielle" réfère davan­tage à l'organisation du travail et de la production alors que le concept de "société de consommation de masse" concerne plutôt l'évolution de, la consommation... comme les systèmes de production et de consommation sont étroitement interdépendants et que, d'au­tre part, les transformations qui se produisent dans l'un ou l'au­tre de ces systèmes sont vécues, en dernier ressort, par la même population de travailleurs-consommateurs, nous utiliserons ici le terme de "société de:consommation de masse", pour référer à l'en­semble des changements économiques et sociaux qui se sont .pro­duits dans les champs de la consommation et de la production.

Ce concept, dont l'emploi fut d'abord popularisé par le psychologue américain George Katona, n'est pas totalement neutre. Alors que d'autres concepts dont l'usage fait l'unanimi­té , le terme de société de consommation de masse réfère à la fois à la description de changements réels dans les modes de vie et à l'interprétation de ceux-ci.

Or, l'unanimité est loin d'être faite quant à l'appréciation des conséquences de l'abondance. Pour certains, le concept possède une connotation normative positive et mar­qué l'accession à un état de mieux-être intégral de la collec­tivité. Ainsi, par exemple, l'économiste William Rostow 2 en fait la cinquième étape du développement économique des socié­tés. A ses yeux, c'est l'étape idéale vers laquelle tendent toutes les sociétés.

Pour d'autres, par contre, le concept réfère à tous les maux qui sont nés des excès de la consommation et n'est utilisé que dans un sens péjoratif qui marque la condam­nation morale de l'évolution actuelle de la société. Il sert alors à décrire l'abêtissement des masses qui sont entraînées par une publicité abrutissante à se plier aux volontés des producteurs.

1.1.1.- Son ambiguïté

L'ambiguïté du terme repose fondamentalement sur une appréciation morale conflictuelle des bienfaits ou des mé­faits apportés par une même évolution. Or, c'est précisément là ce qui fait l'intérêt de l'emploi du terme. Il décrit d'une part, un changement réel fondamental et l'apparition d'un nou­veau type d'organisation des rapports sociaux. En même temps cependant, il illustre bien les conflits idéologiques et les oppositions qui sont présents au niveau de la société.

Ces deux niveaux, celui de la transformation con­crète de la réalité et celui de la perception collective de ces changements, constituent d'ailleurs les deux aspects fondamen­taux de l'étude du phénomène de l'abondance que nous allons entreprendre dans les chapitres suivants.

S'il est une chose cependant qui ne laisse aucun doute, c'est que l'emploi d'un tel concept correspond à un be­soin. Il fallait trouver-un terme qui permette spécifiquement de décrire les changements apportés dans les modes de vie et les habitudes de consommation des individus. Voyons d'abord, dans un premier temps, quels sont les traits principaux de cet­te nouvelle réalité que le concept veut décrire.

1.1.2.- La nouvelle réalité

Pour que la consommation de masse apparaisse, il ne suffit pas d'avoir une économie,de production de masse, mais encore faut-il que celle-ci soit orientée vers la consom­mation, par les particuliers, des biens produits. Ceci suppose donc que, parallèlement aux transformations du système de pro­duction, s'effectuent des changements profonds des habitudes de consommation des individus et des ménages.

Le concept de société de consommation de masse ré­fère aussi à l'augmentation du revenu des particuliers, phéno­mène qui conditionne, dans une large mesure, les transformations socio-culturelles dans les habitudes de consommation. Ainsi, pour Katona 3, l'événement marquant l'accession à la société d'abondance : fut l'apparition généralisée d'un revenu discré­tionnaire, (partie du revenu qui reste après avoir satisfait les besoins fondamentaux indispensables tels que le vêtement, le logement et la nourriture) qui permettait à une majorité de consommateurs de se procurer les biens durables tels que maison, auto, téléviseur, réfrigérateur... A mesure qu'elles devien­nent réalisables, les aspirations à la consommation se dévelop­pent. Parallèlement cependant, sous l'influence de la publicité et des pressions du milieu, ces aspirations deviennent plus uni­formes et homogènes. Les consommateurs deviennent mieux condi­tionnés à accepter les impératifs d'une production de masse où-un; grand nombre de biens identiques doivent être écoulés.

Les changements qui en ont résulté dans les habitudes de consommation ont parfois été imprévisibles et ne se sont pas toujours manifestés dans le sens escompté. Ainsi, par exemple, comme le note Riesman 4, c'est la généralisation de l'automo­bile qui a été la cause, dans une, large mesure, du développement d'un nouveau style d'habitat, soit celui des banlieues1. La ré­duction des heures de travail d'autre part, n'a pas entraîné, comme on pouvait s'y attendre, une extension équivalente du temps de loisir. La pression de la consommation devenant plus, impérieuse, les ménages préfèrent d'abord augmenter leurs revenus afin de satisfaire plus rapidement des aspirations toujours plus nombreuses et diversifiées.

Ce changement, à. la fois qualitatif et quantita­tif, qui s'est produit dans les modes de vie de consommation, était rendu possible par l'évolution de la production.

1.1.3.- La production de masse

Ce concept de production de masse réfère à l'or­ganisation technique et institutionnelle de la production et de la distribution des biens. La caractéristique première de cette nouvelle organisation de la production et de la distri­bution est l'entreprise de grande taille qui permet la fragmen­tation du travail. Celle-ci consiste dans un mode d'organisation où les activités sont définies dans leur moindre détail et où travailleurs et machines ont des tâches spécifiques et limitées à accomplir. Cette spécialisation des tâches a pour but d'aug­menter la productivité par la simplification et la répétition des tâches à exécuter. L'ensemble des tâches fragmentées s'in­sère dans un flux logique de production dont l'exemple typique demeure la chaîne d'assemblage. Cette organisation rationaliste du travail permet d'accélérer la mécanisation de ces tâches simplifiées et de réduire les temps morts entre les différen­tes étapes de la production. Elle conduit, en outre, à la standardisation de produits dont les pièces sont inter-chan-geables, ce qui,facilite le développement des grands réseaux de distribution.

Aux Etats-Unis, puisque c'est là que la société de consommation de masse est d'abord apparue, la production de masse a vraiment commencé au moment de la Guerre Civile, avec la production en série de fusils, de vêtements et de souliers. Par la suite, cette production de masse devait s'étendre à la fabrication des cigarettes (la production de cigarettes attei­gnait déjà 150 milliards d'unités, par an, en 1930), la trans­formation et la mise en conserve de produits alimentaires, l'expansion du marché des liqueurs douces en bouteilles, l'ap­parition d'un nombre toujours croissant de gadgets et, bien sûr, à partir du début du XXe siècle, la production en série de l'automobile. Ce dernier phénomène est souvent considéré, avec raison, comme le signe le plus révélateur de l'accession à l'abondance. Ainsi, par exemple, on ne comptait, au Canada, en 19 04, que 53 5 autos enregistrées; en 1910, ce nombre était passé à 8967. Jusqu'alors, l'auto restait un "jouet" que seuls les plus riches pouvaient se payer. L'apparition du désormais-fameux "model T" d'Henry Ford devait permettre à un plus grand nombre d'individus de se procurer une automobile. C'est ainsi qu'en 1915, on comptait déjà 89,944 autos au Canada; en 1920, ce nombre passait à 407,064, en 1926, à 836,794. 5

Ce développement de la production de masse a mis, entre les mains des producteurs, des moyens qu'ils n'avaient ja­mais eus auparavant. L'expansion des marchés a entraîné une. croissance accélérée de la production. Parallèlement cependant, la production s'est progressivement centralisée entre les mains d'un nombre plus restreint de producteurs dont la puissance et le pouvoir économique atteignaient des sommets sans précédent. L'émergence des oligopoles et des monopoles constitue certes l'un des phénomènes les plus marquants et les plus significa­tifs de l'évolution du système de production.

Remarquons cependant qu'une société peut accéder au stade de la consommation de masse avant d'en avoir atteint la capacité de production correspondante. D'après Rostow,6 cela aurait été le cas notamment du Canada, entre 19 20 et 194 5, alors que les biens de consommation produits aux Etats-Unis ont envahi le Canada.

Les couches plus privilégiées de la population ca­nadienne pouvaient alors se procurer des biens d'équipement ména­ger que l'industrie de transformation autochtone était encore in­capable de produire. Déjà, les aspirations caractéristiques de la société d'abondance naissaient dans les couches moyennes d'a­bord, puis s'étendaient à l'ensemble de la population. Même si la majorité n'avait pas encore les moyens de satisfaire ces as­pirations nouvelles, leur présence seule suffisait à influencer la dynamique de la société.

Ce phénomène reflète à quel point l'intégration croissante des économies nationales, le développement du commer­ce international, l'expansion des firmes multinationales et la recherche des économies d'échelle ont pu influer sur les trans­formations économiques et sociales d'une société. Le Québec, comme, d'autres sociétés, a été bousculé vers la consommation de masse.

1.1.4.- La recherche de l'innovation

La société de consommation se caractérise aussi par la recherche constante de l'innovation et par l'incroyable diversification des produits. Ainsi, par exemple, un supermarché type présente environ 8,000 produits sur ses étalages dont la presque totalité n'existait pas il y a dix ou quinze ans.

Cette recherche de l'innovation constitue l'un des facteurs importants de l'expansion et de la monopolisation de l'industrie. Sur le plan technologique d'abord, les nouveaux procédés, de fabrication permettent à l'entreprise d'améliorer sa productivité, de réduire ses coûts et de conquérir une part plus importante de marchés en expansion perpétuelle. La mise en marché de nouveaux produits devient aussi possible, par sui­te de l'augmentation du pouvoir d'achat des particuliers. L'en­treprise qui réussit à s'installer sur un nouveau marché, par le lancement d'un produit différent, détient un avantage, au moins momentané, sur ses concurrents. Le consommateur, lui, devient sollicité de toutes parts par des produits dont il n'avait jamais soupçonné l'existence éventuelle. À défaut d'in­novations réelles cependant, les producteurs chercheront, à tout le moins, à créer l'impression de la nouveauté.

On peut se rappeler, à cet égard, la fréquence avec laquelle la publicité insiste depuis sur les mots-clés de "nouveau" et "amélioré", à partir du savon jusqu'à l'auto­mobile. La production est ainsi assujettie à des modifications perpétuelles et le consommateur se voit soumis à des pressions et des sollicitations constantes, afin d'écouler des stocks de biens sans cesse croissants et renouvelés. Nous verrons d'ail­leurs, plus loin, à-quel point on peut parler d'une véritable stratégie "d'absolescence planifiée", non seulement dans le sens où Vance Packard l'entendait,7 c'est-à-dire par la baisse de la qualité et de la durabilité des produits mais aussi par l'abandon prévu et planifié de lignes de produits, après une du­rée donnée, leur remplacement par de nouveaux modèles et par la pression qui est exercée sur les consommateurs pour les convain­cre de changer de modèle.

L'accélération de la production a pour effet l'ac­célération de la consommation et l'intensification des pressions qui sont exercées sur le consommateur. L'expansion de la produc­tion et celle de la consommation ont causé le développement d'un système mieux articulé de distribution des biens et services.

1.1.5.- La distribution de masse

La société de consommation de masse se caractérise donc aussi par une révolution du système de distribution des biens et services. Ainsi, par exemple, toujours aux Etats-Unis, l'apparition de deux nouveaux types d'institutions commercia­les a aidé au développement de nouvelles habitudes de consomma­tion. Déjà, à la fin du siècle dernier, plusieurs magasins à grandes surfaces étaient solidement implantés dans les grandes villes américaines, tels, par exemple, "Stewart" et "Macy" à New-York, "Wanamaker" à Philadelphie, "Field" et "Scott" à Chicago...8 Parallèlement, le développement de la vente par correspondance par des institutions spécialisées, devait gran­dement aider à répandre, même dans les régions rurales les plus éloignées, la connaissance des biens de consommation produits en série et suppléer aux faiblesses du réseau traditionnel de distribution. Cette évolution devait faciliter le développement d'une "iconographie commune" chez les consommateurs américains, ce qui était indispensable au développement futur de la consom­mation de masse.

Ainsi, par exemple, la société "Montgomery Ward", qui avait vu le jour en 1872, distribuait déjà, en 1884, à la grandeur des Etats-Unis, un catalogue de 240 pages qui conte­nait plus de 10,000 items. La société "Sears and Roebuck", qui. est aujourd'hui la plus grosse société du genre au monde, de­vait voir le jour en 188 6, lorsqu'un modeste commerçant se mit à vendre des montres par la poste. En 1907, ce genre de commer­ce représentait déjà un chiffre d'affaires annuel de $50 mil­lions aux Etats-Unis, chiffre énorme pour l'époque.9

L'extension parallèle des chaînes de "5-10-15", à la grandeur du pays, devait contribuer à ancrer progressive­ment, dans la tête des gens à modestes revenus, qu'on y trou­vait les meilleurs aubaines. Au même titre que les couches plus favorisées, ils devenaient donc eux aussi concernés par la consommation de masse. A défaut de pouvoir leur faire ache­ter des biens durables plus coûteux, on mettait à leur portée une multitude d'objets produits en grande série mais moins coûteux.

1.1.6.- La publicité

A mesure que ces institutions se développaient (elles furent les premières à l'utiliser sur une vaste échelle), on assis­tait aussi à la transformation et à l'expansion phénoménale de la publicité.

C'est là, peut-être, dans l'imagerie populaire, le phénomène le plus spectaculaire de la société d'abondance. L'inva­sion de la publicité a d'ailleurs grandement contribué à véhiculer les nouvelles aspirations. Parallèlement cependant, elle entrete­nait aussi, sur le plan idéologique, l'image d'une société où tout allait bien.

En fait, la publicité existait déjà dans l'Antiqui­té gréco-latine, sous forme de crieurs publics, d'affiches et de réclames commerciales. C'est cependant avec l'invention de l'im­primerie (1470) et ,1a multiplication des journaux que la publici­té prit son premier essor (la première réclame commerciale payée parut dans la "Gazette de France", en 1630).10 Ces techniques primitives de publicité furent adoptées rapidement en Amérique mais ce n'est vraiment qu'avec l'expansion de la radio (dans l'entre-deux guerres) et de la télévision (après la deuxième guerre) que, la publicité moderne prit son véritable essor et facilita encore plus l'expansion des grandes entreprises de pro­duction et de distribution qui pouvaient désormais s'adresser à un public plus vaste, avec des moyens techniques plus efficaces.

1.1.7.- Le crédit

Déjà aussi, à l'époque où la production de masse commençait à se développer en Amérique, le crédit à la consomma­tion existait déjà, sous la forme de prêts personnels. En fait, les usuriers, les prêteurs sur gage et autres prêteurs d'argent, qui étaient déjà présents dans l'Antiquité, ont probablement exis­té en Amérique depuis les débuts de la colonisation, L'abolition des "lois sur l'usure" au Canada, en 1858, devait d'ailleurs en­traîner l'expansion de ce genre de commerce, mais les abus qui furent commis amenèrent le Parlement du Canada a passer le "Money Lenders Act", en 1906, pour réglementer les taux de cré­dit. Quant à la vente à tempérament, d'invention plus récente, elle apparut en Amérique, dès 1807, lorsque la maison new-yorkaise "Cowperwait & Sons" commença à vendre des meubles à tempérament. Cette pratique se répandit rapidement et ce, surtout dans le cas des machines à coudre (avec la compagnie "Singer Sewing Machine", à partir de 1850) et des pianos (à partir de 1880 environ). Ce fut cependant avec le développement de la production en série d'automobiles à bas prix que la vente à crédit se développa et que les premières "compagnies de finance" spécialisées dans le financement des ventes apparurent11. À cet égard, il faut re­marquer que les compagnies de finance ont joué, dans une cer­taine mesure, un rôle de pionnières, en facilitant le développe­ment du crédit, puisque ce n'est qu'en 19 54 que les banques ca­nadiennes acquirent le droit légal d'accorder des prêts aux par­ticuliers sur la garantie de biens meubles (avant 19 54, une seule banque était active dans le domaine du prêt personnel)

A partir de 1967, la levée des restrictions sur les taux d'inté­rêts bancaires permit aux banques de prendre le pas progressive­ment sur les compagnies privées de finance et de financement des ventes qui avaient largement profité de l'expansion du crédit dans la période d'après-guerre.12 Avec le développement de la consommation de masse, le crédit à la consommation devait con­naître une croissance phénoménale et acquérir une signification nouvelle. Par son ampleur, il allait devenir l'un des symboles les plus frappants du nouvel ordre social.

1.1.8.- Sa signification

L'avènement du crédit, de façon contemporaine, à l'expansion de la production de masse, entre autres, celle de l'automobile, est particulièrement significatif. Le crédit ser­vait surtout, jusque là, au financement des entreprises indus-trielles ou commerciales ou encore, à l'acquisition d'immeubles, par les particuliers. Les formes les plus usurières de crédit étaient réservées à ceux qui s'enlisaient dans la misère. Avec le développement de la production en série de biens durables onéreux, l'expansion d'une nouvelle forme de crédit, le crédit à la consommation, allait permettre un écoulement plus rapide des biens produits. Une plus large proportion de la population pouvait entrer dans la consommation de masse en s'endettant. Parallèlement, le pouvoir de remboursement s'élevait avec l'amé­lioration des niveaux de vie. Les réticences de la culture tra­ditionnelle qui mettait l'accent sur les valeurs d'épargne et de sécurité allaient progressivement s'estomper, devant le raz-de-marée de l'abondance.

1.2.- L'évolution de la consommation

Pour se développer, la consommation de masse exi­geait donc que les revenus des particuliers augmentent et qu'en même temps ceux-ci acceptent de modifier leurs habitudes de consommation. Les transformations sociales causées par l'évolu­tion du système de production ne se sont pas faites sans heurts. L'éclatement des structures traditionnelles a causé de multiples bouleversements (migrations, chômage, misère...). Progressivement, cependant, l'industrialisation devait faciliter le développement d'une classe moyenne (professionnels, cadres, employés de bu­reaux, employés de services...) plus nombreuse. Parallèlement, une partie des ouvriers (ouvriers spécialisés et semi-spéciali­sés) devaient -voir leurs revenus s'accroître. Le syndicalisme d'affaire nord-américain, à cause de l'impact de ses revendica­tions sur l'amélioration des salaires, a donc joué indirectement un rôle important dans l'avènement de la consommation de masse. Malgré la résistance chronique des employeurs à augmenter le re­venu de leurs employés, une telle évolution devenait indispensa­ble afin d'augmenter le volume de ventes des biens de consommation,

Les préoccupations, les motivations, les valeurs des individus s'en sont trouvées chambardées. Le développement, du système de distribution, l'expansion de la publicité, la. gé­néralisation du crédit ont contribué à créer un nouveau climat social qui n'a plus rien de commun avec celui des débuts de l'ère industrielle.

1.2.1.- Le climat de la consommation

L'évolution du système de production a entraîné une transformation radicale de la société. La société industrielle capitaliste a trouvé réunies les conditions favorables à l'avè­nement de l'ère de l'abondance. Ce changement, d'abord apparu de façon spectaculaire aux Etats-Unis, marque le passage à un nou­veau type de société. L'essence même des sociétés occidentales s'en est trouvé modifiée. L'évolution de l'entreprise a entraî­né l'instauration d'un nouvel "ordre social". L'apparition du revenu "discrétionnaire" (part du revenu qui peut être consacrée à l'acquisition de nouveaux biens après avoir satisfait les be­soins primaires comme la nourriture, le logement, le vêtement) marque davantage qu'un simple changement quantitatif.

Les forces d'industrialisation et d'urbanisation avaient déjà sensiblement modifié le milieu de vie des consomma­teurs et chambardé les cadres de référence propres aux sociétés plus traditionnelles. Le climat socio-culturel était devenu pro­pice à un changement collectif des habitudes de consommation. Les consommateurs pouvaient alors devenir plus réceptifs aux nouveaux modèles de comportement que, la publicité véhiculait et qui étaient repris par le réseau de, relations sociales plus im­médiat (parenté, amis, voisins, confrères de travail...).

Cette évolution allait entraîner une restructura­tion complète de la vie quotidienne des ménages.. Dans la société traditionnelle et, plus tard, dans la société industrielle, les individus devaient avant tout se préoccuper de leur propre sur­vie. Le travail agricole, le travail artisanal ou encore le tra­vail à la chaîne occupaient une place prépondérante dans la vie des ouvriers puisque ce travail constituait la garantie d'une survie précaire. La stabilisation relative des emplois et l'augmentation des revenus ont permis de déplacer graduellement les champs d'intérêt. Avec l'avènement de la société de consommation de masse, les préoccupations de survie sont graduellement rem­placées par des aspirations à la possession d'un "superflu" dont la jouissance avait jusqu'alors été réservée à la minorité aisée

La "mystique du travail", c'est-à-dire la valori­sation en soi des vertus du travail comme, source principale de satisfaction morale, a joué un rôle important dans le développe­ment de l'industrialisation 13. Avec l'avènement de la consomma­tion de masse cependant, cette mystique cède progressivement la place à une véritable "mystique de la consommation". Une partie croissante des travailleurs peut désormais trouver la récompense immédiate de son travail dans la consommation de biens matériels et de services. Cette satisfaction apportée par la consommation n'est cependant pas anarchique: elle s'organise autour de nou­veaux besoins structurés et hiérarchisés.

1.2.2.- La transformation de l'entreprise

Dans un tel contexte, les producteurs allaient de­voir accorder de plus en plus d'importance aux questions de dis­tribution et de ventes. A une époque où les besoins des consomma­teurs n'évoluaient que lentement, les biens de consommation pro­duits trouvaient naturellement leur débouché et les efforts des producteurs tendaient surtout à augmenter la rentabilité de l'en­treprise afin de résister à la concurrence.. Dans la mesure cepen­dant où,les besoins des consommateurs se multiplient à un rythme toujours croissant, la concurrence devient de plus en plus achar­née au niveau de la distribution et de la vente. Pour conserver son rang et survivre.; l'entreprise ne doit plus seulement être rentable, elle doit croître afin d'accaparer la plus, grande part possible des nouveaux marchés créés. A la concurrence par les prix s'ajoute une lutte sans merci par la publicité et les stra­tégies de distribution et de ventes. Les efforts publicitaires des entreprises s'intensifient à mesure que les stratégies se rationalisent et se raffinent avec l'avènement, entre autres, de la philosophie du "marketing". Dans l'entreprise, les ser­vices de vente prennent une importance accrue alors que les agences de publicité;, à qui l'entreprise confie son image pu­blique et celle de ses produits, se développent et se multiplient à un rythme rapide.

Cette transformation de l'entreprise se répercute brutalement sur l'environnement du consommateur. L'arsenal des moyens utilisés pour influencer son comportement devient démesu­ré. L'entreprise a de plus en plus besoin de contrôler le con­sommateur, de l'asservir à ses fins propres, car il devient une condition essentielle de l'expansion et de la croissance de cette dernière.

1.2.3.- De nouveaux rapports de force

La société de consommation donne une ampleur nou­velle aux rapports de force qui s'étaient manifestés depuis les débuts de l'industrialisation. À l'exploitation de l'ouvrier dans l'organisation du travail, s'ajoute,l'asservissement, par la publicité, du consommateur. Si la réalité de l'abondance est nou­velle, en y trouve cependant les mêmes rapports de domination. Avec l'avènement des oligopoles, l'entreprise atteint même un niveau d'influence sans précédent sur la société. L'ouvrier-consommateur, en devenant plus riche, s'est trouvé en même temps enfermé dans un cadre plus restreignant et plus .global. En accédant à l'opulence, la société capitaliste occidentale n'a,pas résolu ses contradictions. Celles-ci sont devenues, au contraire, plus manifestes et ont acquis une ampleur nou­velle .

L'amélioration du niveau de vie des particuliers est souvent perçue, à tort, comme une libération des contrain­tes de la survie. Nous verrons cependant comment, au niveau de l'analyse idéologique des perceptions collectives,de l'abondan­ce, une telle croyance marque, au contraire, l'émergence d'un nouveau type de contraintes. Ces contraintes de l'abondance sont tout aussi pressantes et aliénantes pour l'individu que celles de l'exploitation de l'ouvrier dans son milieu de tra­vail.

Si, pendant -l'ère de l'industrialisation, il était tout à fait justifié de chercher la source de l'exploi­tation de l'individu dans l'analyse des rapports de domination au sein de l'organisation de la production, il devient de plus en plus impérieux d'élargir ce cadre d'analyse et d'accorder une importance au moins égale à l'analyse des rapports de domi­nation qui se manifestent dans le champ de la consommation. Avec l'avènement de l'abondance, c'est peut-être avant tout dans les rapports de domination de la consommation de masse qu'il faut chercher la source principale de l'exploitation des individus.

1.3.- L'ambiguïté de la consommation de masse

Nous avons décrit, jusqu'à maintenant, les phéno­mènes principaux qui ont découlé de la transformation de la pro­duction et qui ont contribué à l'édification de la société d'a­bondance. Lorsqu'on cherche à définir le phénomène de la consom­mation de masse, c'est d'abord à ces phénomènes qu'on réfère. La description de la société de consommation serait cependant incomplète si on n'examinait pas aussi les problèmes auxquels elle a donné naissance ou ceux à qui elle a donné une ampleur et une signification nouvelle. Ces problèmes, par leur nature, sont intimement liés à l'apparition d'une capacité excédentai­re de production.

Dans le contexte d'une société qui avait eu, jus­que là, à faire face surtout à des problèmes de pénurie, l'avè­nement de la consommation de masse avait suscité de vastes es­poirs. Le rêve de l'abondance pour tous devenait enfin possible: le développement économique accéléré devait désormais permettre à toutes les couches de la population d'accéder à un niveau mi­nimum de bien-être matériel. La réalité allait cependant s'avé­rer tout autre. Non seulement l'abondance ne fit pas disparaître tous les problèmes liés à la pénurie (pauvreté, inégalités, chô­mage...), mais elle entraîna aussi l'apparition de nouveaux pro­blèmes (gaspillage, pollution, exploitation des consommateurs...) dont 1'ampleur n'avait pas été soupçonnée.

1.3.1.- Des misères de l'industrialisation...

Des problèmes contemporains comme la pauvreté, l'iné­galité des richesses, le chômage... ne sont finalement que la re­production, dans un contexte d'abondance, de rapports de force qui, s'étaient déjà manifestés au début de l'ère industrielle. Pour en comprendre la nature, il n'est pas inutile de retracer brièvement leur évolution.

On peut d'abord noter, à cet égard, que le pro­cessus d'industrialisation ne s'est pas fait sans heurts pour les ouvriers. En effet, la transformation rapide d'abord de l'économie traditionnelle (essentiellement rurale et artisana­le) vers une économie industrielle et, dans un deuxième temps, la transformation progressive d'une partie de l'économie- in­dustrielle (fondée sur le travail à la chaîne) vers une écono­mie dite "moderne", caractérisée par l'automation et l'expan­sion des services, ont entraîné des conséquences souvent né­fastes et créé des conditions de vie difficiles pour les ou­vriers .

Lors de la révolution industrielle en Angleterre, c'est d'abord parce qu'elle ne pouvait plus subsister dans l'économie agricole (abolition des petites fermes ex­ploitées en métairies pour créer de grands pâturages et champs de culture) qu'une partie de la population devint disponible pour entrer dans ce qui allait devenir la main-d'oeuvre in­dustrielle et non pas surtout, comme on le croit souvent, à cause de l'attirance des salaires plus élevés dans l'indus­trie.14

En fait, ce n'est que progressivement que les emplois industriels se créèrent en nombre suffisant pour absor­ber une partie de cette main-d'oeuvre potentielle qui en était réduite à une misère profonde 15. L'abondance de la main-d'oeuvre inemployée, ne favorisait pas non plus le versement de salaires dé­cents. Les longues heures de travail, le travail des enfants et des femmes dans les "manufactures" étaient alors chose courante.

Les conséquences de l'industrialisation furent peut-être moins dramatiques en Amérique du Nord, à cause de leur étale­ment sur une plus longue période, mais la dynamique en fut sensible­ment la même. L'industrialisation a été, pour les ouvriers, une pé­riode de heurts et de problèmes.

- La migration vers les centres urbains

Dès la deuxième moitié du XIXe siècle, la baisse des revenus, dans le domaine agricole, devait entraîner, au Québec, deux mouvements. Les vagues de colonisation et, plus tard, de "retour à la terre", qui se succédèrent, devaient permettre de mobiliser une

partie de la main-d'oeuvre agricole et industrielle inem­ployée. La pauvreté agricole des terres de colonisation devait cependant à peine permettre à ces colons de survi­vre. En second lieu, une bonne partie des agriculteurs qué­bécois qui ne pouvaient plus subsister sur leurs terres devait amorcer un mouvement d'émigration vers les centres industriels américains:

"Les centres urbains québécois n'absor­beront qu'une faible partie de l'excédent de la population rurale jusqu'en 1914, étant donné la lenteur relative de l'in­dustrialisation qui s'y accomplit. On esti­me, à quelque 400,000 le nombre des Cana­diens-Français qui, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles émigrèrent aux Etats-Unis où l'industrialisation, beau­coup plus rapide, requérait une main-d'oeuvre abondante".16

Plus près de nous, une étude récente17 de­vait démontrer qu'encore aujourd'hui, la décision n'est prise, de migrer vers les centres urbains, qu'en déses­poir de cause, lorsqu'il n'est plus possible d'assurer sa subsistance dans les régions rurales périphériques.

Cette migration entraîna cependant des problèmes complexes d'in­tégration et d'adaptation au nouveau milieu. Même aujourd'hui, la migration vers les grands centres n'entraîne une certaine amélioration du niveau de vie qu'après quelques années passées à la ville. Dans le cas de l'étude mentionnée, la hausse du revenu familial était, en moyenne,de $3,200 environ, après cinq ans18. Il faut noter aussi que cette amélioration du revenu ne permet pas à plus du tiers des familles migrantes de sortir de la pauvreté et de la privation .19

L'industrialisation accélérée n'a pas réussi à éliminer les problèmes de misère et de pauvreté qu'elle a con­tribué à créer. La migration vers les centres industriels n'ap­porte, qu'une solution partielle à ces problèmes. À la misère des régions périphériques:20 succède souvent la pauvreté ano­nyme des grands centres urbains.

- Les inégalités de revenu

L'une des ambiguïtés fondamentales de la société industrielle avancée de type capitaliste réside dans les dis­parités marquées de revenus qui continuent à exister entre les différentes couches de la société. Dans une perspective à long terme, il est indéniable que la Révolution Industrielle a entraîné une amélioration prononcée du niveau de vie de l'en­semble de la population. Dans un premier temps, l'écart relatif entre certaines couches de la population (entre ouvriers et patrons, par exemple) aurait même eu tendance à diminuer 21. Depuis la fin de la deuxième guerre cependant, malgré l'accrois­sement continu du niveau de vie moyen, l'écart relatif entre les couches favorisées et celles plus défavorisées de la population est resté à peu près constant. Ce qui a entraîné, de façon con­crète, dans le niveau de vie absolu, un élargissement du fossé. L'abondance qui découle du développement économique profite donc inégalement à toutes les couches de la population. La con­sommation de masse, malgré son caractère d'universalité apparaît donc, en même temps, comme un phénomène relatif et inégalitaire. Son avènement d'ailleurs est étroitement lié à l'expansion, en nombre, des classes moyennes et à l'amélioration des conditions de vie des travailleurs les plus qualifiés (ouvriers spéciali­sés et semi-spécialisés) dont la présence dans le champ de la consommation était une condition essentielle de sa propre ex­pansion. C'est à eux surtout qu'étaient destinés les biens du­rables au début de la production de masse.

- Aliénation et consommation compensatoire

La société industrielle avancée n'a pas non plus réussi à apporter de solution satisfaisante aux problèmes d'a­liénation et d'insatisfaction qui ont découlé de l'expansion du travail à la chaîne etde la bureaucratisation croissante des entreprises. Cette insatisfaction dans l'expérience de travail s'est répercutée directement dans la vie de consommation des mé­nages. Les aspirations des travailleurs se sont déplacées progres­sivement vers le champ de la consommation où les contraintes sem­blaient, à prime abord, moins rigides que dans l'univers plus structuré du travail.

Ce phénomène de "consommation compensatoire" appa­raît aussi dans le cas des ménages plus défavorisés qui profite­ront d'une amélioration passagère de leurs revenus ou encore d'une utilisation exagérée de leurs possibilités de crédit pour se pro­curer des biens "de luxe" afin de compenser les frustrations et le sentiment d'impuissance que. leur état leur impose 22. Une des fonctions importantes remplies par la consommation de masse pour­rait donc être de procurer une soupape aux frustrations accumulées dans d'autres secteurs,de la vie quotidienne.

1.3.2.- Aux misères de l'abondance

La société de consommation de masse, telle que nous la connaissons, est orientée, de façon prédominante, vers la satisfaction des désirs individuels. Dans un tel contexte, les besoins d'ordre collectif sont souvent négligés (éducation, transport public, équipements collectifs, habitation, justice sociale...) et ne retiennent l'attention de l'opinion publique que lorsqu'ils ont atteint une ampleur telle qu'ils nécessitent des mises de fonds énormes (qu'on songe, par exemple, à la pol­lution, la préservation des espaces verts, à la planification du développement urbain...). Le climat général de la consomma­tion de masse où les satisfactions individuelles priment la sa­tisfaction des besoins collectifs, rend difficile, sinon impos­sible, l'acceptation des contraintes nécessaires au bien général

- La qualité de vie

On peut s'interroger aussi sur la qualité et le sens des satisfactions individuelles apportées par la consomma­tion de masse, dans un contexte où les impératifs de production et de vente l'emportent sur les préoccupations d'amélioration de la qualité de vie. Il devient de plus en plus ardu, pour le consommateur, de porter un jugement critique quand la publicité présente une information partiale et une vision tronquée de la réalité. La société de consommation n'a pas su domestiquer, de façon efficace, des abus aussi flagrants que les ventes sous pression, la fausse représentation, réductions factices....

Avec l'expansion de la consommation de masse, la pression exercée sur les consommateurs pour qu'ils consomment toujours davantage, n'a fait qu'augmenter en intensité. On con­naît mal d'ailleurs les conséquences désastreuses qu'une pression d'une telle intensité a pu avoir sur la vie culturelle et la façon de vivre des consommateurs.

Aucune société n'avait, jusque là, mobilisé au­tant de moyens et de ressources pour chercher à influencer ses membres dans un sens donné. Ces pressions ont profondément mo­difié l'environnement quotidien des consommateurs, ce qui a pro­voqué en retour l'apparition de nouveaux problèmes et de nouvel­les tensions. L'endettement, problématique d'une proportion croissante des ménages constitue certes l'une des manifestations les plus spectaculaires et les plus significatives de l'avène­ment de la consommation de masse.

- L'inflation

Parmi les problèmes d'actualité posés par la con­sommation de masse, il faut souligner- aussi la reprise spectacu­laire du phénomène inflationniste. Après avoir été maintenue à un niveau raisonnable, depuis la fin de la deuxième guerre, l'aug­mentation du coût de la vie a atteint, au cours des dernières an­nées, un niveau sans précédent. Le niveau de vie des ménages s'en trouve durement atteint, dans un contexte où leurs aspirations à une consommation accrue sont devenues plus fortes que jamais. Ainsi, par exemple, le coût de la vie a augmenté de 9.3%, en 1973, au Canada, alors que le taux de salaire horaire moyen n'a pro­gressé que de quelque 6%, au cours de la même période.

L'inflation devient problématique dans la mesure où les hausses de salaire ne suffisent plus à combler l'écart. Jusqu'alors, l'inflation avait surtout touché ceux dont le re­venu était stable. Le phénomène inflationniste acquiert cepen­dant une signification nouvelle, à partir du moment où c'est la majorité des ménages et non plus seulement une minorité qui voit son niveau de vie diminuer.

Le problème semble d'autant plus pressant que les perspectives d'avenir apparaissent fort sombres à cet égard Les instruments traditionnels de lutte à l'inflation (restric­tions du crédit et des investissements...) se sont, en effet, montrés inefficaces alors que les initiatives nouvelles prises par les gouvernements (gel temporaire des prix et des salaires, commissions spéciales d'étude et de surveillance...) n'ont eu, à date, qu'un succès fort mitigé.

- Le bilan

La société de consommation de masse n'a donc pas réalisé tous les espoirs qu'elle avait suscités, lors de son avènement. Elle a donné naissance, au contraire, à de nouveaux problèmes et de nouvelles tensions (pollution, gaspillage, excès de la publicité, endettement, inflation...) qui marquent de plus en plus profondément la vie quotidienne des consommateurs.

La théorie du Libéralisme économique, supposait une adéquation stricte entre les intérêts des producteurs et ceux des consommateurs. La poursuite, par les producteurs, de leurs intérêts particuliers, devait entraîner parallèlement l'accélération du progrès économique et, ultimement, l'amélio­ration du niveau de vie des consommateurs. Dans ce contexte, les problèmes que nous avons soulignés apparaissaient comme marginaux: c'était là le prix qu'il fallait payer pour le dé­veloppement économique.

Ces problèmes ont pris une ampleur telle cepen­dant qu'on peut se demander si le prix à payer n'est pas trop élevé. La société de consommation a atteint un point critique dans son développement: il ne suffit plus d'étudier un à un chacun de ses aspects pathologiques et de proposer des solutions partielles. Ce sont les finalités mêmes de la société de consom­mation et son mode d'organisation qui doivent être remis en ques­tion .

La question fondamentale devient de savoir dans quelle mesure, la consommation de masse sert vraiment à amélio­rer la qualité de vie des consommateurs et à augmenter, ce qu'au­cun terme scientifique ne saurait mieux décrire, leur "bonheur".

Dans cette course effrénée au progrès économique, les consommateurs risquent d'être les "grands oubliés" de la so­ciété de consommation de masse, qui apparaît aussi comme une société de pollution de masse, d'inégalités de masse, d'endet­tement de masse....

Chapitre 2.- La consommation de masse au quebec: l'evolution du systeme de production

Nous allons essayer de décrire, dans ce chapitre, les principaux traits qui font du Québec une société de consomma­tion. S'il est indéniable que la société québécoise a atteint le stade de la consommation de masse, nous verrons cependant à quel point elle a pu profiter de sa position dans le contexte nord-américain et du jeu d'intérêts extérieurs, plutôt que d'avoir mé­rité ce statut par son évolution propre. Nous verrons d'ailleurs brièvement quels sont les problèmes principaux qui découlent de cette situation.

2.1.- Racines historiques

Dans leur livre, "L'An 2,000",23 Kahn et Wiener suggèrent de considérer comme ayant atteint le cap de la consomma­tion de masse, les sociétés où le revenu annuel moyen est supé­rieur à $1,500/per capita . Si on accepte ce critère,le Québec n'aurait vraiment accédé à la consommation de masse qu'au début des années '60, soit avec plus de dix ans de retard sur l'Onta­rio .

Cependant, à cause de l'intégration de son éco­nomie au réseau commercial nord-américain, une bonne partie de la société québécoise avait déjà pu profiter des bienfaits de la société d'abondance avant que l'économie québécoise en ait atteint la capacité de production. Cette situation de dépen­dance des Québécois sur le plan de la consommation n'est fi­nalement que le reflet d'une dépendance plus profonde encore sur le plan de la production économique. Nous allons décrire ici brièvement les principales racines historiques de cette situation, puisqu'elles permettent finalement de mieux com­prendre l'un des traits dominants de la société québécoise.

2.1.1.- L'économie coloniale

Les difficultés que le Québec devait connaître s'annonçaient déjà au temps de la colonisation française. Malgré les controverses qui existent entre historiens à ce sujet, il semble bien que la Nouvelle-France n'ait jamais connu l'existence d'une "grande bourgeoisie" animée de l'es­prit des entrepreneurs capitalistes, ce qui aurait pu amorcer vraiment le développement économique de la colonie.24 La grande bourgeoisie qui existait était élitiste et surtout intéressée par les problèmes d'ordre politique et militaire. Les quelques préoccupations commerciales qui l'animaient étaient inspirées et dictées par la Métropole où résidait le véritable pouvoir d'initiative. A côté de cette grande bourgeoisie, existait aussi une petite bourgeoisie autochtone de sous-entrepreneurs, d'intermédiaires et de petits commer­çants mais dont les revenus et les ambitions étaient trop mo­destes pour suppléer au vacuum 25. N'étaient présents dans la colonie, que les agents des grands marchands métropolitains.

La conquête anglo-saxonne de 1760 ne devait donc pas freiner, comme certains l'ont prétendu, le développement d'une caste d'entrepreneurs autochtones puisque celle-ci ne s'était guère manifestée. La conquête devait cependant permet­tre l'établissement d'une caste de riches commerçants anglo-saxons qui jouissaient du monopole des relations commerciales avec la nouvelle métropole. L'acte constitutionnel de 1791, en créant des liens plus distendus avec la métropole., devait con­firmer l'emprise de la bourgeoisie anglo-saxonne sur les sec­teurs-clés de l'économie d'ici, soit le commerce du bois et l'industrie navale. Déjà, à ce moment d'ailleurs, le Haut-Canada (Ontario) jouissait d'un certain avantage sur le Bas-Canada (Québec), comme le démontre le tableau suivant: les en­treprises y étaient non seulement plus nombreuses mais aussi mieux équipées.


Tableau 1: Industries, Haut et Bas Canada, 17 91

 

Moulins

Scieries

Fonderies

 

Haut Canada

Bas Canada

Haut Canada

Bas Canada

Haut Canada

Bas Canada

Nombre d'en­treprises

612

541

1567

1065

94

38

Actionnées à vapeur

37

8

154

4

-

-

Main-d'oeuvre employée

1150

807

3670

3634

925

197

Source: S.B. Ryerson, "Le capitalisme et la Confédé­ration", Ed. Parti-Pris, Montréal, 1972, cité par C.R.P.S. "Histoire des politiques sociales au Québec", Janv. 197 3, texte provisoire

2.1.2.- Le traditionalisme

Lorsqu'au XIXe siècle, l'ère de l'industrialisa­tion devait progressivement succéder à l'ère commerciale, les Canadiens-Français se retrouvèrent dans une position fort désa­vantageuse. N'ayant pas, en effet, amasser de grands capitaux, pendant l'ère commerciale, ils se retrouvaient dans une situa­tion de dépendance quasi-complète par rapport aux entrepreneurs anglo-saxons dont l'approvisionnement en capital était assuré.

Avant de devenir un problème culturel, le sous-développement du Québec fut donc, avant tout, un problème éco­nomique, marqué par la carence de capitaux et l'absence des habiletés nécessaires (expérience, motivation, relations, connais­sances...) pour concrétiser l'esprit d'entreprise26. Ce n'est que plus tard, pendant la période allant de 1870 à 1911, que de petits et de moyens entrepreneurs canadiens-français commencèrent à connaître de modestes succès dans les industries à forte inten­sité de main-d'oeuvre comme l'industrie du bois, du cuir et des textiles.27 Paradoxalement, le développement de ces industries devait contribuer à l'appauvrissement des cultivateurs qui pou­vaient, jusque là, suppléer à leurs faibles revenus par le tra­vail artisanal du bois, du cuir et du textile.

Cette absence d'une solide infra-structure écono­mique a finalement entraîné, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l'éclosion des valeurs agriculturistes (valorisation du travail agricole, de la colonisation et du retour à la terre) et permis au clergé de combler progressivement le vacuum.

La mentalité traditionaliste des Canadiens-Fran­çais apparaît donc, jusqu'à un certain point, comme une tenta­tive d'adaptation à une situation qui échappait à leur contrôle, par un certain refus des valeurs naissantes de la société indus­trielle;. Cette absence d'une bourgeoisie commerçante, et indus­trielle autochtone ne devait pas permettre non plus le dévelop­pement de courants politiques qui auraient pu faire contrepoids aux pressions politiques fructueuses de la haute bourgeoisie an­glophone. Dans ce contexte de déséquilibre économique et politique, la petite bourgeoisie canadienne-française pouvait continuer à se battre pour un nationalisme de type juridico-culturel, à condition cependant de ne pas heurter de front les intérêts économiques anglo-saxons.28

Les carences du développement économique qué­bécois de cette époque annoncent déjà deux des caractéristi­ques fondamentales de son évolution future. Le système de pro­duction allait y être développé dans une large mesure par des étrangers. Sur le plan culturel, la coupure entre les valeurs du traditionalisme et celles de la consommation de masse sera plus brutale et moins progressive; c'est d'ailleurs dans ce contexte d'un refus des valeurs véhiculées par une haute bour­geoisie étrangère, qu'un puissant mouvement coopératif allait se développer au Québec dans la première partie du XXe siècle,

2.2.- La période d'industrialisation

Le processus d'urbanisation de la population québécoise, qui s'était amorcé dans la deuxième partie du XIXe siècle, s'est poursuivi, à un rythme accéléré, au cours du XXe siècle (voir graphique 1). La population québécoise devenait progressivement industrielle et urbaine. Les condi­tions nécessaires à l'avènement de la société de consommation de masse allaient, en effet, se créer progressivement, tout au long de la première moitié du XXe siècle.

Sur le plan économique, le tournant du siècle s'amorçait par une période faste d'expansion économique (jus­qu'à 1918). Après une période de ralentissement (1919 à 1924), où le taux de chômage monta, la prospérité revint jusqu'à 19 29. La Grande Crise qui avait éclaté aux Etats-Unis en 19 29, devait faire sentir ses effets au Québec, à partir du début des années '30. Ce n'est vraiment qu'avec le plein emploi de la période de guerre et l'expansion de l'après-guerre (entre autres, à cause des re­tombées économiques bénéfiques de la guerre de Corée) quela prospérité devait s'installer de façon plus permanente.

2.2.1.- L'abondance de main-d'oeuvre

En plus de l'exploitation de ses richesses natu­relles, le seul avantage économique du Québec résidait dans la présence d'une main-d'oeuvre abondante et bon marché.

"La période de 1866 à 1911 marqua en effet le passage de l'ère commerciale à l'ère industri­elle. L'acier remplaça le bois comme base éco­nomique; le charbon devint la source d'énergie indispensable. Ces deux matières premières con­ditionnèrent tout le développement économique nord-américain. Les régions qui n'offraient ni fer ni charbon, comme le Québec et la Nouvelle-Angleterre, furent défavorisées au profit du Centre-Est américain. À l'époque de l'économie de l'acier, le Québec perdait l'occasion de dé­velopper son industrie. Un seul avantage relatif persista: une main-d'oeuvre abondante et digne de confiance qui favorisa la multiplication des manufactures de chaussures et de textiles, dé­bouchés qui ne permirent pas, cependant, de résorber le surplus de la population active". 29

En fait, comme le démontre le tableau suivant, sauf à quelques exceptions, comme la production de pâte et pa­pier, l'énergie électrique et la production de matériel ferro­viaire, l'industrialisation du Québec s'appuie surtout à cette période sur l'industrie légère de transformation, comme les textiles, les vêtements, le bois, les aliments....

Tableau 2: Statistiques des quinze industries principales de la province de Québec, en 1925.(En millions de dollars)

Industries

Nombre d'empl.

 

Valeur des prod.

1. Pâtes et papier

13,752

 

93.9

2. Filature et tissage du coton

13 ,796

 

51.1

3. Cigares et cigarettes

5,14 0

 

39 .4

4. Farine et prod. des meuneries

995

 

32.2

5. Lumière et force motrice élec.

3,235

 

28.1

6. Construction de wagons et ace.

9,636

 

27.8

7. Chaussures en cuir

8,456

 

24.0

8. Abattoirs et instruments de conserves

1,771

 

23.4

9. Habillements d'hommes

6,8 48

 

23.2

10. Beurre et fromage

. 2,161

 

30.7

11. Scieries, lattes et bardeaux

6,0 63

 

22.8

12. Appareils d'électricité

5,104

 

18.6

13. Pains et dérivés

3,852

 

17 .8

14. Brasseries

1,670

 

17.5

15. Habillements de femmes

4,379

 

16.6

Source: Annuaire statistique de Québec, 1927, p. 363 cité par Centre de Recherche en Politique Sociale (CRPS), "Historique des politiques sociales au Québec,"Janvier 1973, Montréal, texte provisoire

Comme on peut le voir, en effet, dans le tableau 3, malgré sa croissance certaine au début du siècle, l'industrie lour­de québécoise commençait à accuser un retard croissant par rapport au développement plus rapide ,de celle de l'Ontario.


Tableau 3: Valeur brute de la production dans trois (3) bran­ches d'industrie lourde, en Ontario et au Québec

(en millions de dollars)

 

1900

1915

Ontario

Québec

Ontario

Québec

Produits du fer et de l'acier

21.2

9 .3

84.3

27.7

Equipement de transport

4.7

8 .1

29 .0

23 .9

Appareils électriques

2.1

2.6

23 .4

15.3

Source: C.R.P.S., op.cit.

De façon générale, le retard économique du Québec par rapport à l'Ontario et à l'ensemble du Canada était déjà confirmé à la fin des années '20.

Tableau 4: Pourcentage de la production manufacturière du Qué­bec et de l'Ontario par rapport à la production manufacturière totale du Canada, en 1900, 1910, 1915 et 1926

Année

Québec

Ontario

1900

31.9%

50 .6%

1910

29.3%

50 .3%

1915

27 .3%

52.2%

1926

30.7%

51.1%

Source: W.F. Ryan,"The Clergy and Economic Growth in Québec", P.U.L., 1967, p. 34, cité par le CRPS, op.cit.

 

 


Tableau 5: Pourcentage du total de la production canadienne représenté par la production québécoise et ontarienne, pour certaines des principales industries canadiennes, en 1929

 

Québec

Ontario

Autres prov.

1. Ind. liées aux ress. naturelles.

Pâtes et papiers

54%

32%

14%

Centrales électriques

33%

42%

25%

2. Industrie lourde

Fonderies de métaux non ferreux

23%

5 5%

22%

Appareils et fournitures électriques

2 2 %

77%

1%

Automobiles

-

96%

4%

Pneus, etc.

4%

95%

1%

Machines

25%

72%

3%

Pièces coulées et forgées

21%

69%

10%

Matériel roulant de chemin de fer

53%

23%

24%

Quincaillerie et outils

29%

68%

3%

Instruments aratoires

3%

95%

2%

3. Industrie légère

Cigares et cigarettes

86%

14%

_

Fil et tissu de coton

. 7 5%

18%

7%

Chaussures de caoutchouc

62%

38%

-

Vêtements d'hommes

61%

36%

3%

Chaussures

60%

36%

4%

Vêtements de femmes

40%

56%

4%

Articles de bonneterie

22%

7 2%

6%

Meubles et rembourrage

18%

76%

6%

Source: A partir de-W.A. Mackintosh, "Le fondement éco­nomique des relations entre le Dominion et les provinces", Appendice 3 du Rapport de la Commis­sion Rowell-Sirois, Ottawa, 1939, p. 54, cité par CRPS, op. cit.

Ce dernier tableau (tableau 5) démontre claire­ment la suprématie écrasante de l'Ontario dans la grande majo­rité des secteurs de l'industrie lourde (7 sur 8). A cause des salaires plus faibles versés dans l'industrie légère et de la surabondance de main-d'oeuvre disponible dans ce secteur in­tensif en main-d'oeuvre (ce qui n'encourageait nullement les producteurs à verser des salaires plus élevés), le niveau de vie des Québécois était déjà sensiblement inférieur à celui des Ontariens. Ce retard dans l'évolution du niveau de vie al­lait retarder au Québec l'avènement de la société de consomma­tion.

2.2.2.- Le niveau de vie

Les deux tableaux suivants démontrent d'ailleurs, de façon fort éloquente, que rares étaient les ouvriers québé­cois qui pouvaient jouir d'un niveau de vie adéquat. Le premier tableau montre les revenus de quelques catégories de travail­leurs alors que le second tableau donne une idée du niveau de revenu indispensable pour survivre. Les préoccupations des ména­ges se situent nettement au niveau de la satisfaction des be­soins fondamentaux. Selon l'évaluation présentée, cela prenait environ $691, par an, pour assurer le loyer, l'alimentation et le vêtement d'une famille de sept personnes (dont 5 enfants). Certaines catégories de travailleurs semblent plus favorisées. Cependant, si l'on tient compte du chômage élevé et fréquent à cause des fluctuations fréquentes de l'économie, la majorité des ménages ouvriers doit d'abord assurer sa survie et ne peut songer encore à satisfaire des aspirations plus onéreuses.


Tableau 6: Heures de travail, salaires horaires et revenus an­nuels de quelques catégories de travailleurs, à Montréal, en 1909

Métier

Heures de travail/sem

Salaire horaire (en ¢)

Prospection du re­venu annuel brut (en $)

Briqueteur

54

45-50¢

$l,263-$l,404

Charpentier

54

22½-27¢

$  631-$758

Menuisier

54

25-30¢

$  702-$842

Plâtrier

54

30-40¢

$  842-$l,023

Plombier

54

25-30¢

$  702-$842

Ouvrier dans la construction

54

20-25¢

$  561-$702

Tailleurs de pierres

48

40-45¢

$  998-$l,123

Journaliers

60

15-17½ ¢

$  463-$546

Source: J.P. Archambault, publication mensuelle de l'École sociale populaire, no. 66 (1917), p. 6, cité par le CRPS, op. cit.

Tableau 7: Dépenses d'une famille de 5 enfants, à Montréal, en 1909

Items

Coût annuel ($)

Loyer

$ 114

Chauffage et éclairage

45

Alimentation

375

Vêtements et Lingerie

110

Taxes, eau

7

Taxes, école et église

15

Divers

25

Total

$ 691

Source: idem

Dans un tel contexte, il n'est guère étonnant qu'un nombre élevé de femmes et d'enfants (voir tableaux) aient à travailler pour suppléer à l'insuffisance de revenu du chef de ménage ou au manque, à gagner, lorsque ce dernier est en chômage ou malade. En cas de récession économique, les taux de chômage atteignent vite, en effet, des proportions alarman­tes (15% de chômage dans la ville de Québec en 19 21, environ 25% dans le reste de la province: Source: CRPS, op. cit.)

Tableau 8: Nombre de femmes et d'enfants employés dans les manufactures québécoises 1900, 1910, 1925

Année

Nombre de femmes

Nombre d'enfants

Nombre total de travailleurs employés

1900

22,160

4,712

110,329

1910

22,690

5,656

158,207

1925

45,210

-

168,245

Source: Annuaire statistique du Québec 1914 et 19 27, cité par le CRPS, op. cit.

 

Tableau 9: Salaires annuels moyens, hommes, femmes, enfants, 1900 et 1910 (en $)

Année

Employés à salaires

Employés à gages

 

Hommes

Femmes

Hommes

Femmes

Enfants

1900

831

300

331

187

113

1910

1072

444

434

267

162

Source: idem

La période d'industrialisation a donc été, au Qué­bec, et peut-être plus que dans les autres régions d'Amérique du Nord (à cause des difficultés d'adaptation économique particuliè­res) une période de difficultés, de misères et de privations pour une grande partie des ménages québécois. Comme nous le verrons, même si la situation générale s'est améliorée, il y a encore près d'un tiers de la population québécoise qui vit dans la pau­vreté ou la privation.

De fait, la société québécoise continue à souffrir des carences que nous avons essayé de décrire. Le Québec vit ac­tuellement à l'heure de la consommation de masse mais il continue à tirer de l'arrière par rapport au Canada. Nous avons conclu, au premier chapitre, que la société de consommation de masse était un phénomène relatif, quoique réel, où continuaient à exister de nombreux problèmes. Le phénomène de la consommation de masse apparaît encore plus relatif et plus circonstancié au Québec, à cause de la situation de sous-développement relatif et de dépendance de son économie.

2.3.- Un système de production relativement développé

Toute notion de développement est relative. Elle repose, en dernier ressort, sur des critères de bien-être col­lectif qui réfèrent à des valeurs particulières. De façon géné­rale, les économistes utilisent le Produit National Brut (PNB) per capita, comme un indicateur du développement économique. Ainsi, le tableau suivant montre la position relative que le Québec occupe par rapport à certains pays choisis. On y voit que le Québec se situe, mais avec un retard accusé, dans le groupe sélect des nations développées. Nous verrons cependant, plus loin, que cette richesse en est fort inégalement répartie à l'intérieur de la société québécoise.


Tableau 10: PNB per capita en dollars des U.S.A. 1966 et 1970

Nation

P. N. B. per capita en 1966

P.N.B. per capita en 1970

Pourcentage d'augmentation

Etats-Unis

$3,840

$4,380

27%

Suède

2,730

3,840

40%

Canada

2,670

3 ,550

32%

Suisse

2,480

3,230

30%

Danemark

2,320

3,160

36%

Allemagne de l'Ouest

2,010

3,030

51%

Luxembourg

1,700

2,940

72%

Norvège

 

2,930

 

France

2,060

2,910

41%

Islande

2,850

3,980

39%

Québec

2,140

2,780

30%

Québec francophone

1,800

2,320

29%

Source: O.C.D.E., mentionné par J.L. Dupont dans Le Devoir, 11 janvier 1973, cité dans "Les assoif­fés du crédit", op. cit.

 

Si le Québec jouit d'un niveau de développement économique avantageux, on voit cependant qu'il vient nettement derrière l'ensemble du Canada et surtout de l'Ontario. La part de cette richesse qui est imputée au groupe québécois francopho­ne marque un écart encore plus prononcé.

2.3.1.- L'évolution sectorielle des économies développées

Lorsqu'on considère l'évolution de chacun des sec­teurs principaux de son économie (primaire, secondaire et tertiai­re), on se rend compte, qu'à mesure qu'il accédait à la société de consommation, le Québec a vu son secteur tertiaire prendre de l'expansion alors que le secteur primaire périclitait et que le secteur secondaire connaissait une légère baisse.

Tableau 11: Répartition du produit intérieur brut en dollars courants (PIB), en dollars constants de 1961 (PIB-61) et de l'emploi, par secteur, au Québec, en pourcentage, 1950-1968

 

PIB

PIB-61

Emploi

Prim.

Sec.

Tert.*

Prim.

Sec.

Tert.

Prim.

Sec.

Tert.

1950

12.4

36.4

51.2 .

-

-

-

24.3

28.7

47 .0

1960

6.9

32.4

60.7

6.7

32.2

61.1

12.1

29.5

58.4

1968

5.6

28.1

66.3

5.6

31.3

  63.1

8.6

25.5

66.4

Source: La production intérieure brute du Québec par secteur, Direction des Etudes Industrielles, Ministère de l'Industrie et du Commerce, Gouv. du Québec, Mai 1972.

* inclut la construction

Cette évolution de chacun des secteurs est carac­téristique de l'évolution des économies développées. On voit, par exemple, dans le tableau suivant, la grande similitude qui existe avec l'évolution de l'économie canadienne et celle de l'économie américaine.


Tableau   12:   Evolution de  la  production   (P)   et  de  l'emploi   (E) par   secteur,   Québec,   Canada,   Etats-Unis,   1947-1965,   en  %

 

1947

 

1965

 

Québec

Canada

U.S.A.

Québec

Canada

U.S.A.

Secteurs

P

E

P

E

P

E

P       

  E

P

E

P

E

primaire

13

24

18

27

12

14

6      

9

10

12

6

7

secondaire

41

31

35

32

35

33

40    

33

36

32

3 6

32

tertiaire

46

45

47

41

53

53

54   

36

54

56

58

61

Source:   Horizon  1980,   "Une  étude   sur   l'évolution de l'économie  du  Québec  de  1946  à  19 68   et   sur ses  perspectives  d'avenir",   Gouvernement  du Québec,   Ministère  de  l'Industrie  et  du  Com­merce,   1970,   p.   245

Cette expansion du secteur tertiaire dans les éco­nomies développées peut s'expliquer de quatre façons complémen­taires :

Voyons maintenant, plus en détail, chacun de ces secteurs.

a) Le secteur primaire

Ce secteur est en perte de vitesse. Pour la pé­riode 1946-1968, le Québec enregistre des pertes d'emploi dans l'agriculture, la pêche et le piégeage et l'industrie forestière Parallèlement, nous observons un faible taux de croissance de la production pour l'agriculture, la pêche et le piégeage. Le sec­teur de l'extraction (mines, carrières et puits de pétrole) a connu un taux de croissance annuel respectable de 8.5%, entre 1959 et 1968. Par contre, la forte intensité en capital (pro­ductivité moyenne en 1968: $12,116 par employé) n'a pas entraî­né une création importante d'emplois malgré la présence de sa­laires respectables.

Tableau 13: Secteur primaire: taux de croissance du produit intérieur brut et de l'emploi au Québec, 1946-19 68 et productivité moyenne et salaire moyen 1968

 

Taux de croissance annuel

 

Produit intérieur brut 1946-1968

Produit intérieur brut 1959-1968

Emploi 1946-1968

Productivité moyenne 1968

Salaire moyen 1968

 

 

en $

cour .

en $

cons­tants (1961)

 

$

$

Agricul­ture

.9%

3.9%

-  .4%

-4.7%

1909

1238

Forêt

2.4%

7.1%

6.7%

-4.1%

6553

6425

Pêche et piégeage

1.9%

7.8%

3.6%

-3 .4%

_

_

Extrac­tion

8 .5%

7 .2%

5.3%

1.5%

12116

6685

Source: "La production intérieure brute du Québec par sec­teur"

b) Le secteur secondaire

Ce secteur occupe une place importante dans l'économie puisqu'il contribue à créer des emplois dans tous les autres sec­teurs (effet d'entraînement). Lorsqu'on compare cependant le sec­teur secondaire du Québec à celui de l'Ontario, on se rend compte que l'économie du Québec souffre de déficiences importantes à ce niveau. On se rend compte, en effet, que le Québec est surtout ac­tif dans les industries "légères" qui demandent peu d'investisse­ment en capital et beaucoup de main-d'oeuvremais où, par contre, les salaires sont moins élevés. Le Québec est désavantagé par rap­port à l'Ontario sur le plan de l'industrie lourde qui utilise beaucoup de capital (investissements, machinerie...). Or, l'in­dustrie lourde est le secteur le plus dynamique,de l'économie, puisqu'il utilise une, technologie plus avancée (ce qui entraîne une productivité élevée et des salaires accrus). C'est l'indus­trie aussi qui connaît la plus forte croissance, ce qui entraîne un nombre accru d'emplois et des revenus plus élevés. Enfin, c'est aussi l'industrie qui est la plus sensible à l'évolution de la conjoncture économique: en période de reprise économique, elle se développe de. façon spectaculaire, ce qui permet d'atteindre plus rapidement le plein emploi.


Tableau 14: Production et emploi, par types d'industries, Québec, Ontario, 1960-1969 (en %)

1960

1969

 

Emploi

'Production

Emploi

Production

 

Québec

Ont.

Québec

Ont.

Québec

Ont.

Québec

Ont.

Industries liées aux ressources naturelles a.

2 0.5

21.2

26.0

24.2

19 .9

18.5

23 .1

18.4

Industries légères b

48.3

34.3

39 .5

29.4

46.9

31.9

39 .4

26.4

Industries lourdes c

31.2

44.9

34.5

46.4

33 .1

49 .5

37 .4

54.7

a: industries du bois, du papier, métallurgie primaire, industrie des minéraux non métalliques

b: aliments et boissons, tabac, caoutchouc, cuir, textile, vêtement, bonneterie,  meubles et industries diverses

c: Imprimerie et édition, fabrication métallique, machinerie, trans­ports, équipement et appareils électriques, pétrole et charbon, produits chimiques

Source: Industries manufacturières du Canada: Section C: Québec, cat. 31-205 et Section D: Ontario, cat. 31-206. Bureau Fédéral de la Statistique du Ca­nada

- le déséquilibre structurel

L'absence d'une infra-structure lourde adéquate peut freiner grandement l'expansion économique. Une partie de la croissance est alors exportée. Le développement de l'industrie lé­gère entraîne d'une part, la création d'emplois plus nombreux, ce qui permet, à cause de la masse salariale plus élevée, une expan­sion de la consommation des particuliers (effets multiplicateurs).

Elle nécessite d'autre part, des investissements plus élevés dans l'industrie lourde afin de satisfaire les nouveaux besoins en équipement de production de l'industrie légère. Lorsqu'il y a carence dans l'industrie lourde autochtone, cet effet,accéléra­teur de l'investissement et la création d'emplois qui en découle, profitent surtout aux économies étrangères d'où sont importés ces biens d'équipement. Ce phénomène explique d'ailleurs, en partie, pourquoi le Québec n'a pu profiter autant que d'autres économies occidentales, de l'expansion soutenue qui a suivi la deuxième guerre mondiale.

Ce déséquilibre structurel dans le secteur secon­daire entre le Québec et l'Ontario ne, semble pas se résorber. Au contraire, comme on le voit dans le tableau suivant, il a plutôt tendance à s'accroître. Même si le taux de croissance de l'industrie lourde est appréciable au Québec, sur le plan de l'emploi (130.2%) et de la production (204.2%), il est de loin inférieur à celui que connaît l'Ontario (emploi:. 155.9% et pro­duction: 2 58.9%). De façon générale, on remarque aussi que, sauf dans le cas des industries liées aux ressources naturel­les, les taux de croissance sont supérieurs en Ontario.


Tableau 15: Croissance de l'emploi et de la production, par type d'industrie, Québec, Ontario, 1960-69, en %

 

Emploi

Production

 

Québec

Ontario

Québec

Ontario

Industries liées aux ressources naturelles

119.6%

123.5%

168 .0%

167.4%

Industries légères

119.2%

131.3%

18 8.8%

204.8%

Industries lourdes

13 0.2%

155.9%

204.2%

258.9%

Ensemble des industries

123.3%

190.7%

 

2 2 0.1%

Source : Industries manufacturières du Canada, BFS, op. cit.

- la productivité

L'aspect de la productivité d'une entreprise est important  sur le plan économique. La productivité réfère à la valeur économique ajoutée au produit par le travail de l'ouvrier Plus la technologie utilisée est avancée, plus la productivité sera élevée et plus la richesse collective s'accroîtra. En re­tour, les revenus des ouvriers et des employés pourront être plus élevés. A l'inverse, dans les secteurs où la technologie est peu avancée, la part du travail ouvrier dans la valeur éco­nomique du produit fini est plus grande (forte intensité en main-d'oeuvre) mais, par contre, la richesse collective s'accroît moins vite et les salaires versés sont moindres. Du fait que sa production est davantage concentrée dans l'industrie légère où la productivité est plus faible, le Québec se trouve désavantagé. Le tableau suivant fait pleinement ressortir le déséquilibre qui existe à ce niveau entre le Québec et l'Ontario.

Tableau 16: Emploi et Production, Investissement selon la productivité des industries;, Québec-Ontario 1960-1969, en %

 

1960

1969

1960-1969

 

 

Emploi

Production

Emploi

Production

 

Réparti­tion des investis­sements

Industries

Québec

Ont.

Québec

Ont.

Que.

Ont.

Qué.

Ont.

Qué.

Ont.

Productivi­té faible a

35.0

18 .8

21.6

9 .7

32.8

15.2

22.3

8 .8

12

6

Prod. moyen­ne b

32.7

42.1

34.3

41.8

34.7

43 .2

37 .2

39 .8

27

27

Prod. for­te  c

32.3

39.9

44.1

48.5

32.4

41.6

40 .5

51.4

61

67

a: bois, textiles, vêtements, cuir, meubles, bonneterie

b: aliments et boissons, caoutchouc, fabrication métallique, imprimerie et édition, équipement et appareils électriques, industries diverses

c: tabac, pétrole et charbon, industrie chimique, papier, minéraux non métalliques, métallurgie primaire, machinerie et transports

(la classification est celle de Québec Horizon 1980).

Source: Industries manufacturières du Canada, op. cit. Pour l'investissement, Lebel G., "Horizon 1980", Ministère de l'Industrie et du Commerce, Gouv. du Québec, 1970

Les conséquences d'une telle carence au niveau de l'industrie secondaire sont multiples. Ainsi, les taux éle­vés de chômage au Québec s'expliquent, en bonne partie, par ces déficiences structurelles. Le pouvoir d'expansion de l'indus­trie légère étant plus limité, le chômage structurel se résor­be moins vite en période d'expansion. Les politiques expansion­nistes des gouvernements ont aussi moins d'effets au Québec qu'en Ontario, puisqu'une partie de l'expansion du premier est exportée au profit de la seconde. Le potentiel d'innovation technologique est aussi moins accentué au Québec, ce qui a pour effet de rendre plus difficile l'amélioration de la pro­ductivité et plus lente l'augmentation de la richesse globale.

- les différences de salaires

La nature de l'industrie rend aussi compte des différences de salaires entre les travailleurs des différents secteurs de la production. Exception faite de l'industrie du tabac, toutes les industries intensives en main-d'oeuvre se situent au bas de l'échelle des salaires (voir tableau 17). C'est le cas, plus particulièrement, de l'industrie du bois (no. 1), du cuir (no. 7), des vêtements (no. 9), de la bonne­terie et du tricot (no. 10). Les industries plus intensives en capital (c) ont une productivité plus élevée et sont en mesure de payer des salaires plus élevés: c'est le cas de toutes les industries lourdes et de la plupart des industries liées aux ressources naturelles.


Tableau 17: Salaires et productivité, industries manufacturières, Québec et Ontario, 1969

 

(A)

(B)

(C)

(D)

(E)

(F)

(G)

(H)

 

$

$

$

$

 

 

 

 

Industries liées aux ressour­ces naturelles:

(1) Industrie du bois

4530

4991

4.06

6677

.96

.87

.82

T

(2) Papier et produits connexes

7444

7012

7 .88

8724

1.05

.98

.99

C

(3) Industrie métallique prim.

7488

6854

10.98

8975

.97

.93

1.24

C

(4) Minéraux non-métalliques

6485

6027

8 .07

7644

.89

.89

.93

C

Industrie légère:

(5) Aliments et boissons

5710

5091

9.50

6674

.92

.90

.85

T

(6) Tabac

6894

6303

11.0 5

8713

1.20

1.01

.95

T

(7) Cuir

4163

3699

3 .74

6985

.88

.94

.95

T

(8) Textiles

5150

4511

5.53

7391

.89

.95

.85

T

(9) Vêtements

4135

3675

3.64

7782

.94

1.03

2.60

T

(10) Bonneterie et tricot

4313

3863

3 .98

7698

-

.99

1.03

T

(11) Meubles

4976

4146

4.77

7419

.83

.96

.89

T

(12) Diverses industries

5077

4398

5.43

7423

.85

.92

.85

T

(13) Caoutchouc

5749

4957

8 .15

7512

.67

.92

.75

T

Industrie lourde:

 

 

 

 

 

 

 

 

(14) Impression et édition

6798

6341

9.91

7445

.95

.98

.94

C

(15) Fabrication métallique

6554

6020

6.69

8160

.95

.97

.88

C

(16) Machinerie

6957

5926

7 .41

8102

.87

.94

.83

C

(17) Matériel de transport

7669

6481

8 .48

10601

.84

1.08

.82

C

(18) Appareils et équipement

 

 

 

 

 

 

 

 

électriques

6662

5810

7.98

7929

1.05

.99

1.07

C

(19) Pétrole et charbon

9262

9194

18 .33

9363

.91

.94

.92

C

(20) Produits chimiques et conn.

7457

6087

14.00

8690

.91

1.00

.80

C

Toutes les industries: Moyenne

 

 

7 .04

 

 

 

 

 

La catégorie des employés (colonne D) regroupe les salariés qui ne sont pas affectés directement à la produc­tion comme les employés de bureau, les cadres, les techniciens.. On notera d'ailleurs que dans tous les secteurs, les salaires des employés sont, en moyenne, supérieurs à ceux des ouvriers de production.

On peut voir aussi dans ce tableau que, de fa­çon générale, les salaires versés aux ouvriers (colonne E) et aux employés (colonne F) sont inférieurs au Québec par rapport à ceux versés en Ontario. Les seules exceptions sont l'indus­trie du papier et des produits connexes, du tabac et des appa­reils électriques (pour les ouvriers de production) et de l'in­dustrie métallurgique primaire, des vêtements, de la bonneterie et du tricot et des appareils électriques (pour les employés). On remarquera aussi que, dans l'ensemble, la productivité des entreprises québécoises est passablement inférieure à celle des entreprises ontariennes.

Ce qui est encore plus troublant cependant, c'est que ces différences subsistent même dans le cas des in­dustries légères qui, comme nous l'avons vu, sont proportion­nellement plus nombreuses au Québec. C'est donc dire que, non seulement le Québec est désavantagé en étant moins développé sur le plan de l'industrie lourde mais qu'en plus, son indus­trie légère est moins productive que celle de l'Ontario.

- le sous-développement

Le Québec est donc particulièrement déficient sur le plan de la productivité de son industrie secondaire, ce qui se répercute inévitablement par des salaires moins élevés et un chômage chronique plus marqué. Le graphique 2 démontre d'ailleurs la relation étroite qui existe entre le niveau de productivité et le niveau de salaire. Plus la productivité s'élève, plus le niveau de salaire augmente.

Ainsi donc, le Québec se retrouve dans une posi­tion enviable par rapport à l'Ontario quant au développement de son industrie secondaire. Cette situation est d'autant plus tra­gique que, pour permettre l'élévation des salaires des Québécois, il faudrait investir massivement dans la modernisation technolo­gique des entreprises québécoises. Si cette stratégie pouvait s'avérer bénéfique à long terme, elle aurait comme conséquence, à court terme, de créer un chômage technologique qui s'ajoute­rait au chômage structurel que nous avons déjà souligné. Seule une politique intégrée de recyclage de la main-d'oeuvre pourrait pallier à ces problèmes.

c) Le secteur tertiaire.

De façon générale, le secteur tertiaire de l'é­conomie québécoise a connu une. croissance plus rapide que les autres secteurs pendant la période 1959-1968. Les sous-secteurs les plus dynamiques ont été l'industrie de l'électricité- gaz-eau, le commerce de gros et les communications. La production moyenne, par employé, est élevée et on remarque aussi une crois­sance soutenue dans la production, l'emploi et les salaires (voir tableau 18).

L'administration publique a connu un développe­ment important à la suite du rattrapage qui s'est fait au Québec, dans les secteurs de l'équipement public et des services collec­tifs. C'est surtout dans ce secteur que l'impact de la "révolu­tion tranquille" s'est fait sentir.

Les sous-secteurs des services et du commerce de détail ont enregistré des hausses importantes au chapitre de la production et, notamment, de l'emploi et ce, à cause surtout de leur haute, intensité en main-d'oeuvre. Par contre, on remar­quera que les salaires moyens y sont restés relativement fai­bles .

Tableau 18: Secteur tertiaire: Taux de croissance de la production, de l'emploi et du salaire moyen 19 59-19 68 et salaire moyen 19 68 et répartition de l'emploi en 1968

Taux de croissance annuel moyen 1959-1968 (%.)

 

PIB en $ cour .

(A)

PIB en $ const. (1961) (B)

Em­ploi

(C)

Salai­re moyen

(D)

Salaire moyen 1968 ($)

(E)

 

% de l'emploi du sect. tertiaire 1968

 

(1) Construction

8.7

4.7

1.5

6.9

7236

7.48

(2) Transports

7 .5

7 .9

2.2

5.6

607 0

9 .24

(3) Entreposage

8.5

3.2

3.5

5.3

5471

.36

(4) Communications

10.1

6.8

3 .8

5.1

6269

3 .01

(5) Electricité, gaz, eau

8.4

8.2

2.2

7.0

7561

1.75

(6) Commerce de gros

9.0

7 .3

4.5

4.3

5704

6. 65

(7) Commerce de dé­tail

8.3

5.7

3.6

4.4

3912

16.67

(8) Finances, assu­rances et im­meubles

7.8

3.7

5.9

5.1

5598

 

7.8

(9) Administration publique

10.3

4.0

3.8

5.5

6013

8.64

(10) Services

16.4

9 .0

10 .7

5.5

4319

38 .13

Source: La production intérieure brute du Québec, par secteur, BSQ, op. cit.

Ce tableau fait ressortir aussi l'importance des secteurs des services (no. 10) et du commerce de détail (no. 7) qui constituent ensemble près de 55% des emplois du secteur ter­tiaire, mais où les salaires moyens sont les plus faibles. Le secteur tertiaire permet donc l'absorption d'une forte proportion de main-d'oeuvre mais génère, par contre, de faibles re­venus moyens.

Ce secteur est caractérisé d'autre part, par des augmentations de coûts substantielles. On peut s'en rendre comp­te, dans le tableau 18, en considérant l'écart entre la produc­tion en valeur ($ courants - colonne A) et la production en vo­lume ($ constants - colonne B), lorsqu'elles ne sont pas com­pensées par une amélioration de la productivité, c'est ce qu'on peut noter, par exemple, dans les secteurs des services, de l'administration publique, de la construction et de l'entrepo­sage où les écarts sont particulièrement marqués. Cet écart est beaucoup moins marqué dans le cas de l'électricité-gaz-eau, du commerce de gros et est même légèrement inversé dans le cas de l'industrie du transport.

2.3.2.- Les déficiences de la structure industrielle

Nous avons donc vu que la structure industrielle du Québec était déficiente: le secteur tertiaire y est compara-, tivement trop développé alors que le secteur secondaire est peu dynamique et concentré dans des secteurs appelés à une faible croissance et dotés d'une productivité inférieure. Ces défi­ciences de la structure industrielle expliquent, dans une bon­ne mesure, pourquoi le revenu moyen des Québécois est inférieur à la moyenne canadienne et pourquoi le taux de chômage est plus élevé au Québec, de façon chronique.

- Le retard chronique

Le tableau suivant (tableau 19) résume fort bien la situation du Québec par rapport à celle de l'Ontario. Compa­rativement à la situation moyenne pour l'ensemble du Canada (les indices de l'Ontario et du Québec sont calculés à partir de l'indice moyen de l'ensemble de la situation du Canada établi à 100), on voit que, malgré une certaine amélioration dans son effort d'investissement par habitant, dans les années '60 (co­lonne C), le Québec reste loin derrière l'Ontario. Ces inves­tissements n'ont d'ailleurs guère été productifs puisque l'in­dice de la valeur ajoutée du Québec (colonne D) a légèrement décru et que l'écart entre l'Ontario et le Québec est resté le même. Parallèlement, on constate aussi que l'écart des re­venus (colonne A) entre le Québec et l'Ontario est resté cons­tant et que les taux de chômage au Québec (Colonne B) ont été constamment supérieurs à ceux de l'Ontario.


Tableau 19: Évolution des revenus, du marché du travail, des investisse­ments et de la production, Québec, Ontario, par comparaison avec l'ensemble du Canada 19 51-19 71 Moyenne pour la période indiquée, ensemble du Canada: 100

Région

Revenu du travail par habitant (1)

Taux de chômage

Dans l'industrie manufacturière par habitant

(A)

(B)

Investissement total (C)

Valeur ajoutée (2) (D)

Québec

1950-1959

86/100

131/100

39/100

105/100

1960-1969

89

13 4

88

102

1970-1971

88

131

67

99

Ontario

1950-1959

120/100

74/100

142/100

153/100

1960-1969

119

71

143

151

1970-1971

120

77

137

150

Source: Canada, Etudes économiques de l'OCDE, OCDE, Paris, 1973, p. 15

Ce tableau fait aussi ressortir le fait que, malgré les efforts de rattrapage des années '60, la situation du Québec ne s'est relativement guère améliorée par rapport à celle de l'On­tario et qu'elle ne montre aucune, tendance plus dynamique pour le futur. Ces efforts n'ont fait qu'empêcher l'écart de croître.

2.3.3.- L'économie ouverte; les échanges commerciaux

L'une des dimensions les plus fondamentales du sous-développement relatif de l'économie québécoise réside dans son état de dépendance par rapport à l'économie canadienne et, de façon plus générale, par rapport à l'économie nord-américaine, Cette dépendance découle du manque de contrôle des Québécois quant à l'orientation de leur développement économique.. Histo­riquement peu présents dans les secteurs les plus dynamiques, ils n'ont pu, par exemple, trouver le pouvoir politique suffi­sant pour influencer, à leur profit, les politiques tarifaires du gouvernement central.30

Ainsi, pour cinquante-trois industries dont la protection tarifaire; réelle31  était supérieure à la moyenne canadienne, trente-six étaient localisées en Ontario et treize seulement au Québec.32

Une telle situation entraîne, en premier lieu, un drainage des ressources vers l'Ontario dont l'industrie est da­vantage protégée de la concurrence étrangère. En second lieu, cette protection entraîne une inflation par les coûts plus pous­sée en Ontario, par suite de l'absence de concurrence. Cette inflation, ou encore cette absence de baisse des coûts, se réper­cute aussi au Québec, dans la mesure où celui-ci doit consommer les biens produits en Ontario. Enfin, les politiques que le gouvernement central met sur pied pour juguler ce courant inflation-naire, entraînent, le plus souvent, une hausse du chômage au Qué­bec, par suite des efforts faits pour réduire la demande. Le maintien artificiel d'entreprises dont le rendement est sub­optimal contribue aussi à accroître les coûts.

"La concentration de l'emploi manufacturier au Québec dans les industries à faible croissance ou en déclin et à faible produc­tivité peut s'expliquer en bonne partie, spé­cialement par la perte d'emploi en composi­tion industrielle, par l'influence dévasta­trice de la structure tarifaire canadienne sur la composition industrielle du Québec et surtout par cette limitation artificiel­le que le tarif canadien impose à la croissan­ce des industries que nous possédons déjà". 33

Paradoxalement cependant, la structure tarifaire peut avoir un effet positif sur le développement économique. Le marché captif créé par la protection douanière facilite la pla­nification des activités de l'entreprise. Profitant de ce cli­mat sécuritaire, celle-ci pourra plus facilement investir dans l'expansion de ses activités. Cette structure tarifaire attire­ra, pour les mêmes raisons, les investissements étrangers (amé­ricains surtout), accroissant ainsi le contrôle étranger de l'économie. Les entreprises de même type ayant tendance à s'é­tablir dans les mêmes régions, à cause de la présence d'une infra-structure adéquate et de la disponibilité d'une main-d'oeuvre qualifiée, ce développement se fera surtout à l'avan­tage de l'Ontario.

- La balance commerciale

Un rapide coup d'oeil sur la balance commerciale du Qué­bec démontre, par ailleurs, que la structure commerciale (importa­tions-exportations) du Québec reflète les déficiences de sa struc­ture industrielle.

Tableau 20: Quelques données sur les échanges commerciaux du Québec 1966

 

Production québécoise (millions)

 

 

Exportations en % de la production québécoise

Importa­tions en % de la prod. québ.

 

 

Balance commer­ciale (mil­lions $)

 

 

 

 

au Ca­nada

à l'é­tranger

Biens de consommation

(1) produits agricoles

452.7

1.00%

1.84%

61.23%

-264.3

(2) viandes

417 .2

12.20

4.50

73 .27

-236.0

(3) vêtements

696.4

55.78

2.16

12.12

f319 .1

(4) produits médicinaux et pharmaceutiques

13 6.2

53 .54

6.98

22.43

+ 30.6

Produits reliés aux ressources naturelles

(5) pâtes et papier

866.6

15.38

58 .45

8.00

+570.5

(6) minéraux métalliques

335.2

15.08

50.42

2.8 .67

+123.5

(7) fer et acier

137 .6

39 .92

10 .07

241.43

-263 .7

(8) aluminium

422.1

11.11

51.58

14.57

+ 203 .1

Industrie lourde

(9) machinerie et équi­pement

290.]

34.11

12.83

152.92

-307 .5

(10) appareils et équipe­ment électriques

111.4

55.72

1.19

72.47

- 17.3

(11) pétrole raffiné et dérivés

400.7

15.82

-

46.70

-123.7

% du total du secteur pri­maire et secondaire

33 .69

_

-

_

_

Total secteur primaire et secondaire

12,659 .8

26.38

16.43

45.23

-306.5

Source: Statistiques, vol. XI, Juin 1972, BSQ

Ces données sont partielles et leur interpréta­tion reste sujette à caution. On peut cependant en dégager cer­taines conclusions. Le Québec concentre surtout ses exportations dans les secteurs reliés aux ressources naturelles et aux indus­tries de biens de consommation courante (industrie légère), alors qu'il est déficitaire dans les secteurs liés à l'industrie lourde, On peut constater, par ailleurs, que d'après ces estimations, la balance commerciale du Québec serait déficitaire dans l'ensemble. En soi, une telle situation n'est pas nécessairement catastrophi­que; cela dépend qui en retire les avantages et de quelle façon le jeu des importations-exportations influe sur l'économie. Nous avons vu cependant que le Québec exporte surtout ses ressources naturelles et des biens de consommation courante. En important les biens reliés à l'industrie lourde, il exporte, en même temps, une partie de son potentiel dynamique. Les stimulants économi­ques nécessaires pour améliorer l'emploi et les revenus doivent alors être plus puissants puisqu'une partie de leur effet s'exer­ce à l'étranger. Le déficit de la balance commerciale entraîne aussi une contraction des capitaux disponibles, à cause de la ponction qui doit être exercée pour acquitter le surplus d'im­portation. Or, lorsque les avantages du jeu des importations-exportations ne peuvent compenser, il en résulte une rareté de capitaux, ce qui entraîne une baisse des investissements et une diminution de l'emploi. C'est la une autre des facettes du chô­mage québécois, chômage d'autant plus critique que la mobilité de la main-d'oeuvre vers l'extérieur est freinée par les barriè­res culturelles et linguistiques.

Il faut noter aussi que le prix des biens liés aux ressources naturelles (mines, forêts, pêcheries...) que le Québec exporte, ont augmenté moins vite,au cours des vingt der­nières années, que les prix des biens manufacturés qu'il doit importer. En conséquence, il en coûte plus cher aujourd'hui, au Québec, pour assurer son expansion.

2.4.- Le contrôle étranger de l'économie québécoise

L'économique est souvent défini comme un processus de dé­cision permettant une allocation optimale des ressources. Le pro­blème du Québec est que les centres de décision de l'aménagement de son économie se trouvent à l'extérieur de ses frontières. La politique monétaire et fiscale est aux mains du gouvernement cen­tral et son industrie est contrôlée par des étrangers ou par la minorité ethnique locale.

Tableau 21: Contrôle de l'industrie manufacturière au Québec 1961 (1)

Groupe canadien-français

 

 

Groupe canadien-anglais

 

 

Groupe étranger

Bois          83.9%

Vêtements

88.6%

Pétrole       

100  %

Cuir           49.4%

Textiles

68 .3%

Métaux non ferreux

84.7%

 

Imprimerie et édition

65.7%

Equipement de transport

79.2%

 

 

Boissons

64.9%

Produits chimiques

77.1%

 

Appareils électriques

58 .0%

Instruments de précision   

71.9%

 

 

Meubles

53 .6%

Tabac             

67.9%

 

Pâte et papier

53 .3%

Machinerie       

64.7%

 

Bonneterie

53.2%

Fer et acier     

59 .4%

 

Minéraux non métalliques

51.2%

Caoutchouc      

94.5%

 

 

(1) secteurs manufacturiers dont 50% de la valeur ajoutée et plus appar­tient à l'un des trois groupes.

Source: Commission Royale sur le bilinguisme et le bicul­turalisme, rapporte dans "L'Économie québécoise", op. cit. p. 244

Ce tableau démontre clairement le peu de place occupée, dans le secteur manufacturier québécois, par les pro­priétaires canadiens-français. Ce qui est encore plus signifi­catif, c'est le fait que. les deux secteurs où ils sont majori­taires (bois et cuir) soient des secteurs à forte intensité de main-d'oeuvre et à faible productivité, bref des secteurs fina­lement peu dynamiques.

Dans une étude sur le comportement des filiales étrangères au Canada, un économiste canadien concluait que ces filiales jouissaient de la liberté de décision dans les ques­tions de fonctionnement quotidien et de définition de certaines politiques mais que les décisions les plus importantes (notam­ment les questions financières, d'orientation, d'engagement à un poste élevé...) devaient être prises de concert avec la maison-mère. Le degré de contrôle de celle-ci croissait avec la jeunesse relative de la filiale, un niveau de, production peu diversifié, de faibles profits et des intérêts canadiens margi­naux dans l'entreprise.

La filiale étrangère, par contre, est environ six fois plus grande (volume de production) que l'entreprise canadienne, paie de meilleurs salaires (17% de plus, en moyen­ne) et sa productivité est plus élevée (valeur ajoutée par uni­té de production supérieure de 36%)34. La filiale est cependant moins efficace que la maison-mère: ses coûts unitaires sont plus élevés, surtout quand la filiale fabrique des produits comparables pour un marché plus restreint. La performance de la filiale s'ac­croît cependant à mesure que sa taille augmente, qu'elle se spécialise dans certaines lignes de production et que ses produits sont différents de ceux de la maison-mère.

Toujours selon cette étude, les entreprises étran­gères (surtout américaines) ont établi des filiales au, Canada, parce que le marché (goûts des consommateurs) et les institutions s'apparentent à la. situation américaine, mais aussi parce qu'elles pouvaient ainsi "sauter" les barrières tarifaires canadiennes en s'établissant outre-frontière. Dans plusieurs cas aussi, la fi­liale américaine est établie au Canada pour approvisionner le géant américain en matières premières ou en produits semi-finis.

2-4.1.- Évaluation

Pendant longtemps, les investissements des compa­gnies multinationales au Québec furent considérés comme la clé de son développement.. S'ils apportent des avantages certains à court terme par la création d'emplois et l'importation d'une technologie avancée, il est aujourd'hui à peu près démontré, qu'à long terme, leur effet sur l'économie nationale est limité et même négatif. On peut regrouper les principaux effets néga­tifs de cette main-mise étrangère, sous les titres suivants:

a) Les compagnies multinationales n'apportent que peu d'investis­sements réels.

Les firmes multinationales n'apportent avec elles que peu d'investissements. Elles utilisent, de façon prépondé­rante, les capitaux autochtones à leurs profits. Ainsi, de 19 57 à 19 69, les filiales américaines, installées au Canada, se sont financées de la façon suivante: 16.3% de fonds américains (in­vestissements directs qui donnent un statut de propriété), 12.9% empruntés sur le marché canadien, 40.5% de profits retenus et 30.8% des fonds d'amortissement 35. Comme le soulignait J.J. Servan-Schreiber, dans "Le défi américain", les firmes multi­nationales apportent surtout avec elles leur technologie et leur capacité de gestion.

Il faut noter aussi que la timidité des insti­tutions financières a favorisé le financement des entreprises étrangères aux dépens de nouvelles entreprises autochtones, à cause des meilleures garanties de rendement que les pre­mières offraient.

b) Les profits, par contre, sont utilisés d'abord à leur avan­tage particulier.

Les profits réalisés par les filiales des fir­mes multinationales sont utilisés à deux fins précises: ils sont, ou rapatriés dans les coffres de la société-mère, ce qui constitue une fuite de capitaux, ou encore utilisés pour l'expansion de la filiale sur le marché autochtone, ce qui accroît davantage le contrôle étranger et accélère le cercle vicieux.

En termes de flux de capitaux, on peut évaluer que de 19 61 à 19 69, les filiales américaines ont investi $5,49 7 millions au Canada. Elles ont rapatrié, aux États-Unis, pendant cette période, environ $8,022 millions en dividendes et intérêts (y compris les redevances et droits d'exclusivité), soit une perte nette de $2,625 millions.36

c) Leur rayonnement dans l'industrie québécoise est limité

L'établissement d'une filiale étrangère au Québec entraîne rarement tous les stimulants économiques qu'on pourrait en espérer. Une partie importante de l'effet accélérateur de leurs investissements est récupérée par la compagnie-mère. En plus des frais de services élevés que la filiale doit souvent assumer, les biens d'équipement nécessaires à son établissement sont importés de la société-mère. L'établissement de filiales à l'étranger sert souvent à la société-mère à trouver des débouchés pour les biens d'équipement qu'elle produit elle-même, grâce à sa technologie.

Ces compagnies, comme d'ailleurs les sociétés anglo-saxonnes installées au Québec, n'accordent que peu de place aux cadres francophones, ce qui limite chez ces derniers l'acqui­sition des habiletés de gestion et le développement de la volonté d'initiative et d'innovation. Le rapport Gray sur l'investisse­ment étranger au Canada concluait, à cet égard, que...

"Les institutions financières et, dans une certaine mesure, les hautes sphères du milieu des affaires... la plupart du temps ont mani­festé un esprit de caste, une espèce de répu­gnance à frayer avec celles qui n'étaient pas issues de la "bonne société". Ce manque de mo­bilité au sein de la société canadienne a em­pêché l'épanouissement de l'esprit d'innova­tion et d'entreprise". 37

On pourrait ajouter enfin qu'à bien des égards, la main-mise étrangère constitue un frein puissant à l'expansion d'une économie authentiquement québécoise, qui soit forte et dynamique.

Elles contrôlent nos capitaux. Elles empêchent la création des conditions qui permettraient de créer une nouvelle technologie par et pour des Québécois. Elles contrôlent finalement des mar­chés importants qu'il serait utopique de vouloir reconquérir...

Les filiales des firmes multinationales sont ce­pendant proportionnellement moins présentes au Québec qu'en On­tario (voir tableau 22) et ce , dans presque tous les secteurs, à l'exception de l'industrie des transports, communications, entreposage et services publics. Une telle situation découle cependant de l'avantage économique que l'Ontario possède sur le Québec. Son développement étant plus dynamique, les firmes étrangères y sont attirées davantage. Malgré ce fait, il reste que les filiales de sociétés étrangères occupent une place im­portante dans presque tous les secteurs d'activité de l'écono­mie québécoise.

Tableau 22: Proportion du revenu imposable des sociétés de droit canadien attribuable au secteur étranger, par indus­trie et par région, Moyenne 1965-69

Industrie

Secteur étranger en % du total

Québec

Ontario

Canada

(1) Agriculture, pêche, forêt et piégeage

-

14.3

20 .7

(2) Mines

40.6

59 .3

55.0

(3) Manufactures

60.3

70.0

63 .8

(4) Construction

12.1

19.0

20.6

(5) Transp., comm. , entrep. & serv. publics

44.0

20 .9

22.1

(6) Comm. gros

32.2

39.7

35.7

(7) Comm. détail

27.2

36.3

37 .4

(8) Serv. financ.

22.3

25.6

30 .6

(9) Autres serv.

41.9

39.1

38.7

Source: Le rapport Gray, op. cit. p. 3 7

2.5.- Conclusion

L'économie québécoise a donc atteint le stade de produc­tion qui permet l'avènement de la consommation de masse. Nous avons vu cependant que le Québec était relativement sous-développé par rapport au reste de l'économie nord-américaine. Autant l'ana­lyse historique que l'analyse contemporaine démontrent cependant que son développement a été fait, dans une large mesure, par d'au­tres et pour d'autres. Les Québécois francophones ont été absents des centres de décision qui ont façonné son développement économi­que. Ce sont les Québécois anglophones, les Canadiens-Anglais et les Américains qui ont été les dynamos d'une grande partie de son expansion économique. L'apport des Québécois francophones s'est surtout limité à fournir une main-d'oeuvre bon marché, mais dans l'ensemble, moins qualifiée, et à procurer un marché de consomma­tion nécessaire à l'écoulement des biens de production. Nous avons vu aussi comment la société québécoise était à la remorque du colonialisme anglo-saxon et américain et, de quelle façon, une partie des retombées bénéfiques de son expansion lui échappait au profit de ses voisins.

Les Québécois ont donc subi plutôt que participé acti­vement à leur développement économique. Le développement économi­que et leur accession à la société de consommation se sont faits, dans un certain sens, malgré leur volonté. D'ailleurs, ils n'a­vaient guère le choix: les biens de consommation produits à l'é­tranger leur étaient facilement disponibles par suite de l'ou­verture des échanges économiques alors que, parallèlement, un développement économique inspiré et réalisé par d'autres leur permettait d'améliorer leurs revenus et de consommer ces biens. Le contrôle étranger de son économie devait imposer l'adoption des "patterns" de la société de consommation de masse, non seu­lement en améliorant le pouvoir d'achat, mais aussi en facili­tant l'introduction, au Québec, des "patterns" de la consommation de masse: les producteurs anglo-saxons produisaient, au Québec, les mêmes biens qu'ailleurs en Amérique du Nord et y utilisaient les mêmes stratégies (publicité...).

Dans un tel contexte, les valeurs traditio­nalistes ne pouvaient guère résister longtemps au raz-de-marée culturel de la consommation de masse. Malgré certaines réticences, réticences dont le mouvement coopératif est is­sue en bonne partie, à l'adoption des nouveaux "patterns" de comportement, les ouvriers-consommateurs québécois n'ont guère eu la possibilité de développer d'autres moyens d'a­daptation à la nouvelle réalité de l'abondance que. ceux qui étaient déjà présents partout ailleurs en Amérique du Nord. Le mouvement d'homogénéisation des valeurs et d'uniformisa­tion des comportements propres à l'avènement de la consomma­tion de masse n'a pas épargné la société québécoise. Faute de contrôler ses instruments de développement et d'avoir le temps et le dynamisme nécessaires pour élaborer d'autres modèles alternatifs, la société québécoise n'a guère pu résister. Ce manque de résistance est d'ailleurs caractéris­tique de la presque totalité des sociétés occidentales, à mesure qu'elles se développent, ce qui traduit, dans une certaine mesure, le caractère universel du phénomène de la consommation de masse.

Chapitre 3.- L'évolution du système de distribution et du système financier

L'évolution du système de production a entraîné de profondes modifications dans le système de distribution des biens et services et dans le système financier. Le développement du sys­tème de distribution était devenu indispensable à cause de la né­cessité d'écouler les stocks énormes de biens produits. C'est par son intermédiaire que se fera la liaison entre le producteur et le consommateur. L'avènement de la consommation nécessitait l'é­mergence d'un système de distribution sans commune mesure avec le commerce artisanal de l'époque précédente.

Quant au système financier, son expansion et sa transformation devenaient nécessaires d'abord pour des impéra­tifs de production. C'est par son intermédiaire que la concen­tration du capital allait pouvoir se réaliser» Ce n'est que dans une deuxième phase que le système financier devait être appelé à jouer un rôle important dans la distribution des biens de pro­duction par le développement phénoménal du crédit à la consomma­tion.

Nous verrons cependant aussi comment, dans le con­texte québécois, l'évolution de ces deux systèmes répondait à la même dynamique que celle de la production. On y retrouve, en ef­fet, les mêmes rapports de force qui vont accentuer les déséqui­libres déjà notés dans l'analyse du système de production.

3.1.- Le système de distribution des biens et des services

L'évolution vers la consommation de masse a en­traîné l'émergence d'un véritable système de distribution de masse. La société de consommation a ainsi connu le développement des magasins à rayons, des supermarchés, l'expansion des magasins à chaînes (regroupés sous des raisons sociales identiques), la géné­ralisation aussi des achats à crédit et même l'avènement de l'Hy­permarché ....

3 .1.1.- Description des commerces

A cause de leur retard économique sur les Ontariens, les Québécois jouissent d'un niveau de vie moins élevé. Sur le plan du commerce de détail, cela se traduit par un chiffre de vente par habitant moindre au Québec qu'en Ontario ($1034/habi-tant contre $1270/habitant, voir 3e colonne du tableau 23). Cette différence tient pour tous les genres de commerce, à l'exception de ceux du groupe des vêtements et accessoires où les dépenses, par habitant, sont plus élevées au Québec ($97) qu'en Ontario ($91) Les Québécois tendent donc plus que les Ontariens à consommer dans ce genre de magasins.

Les commerces de détail sont cependant proportion­nellement plus nombreux au Québec (8.2 par 1000 habitants, compa­rativement à 7.5 par 1000 habitants). Cette différence est surtout marquée dans le cas des commerces des groupes "aliments" et "vête­ments". Dans le premier cas, la différence est surtout évidente pour les épiceries sans viandes fraîches (4747 commerces au Qué­bec contre 2733 en Ontario), des épiceries avec viandes fraîches (4682 contre 3459) et des épiceries et articles divers (3793 con­tre 3093).

Les commerces du groupe "automobile" sont plus nom­breux en Ontario, à l'exception des "garages" autres que "sta­tions services", dont le nombre est plus élevé au Québec (2164 contre 153 2). L'examen du chiffre d'affaire annuel des commerces (2e colonne du tableau 23) confirme, par ailleurs, les déficien­ces des commerces québécois. Les commerces sont donc plus nombreux au Québec mais leur chiffre d'affaire annuel moyen y est considé­rablement inférieur. La seule exception à cette règle est consti­tuée par les commerces du groupe "quincaillerie et appareils de maison", où les chiffres d'affaire moyens sont légèrement plus élevés au Québec mais qui y sont, par contre, proportionnelle­ment moins nombreux.


Tableau 23: Ventilation des commerces de détail par types, selon le nombre, le chiffre d'affaire moyen et le chiffre de vente par habitant: Québec - Ontario - 1966

 

Nombre de commerces par 1000 habitants

Chiffre d'affai­re moyen par commerce en million de $

Chiffre de vente par ha­bitant

Groupe de commerce

Que.

Ont.

Que.

Ont.

Que.

Ont.

Total

8.2

7 .5

$125.2

$168.7

$1034

$1270

Groupe des aliments (a)

2.8

1.8

$109.6

$17 5.8

$308

$331

Groupe des marchandises générales (b)

0.3

0.3

$365.7

$507.2

$119

$178

Groupe de l'automobile (c)

1.7

1.8

$171.3

$212.1

$302

$3 8 6

Groupe des vêtements et accessoires (d)

1.3

1.0

$ 71.6

$ 88 .7

$ 97

$ 91

Groupe de la quincaille­rie et des appareils de maison (e)

0.7

0.9

$102.7

$ 95.8

$ 79

$ 87

Autres (f)

1.2

1.5

$103.7

$127 .6

$127

$195

Source:  adapté du "Recensement du commerce de détail de 1966", BFS, cat. 97-602, 1969

 

(a) comprend épiceries, boucheries, confiseries, charcuteries...

(b) comprend grands magasins, magasins généraux, bazar...

(c) comprend concessionnaires d'autos neuves et usagées, garages, sta­tions services, vendeurs d'accessoires...

(d) comprend merceries, tailleurs, magasins de chaussures, de chapeaux, de fourrure...

(e) comprend quincailleries, magasins de meubles,d'appareils électri­ques, de réparation, antiquaires....

(f) comprend pharmacies, bijouteries, magasins de motos, fleuristes, opticiens...

De façon générale, le commerce québécois apparaît plus dispersé que son correspondant ontarien (plus grand nombre de commerces avec un chiffre d'affaire moindre). Il semble plus artisanal et moins développé (nombre élevé d'épiceries sans vian­de fraîche, de "garages"...). Cette impression est d'ailleurs confirmée lorsqu'on regarde le tableau 24. De façon générale, mais sauf pour les commerces des groupes "automobiles" et "quin­cailleries-appareils de maison", les propriétaires québécois sont beaucoup plus actifs dans leur commerce que leurs homologues ontariens. On peut voir également, dans la deuxième colonne du tableau, que le nombre d'employés moyens par commerce est plus faible, et de beaucoup, dans les commerces québécois.

Tableau 24: Ventilation du commerce de détail par types, selon le nombre de propriétaires actifs, d'employés par commerce, Québec, Ontario, 1966

 

Rapport du nombre de propriétaires actifs sur le nombre de com­merces

Nombre moyen d'employés par commerce

Groupes de commerce

Qué.

Ont.

Que.

Ont.

Total

85.9%

79.4%

3 .43

5.13

Groupe des aliments

94.6%

88 .9%

2.40

4.43

Marchandises générales

69.0%

6 2.3%

18 .23

29 . 29

Automobiles

8 9.6%

90.3%

3.68

4.60

Vêtements et accessoires

7 3.8%

64.5%

2.74

3 .84

Quincaillerie S appareils de maison

7 6.8%

7 6.7%

2.76

2.82

Autres

84 .3%

7 0.2%

2.66

3 .19

Source: adapté du "Recensement du commerce de détail", 1966, BFS, cat. 97-602, 1969

Cet état moins développé du commerce québécois s'ex­plique par un retard structurel marqué par rapport à l'Ontario. Il correspond à un stade moins avancé du processus d'accumulation du capital que nous avions déjà noté, dans le cas du secteur indus­triel. On retrouve, à ce niveau, les mêmes "déficiences" structu­relles entre le Québec et l'Ontario.

La tendance à la concentration économique dans le secteur du commerce de détail est cependant déjà bien amorcée au Québec. Ainsi, lorsqu'on compare les deux derniers recensements des commerces du Bureau Fédéral de la Statistique38, on peut constater que, malgré une augmentation réelle (en dollars cons­tants par habitant) du volume de commerce de détail de 23.8%, de 1961 à 1966, le nombre de commerces est passé de 8.6 par 1,000 habitants à 8.2 en 19 66. Ce sont surtout les commerces marginaux, comme les épiceries sans viande (perte nette de 2,349 unités) et les magasins généraux (perte nette de 77 unités) qui sont touchés. Parallèlement, on assiste au double phénomène de l'expansion des magasins à chaîne et au regroupement volontaire accéléré des pe­tits marchands indépendants.

3.1.2.- La concentration dans le commerce de détail

L'expansion du commerce, entraînée par l'avènement de la consommation de masse, a permis la croissance et le déve­loppement des magasins à succursales multiples (ou chaînes de magasins).39

En retour, l'expansion de ces chaînes de magasins allait devenir un des supports les plus actifs pour véhiculer l'image de l'abon­dance. Leur croissance accélérée, tant dans le domaine alimentai­re, que dans le domaine des marchandises sèches (biens durables et biens de consommation courante), a grandement contribué à modi­fier les habitudes des consommateurs. Ces derniers y trouvaient réuni, en un même endroit, un nombre croissant de biens dont plu­sieurs étaient nouveaux. Parallèlement, les campagnes publicitai­res menées par les grandes chaînes de magasins ont contribué à répandre l'imagerie de la consommation de masse. Avec l'expansion des magasins à chaîne, l'avènement des supermarchés et l'éclosion des centres d'achat, la consommation devient progressivement une véritable "fête".

Après avoir connu une période difficile, au moment de la Crise (baisse relative de la part du marché de 1933 à 1940), les magasins à succursales multiples n'ont pas cessé de progresser depuis pour contrôler, en 1971, au Québec, près du tiers de l'en­semble du commerce de détail (soit 30.7% du volume, de ventes au détail: voir tableau 25).

Tableau 25: Evolution de la part du commerce de détail détenue par les magasins à succursales multiples, Québec, 1933-71

Année

Part du marché

Année

Part

du marché

1933

17.5%

1955

 

16.2%

1935

15.4%

1960

 

18,0%

1940

13 .9%

1965

 

2 5.5%

1945

16.3%

1968

 

26.6%

1950

14.6%

1971

 

 

30.7%

Source : Annuaire statistique du Québec

 

Le phénomène de concentration (accumulation du ca­pital) tend à s'accélérer.

La part du marché du commerce de détail détenue par les magasins à succursales multiples s'accroît constamment. On peut voir, dans le tableau suivant (tableau 26), qu'ils ac­quièrent une part toujours croissante de l'augmentation du com­merce de détail: ainsi, de 1933 à 1940, le commerce de détail a augmenté, en valeur courante, de 62.8%, mais les magasins à suc­cursales n'ont acquis que 8.2% de cette augmentation, alors que, de 1961 à 1970, ils ont acquis 40.7% d'une augmentation totale de 57.2% du commerce de détail, pendant cette période.

Tableau 26: Taux d'augmentation du commerce de détail et ré­partition de cette augmentation, selon le type de commerce - Québec 1933-1970

Année

 

 

Taux d'augmentation du commerce de dé­tail en $ courants

 

 

Portion de cette hausse ac­quise par :

magasins a succursales

marchands in­dépendants

1933-40

62.8%

8 .2%

91.8%

1941-50

166.2%

17,3%

82.3%

1951-60

61.5%

24.2%

7 5.8%

1961-70

57.2%

40.7%

59.3%

Source: Annuaire statistique du Québec

Cette croissance des magasins à chaîne est cependant inégale, selon les secteurs d'activité commerciale. Le tableau 27 démontre qu'ils sont surtout puissants dans les domaines des "grands magasins", de l'alimentation et des "chaussures". C'est cependant dans les secteurs vestimentaires qu'ils ont connu la croissance la plus marquée, depuis 1961.


Tableau 27 : Part du marché du commerce de détail détenue par les magasins à succursales, par secteurs choisis de commerce, Québec: 19 71,19 61 - Ontario: 1971

Secteurs de commerce (types de magasins)

Québec 1971 (1)        1961 (2)

Ontario 1971 (1)

Total

30.7%

25.3%

41.9%

- épiceries et épi­ceries boucheries

40.1%

33 .8%

64.4%

- grands magasins

100%

100%

100%

- marchandises di­verses

7 8.8%

 

83 .0%

- bazars

81.3%.

8 3.7%

84.4%

- vêtements pour hommes

16.8%

6.8%

17 .5%

- vêtements pour femmes

3 0.2%

_

37.7%

- vêtements pour la famille

31.9%

25.6%

15.6%

- magasins de chaussures

48.6%

42.2%

53 .4%

- bijouteries

38 .2%

-

40 .6%

Sources:

(1) "Commerce de détail", Statistique Canada, cat. 63-005,janvier 1972

(2) Annuaire statistique du Québec

On peut noter aussi dans ce tableau que la concen­tration du commerce de détail est plus accentuée (11.2% de plus) en Ontario qu'au Québec. Dans la mesure où les tendances actuelles se maintiennent, cette évolution pourrait bien préfigurer de celle du Québec.

3.1.3.- Marchands volontairement regroupés

Dans ce contexte de croissance des grandes chaînes de magasins, les associations de marchands volontairement regrou­pés se sont développées avec une vigueur nouvelle. De telles as­sociations avaient déjà commencé à exister sur une base plus res­treinte. Avec l'expansion des grandes chaînes de magasins, il devenait impérieux, pour les marchands indépendants, de dévelop­per des. stratégies plus agressives, afin de résister à la con­currence, toujours croissante, des oligopoles du commerce de dé­tail. C'est ainsi, par exemple, que dans le domaine alimentaire, la chaîne "Provigo" devait se développer à partir de la fusion d'associations déjà existantes.

Les marchands volontairement regroupés détenaient, au Québec, en 19 68, 13.2% de l'ensemble du commerce de détail, soit une proportion légèrement supérieure à celle de l'Ontario (voir tableau 28). Ce mode de regroupement est surtout développé cepen­dant dans le domaine alimentaire (où il se manifeste, de façon spectaculaire, à cause des marques de commerce communes utilisées et de la concurrence plus agressive qui y est faite aux grandes chaînes) et dans la quincaillerie. Dans ces deux domaines, ces as­sociations occupent une place comparable à celle des grandes chaî­nes qui, à cause de leur rythme d'expansion, croissent cependant plus vite. Le cas de la pharmacie est un peu spécial, puisque le peu de pénétration de grandes chaînes de pharmacie dépend plus de l'acharnement avec lequel les pharmaciens indépendants ont défendu leur champ professionnel que d'une tendance du marché. La récente percée d'une nouvelle chaîne, dans la région métropo­litaine surtout (les Pharmacies Jean Coutu) et la faillite du principal distributeur de gros (Pharmacies Universelles), sont encore des événements trop récents pour préjuger de leur impact sur l'évolution de la structure du marché en ce domaine.


Tableau 28: Répartition du marché, selon le type de commerce, par secteurs choisis en % du commerce total, Qué­bec - Ontario 1968

 

Québec

Ontario

Magasins à succur­sales

Volontaire­ment re­groupés

Autres indépen­dants

Volontai­rement regroupés

Total

26.6%

13 .2%

60.2%

10.4%

Epiceries et épi­ceries boucheries

34.4%

38.9%

26.7%

26.5%

Quincailleries

26 .0%

27 .5%

46. 5%

63 .0%

Bazars

81.7%

9 .4%

8 .9%

7 .0%

Pharmacies

4.3%

3 6.7%

59 .0%

65.2%

Source: "Marchands détaillants volontairement groupés, 19 68", BFS cat. 63-215, 1970 & Annuaire du Québec

Il faudrait cependant distinguer entre deux types de regroupement volontaire, soit "l'association libre" et la "fran­chise". La première forme d'association concerne les marchands indépendants déjà établis qui s'unissent par un contrat de ser­vice, à un distributeur-grossiste. C'est d'ailleurs souvent ce dernier qui prend l'initiative du regroupement, ce qui lui as­sure un marché stable. Les marchands y trouvent, en contre­partie, certains avantages (gros volume d'achat, publicité com­mune, raisons sociales identiques...) qui leur permettent de mieux concurrencer les oligopoles. Le degré d'association du marchand au groupe (ou au distributeur) peut varier d'un re­groupement à l'autre.

La deuxième forme d'association, la "franchise", concerne les commerçants qui ont acquis, contre rémunération, le droit d'utiliser une raison sociale qui appartient à une entreprise-mère. Cette forme d'association s'apparente cepen­dant beaucoup aux chaînes oligopolistiques, puisque l'entre­prise-mère détient un contrôle plus strict sur le fonctionne­ment du commerce.

Ce fonctionnement par franchise devient de plus en plus populaire, à cause de l'expansion rapide qu'il permet à l'entreprise-mère: puisque le commerçant qui achète la fran­chise fournit une grande partie du capital nécessaire à l'éta­blissement du commerce, en retour de l'exclusivité sur un terri­toire donné et des services (approvisionnement, technologie,-publicité...) assurés par celle-ci.

3.1.4.- Perspectives d'évolution

Si on tient compte de l'évolution de la structu­re du commerce de détail depuis 19 68 et surtout de la croissan­ce accélérée des oligopoles, c'est donc, dans l'ensemble, près de la moitié du commerce de détail qui est organisée et struc­turée, d'une façon ou de l'autre. Cette tendance va d'ailleurs en s'accélérant et on peut prévoir que ce processus d'accumula­tion du capital sera encore plus marqué dans les années à venir. En Ontario, où ce processus est plus avancé, le commerce orga­nisé (magasins à chaînes et marchands volontairement regroupés) contrôle déjà plus de 50% du volume de ventes au détail.

Cette structuration du commerce de détail est d'autant plus marquée, si l'on tient compte que dans certains domaines, comme celui de la vente automobile par exemple, les marchands indépendants sont sous la coupe serrée d'un nombre restreint de producteurs omnipuissants. Les marchands d'autos neu­ves dépendent étroitement des producteurs, en ce qui concerne la publicité des produits, les pratiques de commerce (mode de fixa­tion des prix...) et évidemment quant au type de produits offerts, puisque la presque totalité ne vend les produits que d'un seul fabricant. On retrouve la même situation d'ailleurs, dans un au­tre domaine important: celui de la vente d'essence.

Une telle évolution dans le commerce est indisso­ciable de celle des entreprises de production. C'est fondamenta­lement la même dynamique qui est l'oeuvre. A mesure que le volu­me de production augmentait, que les produits se multipliaient et se diversifiaient, le commerce de détail, qui fait le lien entre le producteur et le consommateur, non seulement augmentait en volume mais modifiait sensiblement sa structure. A une con­centration croissante au niveau de la production se devait de correspondre une concentration plus grande au niveau du système de distribution.

Cette évolution du commerce de détail au Québec partage d'ailleurs plusieurs des caractéristiques de celle de la production. Ainsi, le Québec se trouve-t-il, non seulement à un stade moins évolué de concentration que l'Ontario, mais le contrôle de ce système de distribution lui échappe en bonne par­tie. Plusieurs des plus grandes chaînes de magasins sont en ef­fet contrôlées, soit par le capital américain, le capital anglo-canadien ou encore par un capital québécois, non francophone. Une telle situation a sûrement contribué à répandre, au Québec, des habitudes de consommation (types de produits consommés, lieux de consommation, mode de paiement...) déjà existantes ailleurs en Amérique du Nord, puisque, dans l'ensemble, les pratiques com­merciales sont remarquablement homogènes.

- Rôle d'intermédiaires

Les commerçants de détail constituent le lien pri­vilégié, par lequel consommateurs et producteurs sont en contact. C'est par leur intermédiaire que les producteurs doivent, en très grande partie, écouler les biens durables et non-durables qu'ils produisent. A cet égard, l'évolution du système de production a eu un impact notable à la fois sur les producteurs et les consom­mateurs. La concentration croissante du commerce a contribué à accélérer le processus de concentration de la production. Il de­venait plus facile, pour les grands producteurs, d'écouler des stocks sans cesse croissants de produits, auprès d'un nombre restreint de grandes organisations de distribution au détail. Les producteurs dépendent aussi, dans une large mesure, de leur concours, pour l'imposition, sur le marché, de nouveaux biens ou de nouvelles marques.

L'impact de cette évolution a cependant été plus marqué encore sur le consommateur. Elle a profondément modifié l'horizon du consommateur en créant des symboles de consomma­tion plus universels et en aidant à répandre l'iconographie (connaissance visuelle des produits) de la consommation de mas­se. Par la pression qu'ils ont exercée sur les consommateurs, les oligopoles (et de la même façon, les marchands volontaire­ment regroupés) ont transformé profondément les habitudes de consommation de ces derniers. Aux relations de personne à per­sonne et à la publicité locale de faible intensité des mar­chands indépendants traditionnels, se sont progressivement substituées des relations plus impersonnelles et une publicité plus intensive et plus sophistiquée. Ainsi, non seulement le volume de consommation des particuliers a-t-il augmenté, le ty­pe de produits consommés a-t-il changé, mais c'est aussi le sentiment d'appartenance de l'individu à son environnement qui s'est profondément transformé. Le marchand traditionnel jouait un rôle important de soutien dans une communauté restreinte. Par son intermédiaire, les individus pouvaient se procurer les biens nécessaires à un ajustement minimum à un environnement difficile Les biens offerts changeaient peu, ce qui facilitait l'adapta­tion de l'individu. En plus de jouer un rôle important au niveau du réseau social de sa communauté, le marchand devait, la plu­part du temps, faire crédit à une partie de sa clientèle, ce qui renforçait son rôle de soutien dans la communauté.

De telles relations ne pouvaient cependant subsis­ter longtemps dans un contexte de plus en plus urbanisé, où l'élévation rapide du niveau de vie ainsi que la multiplication et la diversification des biens offerts avaient sensiblement modifié l'ajustement du consommateur à son milieu. La consomma­tion devient alors plus impersonnelle et s'inscrit dans un ca­dre de référence beaucoup plus vaste. La communauté restreinte est remplacée par une communauté beaucoup plus vaste, mais en même temps, plus diffuse et où il devient plus difficile à l'in­dividu de saisir les limites de sa situation.

- Les centres d'achat

Un des exemples les plus spectaculaires de cette évolution réside dans l'expansion fantastique, en nombre et en taille, des centres d'achat, depuis le début des années '50. Le développement urbain avait déjà permis le regroupement des commerces sur les grandes, artères du centre-ville. Déjà, à ce niveau, la consommation commençait à acquérir son caractère de "fête": le "magasinage" devenait une sortie importante et sou­vent recherchée, qui marquait une interruption des activités quotidiennes routinières et qui était souvent empreinte d'une sensation de plaisir.

Avec la multiplication des automobiles et le dé­veloppement des banlieues, les premiers centres d'achat commen­cèrent à voir le jour dans les quartiers périphériques des vil­les. A mesure que leur taille augmentait, l'atmosphère de "fête" devenait plus intense et plus attirante pour le consommateur. En dehors de la facilité d'accès et de la possibilité d'y trouver, réunis dans un même lieu, plusieurs types de commerces différents, ce facteur de "fête" a sûrement joué un rôle important dans le succès que ces centres d'achat ont connu. La concentration de magasins, dans un cadre de conception unifié et régi par une même administration ne faisait d'ailleurs que faciliter le dé­veloppement d'une telle atmosphère par les commerçants. On peut enfin noter la tendance parallèle, plus récente, à recréer, dans les centres-villes, de gigantesques centres d'achats.

Ce développement des centres d'achat et des gale­ries commerciales a, d'autre part, permis le développement d'un nouveau type de commerces indépendants, soit celui des boutiques spécialisées ou de luxe. Cette tendance marque l'ouverture d'une nouvelle ère pour les petits commerçants: l'époque du magasin général,où on pouvait trouver à peu près tout ce que la société produisait de biens durables et non-durables, est vraiment révo­lue.

- L'Hypermarché

Le gigantisme commercial a même franchi récemment une nouvelle étape, au Québec, avec l'ouverture, à Ville de La­val, du premier Hypermarché en Amérique du Nord, idée d'ailleurs reprise par d'autres depuis. L'avènement de ce type d'établisse­ments qui existaient déjà en Europe (le nombre d'Hypermarchés, en France est passé de 1, en 1964, à 94, en juillet 1970)40 est tout à fait symptomatique d'ailleurs de l'évolution du commerce de détail.

Le succès d'une telle formule repose sur deux séries d'éléments qui sont, jusqu'à un certain point, indépendantes l'une de l'autre. Sur le plan économique d'abord, le plus grand volume de ventes permet théoriquement, à ce type d'établissement, d'abais­ser ses prix, par suite de réduction des coûts unitaires de trans­port, de manutention, d'entreposage, la réduction des marges de profit en fonction du volume accru... Cette tendance peut aussi être accentuée par l'innovation d'une nouvelle technologie, comme la mise à l'étalage, l'évaluation continuelle des inventaires, l'automatisation des opérations caissières.... Il n'est cependant pas assuré que la baisse de prix soit supérieure à celles consen­ties par d'autres supermarchés.

L'expérience française, où la technologie utilisée est cependant moins avancée, tendrait plutôt à démontrer, qu'après avoir consenti des réductions substantielles au moment du démar­rage et après s'être solidement établis sur le marché local et régional, les Hypermarchés ont tendance à augmenter leurs prix, à un niveau comparable aux supermarchés, ceci afin d'accroître les marges de profit et de compenser pour les investissements onéreux qui ont été nécessaires.41 En ce qui concerne la taille, il semble établi, à technologie égale, qu'au-delà d'un seuil donné (de $150,000 à $250,000 de chiffre d'affaire hebdomadaire), la pro­ductivité tend à décroître.42 Notons enfin que des baisses de coûts, dans certains domaines, peuvent être contrebalancées par des hausses dans d'autres domaines dont, entre autres, dans la publicité.

Le succès de tels établissements repose aussi sur leurs stratégies publicitaires et l'image qu'ils projettent dans le public. Deux aspects surtout sont exploités au niveau de la publicité, soit les prix d'appel (baisses de certains produits, choisis et limités, afin d'attirer la clientèle) et l'image de nouveauté. Ce dernier aspect pourrait d'ailleurs être révélateur d'une nouvelle tendance dans le commerce alimentaire: il ne suf­fira plus d'attirer le consommateur par des prix plus bas (qui peuvent être, de toute façon, compensés par les coûts de trans­port nécessaire pour s'y rendre) mais il faudra lui offrir, en plus, un cadre attirant, en éveillant sa curiosité ou son inté­rêt par une technologie-gadget, des événements spéciaux.,.. L'atmosphère de "fête" de la consommation deviendrait alors encore plus accentuée.

Notons enfin que, pour prospérer, de tels éta­blissements n'ont pas besoin de consentir de baisses réelles aux consommateurs; à moyen terme, cela peut même être l'inverse. A cause de leurs solides assises financières, ils peuvent cou­per leurs prix, pendant une, période assez longue, pour éliminer la concurrence: les petits commerçants qui ne pourront soutenir la concurrence devront fermer leurs portes. D'autre part, leurs stratégies publicitaires (prix d'appel, nouveauté...) leur suf­fisent pour drainer leur clientèle d'un vaste bassin. La nais­sance des Hypermarchés ne fait donc finalement que, concrétiser une double tendance au niveau du système de distribution, soit d'une part, l'accélération du processus de concentration et la création artificielle d'une atmosphère de "fête" de la consom­mation.

- Le secteur coopératif

On ne saurait enfin compléter ce tour d'horizon de l'évolution du système de distribution des biens et services au Québec, sans mentionner brièvement la présence des coopératives qui sont actives dans ce domaine. Ces coopératives de consommation sont d'implantation plutôt récente, puisqu'après quelques efforts infructueux, ce n'est vraiment qu'avec la fondation, à Montréal, de "La Familiale", en 19 37, que leur essor devait vraiment com­mencer.43 En plus de vouloir répondre aux besoins de leurs mem­bres, cette nouvelle forme de coopération visait à instaurer, dans un nouveau secteur de la vie économique, la pratique d'un principe qui s'était déjà avéré fructueux, en d'autres domaines. La struc­turation de ces coopératives de consommation se poursuivant lente­ment: l' « Alliance des Coopératives de Consommation », créée en 1938, se transforma pour devenir, en 1958, la*"Fédération des Magasins Coop".

Les deux types de coopératives de consommation qui présentent surtout un intérêt pour nous, sont les magasins Cooprix et les clubs coopératifs de consommation. Les premiers, au nombre de huit ( 2 Cooprix intégrés, 6 en association), représentent une tentative originale d'adapter la formule au contexte urbain. Les sondages, réalisés auprès des membres, démontrent d'unepart, leur forte orientation nationaliste, en voulant appuyer une for­mule typiquement québécoise et d'autre part, leur volonté marquée de combattre l'emprise des oligopoles privés. Les seconds, qui sont aussi connus sous le nom de "comptoirs alimentaires" ou de "coopératives à frais directs", regroupaient, en août 19 73, plus de 5,300 membres, en 30 clubs actifs 44. La volonté d'action socio-politique de ces clubs est encore plus marquée: ils sont ani­mes d'une volonté de remise en question des fondements de la socié­té de consommation.

Certes, ces deux formes de coopératives demeu­rent marginales par rapport à l'ensemble du commerce de détail en général et même par rapport au commerce de détail alimentaire, de façon plus particulière. Même si leur croissance était dix ou vingt fois supérieure, leur part de contrôle du marché alimentaire res­terait faible pendant longtemps. Leur présence cependant acquiert une signification symbolique réelle: elle manifeste la présence concrète d'une volonté de réforme organisée et structurée. Les grands de l'alimentation n'ont d'ailleurs pas sous-estimé l'impact que de telles initiatives pourraient finalement avoir sur l'opinion publique, si on en juge par les efforts qui ont été faits, dans cer­taines régions, soit pour lutter contre un club de consommation ou encore, limiter la croissance des Cooprix.

3.2.- La publicité

La publicité joue un rôle vraiment primordial dans le système de distribution de biens et services. C'est par la publi­cité que les consommateurs sont le plus fréquemment et le plus cons­tamment en contact avec la société de consommation. C'est peut-être aussi le phénomène le plus apparent et le plus spectaculaire de la consommation de masse. Aussi, n'est-il pas superflu d'en cerner ici l'importance et d'essayer d'en dégager l'influence sur l'évolution du comportement des consommateurs.

3.2.1.- Son importance

Comme on peut le constater, dans le tableau 29, les dépenses de publicité; au Canada ont connu une hausse spectaculaire, passant de 200 millions à 1,200 millions, de 1950 à 1968. Certaines estimations présentées par des publicitaires révèlent même, qu'en 1972, la publicité représentait 1,800 millions et qu'elle allait dépasser largement le cap des deux milliards, en 1974. Cette croissance paraît cependant un peu moins spectaculaire, lorsqu'on regarde l'évolution de la proportion du PNB et des dépenses de consommation qu'elle représente: elle croît un peu plus vite que l'augmentation de la richesse globale du Canada (PNB) et plus vite encore par rapport à l'augmentation des dépenses de consom­mation. Pour le consommateur cependant, il ne fait aucun doute que l'augmentation de la pression publicitaire qui est exercée sur lui a considérablement augmenté, puisqu'il se dépense vingt fois plus, en publicité, en 1974 qu'en 1950.

Tableau 29 : Dépenses de publicité au Canada

Année

en % du PNB (1)

en % des dépenses de consommation (1)

en $ courants (millions) (2)

1950

1.27%

1.90%

225

1961

1.56%

2.43%

_

1968

1.41%

2.38%

1200

(1) Rapport du Sénat sur les Mass-Média, vol. II, p. 13 5

(2) Dossier noir de la publicité, Fédération des ACEF

On peut d'ailleurs remarquer (tableau 30) qu'un tel phénomène est commun à toutes les sociétés occidentales qui ont accédé au stade de la consommation de masse. On y voit, entre autres, que le Canada, en 19 66, se situe au 5e rang, en ce qui concerne les dépenses publicitaires, per capita, mais qu'il grimpe au 3e rang, en ce qui concerne la proportion du revenu national qu'elles représentent.

Tableau 30: Dépenses publicitaires per capita, différents pays, 1961, 1966

Pays

Investissements publicitaires par habitant en 1960 (rang)

Montant de l'in­vestissement pu­blicitaire en 1966 (rang)

% par rap­port au re­venu natio­nal 1966 (rang)

Etats-Unis

419 (1)

16,601 millions (1)

2.60% (1)

Suisse

236 (2)

310    "    (10)

2.60% (1)

Suède

225 (3)

33 4   "    (9)

1.60% (4)

Allemagne de l'Ouest

220 (4)

1,816    "    (2)

2.00% (2)

Danemark

207 (5)

 

 

Canada

202 (6)

712    "    (5)

1.7 0% (3)

Australie

18 5 (7)

574    "    (7)

1.50% (5)

Royaume-Uni

150 (8)

1,677    "    (3)

1.50% (5)

Finlande

147 (9)

 

 

Pays-Bas

108 (10)

 

 

Source: Evaluations tirées du 8e rapport annuel de l'"International Advertising Association"

3.2.2.- Répartition par média

La publicité télévisée est, de loin, celle qui re­tient le plus l'attention de ceux qui la critiquent. C'est elle qui suscite le plus de réactions, parce qu'elle s'impose dès que le petit écran est ouvert et qu'elle est aussi, souvent plus sub­tile et plus pernicieuse (la force de l'image). Cependant, lorsqu'on étudie la distribution du marché de la publicité, en 19 68, celle-ci ne vient qu'au 3e rang, derrière la publicité des quotidiens et celle faite par catalogue ou par la poste.

Tableau 31: Répartition, en valeur, de la publicité par support employé, Canada, 1968.

Média

% du marché

- Quotidiens

30 .5%

- Catalogues, publicité par la poste

21.8%.

- Télévision

13 .0%

- Radio

10.2%

- Panneaux-réclames, pancartes d'autobus, enseignes

7.2%

- Annuaires téléphoniques ou autres

4.4%

- Publications commerciales

3 .2%

- Hebdomadaires

4.6%

- Magazines

2.4%

- Suppléments de fin de semaine

1.8%

Source: Chiffres cités par le Bureau consultatif de la publicité au Canada

Ce dernier tableau cependant ne donne qu'une piè­tre idée de l'influence réelle que la publicité télévisée peut avoir. Celle-ci, de toute façon, est limitée par le temps dispo­nible sur les antennes et le nombre de stations en opération. Lorsqu'on scrute, plus attentivement, la dynamique interne du marché publicitaire, on peut noter une certaine spécialisation des média en ce qui concerne le type de publicité diffusé.

Ainsi, on peut voir, dans le tableau 32, que la publicité nationa­le croît plus vite à la télévision alors qu'elle croît moins vi­te à la radio et beaucoup moins dans les journaux. Par contre, la publicité locale croît à peu près également dans les trois types de média.

Tableau   32:   %   de  variation  1963-68   (1968/1963)

Média

Publicité  nationale

Publicité  locale

Radio

49%

60%

Télévision

70%

58%

Journaux

25%

52..4 %

Source:. Rapport   du   Comité, du  Sénat, sur  les Mass-Média

On se retrouve donc devant une certaine tendance dans la spécialisation des média. La télévision devient de plus en plus un support de publicité nationale, alors que l'inverse est vrai pour la radio et encore davantage, pour les journaux. La télévision devient donc de plus en plus le véhicule privilé­gié de symboles de consommation, à la grandeur d'une société.

La publicité nationale, à cause de son coût, est contrôlée, dans sa presque totalité, par les oligopoles. Il n'est donc pas erroné de conclure que cette symbolique commune de consommation est contrôlée par un nombre restreint de gran­des entreprises. On peut constater, par exemple, qu'aux États-Unis déjà, les cent plus grands annonceurs contrôlent plus de la moitié de la publicité dans les principaux média. Cette pro­portion atteint même 8 0% dans le cas de la publicité télévisée sur l'ensemble des réseaux.


Tableau 33 : Proportion de la publicité nationale américaine contrôlée par les 100 plus grands annonceurs 1971

Magazines

48.7%

Télévision: - réseau

80.1%

- à la pièce (TV spots)

53 .9%

Publications agricoles                

67.9%

Publications d'affaires

9 0.2%

Radio: - réseau

61.7%

- à la pièce

59.3%

Publicité extérieure

56.2%

Tous les média

54.1%

Source: Advertising Age, 28 août 1972

- Le contrôle des oligopoles

Cette question du contrôle exercé par les oligo­poles sur la publicité devient particulièrement saisissante, si on jette un coup d'oeil sur le tableau suivant (tableau 34), où on peut noter les montants dépensés aux États-Unis, seule­ment par quelques grandes compagnies. Ces exemples, choisis parmi les plus frappants, illustrent fort bien les efforts que les oligopoles sont prêts à investir pour influencer les con­sommateurs. Ces efforts atteignent parfois le tiers du chif­fre de vente total de la société.


Tableau 34: Montant dépensé en publicité par quelques compa­gnies aux U.S.A., en 1972

Nom

Publicité (milliers $)

Ventes .  (milliers. .$.)

% publicité vente

Procter & Gamble

275,000

3,906,744

7 .0%

General Motor

146,000

30,435,231

0.5%

General Foods

170,000

1,966,200

8.6%

S.C. Johnson & Son

43,000

240,000

17 .9%

Alberto Culver

Co.

62,000

182,681

33 .9%

Carter-Wallace

Inc.

40,000

130,120

30.7%

Noxell Corp.

20,300

68,471

29 .6%

Source: Advertising Age, août 1973

Les biens durables, plus dispendieux (comme l'auto), coûtent cher en publicité, mais cela ne représente qu'une infime portion du chiffre de vente total. Il faut cependant remarquer que cela n'inclut pas la publicité faite par les marchands locaux» Il est particulièrement frappant cependant de voir que c'est dans les domaines de biens peu dispendieux, à usage courant, comme les savons et détergents, l'alimentation, les cosmétiques et produits pharmaceutiques, que les efforts publicitaires sont les plus in­tenses.

Les pressions exercées par les grands producteurs sur les consommateurs sont devenues énormes. C'est nettement là un des facteurs qui a le plus contribué à modifier le climat de la consommation. Un nombre restreint de ces oligopoles contrôle les symboles de consommation qui sont véhiculés par la publici­té, dans les principaux média. C'est là certes un des points les plus frappants du nouvel ordre social instauré par la publicité. Cela manifeste aussi, de façon éclatante, le processus de concentration dans les domaines de la production et de la distribution.

3.2.3.- L'influence de la publicité

La question fondamentale devient alors de savoir si ces efforts faits pour influencer les consommateurs sont efficaces et dans quel sens la réponse à une telle question n'est pas simple, puisqu'il faut distinguer entre plusieurs niveaux d'influence. Le niveau auquel on réfère le plus communément est celui de l'influence sur la décision d'achat spécifique du consommateur individuel. Or, à ce niveau, les études les plus sérieuses qui ont été faites45, ten­dent à démontrer que les publicités spécifiques n'ont finalement que peu d'effets positifs sur les ventes. Pour quelques exemples d'effi­cacité publicitaire spectaculaire, il y a tout autant d'effets tem­poraires ou même d'effets négatifs, alors que dans la grande majori­té des cas, les publicités ne font que s'annuler les unes, les autres. Si la publicité ne semble avoir, en général, aucun effet marqué sur l'augmentation du nombre, total de ventes sur un marché (sauf dans le cas des innovations où le rôle de la publicité est plus efficace), elle peut avoir, par contre, un effet marqué sur la répartition in­terne du marché entre les concurrents. De ceci, découlent trois con­séquences majeures pour le producteur:

lo- il doit, au moins, main­tenir son niveau de publicité pour conserver sa part du marché;

2o- l'innovation ou l'image de l'innovation sera recherchée à cause de son impact positif éventuel sur les ventes et,

3o- la publicité peut accélérer le mouvement de concentration sur un marché, puisque les plus gros peuvent y investir plus.

- L'impact culturel

Si la publicité semble n'avoir qu'un effet direct mitigé, elle a, par contre, un effet indirect fort important: d'abord, au niveau individuel, elle est très peu informative, pas du tout objective (ce n'est évidemment pas sa vocation) et même parfois, carrément trompeuse. Elle informe peu le consom­mateur (si ce n'est sur l'existence d'un produit, de ses avan­tages, de son aspect artificiel...) et ne met pas celui-ci en position de faire un choix éclairé. Dans bien des cas, la pu­blicité sera utilisée pour établir des différences artificiel­les entre produits semblables. Sur le plan culturel, son in­fluence semble avoir été beaucoup plus manifeste. Même sans influencer toujours directement le consommateur, elle a pro­fondément aidé à répandre les symboles communs de la consomma­tion de masse. Son influence homogénéisatrice (surtout celle des oligopoles) sur le plan culturel ne fait aucun doute. Le fait d'introduire de nouveaux centres d'intérêt et des critères de définition différents et puissants dans l'univers symbolique du consommateur, a profondément modifié le cadre de référence de ce dernier. A ce niveau, la publicité a certes été un des agents de transmission les plus puissants de l'imagerie et de la symbo­lique de la consommation de masse. Elle a aussi constitué un ca­nal de communication privilégié pour la diffusion de l'idéologie de l'abondance et de sa perception idyllique.

La publicité a aussi eu et a encore un effet indi­rect puissant sur l'évolution et l'orientation des mass media, en particulier, la radio et la télévision» Cette influence n'a pas toujours été très manifeste, ni égale, mais malgré qu'elle ait été diffuse, on peut facilement voir sa marque. La motivation de la radio-télévision commerciale (et même étatique, à plusieurs aspects) à plaire aux annonceurs (ou ne pas leur déplaire), afin d'augmenter leurs revenus, a considérablement déteint sur l'orien­tation et le contenu de la programmation. A cause de sa vocation commerciale, la radio-télévision a été amenée systématiquement à préférer les émissions les plus spectaculaires et sensationnelles afin de satisfaire aux exigences de la guerre des cotes d'écoute. La situation québécoise, à cet égard, à cause de la présence d'un puissant réseau étatique francophone, a été différente de celle des États-Unis. Cependant, la multiplication des stations privées a perpétué ici ce genre d'influence commerciale sur la programma­tion. La motivation des annonceurs, étant surtout d'assurer la plus grande diffusion possible de leur message, les stations trou­vaient un intérêt certain à gagner les plus hautes cotes d'écoute, ce qui leur permettait, en même temps, d'exiger des tarifs plus élevés.

- L'influence américaine

La publicité américaine a aussi eu une influence directe marquée au Québec. Une bonne partie de la publicité faite aux États-Unis touche aussi un auditoire canadien. C'est le cas des revues américaines (et étrangères) qui sont distribuées ici, mais aussi celui de la publicité télévisée, puisqu'on peut éva­luer qu'environ 5 5% de la population canadienne peut capter des émissions américaines (dont 18% par le câble).

Il faut ajouter à cela que les agences de publici­té américaines, soit directement, soit indirectement par l'entre­mise de filiales, détiennent une part importante du marché cana­dien (3 6% en 19 69), part qui croît régulièrement d'année en année. Il faut noter enfin que treize des vingt plus grands annonceurs canadiens sont des filiales de compagnies américaines.

Longtemps d'ailleurs, la publicité francophone, faite au Québec, n'était qu'une simple traduction des messages publicitaires présentés aux États-Unis ou au Canada anglais. Les thèmes touchés, les images et les termes utilisés, consti­tuaient donc, à plus d'un point de vue, une importation cultu­relle. Cette influence était d'autant significative qu'elle se situait à une époque où les Québécois commençaient à accéder à la consommation de masse. Ce n'est vraiment, en effet, qu'à partir du début des années '60, avec la révolution tranquille, qu'une publicité typiquement québécoise devait commencer à émer­ger.46 Ce mouvement se manifesta d'abord dans une adaptation culturelle, plus poussée, de messages importés et la création de messages québécois originaux et, plus tard, par la croissan­ce d'agences publicitaires proprement québécoises. Cette tendan­ce traduisait cependant davantage le désir de promotion profes­sionnelle des publicitaires québécois, qu'une véritable volonté de réforme: culturelle de la publicité, puisque ces agences con­tinuaient à annoncer les mêmes produits, avec des techniques iden­tiques. Le contenu des messages était différent, mais la logique et la symbolique utilisées restaient les mêmes.

La publicité a donc constitué un puissant agent de diffusion des valeurs et des normes de la consommation de mas­se. Elle a puissamment contribué à répandre celles-ci dans le contexte québécois. La publicité reflète aussi fort bien l'impact que les oligopoles ont pu avoir sur les mentalités: un nombre restreint d'oligopoles contrôle une grande partie de la publicité dite nationale. Ce contrôle des producteurs canadiens-anglais et américains, sur ce puissant agent culturel qu'est la publicité, ne fait d'ailleurs que traduire l'état de dépendance de l'économie québécoise. À la dépendance économique s'ajoute alors la dépendance culturelle.

3.3.- Les institutions financières

Le degré de développement d'une collectivité peut aussi être évalué en fonction du degré de développement de ses ins­titutions sociales, politiques, financières.... Au niveau politique et social, le Québec dispose d'institutions qui, dans l'ensemble, sont suffisamment évoluées et sur lesquelles il a assez de contrôle pour assurer son développement.

Le développement des institutions financières québé­coises reflète cependant, dans une bonne mesure, l'état de dépen­dance par rapport au contrôle étranger que nous avons déjà souli­gné dans le secteur industriel. De fait, ces deux secteurs indus­triels et financiers sont étroitement reliés et ce qui affecte l'un découle souvent de ce qui a touché l'autre.

3.3.1.- Les banques à charte

Comme on peut le voir dans le tableau suivant, le nombre de succursales de banques à charte, au Québec, a toujours été inférieur à celui de l'Ontario. Jusqu'en 19 20, l'écart était dû au retard économique du Québec, tandis que depuis cette date, une bonne partie de l'écart a été comblée, au Québec, par l'émer­gence d'un fort réseau parallèle de coopératives d'épargne et de crédit.47


Tableau 35: Nombre de succursales de banques à charte, au Québec, en Ontario et au Canada; années choisies: 1868-1967

Année

Québec

Ontario

Canada

1868

12

100

123

1920

1150

1586

4676

1940

1083

1208

3311

1950

1164

1257

3679

1960

1427

1785

5051

1967

1604

2107

5879

Source: Annuaire Statistique du Québec, 1970, p. 758

En soi cependant, cette moins grande présence des banques à charte au Québec, compensée par une présence plus forte du mouvement coopératif, ne semble pas entraîner de conséquences vraiment néfastes. On peut mentionner cependant, que les épargnes amassées par les banques sont plus mobiles, à cause d'une admi­nistration beaucoup plus centralisée. En plus d'être actives dans le domaine du crédit à la consommation, les banques sont aussi une importante source d'investissements commerciaux et industriels, tandis que les coopératives sont surtout actives dans le domaine du prêt hypothécaire et du prêt à la consommation.

- L'exclusion des francophones

Six des huit banques à charte canadiennes48  sont contrôlées par des Canadiens anglophones, alors que deux de ces banques (la Banque Canadienne Nationale et la Banque Provinciale) sont contrôlées majoritairement par des francophones. On peut cons­tater d'ailleurs la très faible présence de francophones (4.9%) dans les Conseils d'administration du premier groupe et ce, même si elles ont, au Québec, environ 14.1% de leurs succursales. Les Québécois anglophones y ont cependant une forte représentation (26.2% des postes directoriaux), comparativement à l'activité qué­bécoise de ces banques. Une telle situation ne fait que confirmer l'absence des Québécois francophones de ces importants centres de décisions financières que sont les banques.

Tableau 36: Banques à charte opérant au Québec: répartition des administrateurs selon l'origine ethnique, au 1er janvier 1967

                                                                          

 

 

Succursales québécoises sur le nom­bre total de succursales

 

 

Administrateurs (nombre)

Québécois francopho­nes

Québécois anglopho­nes

Nombre total de postes

Banques contrô­lées par des i anglophones

693/4908

12

5 2

 

Banques contrô­lées par des francophones

911/981

38

_

41

Total

1604/5889

50

52

28 5

Source: adapté de Rosaire Morin, "Réalités et perspectives économiques", Ed. de l'Action Nationale, Montréal, 1967

Cette situation est d'autant plus manifeste lors­qu'on considère que seulement onze des six cent vingt-quatre postes de cadres supérieurs des banques anglophones,sont déte­nus par des francophones et que seulement la moitié de leurs succursales québécoises sont dirigées par des francophones.49 La présence des francophones dans les deux banques qu'ils con­trôlent est certes plus forte mais ces dernières détiennent moins de 10% du total des actifs contrôlés par les banques à charte au Canada.

Cette absence des francophones au niveau des centres de décision peut entraîner des conséquences néfastes au niveau des investissements bancaires. Le tableau suivant (tableau 37) démontre que, dans sept domaines d'activité, les banques à charte canadiennes ne réalisent que 20.6% de leurs investissements au Québec, comparativement à 3 9.0% en Ontario. Si le Québec est plus avantagé que l'Ontario, pour ce qui est des prêts aux provinces et aux municipalités, il est, par con­tre, désavantagé dans tous les autres secteurs.


Tableau 37: Banques à charte: ventilation de certains avoirs en dollars cana­diens, Québec et Ontario, en pourcentage du total canadien, fin 1972                                          .

 

Prêts person­nels ordi­naires

Prêts aux agri­cul­teurs

Prêts aux entre­prises (- de $100,000)

Prêts aux prov. et munic.

Titres de prov. et munic.

Prêts hypo­thé­caires assu­rés LNH .

Autres prêts hypo­thé­caires

Total

Québec

18.4%

5.2%

24.9%

58.1%

28.9.%.

18.7%

14.5%

20 .6%

Ontario

40.8%

33 .8%

35.7%

17.1%

44.7%

44.8%

40.8%

39.0%

Canada (%)

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

Canada (mil­lions)

6827

1492

2417

790

952

 

2232

861

15,571

Source: Revue de la Banque du Canada, sept. 1973,  tableau S 48

Ces montants relatifs aux avoirs des banques à charte ne représentent cependant qu'environ 40% des avoirs to­taux des banques à charte du Canada (la ventilation, par pro­vince, des 60% qui restent n'est pas disponible).

La place modeste qu'occupent les francophones dans le système bancaire canadien (aux postes d'administrateurs, de cadres supérieurs et de directeurs de succursales) n'est fi­nalement qu'une autre illustration du contrôle étranger sur l'é­conomie québécoise. Les banques jouent cependant un rôle impor­tant dans le développement économique puisque ce sont elles qui contrôlent la majeure partie des capitaux privés disponibles indispensables au développement économique. Or, il faut bien convenir que ces centres de décision vitaux échappent au contrôle des Québécois. Il est difficile d'évaluer jusqu'à quel point cet­te situation a pu aller à l'encontre des intérêts des Québécois. Il semble acquis cependant, à cet égard, que depuis la deuxième guerre mondiale, le conservatisme des banques à charte a surtout favorisé les grandes entreprises dont les garanties de rendement étaient les meilleures. Or, comme nous l'avons vu, ces entrepri­ses ont surtout eu tendance à s'établir en Ontario plutôt qu'au Québec.

3.3.2.- Autres institutions financières privées

Le contrôle étranger sur les épargnes québécoises est encore plus marqué dans le secteur non-bancaire. Règle géné­rale, les compagnies d'assurance sur la vie, les compagnies d'as­surance générale, les trusts, les fonds mutuels, qui viennent chercher une bonne partie des épargnes québécoises, sont contrô­lés, en majeure partie, par des intérêts étrangers, qui ne ré-in-vestissent qu'une infime partie de ces montants dans l'économie québécoise.

- Compagnies et sociétés d'assurance sur la vie

Si la part des entreprises québécoises francopho­nes a eu tendance à s'accroître sensiblement, au cours des der­nières années, pour atteindre 24.7% du marché en 1970, il demeure qu'une portion importante de ces épargnes est contrôlée par d'au­tres et même acheminée à l'étranger. Ainsi, en 1970, les Québécois ont versé $135 millions de primes d'assurance sur la vie, à des sociétés francophones, comparativement à $410 millions, à des en­treprises anglophones ou étrangères ($150 millions à des sociétés ayant leur siège social en Ontario, $93 millions à des sociétés américaines, $62 millions à des sociétés anglophones du Québec et $79 millions à des sociétés étrangères de d'autres provinces ou pays50 ).

Ce contrôle étranger sur les primes d'assurance-vie se répercute sur les décisions d'investissements des sociétés d'as­surances: les sociétés francophones du Québec investissent environ 9 0% de leurs actifs dans des institutions et entreprises francopho­nes51, alors que les entreprises anglophones ou étrangères inves­tissent relativement peu dans des institutions ou entreprises fran­cophones du Québec. Ainsi, par exemple, au 31 mars 19 68, la compa­gnie Sun Life avait investi $376 millions au Québec, soit 31% de ses investissements totaux au Canada ($1,212 millions). De ce mon­tant, seulement $6,372,575 (soit une proportion de 1.7% à peine de son portefeuille d'obligations industrielles) étaient investis dans des entreprises canadiennes-françaises:.  Les compagnies an­glophones ou les compagnies étrangères, établies au Québec, comme l'Alcan, Canadian Industry, Domtar, B.P. Refinery, Canadian Accep-tance... recevaient la majeure partie des investissements indus­triels, consentis au Québec, C'est là d'ailleurs l'une des façons où les épargnes des Québécois servent à financer la main-mise étrangère sur notre économie et à favoriser le développement des entreprises sous contrôle étranger au Québec.

- Autres institutions

La situation dans les autres secteurs financiers n'est guère plus reluisante. Si on prend, par exemple, les so­ciétés d'assurances générales, plus de 80% des primes versées par les Québécois, en 1965, étaient contrôlées par des socié­tés anglophones ou étrangères.

Dans le cas des autres sociétés, comme les compa­gnies de fiducie, les fonds mutuels et les sociétés de place­ment à capital fixe, il n'est pas possible d'obtenir la répar­tition de leurs actifs par province. Cependant, une étude menée par Rosaire Morin, en 1965, et qui analysait les 350 sociétés canadiennes les plus importantes qui étaient actives dans ces domaines, a permis de démontrer que les sociétés québécoises francophones ne contrôlaient qu'une infime portion du marché canadien.


Tableau 38: Ventilation des actifs de 398 sociétés (1), selon leur type d'activité et leur appartenance, Canada 1965

 

Compagnies de Fiducie

Fonds Mutuels

Compagnies de placement (2)

Compagnies et sociétés

No.

% des actifs et fonds garan­tis

% des biens sous admi­nis­tration

No.

% des actifs

No.

% des actifs

1) francopho­nes du Qué­bec

6

5.7%

7 .4%

10

4.7%

9

9 .2%

2) anglophones du Québec

13

2 6.0%

54.9%

14

18 .9%

16

31.3%

3) torontoises

9

41. 3%

27.5%

28

31.4%     

37

34.1%

4) reste du Canada anglais

24

27.0%

10.2%

35

45.0%

16

25.4%

Total

52

100%

100%

87

100%

78

100%

Source: adapté de Rosaire Morin, op, cit., pp. 80 à 120

Notes:

(1) exclut 181 sociétés de prêts, d'épargne et de crédit dont l'analyse est reprise dans la Partie II du rapport;

(2) comprend les compagnies de placement à capital fixe, com­pagnies de fiducie ou d'assurances de fonds de pension, compagnies d'administration, compagnies de holding

3.3.3.- Impact du contrôle financier

Le secteur financier québécois s'est donc dévelop­pé,dans une large mesure, davantage en fonction des intérêts des autres qu'en fonction des intérêts québécois. Un plus grand con­trôle de ce système financier par des Québécois francophones n'aurait cependant pas modifie la situation, de façon notable. Motivées surtout par la rentabilité et la sécurité de leurs pla­cements, elles auraient probablement continué à investir dans des sociétés étrangères ou anglo-saxonnes, établies au Québec, à cause des avantages que de tels placements leur offraient.

La constatation dominante qui se dégage cependant de l'analyse du système financier, est la suivante: l'évolution de celui-ci a permis d'accélérer encore le développement de l'en­treprise étrangère au Québec et d'accentuer les déséquilibres que nous avons déjà notés, au niveau du développement industriel. Ce contrôle étranger du système financier québécois a, d'une part, favorisé l'expansion des oligopoles étrangers au Québec, ces der­niers pouvant aisément s'approvisionner sur place, en capital nécessaire. D'autre part, la fuite de capitaux, entraînée par le drainage d'une partie des économies québécoises vers l'Onta­rio ou d'autres pays étrangers, a permis à ces régions d'accélé­rer leur développement économique.

De façon générale, le développement des institu­tions financières au Québec ne fait que traduire le déséquilibre du système de production québécois et répond aux mêmes impéra­tifs. L'industrie québécoise francophone est moins développée, mais aurait-elle voulu accélérer son développement, qu'elle au­rait eu de la difficulté à trouver les investissements nécessai­res, parce qu'elle-même était moins productive et moins rentable et que ces investissements étaient déjà dirigés vers d'autres secteurs.

3.3.4.- Le secteur coopératif

Ce tour d'horizon du système financier québécois ne serait pas complet cependant, si on ne jetait pas un rapide coup d'oeil sur l'évolution phénoménale que les coopératives ont con­nue au Québec, dans le secteur financier. C'est là sûrement l'un des traits les plus originaux de la société québécoise. L'inter­prétation de ce phénomène reste cependant ambiguë: elle dénote à la fois l'originalité et le dynamisme dont les Québécois savent faire preuve collectivement mais aussi, leur incapacité et leur résistance à entrer dans le développement industriel capitaliste.

- L'origine

La première caisse populaire fut fondée à Lévis, en 1900, par Alphonse Desjardins. Par la suite, ce mouvement devait connaître une expansion remarquable, comme on peut le constater dans le tableau suivant:

Tableau 39: Nombre de caisses populaires et nombre de membres depuis 1940

Année

Nombre de caisses

Nombre de membres

1940

547

122,248

1945

908

371,211

1950

1,084

599,517

1955

1,147

854,297

19 60

1,227

1,211,041

1965

1,297

1,759,576

1970

1,294

2,49 6,080

1972

1,296

3,000,000

Source: "Cours d'initiation à la coopération", Tomes II et III, p. 16

Il est cependant, particulièrement intéressant de regarder les motivations qui étaient à l'origine de ce mou­vement. Celles-ci étaient de trois ordres:

"Il faut aussi souligner que Desjardins partageait l'idée, largement répandue à l'époque, que le Québec avait une voca­tion rurale. Il n'était pas sans remar­quer que l'action des banques n'obéis­sait pas à cette vision du monde, qu'el­le s'orientait vers l'industrie et le commerce". 52

Ces raisons illustrent bien la situation de mar­ginalité dans laquelle les Québécois francophones se trouvaient par rapport au développement industriel et à la transformation des valeurs qui s'amorçaient dans le reste du Canada. La derniè­re raison manifeste d'ailleurs clairement ce contexte de refus des valeurs industrielles et commerciales capitalistes et de ré­sistance aux transformations sociales apportées par les entreprises étrangères établies au Québec, dans lequel le mouvement coopé­ratif s'est développé.

Certes, ces valeurs, même si elles ont longtemps déteint sur l'évolution coopérative, ont aujourd'hui été rempla­cées, en bonne partie, par des valeurs plus modernes de rentabi­lité et d'efficacité économiques. La présence de telles valeurs, à l'origine du développement coopératif, est cependant hautement significative. A cet égard, le parallèle avec le développement coopératif des agriculteurs de l'Ouest est très intéressant. Ces derniers semblaient être moins motivés par un refus des valeurs de la libre entreprise que par une volonté de résister aux pres­sions exercées sur eux et au contrôle économique détenu par les oligopoles dans plusieurs domaines (chemins de fer, pétrole, ap­provisionnements en grain, en machinerie, en produits chimiques...). Le refus des valeurs de la libre entreprise semble avoir été plus marqué au Québec et ce, surtout parce que ce développement indus­triel y était apporté, en bonne partie, par des entrepreneurs étrangers. La résistance culturelle prenait alors la forme d'un refus de l'industrialisation et d'une commercialisation plus poussées de l'économie et d'une valorisation excessive de la vocation rurale. L'appui des élites locales et du clergé devait d'ailleurs grandement favoriser l'expansion des caisses populai­res en milieu rural. Celles-ci étaient d'ailleurs le plus souvent établies autour des structures paroissiales.

- Description des institutions coopératives

Ce refus culturel a cependant donné lieu au dévelop­pement d'institutions typiquement québécoises dont l'originalité les situe nettement en marge des institutions capitalistes anglo-saxonnes qui ont peu à peu envahi le Québec. Les principales coopé­ratives, actives dans le secteur financier, sont les suivantes:

Mouvement Desjardins

La Fédération de Québec des Caisses populaires a été fondée en 193 2, à partir d'un regroupement des Unions régio­nales qui sont aujourd'hui au nombre de dix. Les quelques 1,20 0 caisses locales, affiliées à la Fédération, regroupent plus de 2,500,000 membres et contrôlent des actifs de plus de deux mil­liards et demi53. Depuis 1944, la Fédération s'est aussi lan­cée dans d'autres secteurs de la vie financière et contrôle plu­sieurs institutions, dont:

Autres Institutions coopératives

Issues d'un contexte traditionnel, les coopérati­ves constituent un mode d'adaptation original mais efficace à la réalité de la société d'abondance. Dans la mesure où elles réus­siront à se renouveler et à trouver un dynamisme nouveau, elles constituent peut-être le principal espoir des Québécois pour do­mestiquer l'univers de la production et socialiser la consomma­tion de masse.

Chapitre 4.- La consommation des ménages.

L'évolution du système de production a donc permis d'une part, la production en série d'une multitude de biens et, d'autre part, l'amélioration des salaires des travailleurs. Pa­rallèlement, le système de distribution des biens et services s'est développé et transformé, pour permettre l'écoulement de cette production accrue. Cette évolution a été marquée surtout par l'avènement d'oligopoles, tout comme au niveau de la produc­tion. En même temps, les efforts consacrés à la publicité se mul­tipliaient. Ces pressions se traduisirent par une transformation des modes de consommation des ménages. Nous allons voir, dans le présent chapitre, quels furent les principaux changements au ni­veau de leur vie économique qui accompagnèrent cette accession, par les ménages, à la consommation de masse.

4.1.- L'émergence du phénomène

La caractéristique qu'on associe le plus volontiers à l'avènement de la consommation de masse, sur le plan de la con­sommation des ménages, consiste dans l'acquisition, par une grande proportion de ceux-ci, de biens durables d'équipement ménager. On peut voir, dans le tableau suivant (tableau 40) que, dans la plu­part des pays occidentaux, ces biens d'équipement sont déjà large­ment diffusés au sein des populations. Les différences entre les pays sont cependant notables. Les États-Unis se distinguent, à ce niveau, des principaux pays européens: ils se situent nettement dans une classe à part. Le niveau d'équipement des Américains est, dans presque tous les domaines, environ trois fois supérieur  à celui des Européens. Les quelques chiffres que nous avons réunis, pour le Canada et le Québec, tendent d'ailleurs à démontrer qu'ils se situent dans la même catégorie que les États-Unis.


Tableau 40: Équipement des ménages - divers pays - 1970

Nombre pour 10 0 habitants

 

Télévi­sion

Poste de radio

App. de cui­sine élec .

Réfri­géra­teurs

Machi­nes à laver élect.

Télé­phone

Auto­mobi­les

Grande-Bretagne

23.0

26.0

34.0

35.0

52.00

16.2

13 .7

Allemagne

13.1

30 . 2

47 .0

59 .0

41.0

12.0

13 .9

France

7.3

2 2.1

5.1

44.0

36.0

10.1

16.9

Italie

7.2

17.6

8.1

38 .0

12.0

15.8

8 .4

États-Unis

31.1

93 .6

38 .6

98 .3

78 .1

42.1

36.4

(Canada)

(29.4)

 

 

 

 

(44.1)

(31.2)

(Québec)

(28.8)

 

 

 

 

(43.4)

(53.0)

Source: Pays autres que le Canada: J. Beaudrillard, "La société de consommation", SGPP Paris,1970, p. 42                                    

Malgré la tendance générale à l'acquisition des mê­mes biens durables, à mesure que le niveau de vie des ménages d'un pays augmente, ce dernier tableau fait cependant ressortir des dif­férences étonnantes, compte tenu des niveaux de vie respectifs que la population a atteints. Les populations de certains pays semblent, en effet, manifester des préférences marquées pour certains biens: c'est le cas de l'Angleterre pour la télévision et les machines à laver électriques, de l'Allemagne pour les réfrigérateurs, de la France pour l'automobile, de l'Italie pour le téléphone (compte tenu de son niveau de vie plus faible).... Ces différences peuvent s'expliquer par des facteurs physiques (climat, étendue du pays, densité, état du système routier..»), la possibilité d'alternatives (cuisinières au gaz ou à pétrole, en France et en Italie) ou encore l'état de développement de l'infrastructure (développement des stations de radio-télédiffusion ou du réseau téléphonique en France, notamment...). Mais, il semble bien que ces différences ne puissent être expliquées totalement sans tenir compte des di­vergences culturelles d'un pays à l'autre ou encore de pressions inégales faites par les producteurs.

4.1.1.- L'accession généralisée aux richesses

La consommation de masse est aussi caractérisée par une accession généralisée de toutes les couches de la population à ces biens d'équipement. On peut voir dans le tableau 41 qu'ef­fectivement, certains biens, comme les réfrigérateurs, les radios et les télévisions, sont présents chez les ménages de toutes les catégories de revenus. Pour d'autres biens, comme les cuisinières, les laveuses et les téléphones, les ménages à faibles revenus sont moins bien équipés que les ménages à plus hauts revenus. Les dif­férences, par contre, en ce qui concerne les taux de possession de tourne-disques et d'automobiles sont beaucoup plus accentuées.


Tableau 41: Distribution procentuelle d'équipement pour les ménages qué­bécois 1968

Classe de revenu

Cuisinière élec . & gaz

Réfri­géra­teur

Congé­lateur

Laveuse

Télé­phone

Radios

Tourne-disques.

Télé­vi­sion

Auto­mobi­les

- de 1000

82.0

99. 2

9.2

71.8

82.7

96.9

31.6

96.1

24.7

1000-1999

77 .3

94.7

12.6

65.3

83 .1

94.5

28 .9

92.2

30.4

2000-2999

75.4

96.1

16.3

73.6

83 .2

95.2

37 .9

91.0

37 .1

3000-3999

86.4

96.4

19.4

83.6

89 .4

94.2

51.6

96.4

41.4

4000-4999

89.4

98.4

17.4

86.6

92.2

94.5

55.6

97 .9

51.1

5000-5999

93 .6

99 .3

14 .6

88 .1

94.2

98 .1

63 .9

96.8

62.8

6000-6999

94.7

98.7

16.2

83 .0

96.1

98.9

67.1

96.3

58.9

7000-7999

95.8

99.7

15.8

88 .8

98 .8

98.9

72.0

99.7 

79.5

8000-8999

93.9

100.0

14.1

87.0

97 .0

95.8

70.9

98.0 

78 .4

9000-9999

100.0

100.0

16.3

87 .0

98 .1

99.0

81.2

96.5 

84.3

10000-10999

9 7.3

100.0

19.2

88 .5

98.1

98 .3

79.1

96.6 

79.1

12000-14999

97.5

100.0

14.5

90.5

100.0

100.0

81.8

97 .9 

86.1

15000 et +

95.7

100.0

25.3

87 .5

100.0

98 .7

84.3

99.5 

91.7

Total

91.0

98 .6

16.4

83 .7

93.6

97.1.

62.5

96.5

66.1

Source: Household Facilities by Income and Other Characteristics, 1968, BFS, cat. 13-540

Les "pattern" d'acquisition des biens durables par les ménages semblent donc obéir à des règles strictes. Les ménages, quel que soit leur niveau de revenu, s'équiperont d'abord de cer­tains biens d'équipement ménager, de préférence à d'autres (réfri­gérateurs, radios, téléviseurs et, à un degré moindre, cuisinières, laveuses, téléphones). Les ménages ne s'équiperont d'autres biens (automobiles, tourne-disques) qu'à mesure que leur revenu croîtra. Règle générale, l'acquisition des nouveaux biens semble dépendre étroitement de la hiérarchie des besoins: ceux-ci font d'abord leur apparition dans les couches de revenus élevés et ce n'est que progressivement que les ménages moins fortunés pourront se les procurer.

- La satisfaction des besoins

L'acquisition de ces biens correspond aussi à la satisfaction de besoins du ménage. Plus la possession d'un bien est généralisée, plus le besoin auquel il répond sera fortement ancré chez les ménages de toutes les catégories de revenus. La possession d'un tel bien devient un "besoin" impérieux pour les ménages. C'est du moins là la dynamique que les besoins semblent suivre au niveau collectif: l'acquisition de tels biens manifes­te la présence d'une forte pression collective qui incite les mé­nages à se les procurer plutôt que d'investir dans d'autres types de dépenses. En dehors des avantages matériels intrinsèques que la possession de ces biens procure, cette pression collective se manifeste, par exemple, dans le désir que les ménages auront de "faire comme les autres", de profiter des mêmes avantages.... L'acquisition de ces biens traduit donc jusqu'à un certain point le sentiment d'appartenance à la collectivité: celui qui les acquiert peut considérer qu'il fait partie intégrante de la so­ciété de consommation. Dans le contexte de l'abondance, la pos­session en soi du bien peut donc répondre à un besoin psycholo­gique aussi pressant que les avantages matériels que son utili­sation procure. Ceci pourrait expliquer, dans une certaine mesu­re, la tendance des ménages à acquérir les biens plutôt que d'u­tiliser des services publics ou commerciaux équivalents.

- La privation

Il en résulte deux types de privation cependant pour ceux qui ne peuvent se les procurer. L'absence de biens com­me le téléphone, une cuisinière ou la télévision, sera d'autant plus durement ressentie par un ménage à faible revenu, que leur généralisation manifeste qu'ils sont considérés par la collecti­vité comme des biens essentiels. Dans le cas de d'autres biens, comme l'automobile, dont la possession dépend étroitement de la structure du revenu, la privation sera aussi ressentie puisque cette possession devient un signe de distinction sociale entre les différentes classes.

Les congélateurs (tableau 41, 3e colonne) repré­sentent cependant une exception notable à cette règle puisque leur possession: ne semble pas dépendre de la structure du reve­nu (du moins en 19 68) mais plutôt de d'autres types de pression (avantages matériels intrinsèques de l'objet, besoins particu­liers du ménage, contexte spécifique...). Cette exception illus­tre cependant la complexité des types d'influence auxquels la so­ciété de consommation donne lieu.

Règle générale, l'accession à la consommation de masse est aussi étroitement liée à l'amélioration du "confort ma­tériel" que l'acquisition de tels biens durables permet. Ce "con­fort matériel" est cependant loin d'être également réparti. Les différences de classe à ce niveau restent très fortes. Le tableau 41 ne donne aucune indication sur la qualité des biens acquis, ni sur leur mode d'acquisition (neuf ou usagé) qui diffèrent beaucoup d'une classe à l'autre. De même, la création continuelle de nou­veaux besoins contribue beaucoup à accentuer ces différences. La logique de différenciation sociale de la consommation de masse met aussi, comme nous le verrons plus loin, beaucoup d'emphase sur ces distinctions de classe, au niveau de la consommation.

Ainsi donc, malgré l'amélioration objective des niveaux de vie, la conscience qu'ont les défavorisés de leur état repose sur des ba­ses objectives et subjectives réelles. Cette conscience peut d'ail­leurs devenir plus aiguë encore, dans la mesure où, par les média et la publicité, les différences de niveau de vie sont davantage perçues.

4.1.2.- La structure de dépenses des ménages

Les "pattern" de consommation se traduisent aussi dans la structure de dépenses des ménages. Les besoins des ména­ges et les pressions qui s'exercent sur eux font en sorte qu'ils tendent à dépenser des proportions données de leur budget, à la satisfaction de besoins spécifiques.

Ainsi, on peut voir dans le tableau 42 que, dans l'ensemble, les ménages dépensent 53% de leur budget à la satis­faction des besoins essentiels que sont le logement, le vêtement et la nourriture (items 1 à 5 inclusivement). Si on exclut les soins de santé (3.5% du budget) et l'impôt (12.7%), il reste donc environ 3 6% du budget disponible pour la satisfaction d'autres besoins. L'apparition du revenu discrétionnaire, soit cette por­tion du revenu qui reste après la satisfaction des besoins es­sentiels, constitue d'ailleurs l'un des critères les plus généra­lement utilisés pour déterminer l'accession d'une société à la consommation de masse.

Si la majorité des Québécois a largement atteint ce stade en 19 69, il reste cependant que de fortes différences existent lorsqu'on compare les ménages des classes de revenu différentes. Ainsi, les besoins essentiels monopolisent 61.2% du budget des ménages gagnant moins de $3,000, alors que cette pro­portion tombe à 4 6.9% pour les ménages gagnant plus de $15,000.

En termes absolus, si l'on excepte les soins médicaux et les im­pôts personnels, le revenu discrétionnaire qui pourra être consa­cré à la satisfaction d'autres besoins sera d'environ $77 5 par ménage dans le premier cas et de $5,239, dans le second. Consi­dérant que la nourriture, le vêtement et le logement sont déjà des occasions privilégiées de satisfactions d'aspirations dans le cas des ménages favorisés, l'écart est grandement significa­tif et marque bien l'inégalité d'accession aux richesses de la société d'abondance.

On peut noter aussi dans ce tableau que, dans l'ensemble, la proportion des dépenses consacrées à l'alimen­tation, le logement, l'entretien du ménage et les soins de santé, diminue constamment à mesure que le revenu s'élève, ce qui cons­titue un autre indice certain de la pression qui s'exerce sur le budget des ménages à revenus modestes. Par contre, le contraire est vrai (augmentation de la proportion du budget à mesure que le revenu s'élève) pour l'ameublement (et accessoires), le vête­ment, le transport et les loisirs, ce qui manifeste certes le sens dans lequel la pression des nouveaux besoins s'exerce. On remarquera aussi l'importance que prennent les dépenses de trans­port (dont celles pour l'automobile comptent pour la presque to­talité), dès qu'on dépasse le seuil de $5,000 de revenu annuel. L'automobile constitue l'un des objets les plus désirés de toute la panoplie de l'abondance.

Ce tableau est aussi révélateur à plus d'un point de vue. On peut constater que certains des domaines où les effets de la publicité sont les plus intenses, comme les produits servant aux soins personnels, les produits d'entretien ménager, l'alcool et le tabac... touchent proportionnellement autant, sinon plus, les ménages à faibles revenus que ceux à revenus plus élevés. Certes, les montants absolus dépensés à ces postes par les ména­ges plus riches sont quand même plus élevés (et représentent donc une proportion plus grande du chiffre de ventes des compagnies re­lativement à leur importance numérique) mais il reste que, proportionnellement à leurs revenus, la publicité intense qui est faite dans ces secteurs, touche autant, sinon davantage, les gens à faibles re­venus.

Tableau 4 2: Répartition procentuelle des dépenses des ménages qué­bécois par poste, certaines catégories de revenus ,1969

 

Total

moins de $3000

$5000 à $5999

$9000 à $9999

$15,000 et plus

(1) Alimentation

20.9%

29.8%

24.6%

20.4%

15.3%

(2) Logement

15.1%

26.4%

16.4%

15.0%

11.8%

(3) Entretien du ménage

4.0%

5.1%

4.3%

3.4%

3 .8%

(4) Articles d'ameuble­ment & accessoires

4.1%

3.0%

3.8%

4.5%

4.2%

(5) Habillement

8.9%

6.9%

9.2%

8.8%

8.8%

(6) Soins personnels

2.2%

2.4%

2.6%.

2.3%

1.8%

(7) Soins de santé

3.5%

6.1%

3 .8%

3 .5%

2.6%

(8) Alcool et tabac

4.5%

4.6%

5.1%

4.4%

3 .7%

(9) Transport (dont auto)

12.1%

5.1%

10.7%

12.4%

11.7%    ;

(10) Loisirs et lecture, éducation et autres

5.8%

5.1%

5.0%

6.1%

6.6%

Total: dépenses de con­sommation couran­tes

81.1%

94.6%

85.4%

80.6%

70.4%

Impôt,sécurité, dons et contributions

18 .9%

5.4%

14 .6%

19.4%

29 .6%

Total dépenses

100%

100%

100%

' 100%

100%

Source: Dépenses des familles au Canada, 19 69, BFS, cat. 62-536, tome II, pp. 48-49

- Evolution temporelle

Certaines des tendances qui se dégagent, lorsqu'on compare entre eux des ménages de classes de re­venus différentes, se vérifient aussi dans le temps. Ainsi, on voit (tableau 43) que de 1962 à 1969, le revenu moyen des ménages montréalais a presque doublé, passant de $5,3 54 à $9,088. Pendant cette période, la proportion des dépenses consacrées à l'alimentation et au logement a constamment décrue. On peut noter cependant une légère tendance à la di­minution de la proportion consacrée au vêtement et que les soins médicaux et l'alcool et le tabac indiquent un mouvement semblable. Il est à noter aussi que, pendant cette période, la proportion des dépenses consacrées au transport, a cons­tamment crû, malgré la hausse marquée des revenus. En termes absolus, les ménages montréalais consacraient $566, en moyen­ne, à cet item en 19 6 2 (dont $2 29 en moyenne pour l'achat d'une auto et $224 pour son entretien); en 19 69, ils consa­craient $1,174 aux dépenses de transport (dont $441 pour l'achat d'une auto et $486 pour sa mise en service). En sept ans, les Montréalais ont donc doublé le montant qu'ils con­sacraient aux dépenses d'automobile. L'augmentation du nom­bre de propriétaires d'auto, au cours de la période (53% des ménages possédaient une auto en 19 62; en 19 69, cette propor­tion était passée à 69.9%, soit une hausse appréciable de 17%), explique cependant une bonne partie de cette hausse. L'inflation des coûts d'entretien et des services (assuran­ces...) y compte pour beaucoup et l'acquisition de modèles plus luxueux y joue aussi un rôle important.


Tableau 43: Répartition des dépenses des ménages montréalais, 1962, 1967, 1969

 

1962 (1)

1967

1969 (2)

Alimentation

25.7%

21.6%

20.4%

Logement

17.8%

15.7%

15.0%

Entretien du ménage

3 .5%

3.9%

3 .9%

Ameublement et accessoires

4.1%

3.8%

4.2%

Habillement

9.7%

8.8%

8.9%

Soins personnels

2.2%

2,4%

2.2%

Soins médicaux

4.4%

3.3%

3 .5%

Alcool et tabac

5.0%

4.7%

4.2%

Transport (dont auto)

10 .2%

11.1%

12 .0%

Loisirs

2 .3%

3 .1%

2.9%

Lecture, éducation, autres

2.1%

3.0%

3.0%

Total consommation courante

87 .4%

81. 5%

80.2%

Revenu moyen par ménage avant impôt

$5,3 54

$8,004

$9,088

Source: "Dépenses des familles au Canada", BFS 1962, 1967, 1969

Notes:

(1) comprend seulement les familles de 2 à 6 personnes

(2) comprend les ménages vivant dans les centres de plus de 500,000 habitants au Québec, soit Montréal

4.2.- Évolution de la consommation au Québec de 1951 à 1970

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, les dépenses de consommation des Québécois ont augmenté à un rythme fantastique. Ainsi, on peut voir dans le tableau suivant qu'en vingt ans, elles ont quadruplé. Cependant, lorsqu'on tient compte de l'effet de l'inflation (dollars constants) et de l'effet de l'augmentation de la population (consommation per capita), on voit que la consommation réelle des Québécois a augmenté de 184%. C'est dire qu'en vingt ans, les Québécois ont presque doublé le niveau de consommation réelle qu'ils avaient atteint jusque là.

Tableau 44: Caractéristiques de l'évolution de la consommation au Québec - 19 51-197 0

 

Dépenses de consommation en dollars courants (Millions)

Dépenses de consommation en dollars cons-

tants (1961) (Millions)

Dépenses de consommation en dollars

Constants per capita

1951

3068

3486

859.6

1955

413 5

4589

1016.0

1960

6003

6057

1178.0

1965

8714

8113

1427.2

1970

12363

9532

1585.2

Taux

d'augmentation

1951-1970

403%

273%

184%

Source: Comptes économiques du Québec

Pour produire cette richesse, il faut investir une portion élevée de la richesse globale d'une société (calculée par le Produit National Brut) dans le système de production (formation brute de capital fixe, construction domiciliaire, machines et équi­pement), afin d'augmenter la quantité de biens durables, de biens non-durables et de services privés ou publics disponibles. Dans les périodes où ces investissements sont plus faibles, la part de la richesse globale consacrée à la consommation personnelle est plus grande mais la quantité de biens de consommation produits sera plus petite. Comme on peut le voir dans le tableau suivant, la proportion de la richesse globale (PNB), consacrée à la con­sommation de biens et services, par des particuliers, a fluctué beaucoup dans la période d'avant-guerre. Cependant, on peut cons­tater que, depuis 19 51, cette proportion tend à se stabiliser au­tour de 60% du Produit National. Brut.

Tableau 45 : Evolution de la consommation des biens et services en proportion du Produit National Brut, Québec - Canada - 1926-70

Consommation des biens et services, en % du PNB

 

Canada

Québec

1926

68.1%

 

1931

80.8%

 

1936

76.4%

 

1941

61.4%

 

1946

67 .4%

61.7%

1951

63 .6%

58.7%

1956

62.0%

57.9%

1961

64.2%

63 .7%

1966

58.7%

59.4%

1970

58.5%  

58 .6%

Source: Comptes économiques du Québec

Le retard économique du Québec se traduit aussi par un niveau moins élevé de consommation des Québécois par rapport à l'ensemble du Canada. On peut voir dans le tableau 46 que, si l'écart par rapport au Canada tend à diminuer en valeur relative (pourcentage), il tend par contre à augmenter en valeur absolue.


Tableau 46: Dépenses de consommation per capita, Québec, Canada, 1946-1970, en dollars courants

 

Dépenses de consommation per capita

Rapport Québec/ Canada

Différence en valeur absolue

 

Canada

Québec

 

 

 

 

1946

$   651.80

$   5.10.00

78 .2%

$ 141.80

1951

989.10

7 56.40

7 6.4%

232.70

1956

1,249.30

988.50

7 9.1%

260.80

1961

1,421.70

1,2 22.8 0

86.0%

198 .90

1966

1,843.10

1,617.10

87.7%

226.00

1970

2,349.60

2,056.00

87 .5%

293 .60

Source: Revue statistique du Canada et Comptes économiques du Québec

4.2.1.- Consommation de biens durables, non-durables et services

Une des caractéristiques qu'on associe souvent au phénomène de la consommation de masse consiste dans l'orientation accrue des consommateurs vers les biens durables et les services plutôt que vers les biens non-durables. Avec l'amélioration du ni­veau de vie, on note, de fait, une importance moins grande accor­dée aux dépenses incompressibles, comme l'alimentation et le vê­tement (biens semi et non-durables), une augmentation (de 1951 à 1963), suivie d'une stabilisation (1963-). des dépenses consacrées à l'achat de biens durables et une augmentation marquée des dépen­ses consacrées aux services. Le tableau suivant résume cette évo­lution, pour l'ensemble du Canada et le Québec, en dollars courants et en dollars constants.

Tableau 47: Répartition en % des dépenses de consommation entre biens durables, semi et non durables, Québec et Canada, 1951-1970, Années diverses

A- En dollars courants

 

Biens durables

Biens semi et non durables

Services

 

Québec (2)

Canada (l)

Québec

Canada

Québec

Canada

1951

12.28%

11.91%

58.32%

5 6.54%

29.39%

31.54%

1955

13.51%

13 .26%

52.79%

51.8 0%

33.68%

34.93%

19 59

13 .28%

13.02%

50.82%

49 .82%

35.89%

37 .15%

1963

14.54%

14.12%

50.38%

48.9 2%

35.06%

36.95%

1967

15.14

14.79%

48 .02%

46.92%

36.82%

38 . 27%

1970

14.00%

13 .58%

47.14%

45.66%

3 8.8 2%

40.75%

B- En dollars constants

1951

11.23%

10.90%

54.28%

52.63%

33 .97%

36.46%

1955

13 .30%

13.06%

51.51%

50.55%

35.06%

36.37%

1959

12.93%

12.68%

50.65%

49.66%

36.38%

37 .67%

1963

14.95%

14.52%

50.22%

48.77%

34.81%

3 6.69%

1967

16.59%

16.21%

48 .02%

46.9 2%

35.53%

36.94%

1970

15.9 2%

15.45%

48.20%

46.69%

36.04%

37.84%

(1) Source: Revue statistique du Canada, cat. 11-003F, ta­bleau Emploi du revenu personnel ;

(2) Source: les données québécoises sont obtenues en pondé­rant le total canadien en fonction de la propor­tion du volume des ventes au détail du Québec par rapport à l'ensemble du Canada, selon le type de biens (Revue de la Banque du Canada) Cette pondération semble donner de meilleurs résultats qu'en utilisant d'autres indices com­me le PNB.

On peut voir que, de façon générale, la réparti­tion des dépenses au Québec tend à suivre de près l'évolution canadienne. On peut cependant noter quelques différences inté­ressantes. Ainsi, la proportion des dépenses québécoises con­sacrées aux biens durables et aux biens semi ou non-durables tend à être légèrement supérieure que pour l'ensemble du Canada, alors que la proportion consacrée à l'achat de services tend à être légèrement inférieure. Le développement du secteur des services étant l'une des caractéristiques de la consommation de masse, la proportion moindre des dépenses consacrées à ce chapitre par les Québécois révèle un certain retard du Québec à ce niveau: le Québec étant à un stade moins avancé de consomma­tion de masse, les consommateurs, qui gagnent des revenus moins élevés, doivent y investir une plus grande proportion dans l'ac­quisition de biens durables. On voit cependant qu'en termes de consommation réelle (dollars constants), ces différences tendent à s'estomper.

- Tendances

Ce tableau permet cependant de dégager des tendan­ces générales claires pour le Canada comme pour le Québec. On voit ainsi que la part des dépenses consacrées aux biens semi ou non-durables (besoins incompressibles tels que nourriture, vêtement...) tend à décroître, tant en valeur courante qu'en va­leur réelle. La part consacrée aux biens durables tend, par contre, à s'accroître: le faible taux d'inflation dans ce sec­teur explique pourquoi cette croissance est plus marquée en con­sommation réelle (dollars constants) qu'en consommation courante (dollars courants). C'est cependant le secteur des services qui connaît la hausse la plus spectaculaire en valeur courante: cette hausse est cependant davantage due à une augmentation rapide du coût des services (elle est beaucoup plus réduite en dollars cons­tants) plutôt qu'à une augmentation relative de la consommation des services. L'hypothèse d'un déplacement de la demande vers le secteur des services apparaît donc, dans la période établie, com­me un phénomène apparent plus que réel.

Le tableau suivant permet d'ailleurs de constater les différences de taux d'inflation qui existent entre ces sec­teurs de consommation. On peut constater ainsi l'augmentation rapide du coût des biens non-durables  et des services (l'indice varie respectivement de 32.1 et de 66.2 points).

Tableau 48: Indice des prix à la consommation, Canada 19 51-1970 par classes de biens. Années diverses (1961: 100)

 

Biens durables

Biens non durables

Services

1951

99.7

94.3

72.5

1955

97 .5

92.0

84.6

1959

102.1

98 .1

96.6

1963

99.5

103.3

102.8

1967

102.1

114.6

119 .7

1970

106.2

126.4

138.7

Variation totale 1951-70

6.5

32.1

66.2

Source: Revue statistique du Canada, Sommaire chronologi­que 1970, cat. 11-505F, p. 68

La faible augmentation du coût des biens durables produits par l'industrie secondaire peut s'expliquer par l'amélio­ration de la productivité qui résulte de la mécanisation plus poussée des opérations et des baisses de coûts unitaires engendrées par l'augmentation du nombre d'unités produites (économie d'échelle). Par contre, dans le secteur des services, le facteur travail est prépondérant: les hausses de salaires et de profits ont donc eu un effet plus marqué sur la hausse des coûts des ser­vices puisqu'elles n'ont pas été compensées par des améliorations équivalentes de la productivité.

L'apparition de la consommation de masse apparaît donc liée à un double phénomène, soit d'abord à une hausse spec­taculaire de la consommation dans tous les secteurs. En valeur courante cependant, cette hausse se manifeste surtout dans le secteur des services tandis qu'en valeur constante (volume de consommation réelle), elle s'oriente davantage vers les biens durables.

4.2.2.- Evolution de la consommation par types de biens

A mesure cependant que la société de consommation de masse se développe, certains biens de consommation spécifiques sont privilégiés aux dépens de d'autres. Ainsi, une étude sur la structure de consommation des ménages européens (pays du Mar­ché commun et Grande-Bretagne) et portant sur la période 1950-19 65, concluait que:

Dans l'ensemble, l'examen détaillé des postes du budget des Québécois, sur une plus longue période, confirme cette tendance. Le tableau suivant démontre que la part du budget con­sacrée à l'alimentation et à l'habillement tend à décroître, alors que la part consacrée au bloc "maison" tend à augmenter légèrement. L'analyse des rythmes de croissance annuels moyens des dépenses consacrées aux différents postes permet de voir quels biens augmentent plus rapidement que le taux d'accroisse­ment moyen du revenu personnel disponible (5.3% par an): ainsi, les postes éducation (12.7%/an), finances et services (7.6%/an), santé (6.4%/an) et logement (6.4%/an) augmentent plus vite que le revenu, alors que d'autres secteurs, comme les autos (5.5%/an), les loisirs, tabac et alcool (5.2%/an) augmentent au même rythme.


Tableau 49 : Evolution des dépenses de consommation au Québec 19 50-19 69, dollars courants

 

 

Coefficient moyen du budget en %

Taux de croissance annuel moyen des dépenses per capi­ta. 1950-69

 

 

1950-54

1965-69

Bloc"Maison"

25.16%

26.61%

 

. logement et opéra­tion de maison

17.56%

 

19.78%

 

6.4%

 

. appareils élec­triques et arti­cles de maison

7.60%

6.83%

4.4%

Bloc "Entretien des individus"

33.91%

25.32%

 

. alimentation

23.13%

17.26%

3.5%

. habillement

10.78%

8.06%

3.5%

Bloc "Transports, services et autres"

36.74%

42.66%

 

. éducation

.57%

 

1.81%

 

12.7%

 

. loisirs, tabac et alcool

12.0%

11.18%

5.2%

. santé

2.84%

3 .68%

6.4%

. finances et ser­vices

1.92%

6.42%

7 .6%

. autres

5.22%

5.70%

5.5%

. autres transports

6.12%

6.65%

-

. soins personnels et dépenses de restaurant, hô­tellerie

8 .07%

7.22%

 

Revenu disponible per capita: taux de croissance annuel moyen 5.3% Source: "Le traitement des dépenses de consommation pour la prévision à moyen terme", BSQ, Québec 1971

Les données de ce tableau ne concernent que les dépenses de consommation effectuées par les ménages québécois, à l'exclusion des dépenses gouvernementales. Il est intéressant de constater cependant que les fortes augmentations des dépenses publiques, dans les secteurs de l'éducation et de la santé (as­surance-hospitalisation...) n'ont pas empêché un accroissement rapide de la proportion du budget consacrée à ces items (taux de croissance annuels moyens de 12.7% et 6.4% respectivement).

Le phénomène de la consommation de masse ne se manifeste donc pas seulement par un changement dans la nature des biens consommés (biens durables, non-durables, services) mais aus­si par une transformation dans la proportion des dépenses consa­crées à chaque type de biens. Voyons d'ailleurs, plus en détail, l'évolution de certaines de ces dépenses.

a) le logement

L'augmentation de la proportion des dépenses con­sacrées au bloc "Maison" est imputable d'une part, à l'augmenta­tion du nombre de propriétaires et d'autre part, à l'augmentation rapide du coût du logement dans les agglomérations urbaines.

Le coefficient de budget consacré à l'acquisition et à l'opération des résidences (loyer brut imputé aux propriétai­res de résidence) est passé de 6.73% en 1950, à 9.77% en 1960, ce qui indique une augmentation rapide dans l'acquisition de stocks de maisons dans les années '50. Ce mouvement s'est cependant for­tement modéré au cours de la décennie suivante (le coefficient budgétaire étant de 9.7 9% en 1969)55. Il faut cependant noter que la valeur absolue (en dollars courants) des dépenses per ca­pita effectuées à ce niveau a plus que quadruplé en vingt ans, passant de $45.64 per capita, en 1950, à $202 per capita, en 1970. Cette augmentation en valeur absolue reflète les augmentations dans les coûts de construction et de financement (hypothèques) ainsi que les hausses de taxes municipales et scolaires (l'indice de la hausse des prix des frais de possession de logements est passé de 100, en 1961, à 192.8, en 1972).

En ce qui concerné les dépenses de loyer per capita effectuées par les locataires, elles sont passées de $23.34, en 1950, à $89, en 1970. La proportion de ces dépenses par rapport aux dépenses totales a cependant relativement peu changé, passant de 3.44%, en 1950, à 4.12%, en 1970. On remarquera aussi que, dans l'ensemble, le coût du logement (propriétaires et locataires) a augmenté moins rapidement que l'indice général des prix à la con­sommation et ce, malgré la forte hausse enregistrée dans les ma­tériaux de construction. Il reste néanmoins vrai que les hausses dans les frais d'habitation (construction, opération, taux d'in­térêt...) finissent toujours par se répercuter sur le prix des loyers.


Tableau 50: Tableau synthétique relatif aux dépenses d'habita­tion                 

 

1950

1960

1970

propriétaires

. loyer brut imputé per capita (province de Québec, $ courants)

$ 45.64

$ 109.87

$ 202.00

. coefficient budgétaire

6.73%

9 .72%

9.79%

locataires

. loyer brut per capita (province de Québec, $ courants)

$ 23.34

$  43.95

$  89.00

. coefficient budgétaire

3 .44%

3 .90%

4.12%

ensemble du logement

. indice du prix du logement (Montréal, 1961: 100)

80.3

99 .5

116.8

. indice général des prix à la consommation

(Montréal, 1961:10 0)

80.2

98.9

124.3

.indice des prix des matériaux de construction résidentielle (Canada, 19 61: 100)

80.3

100.7

137.6

Sources: BFS et Revue Statistique du Québec

b) l'automobile

L'automobile est l'un des symboles les plus spec­taculaires de la société de consommation de masse. Sur le plan his­torique, on comptait, en 1912, au Québec, 3 69.0 personnes, en moyen­ne, par automobile. En 19 21, ce taux était tombé à 3 9.5 personnes par automobile et le mouvement ne devait cesser de s'amplifier par la suite (17.6 personnes par auto en 1932, 15.2 en 1942, 7.2 en 1952, 4.2 en 1962 et 3.0 en 1969). 56

Cette hausse rapide du parc automobile québécois n'a pas réussi cependant à combler l'écart qui continue à exis­ter avec l'Ontario et le Canada.

Tableau 51: Accroissement comparé du parc automobile, Canada, Québec et Ontario, 1956-67, nombre de personnes/ auto

 

Canada

Québec

Ontario

1956

3.8

5.5

3.2

1959

3 .5

4.8

3 .0

1962

3.2

4.2

2.9

1965

2.9

3.8

2.6

1967

2.7

3.3

2.6

Augmentation du parc automobile 1967/1956 en %

176%

209%

160%

Source: Annuaire du Québec 1970, p.641

De 1950 à 1969, la dépense totale consacrée à l'ac­quisition d'automobiles a plus que quadruplé (augmentation de 440% en vingt ans) alors que, pendant cette période, le nombre d'auto­mobiles quintuplait. On peut voir cependant la proportion des dé­penses totales consacrées à l'achat d'automobiles restée remarqua­blement constante pendant la période étudiée.


Tableau 52: Tableau synthétique des dépenses d'automobile, Québec, 1950-1970

 

1950

1955

1960

1965

1969

Dépense totale (millions $) (a)

140.3

225.7

295.9

540 .2

618.8

Coefficient budgétaire (%) (a)

5.21

5.61

5.12

6.23

5.31

Parc automobile ('000) (b) (c)

403.3

691.6

1096.1

1480.7

1998 .0

Automobiles par habitant

.10

.15

.21

.26

.33

Sources:

(a) "Le traitement des dépenses de consomma­tion pour la prévision à moyen terme", Bureau Statistique du Québec

(b) Annuaire statistique du Québec, Minis­tère de l'Industrie et du Commerce, Québec

(c) Pour 1950 et 19 55, le parc automobile a été estimé à 93% des véhicules enregis­trés. Moyenne des années 1960, 1965, 1969

Dans le cas de l'automobile, on a assisté aussi à un phénomène nouveau, pleinement caractéristique de la société de consommation de masse, soit l'acquisition, par les ménages, d'une deuxième automobile. On peut voir cependant, dans le tableau sui­vant, que les ménages québécois possèdent moins souvent une auto­mobile et sont moins nombreux à faire l'acquisition d'une seconde auto que les ménages ontariens et que l'ensemble des ménages ca­nadiens .

Tableau 53: Proportion des ménages possédant une automobile, Québec, Ontario, Canada, 1968

 

% n'ayant d'automobile

% ayant une automobile

% ayant 2 autos ou plus

Nombre total de ménages (000)

Québec

31.4%

60.3%

7 .5%

1,450

Ontario

18.6%

6 2.9%

18.4%

1,987

Canada

23.4%

61.0%

15.4%.

5,394    

Source: Annuaire du Québec, 1970, p. 643

On peut noter aussi qu'environ 80% des voitures neuves, achetées par les Québécois, sont des voitures de fabri­cation américaine ou canadienne.

4.2.3.- Les Québécois comme consommateurs

Les Ontariens et l'ensemble des Canadiens jouis­sent de revenus plus élevés que les Québécois. Cela se traduit par un niveau de valeur nette moyenne dés actifs beaucoup plus élevé en Ontario qu'au Québec. Comme on peut le constater aussi (tableau 54), les Québécois, qui sont moins souvent propriétai­res, possèdent des maisons moins dispendieuses. Certes, l'état différent du marché (spéculation, inflation...) peut expliquer une partie de l'écart dans la valeur marchande des propriétés possédées. Mais, dans l'ensemble, les Québécois, qui sont plus souvent locataires, semblent davantage s'orienter vers d'autres secteurs de la consommation. Ainsi, leur dette personnelle moyen­ne (incluant les dettes à la consommation mais excluant les det­tes hypothécaires) est plus élevée, ce qui manifeste un taux d'ac­tivité plus intense dans d'autres secteurs.

Tableau 54: Caractéristiques financières des familles et individus, Québec, Ontario, Canada 1970

 

Québec

Ontario

Canada

Revenu moyen 1969

$ 7,494

$ 8,559

$ 7,686

Valeur nette moyenne des actifs (moins les dettes)

$10,058

$17,249

$14,369

Dette personnelle moyenne

$ 1,078

$991

$ 1,050

Proportion de pro­priétaires de maison

43 .2%

57%

55%

Valeur marchande de la propriété (pro­priétaires seulement)

$16,157

$22,7.21

$18,636

Source :"Revenu, Avoir et Dettes des familles au Canada", BFS, Cat. 13-547

Cette impression d'un comportement de consommation différent des Québécois se confirme lorsqu'on regarde le type d'automobile possédée. Si les Québécois sont moins souvent pro­priétaires d'une ou de plus d'une automobile, la valeur moyenne de l'auto qu'ils possèdent est sensiblement plus élevée que les moyennes ontarienne et canadienne.

Tableau 55: Répartition en % du nombre de familles et d'in­dividus qui possèdent une auto et valeur moyenne de l'auto, Québec, Ontario, Canada,1970.

 

Québec

Ontario

Canada

Ménages sans automobile

 

36.9%

28.2%

31.5%

Ménages avec une auto­mobile

 

55.4%

57.9%

56.6%

Ménages avec deux auto­mobiles ou plus

7 .7%

13.9%

11.9%

Total

100%

100%

100%

Valeur moyenne de l'au­tomobile possédée

$1,160

$1,084

$1,057

Source: "Revenu, Avoir et Dettes des familles au Canada", BFS, cat. 13-547, p. 112

- Comparaison Québec-Montréal

Ces différences de comportements de consommation sont passablement accentuées à l'intérieur même de la société québécoise. Ainsi, même si leur revenu est d'environ 10% infé­rieur à celui des Montréalais, les résidents de la ville de Québec possèdent plus de lave-vaisselles automatiques, de ma­chines à coudre électriques, de tourne-disques, de télé-cou­leurs, de chalets.... La différence est surtout marquée dans le cas de la moto-neige où la proportion de propriétaires a doublé à Québec, en un an, alors qu'elle a diminué à Montréal. Même si à Montréal, on retrouve un plus grand nombre de ména­ges possédant des climatiseurs ou des hors-bords, le comporte­ment des ménages de la région de Québec semble orienté, de fa­çon prédominante, vers l'acquisition de biens d'équipement mé­nager assez dispendieux.

Tableau 56: Équipement des logements québécois, et montréalais

 

Québec Métro

Montréal Métro

 

1972

1973

1972

1973

Ménages

100 .0

100.0

100.0

100.0

Appareils de climati­sation

1.5

0.9

8.1

8.6

Lave-vaisselle auto­matiques

14.1

18.9

10.9

10 .9

Machines à coudre élec­triques

-

72.8

-

63 .4

Tourne-disques

73 .1

73 .3

70.1

71.5

Télécouleurs

26.7

36.1

20 .3

26.8

Aspirateurs

-

84.0

-

79 .1

Magnétophones

-

27 .7

-

26.3

Chalets

-

12.0

-

9 .5

Bicyclettes, grandeur adulte

21.3

23 .1

24.3

24.8

Motoneiges

5.5

10.3

4.6

3.7

Polisseuses électri­ques

41.1

-

45.1

-

Moteurs hors-bord

3.7

-

6.3

-

Pianos

7.9

-

10.1

-

Humidificateurs por­tatifs

17.2

-

22.4

-

Chasse-neige

5.3

-

5.8

-

Tondeuses

36.3

-

34.8

-

Pièce avec tapis mur à mur

54.9

 

48.8

-

Source: Statistique Canada, cité dans "Le Soleil", 16 mars 1974

Les Québécois ont des revenus et des actifs (dont la maison) moins élevés que les Ontariens et les Canadiens. Ils font proportionnellement plus d'efforts cependant pour s'équiper en biens de consommation durables dispendieux (dettes personnel­les et valeur de l'auto plus élevées). Ce comportement est d'ail­leurs plus accentué dans les régions à l'extérieur de Montréal où le revenu est moins élevé. Ayant accédé à la société de consom­mation de masse, les Québécois s'y sont lancés avec vigueur et, semble-t-il, avec moins de discernement et de prudence. Les Qué­bécois sont devenus, malgré leurs revenus moindres, de véritables super-consommateurs.

4.3.- La transformation de la production

Le phénomène de la consommation de masse n'a pas seulement transformé la structure de dépenses des ménages, la. nature et les types de biens ou services achetés. Tous les sec­teurs de la consommation ont, en effet, été envahis par une mul­titude de produits fabriqués en série et vendus à grand renfort de publicité sous des marques de commerce différenciées.

Certes, cette évolution a été particulièrement spectaculaire dans le cas des biens durables (automobiles, télé­viseurs, réfrigérateurs...) et des secteurs de consommation en pleine expansion comme les médicaments, les produits de soins personnels (dentifrices, parfums...). On a assisté, dans ces secteurs, à une véritable explosion dans le nombre de produits différents offerts, le nombre de modèles- du même produit et le nombre de marques de commerce différentes sous lesquelles ces produits sont vendus.

Même les secteurs dont l'expansion est plus modé­rée, comme l'alimentation et le vêtement, ont été touchés par ce phénomène. Si, en effet, la part des dépenses totales consacrée à ces items tend à diminuer ou à rester stable, il reste qu'en valeur absolue, le montant total consacré à ces secteurs conti­nue de croître, à cause d'une part de l'augmentation de la popu­lation et d'autre part, de l'augmentation des revenus. La concur­rence dans ces secteurs reste donc forte et on assiste,là aussi, à l'avènement de produits nouveaux (les aliments surgelés, les repas préparés...), ainsi qu'à la multiplication des marques de commerce (multitude des marques de savon, de céréales...).

Dans le cas de certains biens durables, comme les téléviseurs, cuisinières, réfrigérateurs..., le point de saturation du marché est pratiquement atteint, puisque la pres­que totalité des ménages en sont équipés. Le taux de croissance de ces marchés est, en effet, moins rapide et davantage limité au marché de remplacement et à la hausse des ventes résultant de la formation des nouveaux ménages.

4.3.1.- La nouvelle concurrence

A cause de la dynamique de la production et de la consommation de masse, l'entreprise ne peut rester stationnaire, sinon elle régresse par rapport à ses concurrents ou par rapport aux autres secteurs de l'économie. Pour survivre et se dévelop­per, elle est condamnée à l'expansion et à la croissance. Le fi­nancement de l'entreprise provient en effet, soit des actions émises, des obligations ou des emprunts. Or, la valeur des ac­tions dépend étroitement du taux de profit et du taux d'expan­sion atteints. Cette croissance permet le remboursement des em­prunts: à long terme, le rendement de l'investissement doit donc être supérieur au taux d'emprunt.

Or, afin d'assurer que son taux de croissance sera supérieur à celui de ses concurrents, l'entreprise doit être en mesure soit de capter la plus grande partie possible de l'ac­croissement du marché ou d'envahir les marchés déjà détenus par ses concurrents. Selon la théorie classique, cette concurrence doit surtout s'exercer dans les champs de l'innovation technolo­gique et de l'amélioration de la productivité. Cependant, les en­treprises modernes peuvent souvent s'adapter très rapidement à un changement technologique. Sur les marchés oligopolistiques, les entreprises concurrentes ont atteint, entre elles, un niveau d'équilibre technologique qui est difficilement modifiable. Dans un tel contexte, et particulièrement dans les domaines où l'ex­pansion de la consommation est plus limitée,- il devient fort ten­tant, pour le producteur, de chercher à augmenter la demande, à provoquer lui-même, pour assurer sa propre croissance, une aug­mentation de la consommation. Les techniques utilisées a ce ni­veau sont diverses: augmentation des dépenses publicitaires, changements de modèles annuels ou périodiques, multiplication des marques de commerce, innovations plus artificielles que réelles qui sont annoncées à grand renfort de publicité.

Cette transformation au niveau de la production entraîne aussi un changement profond du mode de consommation. Dans l'ensemble, les chiffres relatifs à l'augmentation de la consommation des ménages sont vraiment frappants. Cette expan­sion manifeste les niveaux de vie plus élevés atteints par les consommateurs. A cause des stratégies employées par les produc­teurs cependant, une partie de l'accroissement de ce niveau de vie est récupérée par les producteurs, à leur profit, et échappe aux consommateurs. Ceci se produit dans les cas où le prix payé par le consommateur est supérieur à la valeur réelle de l'objet ou du service ou lorsque la qualité du bien est inférieure à ce que le système de production aurait pu offrir à un coût compara­ble.

C'est le cas, par exemple, des "prix psychologiques" qu'on fixe à un niveau exagérément supérieur au coût réel (coût de production plus profit). C'est le cas aussi de ce que Vance Packard a déjà dénoncé comme étant "l'obsolescence planifiée" et le "gaspillage". On retrouve aussi cette situation lorsque la concurrence s'exerce davantage par l'augmentation des dépenses publicitaires que par l'abaissement des prix. Dans tous les cas, le consommateur se trouve doublement lésé, puisqu'il paie plus cher que la valeur réelle du bien ou du service et qu'il ne peut se procurer ainsi d'autres biens qui lui auraient permis d'amé­liorer davantage son niveau de vie.

4.3.2.- Les impératifs de la croissance perpétuelle

Certes, la croissance, même artificielle, de la consommation entraîne finalement, par le jeu économique, une augmentation des revenus des consommateurs et de leur niveau de vie (dont une partie sera plus artificielle que réelle). Ce qu'il est important de souligner cependant, c'est que le système économique actuel ne permet pas d'augmenter le niveau de consom­mation réel et de maximiser vraiment le bien-être des consomma­teurs, comme il serait théoriquement en mesure de le faire. Ainsi, par exemple, le conducteur qui se laisse convaincre de changer son automobile, vieille d'un an, pour une neuve, n'a pas augmenté objectivement pour autant sa capacité de se déplacer. De même, la femme qui achète, un parfum de luxe à vingt dollars aurait pu acheter deux bouteilles d'un parfum, de qualité égale, mais ven­du sous une autre marque, à dix dollars l'unité. Certes, les con­sommateurs peuvent retirer ainsi une certaine satisfaction psycho­logique (besoin de satisfaire une impulsion ou d'affirmer son statut), mais nous verrons plus loin qu'ils auraient pu retirer une satisfaction, au moins aussi grande, en consacrant l'argent, ain­si épargné,  à la consommation de biens ou de services plus réels et peut-être même améliorer la "qualité de leur vie".

En dernier ressort, ce sont les producteurs indi­viduels qui bénéficient le plus de cette croissance artificielle de la consommation puisqu'ils peuvent ainsi augmenter leurs re­venus, leurs profits et accélérer leur croissance. Il est bien évident que General Motors, par exemple, n'a pas intérêt, à ce que les consommateurs renouvellent leurs autos moins rapidement afin de consacrer l'argent ainsi épargné, à l'achat de bicyclet­tes, d'équipement de camping....

Cette nécessité, pour les producteurs, de conti­nuer à croître, se traduit,au niveau de la société globale, par une obligation d'expansion pour l'économie. Afin de maintenir une utilisation maximale de ses ressources (emploi, capital, équi­pements), la société de consommation de masse est condamnée à voir son économie croître sans cesse et à devenir une société de super-consommation de masse. Par le jeu des échanges économiques entre producteurs et consommateurs, le niveau de consommation ac­tuel génère des revenus. Ces revenus sont de deux ordres: les, revenus des particuliers (salaires, profits distribués...) et les provisions de capital qui ne sont pas distribuées aux par­ticuliers (profits non distribués, amortissements, rembourse­ments d'emprunts...). Or, les particuliers ne dépensent qu'une partie de leurs revenus en consommation de biens et services . (environ 80% des: revenus globaux des particuliers), l'autre par­tie étant consacrée à l'épargne et au paiement des taxes.

Or, si les provisions en capital et la partie du revenu des particuliers qui n'est pas consommée ne sont pas ré­investies dans l'économie, il sera impossible de maintenir le niveau de consommation actuel. La partie du revenu des particuliers qui va à la consommation est, en effet, insuffisante pour absorber la totalité des biens de consommation produits, puisque ces revenus consommés ne constituent qu'une partie de la valeur totale de la consommation. Il s'ensuivrait donc une baisse de la consommation qui entraînerait, à son tour, une baisse des revenus (augmentation du chômage, baisse des profits...).

Les investissements qui sont injectes dans le sys­tème économique génèrent des revenus supérieurs à leur valeur propre. Ainsi,par exemple, un investissement dans la construc­tion d'une usine provoque des revenus pour les ouvriers et l'en­trepreneur qui la construisent. Ces revenus sont, à leur, tour, dépensés en biens et services, ce qui entraîne des revenus pour ceux qui produisent ces biens et services.... D'autre part, les matériaux qui entrent dans la construction de l'usine doi­vent être achetés, ce qui entraîne des revenus pour ceux qui pro­duisent ces matériaux; ces revenus sont dépensés à leur tour, ce qui provoque d'autres revenus.... On appelle "effet accélérateur", ce genre de réaction en chaîne où la richesse globale créée est finalement plus grande que l'investissement de départe

Si la part des revenus non consommée est réinves­tie dans l'économie, cet investissement aura un effet accéléra­teur qui entraînera une augmentation accélérée des revenus. Or, pour que l'équilibre économique soit maintenu (plein emploi de la main-d'oeuvre et du capital), il faut que l'offre (la produc­tion) et la demande (consommation) s'équilibrent et, par consé­quent, que la consommation augmente, afin d'absorber ce surplus de revenus. Le système de production devra donc produire plus de biens de consommation, ce qui créera de nouveaux revenus... 57

- La pression accrue sur le consommateur

La société de consommation de masse est donc con­damnée à croître sans cesse pour survivre et conserver son équi­libre précaire. Cette croissance continue amène une pression ac­crue sur le consommateur pour qu'il consomme toujours davantage. Dans ce contexte de croissance générale, les producteurs ne peu­vent se permettre de rester au même point sinon ils régressent par rapport aux autres producteurs : ils doivent croître au même rythme que l'économie et, si possible, encore plus vite, afin d'améliorer leur position commerciale. C'est donc la ruée des producteurs et des marchands sur le consommateur, afin de l'in­citer à consommer leur produit plutôt que celui de leur voisin ou qu'un autre produit et même, au risque de présenter au con­sommateur une image idéale du produit, sans rapport avec sa va­leur réelle.

Dans un tel contexte, le consommateur se trouve soumis à une avalanche croissante de sollicitations qui se veu­lent toutes plus attirantes, les unes que les autres, où la seu­le loi est de réussir à vendre - c'est-à-dire de récupérer à soi le plus possible des dollars que le consommateur doit dépenser pour assurer l'équilibre précaire du système économique. Et, c'est ainsi que, tranquillement, se développe la jungle de la consommation de masse.

Chapitre 5 - L'évolution des revenus

L'expansion phénoménale de la consommation des mé­nages québécois, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, n'a été rendue possible que par un accroissement équivalent des revenus des particuliers. De fait, de 1951 à 1970, la masse glo­bale du Revenu Personnel Disponible des Québécois a presque qua­druplé (augmentation de 388%) (voir tableau 57). Lorsqu'on tient compte cependant de l'augmentation de la population et de la haus­se du coût de la vie, l'augmentation réelle (en dollars constants per capita) de revenu des Québécois a été de 178%. Il reste tout de même, qu'en vingt ans, les Québécois ont presque doublé le ni­veau de revenu qu'ils avaient atteint jusque là.

5.1.- Disparités provinciales et régionales

Cette abondance qu'ont connue les Québécois n'est cependant que relative. Comme on peut le voir dans le tableau 58, le revenu moyen des; ménages québécois (familles et individus vi­vant seuls) se situe loin derrière celui des ménages ontariens.

Tableau 57: Revenu Personnel Disponible (RPD), Québec, 1951-1970 (en millions)

 

RPD $ courants

RPD per capita

RPD p.c. en  dollars réels

1951

3,619

89 2

1,014

1952

4,017

962

1,067

1953

4,316

1,011

1,131

1954

4,460

1,016

1,130

1955

4,665

1,033

1,147

1956

5,163

1,116

1,221

1957

5,623

1,179

1,250

1958

5,967

1,217

1,257

1959

6,277

1,249

1,276

1960       

6,602

1,284

1,296

1961       

6,930

1,318

1,318

1962       

7,434

1,384

1,368

1963

7,862

1,434

1,392

1964       

8,554

1,532

1,462

1965      

9,502

1,671

1,556

1966

10,389

1,797

1,613

1967

11,375

1,938

1,679

1968

12,190

2,057

1,713     

1969

13,264

2,217

1,767

1970

14,067

2,339

1,803

Croissan­ce '51-'70

388%

262%

178%

Source:

colonne 1: Tableaux types comptes économiques du Qué­bec, 46-70 Gouvernement du Québec, MIC, Juillet '72

colonne 2: Annuaire du Québec 197 0, Statistiques de po­pulation, Gouvernement du Québec, MIC, mars '71                                        

colonne 3: BFS, Prix et Indices des Prix No... .62-002

 

Tableau 58: Revenu moyen des ménages par province, diverses années, dollars courants

 

1951

1961

1965

1972

Maritimes

2,293

3,7 51

4,648

7,754

Québec

3,098

4,817

5,687

9,139

Ontario

3,406

5,014

6,414

10,845

Prairies

2,809

4,064

5,433

8,778

Colombie Britannique

 

 

3,236

4,678

5,903

9,219

Canada

3,116

4,815

5,655

9,602

Source: "Income Distributions", BFS, cat. no. 1100-506, 19 6 9 et cat. no. 13-206, 1973

Ce mode de comparaison ne rend qu'imparfaitement compte cependant des différences réelles qui existent puisque la structure des ménages varie d'une province à l'autre. Lorsqu'on considère plutôt le revenu personnel per capita, le Québec se situe constamment en-dessous de la moyenne canadienne. Ainsi, dans le graphique 3, on peut voir que depuis 19 26, cet écart a été re­marquablement constant alors que d'autres régions, comme les Prai­ries, ont beaucoup fluctué. Les provinces les plus riches, comme la Colombie Britannique et l'Ontario, montrent une certaine ten­dance à se rapprocher de la moyenne nationale, alors que les pro­vinces Maritimes, après avoir connu une amélioration temporaire entre 1940 et 1950, demeurent très en-dessous de cette moyenne.

Graphique 3: Revenu personnel per capita, par province, en % de la moyenne canadienne

Source: "Performance and Potential Mid 1950's to Mid 1970's", Conseil Economique du Canada, sept. 1970

Graphique 4: Influence des impôts directs et des paiements de transfert sur la dispersion interprovinciale du revenu personnel par habitant

Source: S.E. Chernik, "Disparités interrégionales du revenu", Conseil Economique du Canada, étude no. 14, août 1966, p. 22

5.1.1.- Disparités inter-provinciales

Dans l'ensemble, le classement des provinces n'a guère changé: les provinces pauvres d'hier sont encore celles d'aujourd'hui. À long terme et pour l'ensemble des provinces, on a pu noter cependant une légère tendance à réduire l'écart entre le revenu personnel disponible des provinces et la moyen­ne canadienne. Le graphique 4 permet de voir, en effet, que l'é­cart moyen du RPD/per capita de l'ensemble des provinces par rapport à la moyenne canadienne tend à décroître légèrement et que cet effet est accéléré par le jeu de l'imposition fiscale progressive et des paiements de transferts.

Sur ce dernier graphique, plus la courbe tend vers zéro, moins les écarts entre les moyennes provinciales de revenu disponible et la moyenne nationale sont grands. Cette ten­dance se vérifie au niveau de l'ensemble des provinces. Mais, si cela est vrai pour l'ensemble des Canadiens, les Québécois eux, comme nous l'avons vu, ne sont guère touchés par cette tendance et leur revenu personnel disponible, malgré l'effet égalisateur des paiements de transfert et de l'imposition progressive, reste inférieur, de façon presque constante, à celui des Canadiens (voir graphique 3).

Ces disparités inter-provinciales du niveau du Revenu Personnel Disponible per capita ne sont finalement que le reflet des déséquilibres que nous avons déjà notés au niveau de la structure industrielle des provinces. Les provinces dont l'in­dustrie est surtout concentrée dans l'industrie légère ou dans l'exploitation des ressources naturelles plutôt que dans l'in­dustrie lourde (c'est le cas du Québec, comme nous l'avons vu), ne peuvent offrir à leurs résidents d'aussi nombreuses opportu­nités de gagner un revenu élevé que les provinces mieux équipées.

Il faut noter aussi, à cet égard, que les disparités de revenus entre provinces sont surtout fortes dans le cas des occupations non-spécialisées et qu'elles sont accentuées aussi par la pos­sibilité, pour l'épouse, de se trouver un emploi qui peut com­penser pour le revenu plus faible du chef de ménage. Les dispa­rités tendent, par contre, à être moins accentuées d'une provin­ce à l'autre dans le cas des emplois spécialisés et des gens dont le niveau d'éducation est plus élevé.58 Les revenus des travailleurs les plus qualifiés (professionnels, cadres moyens et supérieurs, ouvriers spécialisés...) tendent donc à être équivalents d'une province à l'autre,59 alors que dans les provinces plus riches, les ouvriers moins qualifiés (ouvriers non-spécialisés, personnel clérical...) reçoivent des revenus plus élevés que leurs homologues des provinces plus pauvres.

5.1.2.- Disparités inter-régionales au Québec

Tous les Canadiens ne peuvent donc jouir, de fa­çon égale, des richesses de la société de consommation de masse. On retrouve la même situation à l'intérieur de la société québé­coise. Comme on peut le voir, en effet, dans le tableau suivant (tableau 59), les disparités de revenus entre les différentes régions administratives du Québec constituent des,écarts notables Seule la région de Montréal se situe, en 1966, au-dessus de la moyenne québécoise alors que l'écart est particulièrement marqué dans le cas du Bas-St-Laurent-Gaspésie. La Côte-Nord se situe à peu près au niveau de la moyenne québécoise alors que le revenu personnel disponible per capita des autres régions est de 10% à 20% inférieur à cette moyenne.

Tableau 59 : Revenu per capita selon les régions administrati­ves du Québec, 1951, 1961 et 1966

 

1951 (1)

1961 (1)

1966

(2)

Région

RPD per capita

Indice

RPD per capita

Indice

RPD per ca­pita

Indice

Bas St-Laurent Gaspésie

467

0.54

707

0.52

1155

0.68

Saguenay-Lac St-Jean

723

0.83

1070

0.79

1387

0.81

Québec

656

0.75

1070

0.79

1443

0.85

Trois-Rivières

738

0.84

1082

0.80

1433

0.84

Cantons de l'Est

767

0.87

1093

0.81

1490

0.87

Montréal

1056

1.21

1586

1.18

1938

1.14

Outaouais

754

0.86

1166

0.86

1413

0.83

Nord-Ouest

767

0.87

1041

0.77

13 51

0.79

Côte-Nord -Nouveau-Québec

714

0.81

1550

1.15

1681

0 .99

Total

872

1.00

1341

1.00

17 0 5

1.00

Source:

(1) "Estimation du Revenu Personnel et de ses com­posantes", Bureau de Recherches Economiques, Min. de l'Industrie et du Commerce (2) Annuaire Statistique 1971, p. 153

On peut remarquer aussi, dans ce tableau, que mal­gré certaines fluctuations entre 1951 et 1966, ces disparités in-ter-régionales ne tendent guère à diminuer. Elles reflètent fon­damentalement l'inégalité du développement économique québécois. De fait, une étude économétrique, faite pour le compte de la Com­mission Castonguay-Nepveu,60 a démontré que la présence de la pauvreté, dans les différentes régions, pouvait s'expliquer par la pénurie d'emploi (explique 51% de la pauvreté des familles et 45% de celle des individus vivant seuls) et la présence de bas salaires (explique 23% de la pauvreté des familles).

En ce qui concerne la pénurie d'emplois, celle-ci pouvait être expliquée à 52% par l'absence de possibilités d'em­plois dans les secteurs manufacturiers et miniers et à 11%, par le moins grand nombre d'emplois disponibles dans les secteurs publics et para-publics. Quant au niveau de salaire, il est ex­pliqué dans une très large mesure (69% de l'explication), par le niveau de productivité de l'emploi occupé (valeur ajoutée par travailleur à la production). Les salaires sont donc plus élevés dans les régions où sont concentrées les entreprises de grande taille et dont la technologie est plus avancée.

La situation privilégiée de la région de Montréal s'explique,dans une large mesure,par une présence plus forte de ces entreprises à productivité élevée et par le développement plus poussé de l'industrie manufacturière, par comparaison aux autres régions. Cette prospérité relative de la région métro­politaine a pour conséquence d'augmenter sensiblement la migra­tion des travailleurs qui y viennent, soit dans l'espoir d'y trouver un emploi, ou encore d'y gagner un salaire plus élevé. En période de prospérité, le chômage diminue et les salaires augmentent, ce qui a pour effet d'attirer une main-d'oeuvre plus abondante des régions périphériques. Ce flux vers Montréal de main-d'oeuvre en  quête d'emploi a cependant pour conséquen­ce, de maintenir le taux de chômage à un niveau élevé, compara­tivement aux autres régions métropolitaines du Canada. Ce taux de chômage élevé exerce une pression vers la baisse des salai­res (surtout dans les emplois non-spécialisés), par suite de l'abondance de la main-d'oeuvre disponible, ce qui expliquerait dans une certaine mesure, les revenus moins élevés qu'on y trouve, en comparaison de Toronto, par exemple.

5.2.- Les inégalités dans la distribution des revenus

Les revenus des Québécois et des autres Canadiens ont connu, dans l'ensemble, une amélioration marquée, depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Cette amélioration est cepen­dant toute relative et n'a pas réussi à combler les inégalités dans la distribution des revenus.

Comme on peut le voir, en effet, dans le tableau suivant, la distribution des revenus au Canada est restée remar­quablement constante, à quelques décimales près, depuis 19 51. Ainsi, lorsqu'on divise les familles en cinq groupes égaux (i.e. quintiles), selon l'ordre croissant de leur revenu, on peut cons­tater que la part relative (exprimée en %) du revenu total déte­nue par chacun des quintiles n'a que peu changé depuis la seconde guerre. De fait, en seize ans, la part du quintile inférieur ne s'est accrue que de .7%. Les familles du quintile supérieur con­trôlaient encore 3 8.5% des revenus, en 1967.

Tableau 60: Part du revenu total des familles non-agricoles par quintile, 19 51-67

 

Quintile inférieur

Second quintile

Troisième quintile

Quatrième quintile .

Quintile supérieur

 

1951

6.1%

12.9%

17 .4%

22.4%

41.1%

100 .0

1954

6.5

13 .5

18.1

24.4

37 .5

100.0

1957

6.3

13 .1

18 .1

23.4

39.1

100.0

19 59

6.8

13 .4

17 .8

23.0

39.0

100.0

1961

6.6

13.5

18 .3

23 .4

38 .4

100.0

1965

6 . 6

13 .3

18 .0

23 .5

38.6

100.0

1967

6.8

13.3

17.9

23.5

38.5

100.0

Limites supérieures des quintiles

 

Moy.$

19 51

1,820

2,700

3,480

4,640

n.a.

3,53 5

1954

2,220

3,240

4,150

5,680

"

4,143 !

19 57

2,380

3,600

4,680

6,350

"

6,644

1959

2,650

3,920

5,000

6,690

"

4,968

1961

2,800

4,270

5,460

7,180

"

5,317

1965

3,500

5,250

6,810

9,030

"

6,669

1967

4,090

6,060

7,930

10,650       

"

7,756

Source: Rapport du Comité du Sénat sur la pauvreté, 1971, p. 16

Pendant cette période cependant, le revenu réel des Canadiens a plus que doublé. Cette augmentation cependant est fort inégalement répartie. Ainsi, la limite supérieure du premier quin­tile n'a augmenté que de $2,270, de 1951 à 1970, alors que celle du quatrième quintile a grimpé de $6,010. C'est donc dire que, malgré le faible accroissement de leur part relative du revenu total, les gens du quintile inférieur ont vu leur niveau de vie augmenter moins vite que celui des quintiles supérieurs.

5.2.1.- La. distribution des revenus au Québec

Une approximation61 de la distribution du revenu par quintile, au Québec, démontre que la situation n'y est guère différente que pour l'ensemble du Canada. Le quintile inférieur contrôle 5.7% du revenu personnel total, le second quintile, 12.0%, le troisième quintile, 18.3%, le quatrième quintile, 24.2% et le quintile supérieur 39.7%. Ces calculs incluent cependant les individus hors famille, ce qui explique l'écart qu'on peut observer par rapport au tableau 59.

Cette analyse de la distribution par quintile ne permet cependant pas de tenir compte du glissement qui s'est produit dans la structure de distribution des revenus au Québec, au cours des vingt dernières années. Le graphique 5 illustre cette évolution. L'aplatissement progressif de la courbe de 1951 à 1971 indique que la proportion des ménages qui gagnent moins de $5,000 a considérablement baisser et que, progressive­ment, plus de ménages ont gagné des revenus élevés. Cette évolu­tion s'est faite de; façon très progressive. Jusqu'en 1965, le gon­flement des courbes indique que la majorité des ménages se si­tuait encore en bas de $7,000. Parallèlement, la proportion des ménages dans les catégories de revenus élevés ($9,000 et plus) n'a que peu augmenté. En 1971 cependant, un phénomène intéres­sant apparaît: l'étalement des revenus devient beaucoup plus grand. De 1965 à 1971, l'accession d'un plus grand nombre de ménages à des catégories de revenus élevés n'a pas entraîné une diminution marquée dans les catégories de revenus plus faibles ($3 ,000 et moins).

Ce phénomène est encore plus remarquable dans le graphique 6 (en dollars constants), où l'effet artificiel de l'inflation sur la structure du revenu est neutralisé. On y voit que l'un des; phénomènes les plus souvent notés de l'émergence de la consommation de masse, soit l'accession, d'une importante portion de la population, à un niveau de vie plus élevé, s'est progressivement opéré entre 19 51 et 19 61. De 19 61 à 19 65, ce mouvement s'est continué. Après 19 6 5 cependant,la distribution des revenus devient plus inégale: une forte proportion des gens des catégories médianes ($3,000 à $7,000) (en dollars constants) accède à des revenus plus élevés mais une proportion importante des ménages continue à vivre avec de faibles revenus. L'avène­ment d'une classe moyenne plus nombreuse n'a pas entraîné l'éli­mination de la pauvreté. Si cette tendance se poursuit, nous allons assister à une polarisation des ménages aux deux extré­mités de l'échelle des revenus.

- L'inégalité

Cette évolution des revenus au Québec devient plus évidente lorsqu'on regarde cette distribution selon la courbe de "Lorenz" (graphique 7). Dans ce graphique, le pourcentage cumulé des ménages est mis en rapport avec le pourcentage cumulé des revenus détenus par ces ménages: plus la courbe obtenue se rap­proche de la diagonale, plus la distribution des revenus est éga-litaire et vice-versa. Or, on y voit nettement que, de 1961 à 1971, la distribution des revenus n'est devenue plus égalitaire que pour les ménages à revenus moyens et supérieurs (60% supé-rieur). Si le sort des classes moyennes s'est amélioré, celui des ménages à revenus inférieurs (40%) n'a proportionnellement pas bougé.

Graphique 7 : Répartition des revenus en 1961 et 1971 selon la courbe de Lorenz (Québec)

5.2.2. - La composition du revenu

Les différentes couches de la population ne tirent pas leurs revenus exactement des mêmes sources. Les salaires cons­tituent, de loin, la source de revenu la plus importante. Les ménages des troisième et quatrième quintiles cependant (ce qui correspond approximativement à la classe moyenne et à la classe moyenne supérieure) dépendent davantage de leurs salaires que ceux des autres catégories. Cette différence est surtout marquée avec les gens du quintile inférieur qui tirent moins de la moi­tié de leurs revenus des salaires. Par contre, même si la diffé­rence est spectaculaire,ces derniers continuent toujours à per­cevoir une portion significative de leur revenu en salaire; ce qui tend à confirmer le fait qu'une proportion appréciable des ménages vivant dans la pauvreté occupent des emplois rémunérés. Les salaires, qui jouent un rôle primordial dans l'amélioration du niveau de vie des autres catégories, sont trop modestes ou irréguliers pour leur permettre de sortir de la pauvreté.

Tableau 61: Composition du revenu des ménages canadiens (en %) par quintile de revenus 1951-1965

 

Salaires et gages

Révenu net d'occu­pation à son compte

Paie­ment de trans­fert

Revenus d'inves­tisse­ment

Divers

Total

Quintile infé­rieur :

1951

47 .8%

7.9%

29.6%

9 .2%

5.5%

100%

1965

40.6%

3.1%

44.9 %

6.6%

4.7%

100%

Second quin­tile:

1951

74.0%

10.4%

8.6%

4.1%

3.0%

100%

1965

72.9%.

7 .8%

11.2%

4.3%

3.8%

100%   !

Troisième quin­tile :

1951

84.9%

6.5%

5.1%

2.9%

0.6%

100%  {

1965

86.9%

5.3%

4.9%

1.9%

1.6%

1.0 0%  |

Quatrième quintile

1951

85.0%

7 .6%

4.6%

1.7%

1.0%

100%

1965

87 .5%

5.6%

 

3 .7%

2.1%

1.1%.

100%

Quintile supé­rieur

1951

77.6%

 13.7%

2.3%

5.7%

0.7%

100%

1965

81.5%

 10.4%

2.3%

4.8%

1.1%

100%

Source: BFS, "Income Distributions", cat. no. 13-529, juin 1969

Dans l'ensemble, la composition du revenu n'a d'ail­leurs que peu changé de 1951 à 1965. Le changement le plus notable consiste dans l'importance accrue que les paiements de transferts ont pris dans le revenu des ménages du quintile inférieur: en quin­ze ans, cette proportion est passée de 29.6% à 44.9% du revenu. Cependant, comme la distribution des revenus n'a que peu bougé, dans l'ensemble, cet important accroissement des revenus de trans­ferts a surtout eu pour effet de compenser une détérioration plus marquée du sort des quintiles inférieurs, plutôt que d'entraîner une amélioration marquée.

5.3.- Les facteurs d'inégalité

Ces inégalités dans la structure de distribution des revenus peuvent s'expliquer dans une certaine mesure, par la position que les individus occupent à l'intérieur du système de production. Nous allons voir, brièvement, quelques-uns des fac­teurs qui déterminent cette position des individus, à savoir: le secteur d'emploi, le chômage, l'âge, le sexe, le niveau d'édu­cation, le type d'occupations professionnelles ainsi que l'origi­ne ethnique.

5.3.1. - Les salaires

On peut mentionner, en premier lieu, les écarts im­portants de salaires qui existent selon le type d'industrie. Le tableau suivant permet de constater ces écarts d'une industrie à l'autre. Notons que ceux-ci dépendent, à la fois, de la nature de l'entreprise (intensité en capital, technologie) et des carac­téristiques de travailleurs (syndicalisation, degré de spéciali­sation. . . ) .

Tableau 62: Gain hebdomadaire, diverses industries. (Québec)

 

$

Indice

Forêt

158.73

1.10

Mines

169.94

1.18

Fabrication

143.88

1.00

- durables

158.41

1.10

- non durables

135.07

.94

Construction

197.08

1.37

Transport et communication

165.41

1.15

Commerce

119 .84

.83

Finance, assurance, immeubles

143.10

.99

Service

108.21

.75

Ensemble

144.0 6

10 0.0 0

Les 5 industries à plus haut salaire

Génie-construction

226.12

1.57

Radio et télévision (diffusion)

198 .35

1.38

Fabrication-équipement de communication

194.88

1.3 5

Electricité (utilité publique)

194.12

1.35

Construction-"special trade contractors"

193.52

1.34

Les 5 industries à plus bas salaire

Détail magasins de variétés

75.36

. 52

Hôtels, restaurants, tavernes

78.04

.54

Buanderies, nettoyeurs

80.49

.56

Magasins à rayons

87 .42

.61

Magasins de vêtements et de chaussures

87 .83

.61

Source: "Employment and weekly wages", Statistique Canada, cat. 7 2-002, juin 1972

Dans les industries à forte concentration eh main-d'oeuvre, où les salaires sont moins élevés, ceux-ci varient peu d'une industrie à l'autre, à l'intérieur d'une même région . 62

Les différences seront plus marquées cependant d'une région à une autre. Dans les industries à faible productivité, les salaires tendent donc surtout à s'égaliser sur une base régionale, cet équi­libre régional variant cependant d'une région à l'autre. Dans le cas des entreprises à forte intensité en capital, par contre, les salaires tendent à s'égaliser à l'intérieur d'un même secteur in­dustriel. Sur le plan régional, les salaires varient davantage, dans ce type d'entreprise, d'un secteur industriel à un autre. C'est donc dire que pour le travailleur peu qualifié, des entre­prises à forte intensité en main-d'oeuvre, le niveau de salaire dépend plus de la région où il travaille que du secteur indus­triel, alors que l'inverse est vrai pour le travailleur qualifié de l'entreprise à forte intensité en capital (le niveau de salai­re dépend plus du secteur industriel à qui il appartient que de la région).

5.3.2.- Sexe et statut occupationnel

Le niveau de revenu des travailleurs dépend aussi du sexe et du type de fonction remplie à l'intérieur de l'entre­prise et, de façon plus générale, à l'intérieur du système éco­nomique. Quelle que soit la fonction remplie, les revenus des femmes sont constamment moins élevés que ceux des hommes. Comme on peut le voir dans le tableau suivant, l'écart entre les grou­pes dirigeants (administration et services professionnels) et les ouvriers (ouvriers de métier, manoeuvres...) est particuliè­rement important.

Tableau 63: Revenu moyen selon la profession et le sexe, Canada 1969

 

Hommes

Femmes

Pourcentage de la main-d'oeu­ vre totale exerçant cette occupation en .1961

Administration

$10,767

$4,506

10.2%

Professions libérales et techniques

10,080

5,188

7 .6%

Travail de bureau

5,851

3,477

6.9%

Vente

6,497

2,153

5.6%

Services et activi­tés récréatives

5,489

2,083

8 .5%

Transports et commu­nications

! 6,263

-

7.5%

Agriculteurs, pê­cheurs, bûcherons

3,885

 

3 .8%

Mineurs, ouvriers de métier, artisans

6,524

2,9 20

28.8%

Manoeuvres

4,058

-

6.3%

Source: "Répartition du revenu au Canada selon la taille du revenu - 1969", S.C. cat. 13-544

Ce tableau permet aussi de souligner les écarts importants de revenus qui existent selon le sexe: les femmes tou­chant un salaire moyen beaucoup moins élevé que les hommes et ce, dans toutes les catégories d'employés.

5.3.3-. Permanence de l'emploi

Les revenus des ménages varieront aussi beaucoup, selon la possibilité qu'auront les individus de se trouver un emploi permanent. Ainsi, par exemple, le revenu moyen des hommes ayant travaillé à temps plein (de 50 à 5 2 semaines) était de $7,459, en 1969, au Canada, alors que ceux qui avaient travail­lé de 30 à 39 semaines n'ont gagné, en moyenne, que $4,351. Les salaires moyens de ceux ayant travaillé de 10 à 19 semaines et de 0 à 9 semaines étaient respectivement de $1,634 et de $789 63  Les taux de chômage plus élevés qu'on rencontre au Québec cons­tituent donc une source importante d'inégalités, non seulement par rapport aux autres régions mais aussi à l'intérieur même de la société québécoise. Les emplois saisonniers jouent aussi dans le même sens.

5.3.4.- L'âge

Le niveau de revenu est aussi étroitement relié à l'âge des travailleurs. On peut constater, à cet égard, dans le tableau suivant, que les jeunes (25 ans et moins) et les vieux (65 ans et plus) se retrouvent, en très grande majorité, dans les catégories à faibles revenus.

Tableau 64: Répartition, en pourcentage, des particuliers, se­lon la tranche de revenu et l'âge, au Canada, en 1969

Tranche de revenu/Groupe d'âge

 

Total

19 & moins

20-24

25-34

35-44

45-54

55-64

65-69

 

70 & plus

- de $2,000

33 .2

83 .7

32.9

17 .1

16.3

21.0

26.2

53 .0

67 .9

$2000-3999

19.0

12.9

29.1

15.9

15.9

16.8

21.4

22.0

22.0

$4000-5999

17.0

2.8

25.5

22.2

16.6

19.8

19.0

12.3

6.1

$6000-7999

13 .1

.7

9 .8

21.8

19.2

17 .1

14.0

6.7

1.9

$8000-9999

7.9

.0

2.2

12.3

13 .5

11.0

7.9

2.4

1.1

$10,000 et plus

9 .3

.0

.6

10.6

18.3

15.2

11.4

3.6

1.2

Revenu moyen 

100% $4710

986

3334

5645

6710

6239

5269

3019

2202

Source: "Répartition du revenu au Canada selon la tail­le du revenu, 1969", op. cit. tableau 32

On peut noter aussi que les revenus des catégories d'âge intermédiaires (de 25 à 65 ans) tendent à croître, à partir de 2 5 ans, en raison de l'expérience acquise, de l'ancienneté et des promotions accumulées mais qu'à partir de 4 5 ans et davantage encore à partir de 55 ans, le revenu tend à décroître, de façon modérée.

5.3.5.- Cumul d'emploi et travail de l'épouse

Le niveau de revenu du ménage peut aussi être augmen­té par un cumul d'emploi du chef de ménage ou par l'entrée de l'é­pouse sur le marché du travail. Les chefs de ménage qui prennent un second emploi (à temps plein ou partiel) se recrutent surtout chez les ouvriers industriels et les collets-blancs qui ont une famille à charge. Une telle situation sera d'autant plus fréquente que l'emploi principal sera insuffisant pour faire vivre la famille (salaire trop bas, chômage, travail principal à temps partiel...)64

Le retour des femmes mariées sur le marché du travail devient un phénomène de plus en plus accentué et qui promet de s'affirmer encore dans les années à venir. On peut voir, par exemple,! dans le graphique 8 que la majeure partie de l'augmentation de la

participation féminine à la main-d'oeuvre est due à l'entrée massi­ve, depuis 1960, des femmes mariées sur le marché du travail.

Or, ce phénomène découle essentiellement de motifs économiques. Ainsi, l'épouse retournera d'autant plus fréquemment sur le marché du tra­vail que:

Graphique 8: % de la population féminine dans la main-d'oeuvre selon l'état civil (Canada)

Source: Sylvia Ostry, "Les femmes dans la population active", BFS, 1968, p. 19

Le cumul d'emploi et, davantage encore, le travail de l'épouse, sont des phénomènes tout à fait caractéristiques des pressions qui s'exercent sur les ménages, à l'ère de la consomma­tion de masse. Trois types de pression semblent ici prédominants pour motiver le cumul d'emploi ou le travail de l'épouse, soit l'insuffisance de revenus, la présence de dettes et la présence de fortes aspirations à la consommation.

5.3.6.- L'origine ethnique

Les revenus des ménages québécois varient aussi en fonction de leur origine ethnique. L'étude fameuse réalisée pour le compte de la Commission fédérale sur le bilinguisme et le bi-culturalisme et rendue publique par Lysianne Gagnon a, en effet, déjà démontré que les Québécois francophones étaient ceux qui, à l'exception des Québécois d'origine italienne, gagnaient le moins parmi les Québécois de toutes origines. Les Britanniques, les Juifs, les Ukrainiens et autres ont même un revenu plus élevé au Québec que dans les autres provinces.66

Tableau 65: Le revenu de travail moyen des salariés masculins au Québec selon l'origine ethnique, en 1961

Origine ethnique

Revenu moyen

Indice

Britannique

$ 4,940

142.4

Scandinave

4,939

14 2.4

Hollandaise

4,891

140.9

Juive

4,8 51

139 .8

Russe

4,828

139.1

Allemande

4,254

122.6

Polonaise

3,984

114.8

Asiatique

3,734

107.6

Ukrainienne

3,733

107.6

Autres (Europe)

3,547

10 2.4

Hongroise

3,537

101.9

Française

3,185

91.8

Italienne

2,938

84.6

Indienne

2,112

60 .8

Total

3,469

10 0.0

Source: L. Gagnon, "Les conclusions du rapport B.B.", in Économie québécoise, op. cit., p. 238

Ces inégalités de revenus dépendent, dans une bonne mesure, de la prédominance économique des grandes entreprises an­glophones, tant américaines que canadiennes. Ainsi, on peut cons­tater, dans le tableau suivant, qu'à mesure que le niveau de re­venu augmente, la présence des anglophones devient plus forte. Celle-ci est même majoritaire dans la région de Montréal.

Tableau 66: Personnel salarié des grandes entreprises selon la langue maternelle, en %

Niveau

Québec (sauf Mtl)

 Montréal

 

francophone

anglophone.

francophone anglo.

5000-6499

82

28

49

51

6500-7999

76

24

41

59

8000-9999

61

39

27

73

10000-11999

42

58

23

77

12000-14999

35

65

17

83

15000 et +

23

77

17

83

Total

70

30

37

63

Source: L. Gagnon, "Les conclusions du rapport B.B.", op. cit., p. 247-248

5.3.7.- Le chômage

Le chômage chronique ou temporaire, occasionnel ou saisonnier, constitue l'un des facteurs les plus importants d'inégalité des revenus puisque, comme nous l'avons vu, le tra­vail salarié constitue, et de loin, la source de revenu la plus importante. Les travailleurs les moins qualifiés, les plus jeu­nes (14-24 ans) et les plus vieux (55 ans et plus), sont ceux qui sont plus durement touchés par le fléau, ce qui entraîne des baisses appréciables de revenus. A cet égard, le Québec res­te beaucoup plus désavantagé (moins cependant que les Maritimes) que l'Ontario et l'ensemble du Canada, puisque les taux de chô­mage y ont constamment été plus élevés.

Tableau 67: Taux de chômage désaisonnalisés, Québec, Ontario, Canada, 1961-1970

 

Canada (1)

Ontario (1)

Québec (1) (officiel)

Québec (2) (réel)

1961

"7.2%

5.5%

9.3%

15.7%

1965

3.9%.

2.5%

5,4%

12.1%

1966

3.6%

2.5%

4.7%

9.8%

1967

4.1%

3.1%

5.3%

9.7%

1968

4.8%

3 .6%

6.5%

12.0%

1969

4.7%

3 .1%

6.9%

11.9%

1970

5.9%

4.3%

6.9%

13 .2%

Source: (l) Dru, "Major Economic Indicators: Provinces and Regions", Ottawa 1971 (2) R. Dépatie, "Essai d'évaluation de l'ampleur réelle du chômage au Québec", Montréal Council of Social Agencies, Nov. 1971

Les taux officiels de chômage ne tiennent comp-te cependant que des gens qui ont déclaré chercher un emploi. A ce titre, ils sous-évaluent nettement la réalité puisqu'ils ne tiennent pas compte d'un chômage caché important, constitué de ceux qui ont renoncé, par découragement, à se chercher un emploi et ceux qui aimeraient entrer sur le marché du travail mais y renoncent, en prévoyant ne pas y trouver d'emploi. La première catégorie de chômeur caché augmente à mesure que le taux de chô­mage officiel grimpe, puisque les perspectives d'emploi sont alors sombres. D'autre part, lorsque le chômage baisse et que les emplois deviennent plus nombreux, le nombre de ceux qui en­trent sur le marché du travail, sans qu'ils en aient manifesté l'intention auparavant, s'accroît aussi. En période de chômage élevé, ces travailleurs potentiels s'abstiennent de se chercher un emploi. Ainsi, l'Ontario, avec un taux de chômage plus bas, a un taux de participation à la population active, plus élève que celui du Québec (58% contre 54.3% en 1970 ). Lorsqu'on tente de tenir compte de ces facteurs, le taux de chômage au Québec at­teint des proportions appréciables (13.2% en 1970).

5.4.- Les politiques de redistribution du revenu

Afin d'essayer de pallier au moins partiellement aux inégalités les plus flagrantes et les plus criantes (chôma­ge, exclusion de la main-d'oeuvre active), dans la distribution des revenus, les autorités gouvernementales ont mis sur pied, progressivement, des politiques de paiements de transfert. Ces paiements de transfert font maintenant intégralement partie des revenus des ménages à l'heure de la société de consommation de masse.

On peut distinguer, à cet égard, certaines étapes dans l'évolution de ces politiques gouvernementales, à mesure que la société de consommation de masse apparaissait.

5.4.1.- Evolution historique

Le début de l'ère industrielle au Québec (1900 à 1929) (1) est caractérisé par la non-intervention de l'État dans ce domaine. C'est la "charité" privée, organisée ou philanthro­pique qui a la responsabilité du soulagement des misères des cou­ches défavorisées. La Crise des années '30 devait ouvrir une première brèche dans cette attitude et provoquer une intervention gouvernementale qui se voulait d'abord, à caractère temporaire (période de 1930 à 1939). La persistance des problèmes économi­ques et l'évolution de la conscience sociale devaient amener les gouvernements à établir cette aide sur une base permanente, Le secours direct temporaire devient assistance sociale, assu­rance-chômage. ... C'est l'avènement de l'état de Bien-Etre (ou "Welfare State") où la charité publique destinée aux cou­ches défavorisées devient la responsabilité de l'État, alors que les couches plus favorisées s'assurent d'une certaine sé­curité sociale et économique, par un système privé de justice commutative (fonds de pension privés, régimes privés d'assu­rance-maladie et d'assurance-salaire...).67

La relation d'aide avec l'assisté, qui était toujours définie, jusque là, comme une relation de "charité" collective", est progressivement remplacée, à partir du début des années '60, par la notion de justice distributive. L'avè­nement de "l'État providence", qui succède au "Welfare State", est de fait intimement relié à l'apparition et au développe­ment de la société de consommation de masse.

"En effet, si la consommation du panier de base est une obligation du bon ci­toyen, il devient possible au citoyen à re­venu modeste de transformer cette obligation en droit. Ce que la société, par la publici­té, propose comme l'ensemble des biens essen­tiels à tout citoyen devient en fait ce à quoi tout citoyen a le droit de prétendre du fait même qu'il appartient à la société". 68

Avec l'apparition progressive de l'État providence, on commence à discuter de réforme en profondeur des divers régi­mes d'assistance et à entrevoir éventuellement l'avènement d'un régime universel de "revenu minimum garanti". Parallèlement à ces réformes, la bureaucratie gouvernementale continue à se développer et devient de plus en plus omniprésente pour une portion importante de la population.

Ce mouvement d'expansion des politiques de redis­tribution du revenu (assistance sociale, assurance-chômage, pen­sions de vieillesse, allocations familiales...) était donc, de fait, irréversible, dans le contexte d'une société où une majo­rité des ménages avaient désormais accès, au moins partiellement, au bien-être matériel procuré par la société d'affluence. L'in­tention de ces différents programmes était, au départ, de permet­tre aux couches les plus défavorisées de la population de se pro­curer le minimum du bien-être que le reste de la société avait déjà largement atteint et qui était désormais jugé indispensable et nécessaire. En termes réels (montants d'argent redistribués), il est indéniable que les défavorisés reçoivent aujourd'hui beau­coup plus que par le passé. En termes relatifs cependant, ces politiques de redistribution n'ont guère réussi à réduire l'écart qui séparait riches et pauvres. En même temps que les régimes de prestations étaient améliorés, le niveau de vie du reste de la population augmentait à un rythme encore plus rapide. Dans une très large mesure, ces politiques de redistribution n'auront donc réussi qu'à empêcher l'écart de s'accroître entre riches et pauvres puisque, comme nous l'avons vu, les défavorisés (quin-tile inférieur de la population) n'ont guère réussi à améliorer leur sort par rapport au reste de la population, depuis le dé­but des années '50. Il faut remarquer aussi que plusieurs des politiques socio-économiques mises en oeuvre par les différents paliers gouvernementaux (assurance-hospitalisation, assurance-maladie, allocations familiales, régime public de retraite...) ont un caractère universel. Ces politiques sont certes bénéfi­ques à l'ensemble de la population: mais ne contribuent guère à amoindrir les inégalités de revenu. Sur le plan politique, les réticences, de plus en plus fortes, des classes moyennes, à voir leur fardeau fiscal augmenter davantage au bénéfice des plus défavorisés, rendent d'ailleurs encore plus difficile la mise en oeuvre de nouvelles politiques plus progressistes de redistribution des revenus.

Malgré leurs faiblesses, les politiques actuelles de sécurité sociale sont devenues partie intégrante de la socié­té de consommation de masse. Elles sont devenues essentielles aussi à l'expansion de la consommation de masse, puisqu'elles contribuent à une portion appréciable du pouvoir d'achat des couches défavorisées. Si on considère que ce pouvoir d'achat s'exprime surtout dans les secteurs de la consommation quoti­dienne où la consommation de masse s'est le plus développée (nourriture, articles d'entretien tels que savons..., liqueurs douces...), on ne peut s'empêcher de conclure que l'abolition de ces politiques pourrait entraîner de sérieuses répercus­sions dans le système de production de masse.

5.4.2.- Le salaire minimum

Les politiques de redistribution des revenus ne comprennent pas que des programmes de subventions aux ména­ges à faibles revenus. Dans certains domaines, comme celui du travail, l'intervention législative du gouvernement peut avoir un effet marqué sur la distribution des revenus. La législation du salaire minimum est de celles-là. Elle touche non seulement un grand nombre de ménages mais elle intervient aussi sur l'un des facteurs les plus importants de la distribution des reve­nus, soit le niveau de salaire.

La notion traditionnelle du travail69 reposait sur deux postulats fondamentaux. On supposait d'abord que la croissance économique entraînerait la réduction, sinon l'élimi­nation, de la pauvreté. On énonçait, en second lieu, que les pauvres qui voudraient et pourraient travailler profiteraient de cette croissance. La réalité a cependant démontré que la croissance économique entraînait avant tout l'augmentation des profits des corporations et, par le jeu des négociations col­lectives, l'augmentation des salaires des travailleurs mieux qualifiés et mieux organisés. Les salaires des ouvriers non qualifiés et non organisés n'augmentaient que très peu.

Une telle notion du travail comme moyen presque uni­versel de redistribution adéquate des revenus repose finalement sur une des formes les plus primitives de la théorie du "dégou-linage": les pauvres se nourrissant des restes des riches, ils se porteront d'autant mieux si les riches sont plus riches et qu'il y a plus de restes. Dans la pratique cependant, les pauvres qui travaillent ne profitent que très peu des fluctuations de l'économie: en période de récession, ils sont les premiers tou­chés par le chômage, alors qu'en période d'expansion, leurs re­venus augmentent moins vite que la hausse du coût de la vie.

Dans un tel contexte, les autorités gouvernemen­tales se devaient d'intervenir pour empêcher la situation des salariés à faibles revenus de se détériorer davantage. Ces inter­ventions ont cependant été tellement timides et empreintes de réticences qu'elles ont à peine permis aux faibles salariés de conserver leur niveau de vie sans pouvoir l'améliorer par rap­port au reste de la population.

Pourtant, une intervention plus vigoureuse à ce niveau aurait plusieurs avantages. Cela n'entraînerait pas, comme on l'affirme trop souvent, une augmentation du chômage: les fai­bles salariés étant surtout concentrés dans le secteur tertiaire, les hausses de salaires y affectent également toutes les entre­prises et se répercutent immédiatement sur les prix des services. La demande du secteur tertiaire étant inélastique (les prix in­fluençant peu les consommateurs), l'effet le plus notable d'une telle augmentation du salaire minimum serait un transfert de revenu des consommateurs vers les faibles salariés70. La hausse du salaire minimum affecte, par contre, toute l'échelle de salaire immédiatement supérieure de l'entreprise et permettrait donc, in­directement, à un plus grand nombre de ménages, de dépasser le seuil de pauvreté. Un taux de salaire minimum plus élevé consti­tuerait aussi un incitatif plus fort pour attirer les bénéficiai­res d'allocations sociales sur le marché du travail.

5.4.3.- Les allocations familiales

Certains régimes de redistribution du revenu sont à caractère universel et touchent tous les ménages d'un certain type, indépendamment de leur revenu. C'est le cas, par exemple, du régime d'allocations familiales qui vient d'être réformé. Même si le pre­mier objet n'est pas spécifiquement de réduire la pauvreté, on a souvent recours à de tels programmes pour illustrer les efforts des autorités envers les ménages à faibles revenus et justifier d'autres réformes comme, par exemple, la réduction parallèle des allocations d'assistance sociale (élimination de la part qui re­venait à la présence d'enfants). Le sort des assistés sociaux n'est alors que peu amélioré.

Ces allocations familiales fédérales sont devenues imposables au niveau fédéral. Par contre, les exemptions dues à la présence d'enfants continuent à exister (au niveau fédéral seulement). Le tableau suivant permet de constater que l'effet conjugué de ces deux tendances. On y remarque que l'effet éga-lisateur de l'imposition des allocations est plus que neutralisé par les réductions d'impôts qui continuent à être consenties. Si on considère que les assistés sociaux ont perdu une partie de leurs allocations habituelles, ces derniers profitent donc beaucoup moins que d'autres du nouveau régime d'allocations fa­miliales.


Tableau 68: Impact net des allocations familiales par taille de ménage et par niveau de revenu

Taille du ménage

Niveau de revenu

 

 

$ 3,0 00

$6,000

$10,000

$15,000

Exemple 1: couple avec un enfant de moins de 12 ans:

- allocations après impôt

180

157.83

154.50

148.61

- réduction d'impôt due à l'exemption

_

47 .30

53.13

6 5.40

Total

$   180

$20 5.13

$2.0 7.63

$214.01

Exemple 2: couple avec 4 enfants (2 de - de 12 ans, 2 entre 12 et 15 ans)

- allocations après impôt

$1,404.

$1,222.59

$1,193.61

$l,150.64

- réduction d'impôt

$21.21

$ 193.95

$ 230 .81

$ 258.98

Total

$1,425.21

$1,416.54

$1,424.42

$l,409.62

5.4.4.- Les autres programmes de redistribution

D'autres programmes de redistribution visent à so­lutionner les problèmes d'insuffisance de revenus chroniques ou temporaires des ménages: c'est le cas des programmes d'allocations sociales, d'assurance-chômage, de supplément de revenu garanti pour les personnes âgées.... Ces programmes nécessitent, d'année en an­née, des investissements de plus en plus énormes. Si on ajoute à cela, le coût élevé de l'appareil administratif requis pour l'ad­ministration (distribution et contrôle) de ces programmes, le coût en devient énorme.

Tous ces programmes ont cependant la caractéristi­que commune de définir des normes strictes d'éligibilité. Seuls sont admis à bénéficier de l'aide, les personnes et les ménages qui sont sans emploi ou qui n'ont pas (à l'exception de l'assu­rance-chômage) d'autres sources de revenus ou de montants d'épar­gne suffisants. Les bénéficiaires de ces programmes sont donc placés dans des catégories morales à part : ils se distinguent nettement du reste de la population en ce qu'ils ne peuvent avoir accès à un travail suffisamment rémunéré qui leur permettrait de se conformer à la norme dominante qui est celle du travail salarié. Ils doivent aussi se conformer aux critères d'éligibilité imposés par les programmes et accepter la façon dont les agents définis­sent leur situation., sous peine d'être considérés comme délin­quants ou fraudeurs,. Certaines de ces normes sont même carrément arbitraires: ainsi, sera considéré comme délinquant aux yeux de l'Assurance-chômage, celui qui ne cherche pas activement un em­ploi ou celui qui s'absente de son domicile pour plus de vingt-quatre heures, sans raison et sans en aviser l'officier.

D'autre part, les allocations versées par ces programmes sont insuffisantes pour permettre au ménage de sor­tir de son état de pauvreté. La pression qui s'exerce sur le mé­nage est donc double: pour avoir droit à des montants qui leur permettent à peine de survivre, les ménages doivent se conformer strictement à des critères moraux implicites ou explicites qui découlent des modèles dominants de la société. On exigera ainsi souvent plus de rationalité et de rigueur de l'assisté social, dans l'administration de son budget que les ménages de classe moyenne en font montre.

Sur le plan global, le système social a besoin de continuer à définir ces états de dépendance comme moralement dégradants, dans un contexte où une bonne partie des travailleurs continuent à être mal payés et où il faut maintenir la motivation au travail. Une grande majorité des bénéficiaires des program­mes d'assistance sont dans l'impossibilité cependant de répon­dre, de façon suivie, à ces incitations, soit parce qu'ils sont dans l'impossibilité de travailler (maladie, absence du chef...) ou qu'il n'y a pas d'emploi disponible (âge des bénéficiaires, manque de qualifications...). Ceux-ci doivent donc continuer à se conformer, au moins superficiellement, aux normes morales des programmes. Ils n'hésiteront pas cependant, lorsqu'ils le peuvent, à déjouer ces normes pour améliorer leur sort (travail non déclaré, peu d'effort pour trouver un emploi, de toute fa­çon, mal payé et peu satisfaisant...). Ces: fraudes cependant, lorsqu'elles sont découvertes, sont moralement jugées inaccep­tables par l'opinion publique et l'administration, ce qui a pour effet de justifier, en retour, le renforcement des moyens de contrôle.

Dans un tel contexte, seule une réforme importan­te du système économique qui permettrait de fournir à tous ceux qui peuvent travailler des emplois stables, bien rémunérés et apportant le minimum de satisfaction indispensable et une ré­forme en profondeur du système de Bien-Etre (politiques de re­distribution, fonctionnement des agences de distribution et de contrôle...) pourraient briser le cercle vicieux de cette dé­pendance morale.71

5.4.5.- La structure de taxation

L'impôt personnel progressif constitue le princi­pal instrument de redistribution des revenus. Cet impôt ne cons­titue cependant qu'une infime partie des impôts que les contribuables doivent assumer directement ou indirectement. A l'impôt personnel progressif, il faut ajouter en effet les impôts indi­rects (taxes de ventes, impôt des corporations que les consomma­teurs assument en dernier ressort, droits d'importations...) qui ne sont pas progressifs et touchent toute la population. Ces im­pôts indirects sont même régressifs et frappent proportionnelle­ment davantage les ménages à faible revenu, en ce qui concerne les biens essentiels que ceux-ci doivent se procurer (nourriture, vêtement, logement...).

Le tableau suivant permet de voir l'impact total de la structure de taxation sur certaines classes de revenus. Il faut noter cependant que ces taux sont calculés sur les revenus avant paiements de transfert, ceci afin de mieux en évaluer l'im­pact sur l'apport des ménages à la richesse globale. Si l'impôt personnel est progressif et joue un rôle égalisateur, on peut constater que son effet est largement contrebalancé par l'effet régressif des taxes indirectes qui sont imputées aux consommateurs. Sachant, d'autre part, que les ménages, gagnant entre $2,00 0 et $2,999, reçoivent environ 40% de leurs revenus de transferts, c'est donc environ 3 6% (60% x 64.9%) de leur revenu global après paiements de transfert qui s'en va en taxes, soit grosso modo, l'équivalent de ce qu'ils ont reçu en paiements de transfert et une proportion à peine inférieure à ce que les ménages à revenus supérieurs doivent payer.

Tableau 69: Incidence effective de la structure d'imposition par unité familiale, tranches de revenus choisies, Québec, 1969 (1)

 

2000-2999

5000-5999

9000-9999

15,000 & lus

Toutes caté­gories

-Impôt personnel:

. fédéral

2.8%

5.4%

7.3%

9.1%

7.1%

. provincial

2.1%

4.2%

5.6%

7.1%

5.5%

- impôt des corporations

4.8%

2.2%

2.1%

4.6%

3.4%

- taxes de vente

18 .0%

9.3%

7.8%

5.4%

8.0%

- autres taxes

37.2%

19.7%

17.0%

14.1%

17.5%

Total

64.9%

40.8%

39.8%

40.3%

41.5%

Source: Adapté de A.M. Maslove, "The Pattern of Taxa­tion in Canada", Conseil Économique du Canada, Ottawa 1972

(1) proportions basées sur le revenu avant paiements de transferts ("broad income")

En ce qui concerne les ménages gagnant moins de $2,000 (non inclus dans le tableau), ils paient environ 42% de leur revenu total, en impôts directs et indirects, alors qu'ils reçoivent 60% de ce revenu en paiements de transferts. C'est donc plus des deux-tiers de l'effet des politiques de redistribution qui est neutralisé dans leur cas.

Donc, dans l'ensemble, la structure de taxation ac­tuelle n'a aucun effet égalisateur réel mais touche l'ensemble de la population, de façon égale. De plus, l'effet de la structure de taxation neutralise, dans une très large mesure, l'effet des politiques de redistribution (seuls les ménages gagnant moins de $2,000 en profitent quelque peu).

5.4.6.- La pauvreté

En utilisant des seuils de pauvreté conservateurs, la Commission Castonguay-Nepveu évaluait que 17.4% des familles québécoises et 42.6 des individus hors famille, vivaient dans la pauvreté, en 1971. Globalement, c'est donc 20% de l'ensemble de la population québécoise qui vit en-dessous des seuils de pauvreté, tels que définis par le professeur Desrochers. Ce der­nier évaluait aussi qu'une augmentation du revenu de ces ménages de 36.6% aurait été nécessaire pour les sortir de la pauvreté.72

Ces taux sont conservateurs puisqu'ils sont basés sur une définition d'un niveau de subsistance physique minimale, en 1961, qui est adapté, pour l'augmentation du coût de la vie, depuis lors. Or, il devient de plus en plus évident que le niveau de pauvreté ne doit plus être défini en terme de subsistance phy­sique mais plutôt en terme de subsistance culturelle, c'est-à-dire le niveau de vie minimum qui permet aux ménages de fonctionner à l'intérieur d'une société donnée et de survivre, non pas avec ce qui est objectivement indispensable, mais en terme de ce que l'en­semble de la société juge nécessaire à l'existence. Dans ce con­texte, la pauvreté doit surtout être évaluée en fonction de l'ac­croissement de la richesse globale de la société,73 puisqu'à mesure que le niveau de vie de l'ensemble de la population s'ac­croît, le minimum culturel nécessaire pour faire partie de cette société augmente au même rythme.

Les conclusions, même conservatrices, de la Commis­sion Castonguay-Nepveu, démontrent cependant que la société d'a­bondance n'a pas réussi à éliminer la pauvreté dans une portion largement significative de la population. Les pauvres n'ont pas seulement un niveau de vie moins élevé,ils sont aussi soumis à des contraintes qui accentuent encore leur état de privation. Ainsi, à cause de leur manque de mobilité et l'absence de pos­sibilités de choix, ils doivent payer plus cher chez le marchand local 74 pour une marchandise moins variée et souvent de moins bonne qualité. A cause de leurs budgets plus restreints, ils doivent acheter en plus petite quantité et les objets de moins bonne qualité qui sont achetés, dureront aussi moins longtemps.

Les pauvres sont aussi plus vulnérables aux tacti­ques employées par les vendeurs et aux incitations de la publi­cité. Parallèlement, lorsqu'ils doivent s'endetter, ils paient leur crédit plus cher à cause de l'absence de garanties finan­cières plus solides (salaire stable, avoirs, actifs...)75. Au niveau du logement, les pauvres doivent s'entasser dans des taudis vétustés où les loyers seront souvent exorbitants, compte tenu de la qualité du logement et ce, à cause de la pénurie de logements à bas prix et des taxes foncières plus élevées qui découlent de la plus grande valeur commerciale des terrains du centre-ville.

Les pauvres sont aussi plus durement touchés par l'inflation. La forte inflation, dans le domaine alimentaire, au cours des dernières années, les oblige à consacrer une plus forte proportion de leur budget à la satisfaction des besoins fondamen­taux de leur famille, puisque leurs revenus augmentent moins rapi­dement (ou sont indexés avec retard) que la hausse du coût de la vie. Parallèlement, la diminution de leur pouvoir d'achat les em­pêche encore de se procurer les biens non-essentiels que la so­ciété considère qu'il est normal d'avoir.

Ces contraintes qui s'exercentsur les ménages vi­ vant dans la pauvreté contribuent à accentuerencore davantage leur état de privation et à les exclure de lajouissance des ri­ chesses de la société de consommation.

5.5.- Conclusion

Le niveau de revenu constitue certes le facteur le plus important dans l'évolution de l'état de consommation des ménages. Si, dans l'ensemble, l'augmentation des revenus, depuis 1951, a permis à une majorité de ménages québécois d'accéder à la consommation de masse, nous avons vu, par contre, que la distribu­tion des revenus est restée fort inégalitaire et qu'elle ne mon­trait aucune tendance à l'amélioration.

Les inégalités de revenus demeurent donc et cons­tituent l'un des traits dominants de la société de consommation.

Nous avons noté également que les différents pro­grammes de redistribution ainsi que la structure de taxation n'ont pas réussi à améliorer sensiblement la distribution des revenus. Ces programmes, qui ont pris une ampleur sans précédent depuis 1951 et surtout depuis 1961, ont à peine réussi à maintenir le niveau de revenu relatif des ménages défavorisés. Nous avons constaté, par contre, que de tels programmes imposaient un ca­dre normatif très strict aux bénéficiaires.

Le développement du système de production qui a entraîné de profondes transformations dans la distribution des revenus, dans la structure de consommation des ménages et dans le système de distribution des biens et services, n'a pas réus­si à éliminer la pauvreté et à résoudre les problèmes flagrants d'inégalités. Ces inégalités sont d'autant plus flagrantes et criantes que l'ensemble de la société est devenu plus riche et que la majorité des ménages ont accès à ces richesses. La so­ciété de consommation de masse, telle que nous la connaissons dans le contexte capitaliste nord-américain, est donc aussi une société basée fondamentalement sur l'inéquité. L'abondance y est sélective et une portion importante de la population en est exclue. Ce caractère de sélectivité dans l'accès à l'abondance devient fondamental pour comprendre la réalité de la consomma­tion de masse.

Chapitre 6.- La conscience collective de l'abondance

Pour bien comprendre le phénomène de la société de consommation, il faut distinguer entre deux ordres de phénomènes, soit l'appréciation des changements quantifiables que l'appari­tion de l'abondance a entraînés et les transformations, qui se sont produites dans les perceptions collectives de ces changements par les consommateurs. Le premier aspect réfère au vécu matériel (aug­mentation du niveau de vie, expansion du nombre de biens produits...), tandis que le second réfère plutôt à la conscience collective de ce vécu (perception du bonheur...). Le premier aspect s'étudie en ter­mes d'analyse quantitative alors que le second demande une analyse des perceptions idéologiques.

6.1.- Infrastructure et superstructure

6.1.1.- L'infrastructure économique

Le phénomène de la consommation de masse en est un fort complexe. Il se manifeste autant dans une évolution marquée des systèmes de production et de distribution des biens et servi­ces que par une transformation radicale des habitudes de consomma­tion. Ces transformations découlent cependant d'une logique uni­que et structurée qui en règle le mouvement et l'agencement. Cette logique est celle de l'évolution du système de production, tant au niveau de l'organisation même de la; production (production en série, élévation des revenus...) que du type de biens produits (nouveaux biens durables, multiplication des produits de consom­mation courante, expansion des services...). C'est là, indénia­blement, la force, la source de dynamisme qui ont provoqué, inspire et modelé les transformations subséquentes, dans le système de distribution des biens et services, dans la structure de re­distribution des revenus et, finalement, dans le mode de consom­mation des ménages.

Jusque là, le phénomène est généralisé à l'ensem­ble des sociétés industrialisées. Dans le contexte occidental et plus particulièrement nord-américain, l'évolution du système de production est elle-même régie par la logique propre du système capitaliste. Cette logique repose fondamentalement sur la dyna­mique de l'accumulation du capital. Ce processus résulte du dé­séquilibre qui existe entre ceux qui contrôlent les moyens de production et ceux qui y sont asservis. Il traduit les rapports de domination qui font des producteurs, les principaux agents d'un changement qui se fait, avant tout, à leur profit. L'avène­ment des oligopoles au niveau de la production, la concentration croissante du système de distribution, l'expansion fantastique de l'appareil publicitaire et le développement du système financier ne font que confirmer le contrôle croissant exercé par les pro­ducteurs sur l'organisation de la consommation.

L'avènement de la consommation de masse marque une nouvelle étape dans l'évolution de ces rapports de domination du capital sur le travail: la domination est devenue, malgré des ap­parences de moindre contrainte, plus complexe, plus subtile et plus englobante. A la domination brutale des travailleurs de la société industrielle a succédé la domination, plus subtile, des consommateurs de la société d'abondance.

La société québécoise ne pouvait échapper longtemps à un tel phénomène. Nous avons vu cependant que cette évolution y a pris une forme particulière: les forces dominantes qui ont amené le Québec au stade de la consommation de masse n'étaient pas is­sues de son contexte mais s'imposaient, au contraire, de l'exté­rieur. C'est, en effet, la domination par le capital étranger (anglo-saxon et américain) qui a permis à l'économie québécoise d'atteindre un stade de développement suffisamment avancé pour y permettre l'avènement de la consommation de masse. C'est en même temps cette dépendance du Québec sur le plan économique qui explique son retard relatif par rapport à d'autres régions nord-américaines .

Si l'économie québécoise partage maintenant les caractéristiques propres à la société de consommation (transfor­mation du système de production, du système financier, du sys­tème de distribution, évolution des revenus et du niveau de consommation...), elle doit aussi en assumer tous les aspects problématiques, tels que les inégalités dans la distribution des revenus, la persistance de la pauvreté, la détérioration de la qualité de vie, la pauvreté des satisfactions culturel­les, l'inégalité du développement régional.... Bref, autant de problèmes qui prennent une proportion nouvelle, dans le contex­te d'abondance d'une société capitaliste et qui en constituent autant de vices fondamentaux.

6.1.2.- La superstructure idéologique

Les transformations quantitatives, structurelles et institutionnelles qui ont accompagné l'avènement de la con­sommation de masse sont des phénomènes objectifs dont l'exis­tence ne fait aucun doute, aux yeux de tous les analystes. Cette évolution de l'infrastructure économique a entraîné des trans­formations aussi réelles au niveau de la perception collective que la société nord-américaine avait d'elle-même et de son évolution. Ce phénomène de la conscience collective est, en effet, un phénomène social (un "fait social") au même titre que l'or­ganisation du système de production et de la structure sociale qui en découlent.

Réalité et perception collective de cette réa­lité sont deux phénomènes étroitement interreliés mais de ni­veaux différents. Si la conscience collective évolue à mesure que le système de production se transforme et qu'il provoque des modifications profondes de la réalité sociale, elle ne reflète cependant qu'une partie de cette réalité. Cette perception sélec­tive s'organise et se structure autour de jugements normatifs qui véhiculent une interprétation morale de la réalité et lui donnent une signification socio-culturelle plus subjective. Ces jugements normatifs varient cependant d'une classe sociale à l'autre, selon la position que celle-ci occupe dans la structure sociale et, en dernier ressort, dans l'organisation du système de production.

Le champ de la conscience collective est donc, par excellence, celui des perceptions idéologiques qui cherche­ront, chacune d'entre elles, à interpréter la réalité, eh fonc­tion des intérêts propres de chaque classe. L'idéologie dominante qui influencera davantage la conscience collective sera celle du groupe dominant. L'avènement de la production et de la consomma­tion de masse au niveau de la réalité a ainsi donné lieu à l'émer­gence d'une idéologie de la consommation de masse. On peut parler d'une idéologie dominante de la consommation de masse, dans la mesure où celle-ci reflète les intérêts de la classe qui domine le processus de production. A cet égard, l'apparition de cette idéologie constitue le pendant, sur le plan de la conscience col­lective, du processus d'accumulation du capital, au niveau de la réalité économique.

La compréhension du phénomène de la consommation de masse serait incomplète si, après avoir fait le bilan des transfor­mations de l'infrastructure économique, nous ne faisions pas, pa­rallèlement, l'étude de la perception collective et de l'interpré­tation idéologique du phénomène. Cette idéologie de la consommation de masse remplit des fonctions bien précises: la classe sociale possédante ne pourrait confirmer et accroître son emprise sur l'ap­pareil socio-économique sans que sa position et son rôle ne soient légitimés socialement et que les buts qu'elle poursuit ne soient justifiés par la quête de finalités socio-économiques qui, tradui­sent, sinon l'unanimité, du moins un consensus suffisamment établi. Ces finalités découlent, en dernier ressort, d'une conception de l'homme et de son bonheur et d'une vision de la façon dont le dé­veloppement économique capitaliste peut contribuer à actualiser cette conception que la classe dominante a réussi a imposer.

A mesure que l'infrastructure économique du Québec se transformait sous l'impulsion du capital étranger et que la réalité socio-économique y devenait celle de la consommation de masse, la conscience collective québécoise devenait plus forte­ment et plus complètement influencée par l'idéologie dominante de la consommation de masse. Cette domination idéologique ne s'est cependant pas établie sans réticence. C'est en effet, progressi­vement, que les valeurs de sécurité et d'épargne que les milieux traditionnels opposaient à celles de la consommation et du recours au crédit à des fins de consommation courante, perdirent leur pou­voir d'attraction, auprès de couches importantes de la population. Parallèlement, les mouvements de retour à la terre et, à une épo­que plus récente, les vagues d'"achat chez nous", l'appui au mouve­ment coopératif, constituent autant de formes de résistance à l'implantation de l'idéologie dominante de la consommation de masse. Ces valeurs traditionnelles cependant correspondaient à un mode d'organisation de la production et à un mode de fonctionne­ment social antérieurs à l'avènement de la production de masse. Elles ne pouvaient résister longtemps, dans un contexte que le capital étranger avait profondément modifié. Faute d'un contre-pouvoir suffisamment structuré, pour proposer un contre-modèle idéologique articulé, la conscience collective québécoise fut fortement influencée par l'idéologie dominante de la consomma­tion de masse.

6.2.- L'idéologie dominante de la consommation de masse

Les transformations du mode de production néces­sitaient donc l'avènement d'un nouveau type de conscience col­lective. La production et la consommation de masse étant d'a­bord apparues aux États-Unis, c'est dans le contexte de cette société qu'il faut étudier l'émergence de l'idéologie de la consommation de masse. Une fois élaborée et structurée,celle-ci devait déborder d'autant plus facilement dans le contexte québécois, que le capital étranger y était déjà dominant.

Cette prise de conscience collective du phénomène de la consommation s'est faite, aux États-Unis, en fonction de deux types de facteurs différents: ceux résultant des transfor­mations internes de la société américaine et ceux qui ont trait davantage à une définition de la société américaine par rapport aux autres types de société ou aux autres alternatives de déve­loppement .

6.2.1.- Le contexte

Sur le plan de la dynamique interne, la prise de conscience de la consommation de masse s'inscrit dans le cadre plus vaste de l'idéologie libérale du progrès économique et d'une cultu­re matérialiste où les valeurs "utilitariennes" sont dominantes. L'idéologie du progrès économique est complexe et difficile à cer­ner, dans la mesure où elle assimile deux ordres d'éléments distincts: elle repose, en partie, sur une évaluation objective, rationnelle et technique de l'évolution économique mais elle s'inspire aussi d'un système de valeurs spécifiques qui privilégie certains aspects du développement économique (croissance globale de l'économie, par exemple) aux dépens de d'autres (répartition des richesses, utilité des biens produits, conservation des richesses naturelles...). Les deux éléments les plus importants de ce système de valeurs auquel plusieurs ont donné le nom de "culture du capitalisme" sont l'indi­vidualisme et la foi dans le marché libre.76 Cet individualisme a d'abord été un rejet des systèmes de valeurs plus rigides des so­ciétés traditionnelles où les comportements individuels devaient s'inscrire dans un cadre social déterminé et davantage structuré.77 Les valeurs d'égalité et de liberté individuelle qui ont été forte­ment associées à cette: culture du capitalisme ont davantage servi à légitimer le fonctionnement de la société américaine qu'à refléter une réalité vécue. Ainsi, il s'agissait moins d'une véritable aspi­ration à l'égalité de toutes les couches de la population que de justifier, idéologiquement, l'enlèvement des barrières sociales traditionnelles, qui rendaient plus difficile ; la mobilité sociale ascendante de nouvelles couches de la population. De même, la notion de liberté individuelle supposait que tous les individus avaient désormais l'opportunité de faire preuve d'imagination et d'initiati­ve afin de trouver leur voie vers le succès.

Ce système de valeurs supposait ultimement que cette égalité des chances et le libre-jeu de l'individualisme permettraient non seulement d'accélérer la création de nouvel­les richesses, mais aussi que tous pourraient jouir de ces ri­chesses. L'évolution de la société américaine a cependant dé­montré que la seconde de ces aspirations ne s'était pas maté­rialisée. Les structures sociales traditionnelles ont été rem­placées par de nouvelles structures, tout aussi rigides et contraignantes, qui limitent la mobilité sociale ascendante et freinent les initiatives individuelles. Cette nouvelle strati­fication sociale n'est perçue cependant que de façon diffuse, au niveau de la conscience collective, à cause justement de l'importance des valeurs véhiculées par la culture du capita­lisme .

- Le matérialisme

La perception idéologique dominante de la société de consommation de masse s'inspire aussi beaucoup des valeurs liées au "matérialisme utilitaire". Ces valeurs sont parmi cel­les qui sont le plus profondément ancrées dans la culture des sociétés occidentales industrialisées et de la société américai­ne, en particulier. Le développement économique de l'Occident a été rendu possible, au moins en partie, par le remplacement des valeurs morales et spirituelles, d'inspiration religieuse, de la société traditionnelle, par un nouveau système de valeurs, centré sur le succès matériel. Dans un tel contexte, le progrès matériel devient virtuellement synonyme de progrès moral et humain. L'ac­croissement de la quantité et de la valeur des biens matériels produits devient l'étalon du progrès social. L'amélioration de la richesse collective et du bien-être matériel des individus devient l'objectif ultime et désirable de l'activité humaine. A partir de ce moment, le succès d'un individu se mesure davantage à son aptitude à amasser des biens matériels plutôt qu'à son aptitude à se conformer à des valeurs spirituelles ou encore, son aptitude à se conformer à un mode de propriété, comme la proprié­té terrienne, par exemple, qui conférait les titres de noblesse au Moyen-Age. Dans ce contexte, la compétition entre les indivi­dus, pour atteindre le succès matériel, devient plus acharnée, car le statut social, c'est-à-dire la reconnaissance, par les autres, de la position atteinte par un individu, sera désormais mesuré en termes monétaires et pourra fluctuer à mesure que la richesse matérielle relative d'un individu s'accroîtra ou dimi­nuera:

"An utilitarian culture, then inevitably places a great stress upon winning or losing, upon success or failure as such rather than upon the character of the intention that shapes a person's course of action or upon the confor-mity of his intention with a preestablished rule or model of propriety". 78

Ce contexte plus global de la "culture du capita­lisme" d'une part et du "matérialisme utilitaire" d'autre part, permet de définir les éléments essentiels de la perception idéolo­gique dominante de la consommation de masse. On peut regrouper ces éléments sous quatre rubriques principales.

6.2.2.- Première proposition idéologique

1.-L'acquisition de biens matériels, par les individus, constitue une fin désirable et leur permet d'augmenter leur bonheur :

On trouve ainsi définis, à la fois, l'objet ou le but de l'activité humaine (acquisition de biens matériels) et le mode de relation sociale qui régit les relations entre les indi­vidus dans la poursuite de cet objectif, soit la propriété indi­viduelle par opposition à la propriété collective. Ces préoccupa­tions pour l'accroissement de la consommation de biens matériels se sont cristallisées dans l'obsession du niveau de vie. Lorsque le niveau de vie général augmente, les individus doivent être satisfaits, puisque la société a atteint son but. Cet axiome de l'idéologie de la consommation de masse entraîne deux corollai­res: d'une part, la croissance économique accélérée deviendra la grande priorité et ce, aux dépens de la conservation des riches­ses naturelles et de la protection de l'environnement; d'autre part, le niveau de vie des individus, c'est-à-dire, en dernier ressort, leur degré de bonheur, sera évalué davantage en termes quantitatifs qu'en termes qualitatifs: on prêtera beaucoup plus d'attention à l'accroissement du revenu (i.e. du pouvoir d'achat) des ménages et à l'augmentation des dépenses de consommation qui en découlent qu'à l'amélioration réelle de la qualité de vie.

La société de consommation de masse, suivant en cela la tradition culturelle des sociétés occidentales, a gardé un caractère profondément individualiste. D'une part, la produc­tion des biens de consommation est laissée à l'initiative d'indi­vidus ou de groupes d'individus qui n'ont à peu près pas de comptes à rendre à la collectivité; d'autre part, la consommation de ces biens se fait, de façon prépondérante, sur une base individuelle: le mode d'appropriation dominant est celui de la propriété privée par des individus ou de petits groupes qui, encore là, n'ont, somme toute, que peu de comptes à rendre à la collectivité. Il existe, dans le monde, d'autres modes d'appropriation des biens de consommation et où le contrôle de la collectivité est plus marqué: on peut songer, par exemple, au Kibboutz israéliens, aux communes yougoslaves, à certaines formes de coopératives, où les biens sont la propriété du groupe et non d'individus.

6.2.3.- Seconde proposition idéologique

2.-Il y a adéquation et/ou correspondance entre les biens produits par les producteurs et les besoins des consommateurs :

L'idéologie de la consommation de masse suppose aussi que les consommateurs individuels s'expriment librement sur le marché et que leurs préférences manifestent des besoins réels. C'est l'application, somme toute, au champ de la consommation, du libéralisme économique: en théorie donc, les consommateurs vont chercher, avant tout, à maximiser leur bien-être matériel. Ce qui peut être vrai cependant au niveau des producteurs, ne l'est plus nécessairement au niveau des consommateurs individuels.

Lorsqu'un producteur lance un nouveau produit sur le marché et que celui-ci se vend bien, l'idéologie de la libre entreprise suppose alors que ce nouveau produit répond à un be­soin réel des consommateurs. En théorie, ce sont donc les consom­mateurs qui peuvent, en dernier ressort, influencer l'orientation du système de production. Ce raisonnement, qu'on retrouve sous des formes diverses, dans la plupart des interventions de ceux qui défendent un ordre social et économique où ils trouvent leurs intérêts, remplit une fonction idéologique importante. D'une part, il justifie moralement le rôle des producteurs: si certaines orientations de la consommation de masse sont à blâmer, la res­ponsabilité morale en incombe moins aux producteurs qu'aux con­sommateurs, puisque les premiers ne font que satisfaire les be­soins exprimés par les seconds. D'autre part, un tel raisonnement valorise le rôle et l'importance des producteurs de biens de con­sommation dans la poursuite des finalités sociales: les producteurs jouent un rôle primordial puisqu'ils permettent aux consommateurs individuels de maximiser leur niveau de vie matériel.

La citation suivanteillustre bien cette conscien­ ce collective que les entrepreneursont de leur rôle et du ma­ laise qu'ils ressentent, lorsqu'ilsvoient leur importance et leur utilité remises en cause:

"Le type d'hommes que cette société valorisait autrefois serait lui-même condamné. La société a compté, pour se développer, sur la liberté des individus et sur leur aptitude à innover, à prendre des décisions dans l'incertitude et à courir des risques. La société a fa­vorisé, de ce fait, la montée des hommes les plus habiles et les plus entreprenants. Ces hommes, maintenant, seraient des exploiteurs avides d'avantages personnels, et leur mentalité d'entrepreneurs, qui a fait leur succès, con­duirait plus sûrement et plus rapidement à l'impasse un peuple exploité et sans défense.... Ce n'est plus le temps d'ouvrir des routes dans la forêt, de canaliser les rivières pour produire de l'électricité.... Non, c'est le temps des fleurs, des espaces verts, de la nature laissée à elle-même. Ce n'est plus le temps de la liberté des hommes, c'est le temps de la liberté des plantes...". 79

- La convergence d'intérêts

L'idéologie de la consommation de masse est d'abord et avant tout l'expression d'un groupe social déterminé, soit ce­lui des "producteurs" de biens de consommation.

Malgré les divergences d'intérêts superficielles dues à la concurrence, à un niveau plus fondamental, il y a, au contraire, convergence d'intérêts entre les différentes catégo­ries de producteurs capitalistes. Leur intérêt primordial reste le profit et celui-ci sera d'autant plus important, si le niveau de consommation des ménages croît à un rythme constant et s'ils peuvent, parallèlement, augmenter leur part du marché.

Les divergences d'intérêt qui résultent de cette quête du profit, peuvent rendre difficile la délimitation claire du groupe des producteurs, mais elles ne sauraient faire oublier, pour autant, la profonde identité d'intérêt qui existe entre eux. Le risque de confusion est d'autant plus grand que plusieurs grou­pes ou individus qui ne sont pas, à proprement parler, des produc­teurs au sens strict (i.e. propriétaires des moyens de production), se font parfois les défenseurs les plus ardents des intérêts des producteurs (ex.: les hommes politiques, les experts-consultants, ceux de la classe moyenne qui aspirent à un statut plus élevé ou qui veulent simplement protéger leur acquis...). Ce phénomène ex­plique d'ailleurs, au moins en partie, pourquoi l'idéologie de la consommation de masse est une idéologie dominante: une bonne partie de la population, celle qui contrôle l'opinion publique, est en effet convaincue que son bien-être matériel dépend entiè­rement de l'organisation actuelle de la production.

Il nous suffit cependant de savoir que l'idéologie de la consommation de masse est finalement une idéologie de clas­se, soit celle des possédants, puisqu'en définitive, c'est à eux qu'elle profite davantage. L'idéologie de la consommation de mas­se constitue donc, de fait, "l'expression privilégiée des intérêts des possédants.

Comme tous les groupes qui cherchent à justifier leur position et leur rôle, les producteurs placent la finalité du système en dehors d'eux-mêmes: sur le plan idéologique, la course au profit n'est pas une fin mais le moyen d'atteindre une autre finalité, soit le développement économique et, parallèle­ment, l'amélioration du niveau de vie matériel. L'astuce idéo­logique consiste, en fait, à justifier ses propres intérêts, en référant à une finalité acceptée comme légitime et à se poser comme étant ceux qui peuvent le mieux atteindre cette finalité.

"Le développement a toujours été et ne peut pas être autre chose qu'un effort pour aménager son propre coin de terre, de maniè­re à le rendre plus propice à la vie humaine... Quand le choix est entre le risque d'acci­dents dans un développement, d'une part, et la. certitude de la misère, d'autre part, ce n'est plus vraiment un choix. C'est pourquoi partout dans le monde, les hommes continue­ront, non pas à admirer béatement la nature, mais à se battre contre elle, à l'aménager et à canaliser ses forces. Le développement, nous n'avons pas le choix, se fait de toute manière...".80

Malgré les réserves qu'on peut émettre sur la qualité du développement actuel et sur la gravité des problèmes écologiques suscités par l'organisation actuelle du développe­ment, il faut reconnaître que la finalité, telle qu'exprimée dans la citation précédente, est acceptée de façon presque uni-verselle par tous les groupes sociaux. L'idéologie de la con­sommation de masse établit cependant un lien logique qu'elle veut absolu et indiscutable entre cette finalité et les moyens qu'elle propose pour l'atteindre.

"Le développement, c'est des hommes capables d'innover, de créer des entreprises, de les gérer efficacement et d'assurer leur crois­sance. Le premier devoir social des hommes d'affaire, c'est de réussir en affaire. De l'accumulation de leurs succès dépend l'ave­nir de toute la communauté. C'est pourquoi il doit exister un climat social favorable à l'entreprise et aux besoins qui l'animent".81

- Développement et consommation

L'idéologie du développement économique est intime­ment liée à celle de la consommation de masse. Ces deux idéologies ne sont, en fait, que l'expression, dans deux domaines différents, d'une même unité d'intérêt. Le développement économique requiert l'innovation technologique. Ces innovations se traduiront éventuel­lement par de nouveaux biens de consommation qui serviront éventuelle-ment à améliorer le niveau de vie des consommateurs. La perception idéologique n'établit cependant aucune distinction entre l'innova­tion technologique réelle qui permet de "vaincre les épidémies, de mieux nourrir les hommes et d'en nourrir un plus grand nombre "82 et l'innovation commerciale, souvent artificielle, qui joue à l'avan­tage exclusif du producteur (nouvelles marques de savon "dites" amé­liorées...). Dans la logique de l'idéologie, l'une ne va pas sans l'autre: on trouve aussi l'une à côté de l'autre: la lutte contre le cancer et le lancement de nouvelles marques de cigarettes, l'uti­lisation de l'atome à des fins pacifiques et la dernière marque de savon super-améliorée....

Cette logique ne fait pas que confondre deux niveaux fort différents de l'activité humaine, soit l'innovation scientifi­que ou technologique réelle et l'innovation commerciale qui ne repose parfois que sur une nouvelle présentation publicitaire. Cette confusion découle, en fait, de la volonté de justifier et de valoriser le rôle d'innovation du producteur. La fonc­tion économique de l'innovation devient primordiale aux dé­pens souvent de son utilité réelle.

Dans la logique idéologique, ces innovations servent à mieux satisfaire les besoins des consommateurs et, en dernier ressort, à assurer le développement économique. Or, dans cette optique, seul le libre jeu des forces de la pro­duction, en dehors de toute contrainte gouvernementale, est vraiment en mesure d'assurer cette fonction dynamique d'in­novation .

"Le développement suppose innovation, inven­tion, exploration dans l'incertitude, utilisation d'occasions imprévues et imprévisibles: toutes choses qui ne sont ni me­surables, ni "sur commande", ni inscrites dans les plans. Des secteurs importants des développements de demain sont aujourd'hui indéterminés. La société qui favorise, chez ses propres citoyens, l'esprit d'entreprise et la liberté d'action, multiplie ses chances de faire germer chez elle aujourd'hui, les entreprises qui, demain, seront indispensables".83

La fonction d'innovation est certes importante mais, de là à affirmer que seul le libre jeu de l'entreprise privée est en mesure de l'assurer, il y a une marge et ce, sur­tout quand on justifie, dans le même mouvement, au nom des im­pératifs économiques et de la satisfaction des besoins des con­sommateurs, une multitude d'abus, certains flagrants (fraude, exploitation...), d'autres plus subtils (ententes de prix, car­tels, fausse représentation dans la publicité...) qui lèsent fi­nalement les consommateurs, tant sur le plan collectif (pollu­tion...) que sur le plan individuel (fraude...).

6.2.4.- Troisième proposition idéologique

3.- Les barrières sociales tendent à s'estomper :

Comme toute idéologie, celle de la consommation de masse est à la fois un reflet partiel de la réalité et surtout un essai d'interprétation de cette réalité qui cherche à donner un sens, une signification à chacun des éléments que cette vi­sion privilégie. À cet égard, les idéologies servent souvent à masquer la réalité. C'est le cas précisément, en ce qui concerne la perception idéologique du système de stratification sociale de la société de consommation. Dans la logique de cette idéolo­gie, il ne peut y avoir d'antagonisme de classe ou de divergen­ce fondamentale d'intérêts entre les différentes couches de la population: elle suppose, au contraire, qu'il y a convergence et communauté d'intérêts entre les producteurs et les consomma­teurs, mais aussi entre les différents groupes de consommateurs.

L'insistance mise sur les valeurs individualistes sert à résoudre, au moins partiellement, les contradictions qui surgissent à ce niveau. La société de consommation de masse n'a pas réussi à régler les problèmes d'inégalités de richesses, en­tre riches et pauvres. Au contraire, ces inégalités persistent et se manifestent, de façon concrète, par des différences mar­quées dans le niveau de consommation d'une couche de la société à une autre: chaque groupe cherche à établir son statut social par des signes de consommation extérieurs que les autres peuvent reconnaître (maisons unifamiliales, autos, vêtements...). Cependant, l'idéologie de la consommation de masse, reprenant, en cela, un élément important de l'idéologie capitaliste de l'ère industrielle, suppose que tous les individus pourront avoir la chance de se procurer, tôt ou tard, les biens qui sont, à un moment donné, l'exclusivité des couches favorisées. Cette ac­cession à un niveau de consommation plus élevé pourra se faire soit par la mobilité individuelle ascendante, soit par l'amé­lioration générale du niveau de vie qui rendra les biens de consommation disponibles éventuellement à l'ensemble de la po­pulation. Il faut noter ici, cependant, que même si les chan­ces objectives de mobilité ascendante, au cours de la vie d'un individu, sont, dans l'ensemble, assez réduites (elles sont à peine plus fortes d'une génération à l'autre), cette croyance reste solidement ancrée et ce, surtout chez les jeunes ménages.

Dans un contexte où l'insistance est mise, avant tout, sur le niveau de vie individuel, les différences objecti­ves de niveau de consommation des différentes couches de la po­pulation perdent de leur acuité. Ces différences sont obscurcies aussi, au niveau de la conscience collective, par la croyance dans l'"universalité" des bienfaits de l'abondance: l'idéologie de la consommation de masse définit, en effet, que tous les membres, de la société finissent par en profiter, à condition d'y mettre les efforts nécessaires.

- La justification des inégalités

La conscience idéologique de la consommation de masse s'accommode assez bien des inégalités de revenu et, partant, de niveau de consommation. Ces inégalités reflètent d'une part, le niveau d'importance des fonctions sociales et économiques, remplies par les différentes couches de la population:

"Bien sûr, favoriser l'esprit d'entreprise et dire bravo au succès, c'est faire naître et grandir une bourgeoisie et c'est être solidaire de cette bourgeoisie... Mais, nous ne grandirons pas comme peuple, si nous som­mes préoccupés d'abord qu'aucun d'entre nous ne grandisse: plus que les autres. Pour gran­dir, un peuple a besoin d'une bourgeoisie. Un peuple puissant a une élite puissante. En cherchant à diminuer l'élite, on ne gran­dit pas la masse".84

Ces inégalités se trouvent donc ainsi justifiées. Mais, aux yeux des idéologues de la consommation de masse, ce qui compte surtout, ce sont moins les différences dans le niveau ef­fectif de consommation que l'amélioration du niveau de vie général. L'obsession de la croissante et sa traduction immédiate, en termes d'accroissement du PNB et d'élévation du niveau de vie moyen, de­viennent alors des sujets de préoccupation plus importants que l'équité du système de. redistribution des richesses. Et cela se comprend dans la mesure où les intérêts des possédants dépendent davantage du rythme de croissance de l'économie que du niveau de consommation relatif des défavorisés.

L'idéologie de la consommation de masse suppose aussi une certaine convergence d'intérêts entre les différentes couches de la population: dans la mesure où les producteurs et les couches plus favorisées de la population remplissent adéqua­tement leur rôle, les plus défavorisés finiront, eux aussi, par jouir des bienfaits économiques engendrés par la croissance. Les biens de consommation deviendront disponibles, en plus grande quan­tité et à un moindre prix.

Un tel raisonnement repose cependant sur des as­sises moins solides que ne le suppose la perception idéologique de la consommation de masse. Il est vrai que, dans l'ensemble, les couches défavorisées ont vu leur niveau de vie s'accroître et que, malgré un état de misère endémique latent chez certains, les grandes famines que connaît le Tiers-Monde, ne sont plus à craindre. Mais, la dynamique même des besoins et l'évolution de la consommation font en sorte que la quantité et la qualité des biens jugés essentiels et nécessaires pour survivre dans la so­ciété de consommation de masse, continuent à croître au même rythme que l'accroissement de la richesse globale de la société. La perception subjective du niveau de vie apparaît comme étant davantage liée aux différences perçues qu'au niveau de consom­mation réel. Or, à cet égard, nous avons déjà vu que la structure relative de la distribution des revenus n'avait guère changé, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

6.2.5.- Quatrième proposition idéologique

4.- L'idéologie de la consommation de masse définitenfin des valeurs de normalité;

L'idéologie de la consommation de masse constitue, en somme, l'aboutissement d'un processus d'évolution de la cons­cience collective. Elle est, non seulement le point de conver­gence de plusieurs courants idéologiques distincts (matérialisme, individualisme, libéralisme capitaliste...), mais aussi un essai d'adaptation de ces différents éléments pour essayer d'expliquer et de donner un sens à ce qui était perçu comme un nouveau phé­nomène (celui de la société d'abondance). Comme toutes les idéo­logies cependant, celle de la consommation de masse définit ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est désirable et ce qui ne l'est pas.

Ce faisant, elle définit des "critères de normali­té" qui permettent de juger quels comportements et quelles idées sont compatibles avec l'idéologie dominante. Ces normes serviront à condamner et à exclure les groupes et les courants d'idées qui sont jugés incompatibles ou encore qui remettent en question, la définition et la signification idéologiques de l'abondance. Les groupes sociaux qui sont surtout visés dans le contexte ac­tuel, par ces critères de normalité, on trouve, au premier rang, les défavorisés, les travailleurs et les groupes marginaux (hip­pies...) .

La permanence d'un état de pauvreté, relatif certes, mais réel, dans un contexte d'abondance, constitue l'un des points les plus "chatouilleux" pour les idéologues de la consommation de masse. La présence des défavorisés devient difficile à expliquer et à justifier, dans un contexte où l'abondance devrait profiter à tous. Sur le plan moral, cette présence deviendrait insupporta­ble s'il fallait que l'idéologie dominante reconnaisse que la pauvreté est engendrée par le fonctionnement même du système éco­nomique. A partir du moment où le niveau de vie plus élevé de certains est justifié par l'importance de leur rôle social, il n'est plus possible d'admettre, en même temps, que cette réussite a été bâtie sur la misère des autres. C'est pourquoi, aux yeux de l'idéologie dominante, la pauvreté n'est qu'un accident de parcours dont elle ne porte pas l'entière responsabilité. La tentation devient forte alors de considérer que ce sont les pau­vres eux-mêmes qui portent, au moins en partie, la responsabilité de leur état.

Les. revendications trop agressives des syndicats sont de même moralement condamnées puisque, dans la logique de l'idéologie dominante, elles remettent en question un équilibre des forces jugé harmonieux et qui doit éventuellement mener à une "distribution équitable" des richesses. La seule présence de groupes qui s'identifient à une contre-culture représente aussi un danger, par leur pouvoir d'attraction éventuel au­près de couches plus étendues de la population, qui menace la vision que la classe dominante a du bon fonctionnement de la société et des finalités qu'elle poursuit. Le procédé idéologique le plus courant qui est utilisé consiste à défi­nir ces groupes comme "marginaux", c'est-à-dire comme étant extérieurs au courant dominant de la société de consomma­tion.

Les quatre groupes d'éléments que nous avons énumérés constituent l'armature principale de l'idéologie de la consommation de masse. Cette idéologie présente une vision structurée et articulée de la dynamique sociale et propose une signification déterminée du phénomène de l'abondance. Elle constitue davantage cependant qu'un reflet et qu'une interpré­tation de la réalité. A partir du moment où elle existe, de façon structurée et où une partie de la population s'y iden­tifie, elle devient, elle-même, partie de cette réalité et constitue un des éléments qui vont influer sur l'évolution so­ciale. Elle n'est pas seulement le reflet des intérêts des pos­sédants mais fournit aussi un instrument privilégié par lequel ce pouvoir des possédants pourra se perpétuer.

6.2.6.- Dynamique externe de la société américaine

L'idéologie de la consommation de masse s'est d'abord manifestée aux États-Unis. Dans la mesure où les au­tres sociétés occidentales ont suivi le "pattern" de développe­ment économique de la société américaine, le modèle idéologi­que qui justifiait ce développement, n'a pas tardé, lui non plus, à se répandre.

La puissance militaire, politique, commerciale et industrielle des États-Unis a grandement contribué à renforcer l'attrait de "l'American Way of Life". Avec le développement des mass média (radio et télévision surtout), dans les pays occiden­taux et l'omniprésence américaine, le modèle de vie américaine est devenu un produit d'exportation culturel fort important. La présence d'un tel modèle a d'ailleurs probablement contribué, fortement, à l'accélération du processus d'évolution vers l'avè­nement de la société de consommation de masse dans nombre de pays occidentaux.

L'idéologie de la consommation de masse a d'ailleurs connu son point culminant, lors de ce qu'on a convenu d'appeler la "guerre froide". L'opposition entre les blocs de l'Est et de l'Ouest a en effet été perçue aussi comme un antagonisme entre deux modes de vie. Dans la mesure où elle percevait la société d'affluence oc­cidentale comme étant le lieu privilégié du bonheur matériel indi­viduel et qu'elle confondait, dans une large mesure, la liberté in­dividuelle et niveau de consommation, l'idéologie de la consomma­tion de masse pouvait difficilement s'accommoder de la présence d'un modèle concurrentiel perçu comme antagoniste.

Représentation idéologique du concept de société de consommation de masse

A partir du début des années '60, l'antagonisme idéo­logique entre les deux blocs devait progressivement s'estomper. Progressivement cependant, l'"ennemi" extérieur était remplacé par les groupes qui, de l'intérieur, commençaient à remettre en question les finalités de la société de consommation.

Nous verrons d'ailleurs, dans le chapitre suivant, quelques-uns des principaux courants qui remettent en question la perception de la. réalité que l'idéologie de la consommation de masse propose.

Chapitre 7.- L'analyse du phénomène.

A mesure que l'évolution du système de production entraînait l'émergence de la société de consommation, les cher­cheurs se devaient de trouver de nouveaux instruments conceptuels pour décrire et interpréter les changements qui se produisaient sur le plan de la réalité socio-économique. Plusieurs concepts ont alors été proposés, tels que "société post-industrielle" (G. Friedman),"société technocratique"(Touraine), "société de loisir" (Dumazedier), "société de masse" (Riesman).... Ces con­cepts réfèrent chacun à un aspect privilégié des transformations qui ont ébranlé la société. C'est cependant le concept de "so­ciété de consommation de masse" qui traduit le mieux le champ d'intérêt qui nous préoccupe.

L'ambiguïté même du concept le rend particulière­ment intéressant. Il réfère, en effet, à la fois aux transfor­mations qui se sont produites au niveau de la réalité et à la perception idéologique de celle-ci. Dans les premiers temps de son utilisation, le concept véhiculait, en effet, l'image d'une société presque parfaite où la félicité de l'homme s'était ac­crue. Cette connotation idéologique positive ne fut remplacée que progressivement par une autre, plus négative, à mesure que les critiques devenaient plus nombreuses et mieux articulées.

Aussi, n'est-il pas inutile, croyons-nous, de pas­ser en revue quelques-uns des auteurs qui ont essayé d'analyser le phénomène de l'abondance. Revoir leur oeuvre, c'est, non seu­lement, faire l'inventaire critique d'optiques analytiques qui permettent d'arriver à une meilleure compréhension du phénomène mais c'est aussi faire un peu l'histoire des conflits idéologi­ques et des luttes d'intérêt qui ont marqué l'évolution de la conscience collective de l'abondance. Aucune de ces analyses, en effet, n'est idéologiquement neutre: chaque auteur, à sa fa­çon, prend partie pour ou contre la société de consommation et ce point de départ analytique détermine non seulement les con­clusions de leurs démarches, mais aussi le choix sélectif des phénomènes qui sont étudiés. A cet égard, les analyses du phé­nomène de la consommation traduisent les courants idéologiques qui agitent la société moderne. Des auteurs comme Katona, Ries-man, Galbraith, Packard... ont d'autre part, profondément influé, par la diffusion et l'impact qu'ont connus leurs oeuvres, sur l'évolution de la conscience collective: en articulant, de fa­çon logique, leur perception de la société, ils ont joué le rôle de "définisseurs de situation" dans la mesure où les groupes d'intérêt ont pu s'y identifier, pour se définir et baliser leur cheminement. A cet égard, ils ont pu cristalliser, autour de concepts articulés, ce qui était perçu de façon plus diffuse au niveau de la collectivité.

Ces analyses de l'abondance peuvent être regroupées en quatre blocs principaux, selon leur appartenance idéologique. On trouve, en premier lieu, les tenants de l'idéologie libérale orthodoxe qui glorifient l'avènement de la consommation de masse. Les critiques nombreuses qui ont été formulées peuvent, d'autre part, être différenciées en trois groupes: les critiques libéra­les qui, sans remettre fondamentalement en question l'organisa­tion du système de production, proposent des réformes qui en li­miteront les principaux abus, les critiques conservatrices qui jugent la société d'abondance comme un chaos et finalement, les critiques socialistes dont la perspective est plus globale.

7.1.- La défense de la consommation de masse

L'idéologie de la consommation de masse a été véhi­culée par plusieurs; auteurs, dans nombre de volumes, revues (la revue Fortune, par exemple), publications d'affaires. Parmi ces auteurs cependant, George Katona occupe une place privilégiée: non seulement, la paternité du concept de "société de consomma­tion de masse" peut-elle lui être attribuée, de façon presque certaine, mais sa pensée est aussi suffisamment explicite pour être représentative de la défense de la consommation de masse.

7.1.1.- Katona

L'analyse de Katona n'est que peu critique face aux phénomènes de la consommation de masse: on retrouve, dans toutes ses oeuvres, le souci d'expliquer et de justifier des comporte­ments qu'il juge positifs. On comprend mieux aussi son oeuvre, lorsqu'on la situe dans le contexte de sa carrière et de sa for­mation. Psychologue de formation, Katona s'est d'abord intéressé à vouloir expliquer les comportements économiques des consomma­teurs, à partir des bases fondamentales de la psychologie. Pion­nier de la "psychologie économique", il devient directeur d'un important centre de recherche rattaché à l'Université du Michi-gan (à Ann Arbor) qui effectue de nombreuses recherches sur les comportements de consommation et ce, autant pour l'entreprise privée que pour le gouvernement américain.

L'un de ses premiers ouvrages, "L'analyse psycho­logique du comportement économique"85 , n'est finalement qu'une tentative de justification des comportements de consommation de la société d'abondance, en termes psychologiques. Ce livre cons­titue, dans une large mesure, une tentative d'exploration du concept de "l'homo economicus" qui sous-tend toute la théorie du libéralisme économique. Pour l'auteur, en effet, les motiva­tions des consommateurs sont primordialement économiques: les décisions d'achat de biens de consommation sont prises à la fois en fonction de la perception qu'a le sujet du contexte économi­que général (inflation, récession...) et de sa situation immé­diate (revenu passé, actuel et futur...). Les deux postulats fon­damentaux de l'analyse de Katona sont d'une part, que les déci­sions des consommateurs sont finalement "rationnelles" puisque ceux-ci cherchent surtout à maximiser leur bien-être économique et d'autre part, que les biens mis en marché par les producteurs correspondent, par le jeu économique, aux besoins des consomma­teurs. Dans son optique, la publicité ne fait qu'aviver l'inté­rêt du consommateur et ne pourrait imposer de besoins artificiels. Tous les besoins exprimés en termes d'achats économiques sont donc justifiés puisqu'ils sont l'expression de besoins acquis socialement.

Parce qu'ils s'expriment de façon rationnelle, les consommateurs deviennent, aux yeux de Katona, une troisième force économique majeure, à côté de l'entreprise privée et de l'admi­nistration publique.86 Le libre exercice, par les consommateurs, de leurs choix de consommation, suffit donc à révéler leurs be­soins réels et il n'est pas nécessaire, pour cela, de législations spéciales et de groupes organisés de consommateurs.

"Au cours des dernières décennies, il s'est produit ici en Amérique... l'avènement d'une "so­ciété de consommation de masse", unique par les trois caractéristiques suivantes:

Par conséquent :

"Si injustifiées que soient les critiques adressées à notre société, celle-ci ne peut qu'en bénéficier, dans la mesure (assez faible) où elles ont une chance d'influer sur les moeurs; les atta­ques dont elle est l'objet ne peuvent heureusement rien contre l'abondance, et présentent l'utilité de signaler d'éventuels périls".88

- Le revenu discrétionnaire

Cependant, Katona a su percevoir, avec justesse, l'une des manifestations les plus significatives de la société de consommation, soit l'apparition, chez une majorité de ména­ges, d'un revenu discrétionnaire qui permet l'achat de biens 89 de consommation durables. C'est la généralisation de ce phénomène 90 qui expliquerait la transformation collective des mo­des de consommation. L'erreur de Katona, cependant, fut de pré­voir que seule une minorité de vieillards, d'invalides, de veu­ves... (proportion qu'il évalue à 22% de la population américai­ne, en 1950) serait exclue de l'abondance: comme nous l'avons vu, une proportion appréciable de travailleurs continue à vivre dans un état de pauvreté ou de marginalité et ce, même s'ils ont un emploi.

"Notre société est une société de classes moyennes simplement aisées..." 91

"L'un des mérites de la société de consom­mation de masse ne consiste pas à partager le gâteau en tranches, de dimensions diffé­rentes, mais à faire tout le possible pour accroître les dimensions du gâteau".92

Enfin, il ne fait aucun doute, pour cet auteur, que le phénomène de la consommation de masse est bénéfique à l'ensemble de la population et que son extension va définitive­ment dans le sens d'une amélioration du sort de l'homme:

"Loin d'avoir trahi les idéaux de son his­toire, notre pays a donné une consécration mondiale à sa croyance aux pouvoirs qu'ont les hommes de rendre leur vie meilleure..." 93

"C'est précisément l'aspiration à un niveau de vie de plus en plus élevé qui est le plus solide fondement de la prospérité américaine"94

Ce bonheur accru de l'homme de l'abondance s'arti­cule autour de deux sources de satisfaction principales: l'acqui­sition de biens matériels qui permettent d'améliorer son confort mais dont la possession en soi est déjà source de satisfaction et l'acte d'achat lui-même qui traduit le nouveau pouvoir du consommateur.

"La possession de biens matériels est en soi satisfaisante..." 95

"Faire des achats est un exercice agréable de puissance et l'atmosphère d'un grand ma­gasin est souvent voluptueuse..." 96

7.1.2.Homogénéisation des "patterns" de consommation

L'élévation du niveau de revenu et la généralisa­ tion du revenu discrétionnaire devaient, par ailleurs, entraîner une homogénéisation des "patterns" de consommation et un nivel­ lement des aspirations: les différences de classes très marquées de l'époque précédente (notamment, entre les modes de consomma­ tion des ouvriers agricoles, des travailleurs à la production, des employés et de la bourgeoisie) devaient s'estomper à mesure que l'amélioration du niveau de vie permettait à toutes les couches de la population de se procurer des biens semblables. Cette idée de Katona fut reprise par un certain nombre de chercheurs97 qui ont voulu démontrer l'aspiration émergente de toutes les couches de la population à la possession d'un ensem­ ble homogène de biens de consommation identiques (le " standard package "):

"This ... suggest(s) that there is a standard expenditure package which a family takes on almost as soon as it is formed and which varies little with age. This trend indicates a very important change in social patterns that may be traced directly to affluence, but also... to education and other experiences in the mass consumption society" 98

Cette perception de l'homogénéisation des "patterns" de consommation est aussi étroitement liée à l'interprétation qui est faite de l'évolution de la structure des revenus. Pour les idéologues de la société de consommation, il semble évident que l'accroissement général du niveau de vie finira par rendre pos­sible, même aux plus défavorisés, d'avoir accès, dans un avenir rapproché, aux biens de consommation qui sont, pour le moment, l'apanage exclusif des couches favorisées. Certains même consi­dèrent que la liberté des travailleurs d'augmenter leur revenu (en faisant du temps supplémentaire, en prenant un deuxième em­ploi, par le travail de l'épouse...) leur permettra d'acquérir plus rapidement les biens de ce "panier commun" et de s'affran­chir des contraintes d'un revenu unique insuffisant:

"In this case, the consumer's willingness to buy changes his ability to do so, and consumption is seen as no longer dependent on income in the classical economic sense... the worker is free to decide how much disposable or "discretionary" income he needs, how he will spend it and when. He begins to plan for the future". 99

- La disparition des différences de classes

Il était facile, à partir de ces prémices analyti­ques, de prévoir la disparition des différences de classes et l'homogénéisation accélérée des aspirations à la consommation. Certes, le phénomène correspond à une certaine réalité : l'éléva­tion des revenus d'une part et l'abaissement des coûts unitaires de production en série d'autre part, ont permis à un plus grand nombre de ménages, de se procurer des biens durables similaires. Ce phénomène cependant ne saurait masquer les différences qui continuent d'exister entre les différentes couches de revenus. A mesure que leur niveau de vie s'accroît, les classes plus fa­vorisées acquièrent de nouveaux besoins de consommation et déve­loppent de nouvelles aspirations qui ne sont pas accessibles aux plus défavorisées.

Ce processus de nivellement des modes de consomma­tion que les idéologues libéraux avaient prévu ne s'est produit que partiellement. Il correspondait à une étape déterminée de l'évolution du système de production. Le développement de l'appa­reil de production qui commençait à produire en très grande série, un nombre restreint de biens durables devenus moins coûteux et l'émergence concurrente d'une classe moyenne plus étendue, avaient exercé une forte pression dans le sens d'une homogénéisation ac­crue des "patterns" de consommation. Ces conditions cependant ne tardèrent pas à se modifier: l'expansion de la production de mas­se permit bientôt de réintroduire une diversité, beaucoup plus grande, dans le type de biens consommés, par la multiplication des modèles et des marques, la diversification des biens dispo­nibles.... Parallèlement, l'évolution de la distribution des re­venus, la persistance des inégalités et de la pauvreté devaient amorcer un processus fondamental de différenciation sociale au niveau de la consommation. Le statut de consommation est en ef­fet devenu un moyen important de marquer les différences de classes.

L'avènement de la société de consommation de masse n'a donc pas marqué, comme l'avait prévu Katona et d'autres après lui, la disparition progressive des différences de classes, au ni­veau de la consommation. Au contraire, cette différenciation par la consommation constitue un des aspects les plus fondamentaux de la dynamique de la consommation de masse. Celle-ci semble, de fait, s'articuler sur une relation dialectique entre, d'une part, le désir des individus de marquer leur appartenance et leur con­formité au groupe et, d'autre part, le désir également important et nécessaire d'affirmer la non-appartenance à d'autres groupes et de se distinguer des autres individus. Même si elles donnent l'apparence d'être devenues plus floues et plus diffuses, les différences de classes sont restées fortes sur le plan de la con­sommation et ce, à cause surtout du maintien des inégalités de revenus.

7.2.- La critique libérale

D'autres auteurs, d'inspiration libérale, n'ont pas voulu accepter, sans la relativiser, l'image optimiste que proposait l'idéologie de la consommation de masse. Parmi ceux-ci, les trois plus connus sont David Riesman, Galbraith et Vance Packard.

7.2.1.- David Riesman

Dans "La foule solitaire",100 qui est aussi son oeuvre la plus connue, Riesman veut, à la fois, décrire les chan­gements objectifs qui secouent la société américaine et souligner les dangers de la déshumanisation progressive des rapports sociaux et de l'effritement des structures sociales. A ses yeux, la société moderne correspond à l'avènement d'un nouveau type de "caractère social" marqué par une influence plus grande du groupe social con­temporain sur l'individu. Cette "orientation vers autrui" (other-directedness) succède à "l'orientation vers soi" (inner-directedness), qui était le caractère social dominant depuis la Réforme, et à "l'orientation vers la tradition" (tradition-orientedness), carac­téristique des sociétés antérieures moins dynamiques.

Ce dernier type d'orientation (tradition-orientedness) était rigide: l'orientation des individus est déterminée entière­ment par la dépendance sur la famille et la parenté. La mobilité sociale y est faible, le réseau de valeurs est fortement intégré et il reste peu d'énergie à consacrer à la solutionne problèmes nouveaux (d'où le caractère statique de la société). L'ère de l'industrialisation requérait des hommes beaucoup plus autonomes: la source de direction de l'individu, d'extérieure qu'elle était (tradition), devient intérieure (intériorisation des normes et des valeurs par le processus de socialisation). Cette évolution allait permettre aux individus d'être plus autonomes, de s'adap­ter plus facilement aux changements de conditions et d'innover, de façon plus systématique. Ce type d'homme reste cependant assez rigide, dans son système de valeurs et son mode de fonctionnement, dans la mesure où les normes et les valeurs intériorisées pendant sa jeunesse ne changeront que peu, pendant la période adulte. Riesman conçoit cependant l'émergence d'un nouveau type de "ca­ractère social" (other-directedness) où l'individu dépendra moins désormais des normes intériorisées lors de son enfance, mais sera davantage influencé par le groupe social immédiat où il évolue. La flexibilité d'adaptation de l'individu sera alors beaucoup plus grande car, collectivement, les individus pourront inventer de nouveaux modes d'adaptation à des conditions changeantes, plutôt que de dépendre des solutions inventées par la génération pré­cédente.

L'apparition de ce nouveau type de personnalité correspond, pour Riesman, à l'avènement de la consommation de masse. L'accent se déplace de la production vers la consomma­tion et, conséquemment, l'individu doit apprendre à vivre, non plus comme producteur, mais comme consommateur. Certes, il continuera à intérioriser les normes du groupe mais les buts et les motivations du groupe pourront évoluer et changer, à une cadence plus rapide. Dans ce processus, l'individu accor­dera une importance accrue aux relations interpersonnelles, à l'image qu'il projette et à l'opinion que les autres auront de lui. Son habileté à se tirer d'affaire dépendra de sa com­pétence à manipuler autrui autant qu'à être manipulé lui-même.

"Getting along with others, is the magic key to accomplishment... the art of proper spending must be carefully learned for it must not be conspicious... the other-directed person is kept within its consumption limits not by goal-directed but by other-directed guidance" 101

Cette analyse de Riesman, qui a influencé toute une génération de sociologues américains, reste cependant ambi­guë. S'il décrit, avec justesse et originalité, quelques-uns des changements qui ont le plus secoué la société moderne, il reste peu critique face à l'influence prédominante que l'évolu­tion du système de production y a eue (rôle de la publicité, influence des producteurs...). Sa vision prophétique de l'avène­ment d'une nouvelle personnalité (orientation vers autrui) semble aussi prématurée, puisque vingt ans après la parution du volume, il reconnaîtra avoir probablement surestimé les tendances certai­nes qui poussaient dans ce sens.

- La critique de la consommation

C'est dans une autre de ses oeuvres, "L'abondance, à quoi bon?," qu'on peut trouver, de façon plus spécifique, ses commentaires critiques sur la société de consommation. Dans la préface de ce dernier livre, Riesman se définit lui-même comme un "libéral" pas d'accord, qui veut critiquer les excès et l'o­rientation de la société américaine. Selon son expression, cette critique sera "culturelle". Ce terme décrit d'ailleurs assez bien le niveau de préoccupations de Riesman: il ne remet pas en cause l'existence de: l'abondance ni la forme d'organisation éco­nomique qui a mené à l'avènement de la consommation de masse. 102

Un des mythes les plus profondément ancrés dans l'esprit de l'homme moderne est celui de l'avènement d'une so­ciété de loisir où l'automatisation libérera l'homme des contrain­tes du travail de production. Riesman note cependant, à ce propos, que la société moderne n'est pas prête au loisir, de la même fa­çon que la société traditionnelle n'était pas préparée à l'avè­nement de l'usine industrielle. L'homme moderne cherche, dans le loisir, une signification et une satisfaction que le travail ne lui offre plus: aux héros de la production (entrepreneurs et ou­vriers) ont succédé les héros de consommation. Il cite, à l'ap­pui de sa thèse, une enquête où 80% des ouvriers ont déclaré qu'ils veulent continuer à travailler, même si leur travail est ennuyeux, faute d'autres satisfactions positives.

Ainsi, l'avènement de la société de consommation aurait été facilité, sur le plan culturel, par l'affaiblissement des valeurs du travail qui découle de la mécanisation et de la bureaucratisation croissantes des relations de travail. L'idéo­logie de la consommation de masse a servi à combler le vacuum qui s'était créé au niveau du travail.

Le déracinement des ruraux et des immigrants les rend particulièrement sensibles et réceptifs à la "culture du clinquant": la culture traditionnelle qui constitue un équili­bre précaire, axé sur l'adaptation de l'individu à un milieu où les satisfactions sont difficiles à obtenir, s'effondre, en bonne partie, devant l'objet de consommation qui offre une sa­tisfaction immédiate. Il rappelle, à ce propos, l'exemple specta­culaire de certaines tribus primitives où le remplacement de la hache de pierre par la hache de métal, beaucoup plus efficace, a complètement chambardé l'ordre social: la structure sociale qui était axée entièrement sur l'organisation des efforts collectifs, en vue de la tâche longue et ardue d'abattage des arbres, s'est effondrée, à partir du moment où l'introduction de la hache de métal rendait cette tâche beaucoup plus facile. Analogiquement, le même phénomène se produit dans la société moderne, à un degré moindre peut-être, lorsque la culture traditionnelle s'effondre. Ainsi, pour Riesman, les Noirs du Sud viennent moins alimenter le système de production du Nord des États-Unis que le système de consommation.

"Nombre d'esprits réfléchis ont reconnu que notre société offre peu en matière de ré­éducation, à ceux qui ont été arrachés à leur culture traditionnelle et se sont soudain trouvés exposés à toutes les séductions de la culture de masse" 103

Il reproche aux spécialistes de la publicité et du marketing d'exercer une influence culturelle trop marquée, en privilégiant certaines valeurs (achats de biens et services...) aux dépens de d'autres plus fondamentales. Ces valeurs de con­sommation ne peuvent combler le vide laissé au niveau de la "sociabilité et du désir de discuter", lors de l'effritement de la culture traditionnelle. 104

La consommation de masse remplit aussi plusieurs autres fonctions: l'acte de consommer apparaît comme un moment de "fête" qui permet d'échapper à la planification trop restrei­gnante du travail. Le niveau de consommation devient aussi un signe extérieur de la position sociale de l'individu: le statut de consommation sert à indiquer la position sociale et à discri­miner ceux qui ne sont pas jugés dignes d'appartenir à un groupe donné (d'où la motivation de ceux qui aspirent à une mobilité ascendante à augmenter leur niveau de consommation, afin d'être accepté par les groupes sociaux de catégories supérieures). Le niveau de consommation sert aussi à indiquer quelle image les consommateurs voudraient que les autres aient d'eux.

La crise de l'ère d'abondance est avant tout, à ses yeux, une crise culturelle, dans la mesure où la société n'est pas disposée à donner des buts et des motifs valables "aux peurs et aux espoirs" de la collectivité et à procurer des moyens d'institutionnaliser les aspirations collectives, tant matérielles que culturelles.

Malgré les reproches qu'il lui adresse, Riesman ne peut s'empêcher d'être optimiste face à l'avenir de la socié­té de consommation, ce en quoi il manifeste d'ailleurs claire­ment son option libérale. Le désir exprimé par certains groupes et un nombre croissant d'individus de réinventer leur façon de vivre, en lui donnant de nouvelles finalités, lui semble garantir l'espoir d'un renouveau culturel qui, seul, pourrait permettre d'échapper à l'appauvrissement culturel.

7.2.2.- Galbraith

Dans le premier de ses volumes qui traite direc­tement des problèmes engendrés par la société d'abondance, 105 Galbraith s'attache d'abord à démontrer comment la "sagesse conventionnelle" des penseurs américains, héritage des écono­mistes classiques, ne réussit à percevoir les véritables problè­mes posés par la croissance économique et comment cette sagesse est incapable de mener à des voies nouvelles pour solutionner ces problèmes. Cette pensée, élaborée à l'époque d'une économie de rareté, ne suffit plus à une époque d'abondance.

Galbraith critique particulièrement la conception inhumaine du travail héritée de Ricardo106 qui conçoit le tra­vail humain uniquement comme un facteur économique qu'on peut augmenter ou diminuer à volonté, sans préoccupation pour les conséquences humaines que cela entraîne. Dans un même élan, il s'étonne de la non perception des inégalités sociales et de l'injustice flagrante dont ils sont la démonstration dans une ère d'opulence où il serait possible d'y remédier. Il s'attaque aussi aux idéologues du système et à leur croyance que le profit monétaire est synonyme de progrès économique et partant, de pro­grès social.107

Mais, Galbraith n'est pas qu'un critique, c'est aussi un fin analyste qui sait décomposer, au moins par­tiellement, les mécanismes d'une société de production et de consommation de masse. Ainsi, il met à nu les deux principes implicites sur lesquels repose la "théorie de la demande du con­sommateur": soit d'une part, la croyance dans une non-satiété des besoins des consommateurs et d'autre part, la croyance que les besoins ont leur origine dans les personnalités individuel­les et que, par conséquent, ils constituent des données de fait dont l'économiste n'a pas à questionner le bien-fondé ou la né­cessité .108

"Avec l'accroissement du revenu réel par tête, les hommes sont capables de satis­faire des besoins supplémentaires .... Les besoins sont, en réalité, le fruit de la production".109

Ceci amène Galbraith à concevoir un lien de dépendance direct entre la production et la consommation.110 C'est-à-dire que ce sont les producteurs qui déterminent, dans une certaine mesure, les besoins des consommateurs par les biens qu'ils produisent et non pas l'inverse, comme les économistes or­thodoxes se plaisent à le croire.

"L'individu sert le système industriel non pas en lui apportant ses économies et en lui four- nissant son capital, mais en consommant ses pro­duits. Il n'y a d'ailleurs aucune autre activi­té, religieuse, politique ou morale, à laquelle on le prépare de manière aussi complète, aussi savante et aussi coûteuse". 111

"Nos libertés sont menacées à l'heure actuelle, par la domination qu'exerce la grosse entrepri­se et les tendances qu'elle a de créer, pour ses, propres fins,un type d'homme conforme à son organisation". 112

Cette menace est concrétisée, aux yeux de Galbraith, dans l'avènement de la "technostructure", c'est-à-dire dans l'avènement d'un groupe restreint d'experts et de spécia­listes qui, sans en posséder nécessairement le capital, ont pris le contrôle effectif des grandes entreprises de production dont le nombre est peu élevé, mais dont l'influence économique est devenue prépondérante. Cette technostructure constitue un appareil complexe, composé d'ingénieurs, de savants, de direc­teurs d'usines et de ventes, de spécialistes du marketing..., et dont la fonction principale consiste à amasser, répartir et utiliser les informations amassées par une multitude d'agents.

L'intérêt de la technostructure est double. En premier lieu, elle cherche à assurer un minimum de profits qui lui permettra de conserver son indépendance et son autonomie, face aux propriétaires-actionnaires trop nombreux et trop épar­pillés. L'objectif principal de la technostructure consiste, se­lon Galbraith, à assurer la croissance de l'entreprise: le dé­veloppement illimité et accéléré de la firme permet aux techno­crates d'augmenter leurs responsabilités (et par conséquent, leurs revenus et leur statut social), d'assurer le pouvoir collégial de la technostructure, de continuer à chercher le développement technique en soi, d'augmenter finalement les bénéfices qui sont le critère de réussite le plus important à leurs yeux.113

Pour assurer la réalisation de ses objectifs, la technostructure ne peut se contenter de répondre passivement aux conditions du marché (comme le préconisait la conception néo­classique). Elle cherche, au contraire, à influer directement et activement sur les prix, les: coûts et les habitudes de consom­mation, afin d'assurer le contrôle maximum de son environnement et des conditions d'expansion de l'entreprise.

"... s'il n'y a effectivement aucun moyen de démontrer que le consommateur est in­fluencé par les efforts de persuasion, les faits sont là pour le montrer à qui veut bien les voir. Les sommes énormes qui y sont consacrées le sont sans doute avec quelque raison".

"Les gens ne possèdent-ils pas des voitures et des routes plutôt que des maisons parce que la General Motors est plus efficacement souveraine que l'industrie du bâtiment. La pollution atmosphérique, le sacrifice des sites, résultent-ils, en dernière analyse, des préférences individuelles ou des avan­tages qu'y trouve l'industrie? Le transport supersonique, les missiles anti-ballistiques sont-ils dus aux désirs des citoyens ou à ceux des producteurs? On commence à compren­dre quelles questions surgissent quand s'inverse la filière classique. On commence aussi à deviner pourquoi certains pourraient désirer qu'elle ne soit pas inversée..." 114

- La technostructure

L'avènement de la "technostructure" constitue da­vantage qu'un simple changement de taille de l'entreprise. Il correspond à un nouvel équilibre social où le rapport des forces devient plus inégal et inéquitable entre, d'une part, les inté­rêts collectifs et individuels des consommateurs et d'autre part, ceux de l'entreprise géante:

"Certaines choses, dont beaucoup ne sont guère utiles, sont produites en trop grandes quanti­tés alors que d'importants besoins privés et publics ne sont pas satisfaits".115

Ce déséquilibre des forces entraîne, aux yeux de Galbraith, un changement qualitatif fondamental dans le mode de vie des consommateurs: ceux-ci ne sont plus en mesure d'exercer leur liberté et d'influencer, de façon significative, l'orienta­tion et l'évolution culturelle de la société de consommation. Pour Galbraith cependant, la responsabilité de la technostruc­ture à cet égard est complète et c'est, à ce niveau, que l'ac­tion corrective doit d'abord être amorcée, en instituant un contre-pouvoir étatique plus apte, selon lui, à protéger les in­térêts de la collectivité.

La solution entrevue par Galbraith est contenue, toute entière, dans sa conception d'un changement possible et désirable d'abord au niveau structurel, en instaurant un nouvel équilibre des forces, mais aussi au niveau culturel, en permet­tant la satisfaction des besoins collectifs qui n'ont pu être satisfaits à date. Galbraith ne rejette pas définitivement le système économique actuel: il est, avant tout, un "néo-libéral" qui constate les failles du système actuel et qui croit ferme­ment qu'un changement progressif, sans rupture radicale, peut combler ces failles.

C'est dans "L'heure des libéraux" 116 qu'il élabore davantage le contenu de la "nouvelle sagesse" qu'il veut opposer à la "sagesse conventionnelle". Cette "nouvelle sagesse" est axée sur la nécessité d'une intervention planificatrice de l'État, la primauté de l'éducation (et du développement culturel) sur la course à la production, une redistribution plus adéquate des ri­chesses, l'abandon de l'illusion de la sécurité nationale (course aux armements) et une politique de sagesse et de générosité à l'égard du Tiers-Monde.

Une telle stratégie de changement progressif sup­pose cependant, à ses yeux, qu'on prenne conscience que l'écono­mique est actuellement au service du système en place, que ce qu'on appelle une "politique économique saine" est idéologique-ment biaisée, que la publicité et la persuasion font partie in­tégrante du système par lequel la technostructure manipule les consommateurs, qu'il faut dégager l'État de l'emprise de la technostructure, en s'attaquant aux agences bureaucratiques qui sont en symbiose avec la technostructure, que finalement, l'appareil législatif soit renforcé comme instrument de résis­tance à la technostructure, afin de pouvoir mettre en oeuvre les réformes spécifiques indispensables (développement du sec­teur économique marginal).

7.2.3.- Vance Packard

Certains reprochent à Vance Packard de viser sur­tout au spectaculaire journalistique, aux dépens d'une analyse systématique mieux étayée. On ne peut nier cependant que son oeuvre constitue l'un des points de repère les plus importants et les plus significatifs de l'évolution de la pensée sur la consommation de masse.

Il est vrai que les bases théoriques de son ana­lyse sont plutôt faibles. On y chercherait en vain les éléments qui permettraient de dégager un sens à la société de consomma­tion et de donner une interprétation structurée du phénomène de la consommation de masse. Les fondements théoriques y sont épars et à peine ébauchés. C'est peut-être là cependant, ce qui justifie l'étiquette de critique libéral qu'on peut lui accor­der: s'il en critique certaines manifestations, Packard ne re­met jamais en question l'existence ni la justification de la société américaine et, à l'inverse, il ne se préoccupe guère d'en juger les mérites par rapport à d'autres modes d'organi­sation sociale ou par rapport aux étapes antérieures de l'évo­lution de la société moderne.

Mais, si on peut rejeter aisément le "Packard" théoricien, il reste un "phénomène" Packard avec lequel il faut compter. Le succès et la popularité de ses oeuvres font de Packard l'un des chroniqueurs les plus connus de la socié­té de consommation. Il cherche moins à faire une analyse théo­rique de la consommation de masse qu'à révéler et explorer des phénomènes qui lui apparaissent problématiques. L'énumération des oeuvres de Packard est d'ailleurs tout à fait révélatrice de son niveau de préoccupation: "La persuasion clandestine", "Les obsédés du standing", "A l'assaut de la pyramide sociale", "L'art du gaspillage", "Une société sans défense", "Le sexe sau­vage" ....

Les données qui servent de base à son analyse ne sont pas non plus "empiriques" au sens rigoureux du terme. Packard se préoccupe peu de présenter ses données, de façon complète et neutre: il cherche surtout à trouver les arguments et les exem­ples les plus spectaculaires et les plus convaincants qui lui permettront d'étayer ses plaidoyers. Car, ses oeuvres constituent autant de plaidoyers contre les problèmes et les abus les plus flagrants de la société actuelle. À cet égard, le mérite de Packard aura peut-être moins été de fournir un apport original à l'analyse théorique de la consommation de masse que de rappeler et de dé­crire l'existence de phénomènes réels et problématiques. L'exa­men plus détaillé d'une des oeuvres les plus significatives de Packard, soit "La persuasion clandestine"117, peut nous aider à mieux comprendre le; type de démarche suivi par l'auteur.

L'intérêt qu'il voit dans cette étude du processus publicitaire est immédiat: il y a là un problème et un danger qui méritent d'être décortiqués et rendus publics:

"Ces manipulateurs du subconscient sont en train d'acquérir secrètement un pou­voir de persuasion qui mérite d'exciter l'intérêt du public.

Espérons que ce livre contribuera à éveiller l'attention générale sur ce sujet" .118

Le point de départ de l'analyse de Packard est donc assez simple. La publicité influence les consommateurs dans leurs décisions d'achats: cette influence n'est pas nécessairement per­nicieuse, dans la mesure où elle s'adresse au niveau conscient et rationnel. Une partie de cette publicité est cependant dange­reuse et néfaste, puisqu'elle cherche à influencer le consomma­teur sans que celui-ci en soit conscient. Il s'agit donc, au dé­part, d'un problème moral dont Packard va essayer de montrer les implications et les dimensions, en décrivant les stratégies uti­lisées par ces "manipulateurs du subconscient". Son raisonnement apparaît donc teinté d'un certain manichéisme, puisqu'avant même que la démonstration en soit faite, les "vilains" sont déjà clai­rement identifiés.

Packard ne réussit pas à vraiment démontrer cepen­dant si, effectivement, les stratégies de ces publicitaires ont un effet réel sur les comportements des consommateurs. Il prend pour acquis que cette influence pernicieuse s'exerce et, en con­séquence, il doit surtout en démontrer la mécanique: puisque les publicitaires eux-mêmes croient avoir une influence réelle, il ne fait aucun doute, pour Packard, que leurs déclarations corres­pondent à la réalité. Il confond ainsi la perception que les "persuadeurs" ont de leur efficacité et l'influence réelle que leurs stratégies peuvent avoir au niveau des consommateurs. Or, l'influence réelle de la publicité se situe peut-être moins au niveau des stratégies spécifiques rapportées par Packard, qu'au niveau de la création d'un environnement, d'un contexte culturel de la consommation de masse.

L'accumulation des exemples et la description des stratégies employées tient lieu, pour Packard, d'analyse du pro­cessus publicitaire. Quelques-uns des thèmes soulevés par l'au­teur, en cours de route, méritent cependant de retenir l'attention.

-le consommateur-roi: Packard décrit fort bien comment les préoc­ cupations des producteurs, à l'égard des réactions des consomma­ teurs, se sont développées. Au début des années '50, la sur-pro­ duction des biens de consommation constituait un danger véritable aux yeux des producteurs.119 Ceux-ci devaient se préoccuper, non plus seulement de produire, mais aussi d'écouler leurs stocks, d'où leur intérêt pour toutes les nouvelles stratégies publici­taires qui promettaient de résoudre leurs problèmes de distribu­tion. C'est dans ce contexte que le "mythe du consommateur-roi" a repris de la vigueur. Le mérite de Packard, à cet égard, est de démontrer que ce mythe n'a fait que recouvrir les efforts des producteurs pour arriver à contrôler un nouvel environne­ment qui menaçait peut-être leur prospérité, mais où les con­sommateurs étaient loin d'avoir l'influence qu'on leur prêtait.

-la non-crédibilité des consommateurs: Packard décrit aussi fort bien le cheminement qui devait rendre les publicitaires sceptiques à l'égard des raisons données par les consommateurs pour expliquer leurs décisions d'achats. Ainsi, la "Recherche de mobile" (ou R.M.), qui devient un mouvement généralisé, chez les publicitaires américains, après la seconde guerre, cherche à découvrir les motivations inconscientes qui font réagir les consommateurs: il s'agit donc moins de vendre un produit que de vendre la sécurité émotive, l'assurance d'être méritant, le contentement de soi, un objet d'affection, un exutoire pour l'instinct créateur, le sentiment de puissance, le sentiment d'avoir des racines ou encore l'immortalité.

Katona considérait que les consommateurs étaient "rationnels" dans leurs efforts pour satisfaire leurs besoins, dans la mesure où ils possédaient l'information suffisante. Les "persuadeurs clandestins", décrits par Packard, partent d'un point de vue diamétralement oppose:

"L'agence de publicité Weiss fut la pre­mière à mettre en doute les raisons que donnent les gens lorsqu'ils achètent un réfrigérateur".120

Les impératifs de distribution et de vente de­vaient cependant amener les publicitaires à aller plus loin, dans l'exploitation du subconscient:

"De plus en plus, les spécialistes de la publicité jugèrent indispensables de créer le "vieillissement psychologique".... Vers 1955, les marchands de divers produits fu­rent poussés par leurs conseillers psycho­logiques à devenir des "marchands" de mé­contentement. Un agent de publicité s'écria avec ferveur: "ce qui fait la grandeur de ce pays, c'est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé". 121

Cet appel à l'émotif et à l'inconscient des con­sommateurs devient, pour Packard, de plus en plus marqué, à me­sure que les produits deviennent plus standardisés et de moins en moins différenciables sur le plan des caractéristiques phy­siques .

- la publicité destinée aux enfants: le phénomène de la consomma­tion de masse n'épargne aucune catégorie de la population. Packard décrit fort bien, à cet égard, comment les publicitaires en sont venus à vouloir influencer les enfants, non seulement comme con­sommateurs actuels ou potentiels, mais aussi en tant qu'instiga­teurs de leurs parents à se rendre au magasin. L'avènement de la télévision devait d'ailleurs fournir aux publicitaires le médium rêvé pour rejoindre une population qui ne maîtrisait pas encore l'imprimé:

"... grâce à la télévision, la plupart des enfants apprenaient à chanter des chansons publicitaires, avant d'apprendre l'hymne national..." 122

Packard, en fait, questionne, dans le cas de la publicité destinée aux enfants, comme dans le cas aussi de l'en­semble de la publicité, le droit que se sont arrogés les publi­citaires et aussi les producteurs d'influencer, dans une direc­tion déterminée, des portions appréciables de la population, sans que ce choix ait été librement consenti par la collecti­vité et sans que les conséquences de telles stratégies aient vraiment pu être évaluées. Cette citation de Joseph Seldin, rapportée par Packard, illustre bien son niveau de préoccupa­tion.

"La manipulation des esprits des enfants dans les domaines de la religion ou de la politique soulèveraient parmi les parents une tempête de protestations et une prompte enquête de la part du Congrès. Mais dans le monde du commerce, les enfants sont une proie rêvée et légitimée"123.

L'oeuvre de Packard se situe davantage au niveau de l'"action politique" que de l'analyse du phénomène de la con­sommation de masse. La logique du "manifeste politique" ne lui permet pas d'entrer dans toutes les finesses analytiques qu'on retrouve, par exemple, dans l'oeuvre de Galbraith. Ce que son style gagne en éclat, il le perd en capacité d'analyse. L'oeu­vre de Packard occupe cependant une place privilégiée dans l'ana­lyse de l'idéologie de la consommation de masse: il a su faire ressortir quelques-uns des problèmes les plus fondamentaux de la société de consommation, à un moment où la société américai­ne n'était pas encore prête à accepter une critique plus radica­le de son évolution. Mais, ce fut là, en même temps, la limite majeure de sa critique de la société américaine: il ne s'est jamais rendu au bout de sa logique pour identifier les réformes et les changements indispensables qui s'imposaient et il n'a jamais pu non plus proposer une alternative possible à la socié­té de consommation»

7.3.- La critique conservatrice

Les critiques conservatrices de la consommation de masse n'ont pas été très nombreuses. Celle présentée par Georges Elgozy, dans "Les damnés de l'opulence"124, mérite cependant de retenir notre attention, à cause de l'originalité du point de vue présenté.

L'analyse d'Elgozy se situe dans le prolongement direct de la pensée d'Emile Durkheim. On y retrouve les mêmes principes fondamentaux par lesquels ce dernier cherchait à dé­monter le fonctionnement de la mécanique sociale. Ainsi, pour Elgozy, tout comme pour Durkheim, la collectivité reflète une réalité propre qui dépasse la somme de ses parties, prises une à une. A cet égard, la société de consommation doit être jugée comme un phénomène autonome et distinct de l'évolution des com­portements des consommateurs, des décisions prises par les pro­ducteurs et des stratégies employées par les publicitaires. Dans cette optique donc, il ne peut y avoir un seul responsable ultime des abus de la consommation de masse: s'il y a abus, c'est l'en­semble de la collectivité qui en porte la responsabilité et cette responsabilité est partagée autant par les consommateurs que les producteurs et les publicitaires:

"... les producteurs ne sauraient forcer les consommateurs sans la complicité, des distributeurs, des publicitaires et des consommateurs eux-mêmes. Le viol est consen­ti.... Au pays des consommateurs aveugles, les producteurs borgnes sont rois"....125

L'analyse d'Elgozy repose, en dernier ressort, sur la notion d'équilibre social: la cohésion sociale découle d'un équilibre harmonieux des parties constituantes. Toute modi­fication de cet équilibre entraîne un effritement de la structure sociale qui ne peut plus jouer adéquatement son rôle de soutien et d'encadrement des individus. Or, l'avènement de la société de consommation marque une modification fondamentale de cet équilibre.

"On reproche à la société de consommation, dont l'organisation requiert des discipli­nes communes, d'astreindre les individus à abdiquer tout ou partie de leur personna­lité . Ecrasante serait la pesanteur des masses. Elle l'est. Par son influence sur l'éducation, non seulement cette société façonne des spécialistes bornés et à oeil­lères, mais elle les contraint de s'user à la tâche pour satisfaire des besoins futi­les... Depuis qu'il y a des hommes et qui travaillent, ils ont admis de perdre leur vie, à la gagner." 126

Cet effondrement de la cohésion sociale se mani­feste par une absence d'objectifs communs aptes à cimenter les intérêts des différents groupes sociaux et à orienter positive­ment le progrès social:

"L'extrême précision du taux de croissan­ce contraste avec le manque de netteté des objectifs..." .127

"Les progrès sont armes à double tranchant. L'Anthropopithèque qui sommeille au fond de chaque civilisé un tantinet sauvage, expéri­menterait volontiers le plus meurtrier des deux tranchants. Si les singes parlaient, ils désavoueraient tout net cette parenté ancestrale dont l'homme fait si souvent état".128

Ce manque d'objectifs communs et cette absence d'équilibre social font en sorte que le développement technolo­gique se produit de façon désordonnée et qu'il entraîne des pro­blèmes sérieux au niveau de la conservation de l'environnement et de la vie même de l'être humain:

"La technologie, qui commande aux hommes, obéit à la loi d'attraction des masses. Mobilisée pour accroître la prospérité de ceux qui ont trop, elle répugne à don­ner en suffisance à ceux qui n'en ont pas assez. Pour mieux servir ceux qui n'ont besoin de rien, elle cogne sur ceux qui ont besoin de tout".129

"En vain, pendant des millénaires, l'hom­me s'était acharné à maîtriser la nature, grâce à ses; nouvelles techniques, il réus­sit si bien à. la dominer, à la mutiler, à la ravager qu'elle risque de ne plus s'en relever..." 130

Ce déséquilibre de la structure sociale joue donc au profit exclusif de. la minorité possédante. Cette situation en­traîne cependant des problèmes qui, eux, menacent l'ensemble de la collectivité. La seule solution possible pour Elgozy repose dans une réforme culturelle et morale, avant d'être politique et économique qui permettrait de retrouver les valeurs fondamentales comme la qualité de vie, l'humanisation du travail et de la con­sommation, la justice, et la dignité.

"Acharnée à produire plus et mieux, cette société oublie qu'elle emploie et sert des êtres humains: pour satisfaire le consom­mateur, elle impose aux salariés des beso­gnes et un cadre souvent déprimants" 131

"L'économisme envahissant doit cesser de célébrer le culte du quantitatif pour se vouer au service du qualitatif... La ten­tation de l'efficacité à tout prix doit être rejetée, dans la mesure où elle soumet les objectifs humains aux seules fins de la production et de la consommation... L'homme perfectionne tout, sauf l'homme; tout, bien plus vite que l'homme. Il ne s'arrêtera pas en si bon chemin".132

L'idée principale d'Elgozy consiste donc à défi­nir la société de consommation comme étant un phénomène problé­matique dans la mesure où l'effritement de la structure et des valeurs sociales ne permet plus de maintenir la solidarité et la cohésion sociales qui sont indispensables. Malgré les lacunes de l'analyse de l'auteur, notamment au niveau de l'importance ac­cordée à la structure de production et au rôle des producteurs dans l'émergence de la consommation de masse, cette idée de l'in-ter-dépendance des parties de la société et de la présence néces­saire de valeurs et de structures aptes à maintenir la cohésion sociale demeure un instrument d'analyse intéressant pour identi­fier les failles et les limites de la société de consommation.

La présence et la prolifération de groupes cultu­rels marginaux (sous-culture de la pauvreté, sous-culture étudian­te, mouvements retraitistes de toutes sortes...) au sein de la société actuelle tendraient justement à démontrer l'impossibilité d'y conserver le minimum de cohésion nécessaire pour que tous les individus y trouvent le support et la motivation nécessaires à leur épanouissement.

7.4.- La critique socialiste

La critique socialiste part fondamentalement d'une analyse des rapports de domination qui déterminent l'orientation et le fonctionnement du système de production. C'est dans le sec­teur de production qu'on peut, en effet, retracer les forces prin­cipales qui orienteront la consommation de particuliers, puisqu'en dernier ressort, les rapports de consommation reflètent les rap­ports de production. Les penseurs socialistes ont, en général, ac­cordé peu d'importance à l'apparition de la consommation de masse, puisque ce phénomène n'est qu'une étape de l'évolution des rapports de domination du système capitaliste. Deux penseurs d'inspiration socialiste, Pierre Kende et Jean Baudrillard, se sont cependant intéressés de façon plus particulière aux manifestations du phé­nomène de l'abondance.

7.4.1.- Pierre Kende

Des deux auteurs étudiés ici, Pierre Kende est ce­lui qui se situe le plus près de la tradition socialiste orthodoxe. Dans son ouvrage intitulé "L'abondance est-elle possible?",133 il essaie d'abord d'identifier le trait dominant des sociétés modernes A ses yeux, tant dans les sociétés capitalistes avancées que dans les pays socialistes industrialisés, ce trait réside dans l'impor­tance extrême accordée à la croissance économique. Ce fait qui origine de l'orientation donnée au système de production est com­mun aux deux types de: sociétés, malgré l'organisation différente des rapports de production qu'on retrouve dans chacune d'elles. L'idéologie du productivisme devient donc l'élément dominant du nouvel ordre social et économique instauré par le développement industriel.

"État d'esprit, le productivisme se définit par une intention et une conscience, l'in­tention consiste à orienter l'action commu­nautaire vers l'accroissement le plus rapide possible des potentialités productives, la consommation et la puissance émergeant comme des buts complémentaires de cette coursé à la croissance. En tant que préoccupation pro­fessionnelle et sectorielle, cette intention peut s'intégrer dans un système d'action plu­raliste pour lequel la croissance économique n'est qu'un objectif parmi d'autres. Elle devient totalitaire lorsqu'elle propose sa rationalité instrumentale et par­tielle comme but suprême sinon ultime". 134

Derrière cette importance accordée au producti-visme, repose tout un système de valeurs implicites, déterminé par la valeur marchande, et qui débouche sur une "stratégie so­ciale", centrée sur la vision d'une croissance sans fin. Le dis­cours productiviste est donc, avant tout, de nature idéologique, dans la mesure où ce langage sert à légitimer l'action politique ou économique:

"... il (le discours productiviste) se superpose aux dynamiques sociales en pré­sence ainsi qu'aux motivations respecti­ves des forces en lutte: il vient mas­quer l'attachement des uns à leurs pri­vilèges comme l'aspiration des autres à accéder aux postes de commande".135

Or, si aucune société contemporaine n'accepte, sans réticence, tous les éléments de ce discours productiviste, toutes, par contre, sont influencées dans une large mesure. S'il faut admettre la présence indéniable des impératifs de croissance, la question devient de savoir à quel point, on ac­cepte de se soumettre à ces seules exigences. Le problème réside alors dans la perception et l'interprétation de ces contraintes économiques: il faut distinguer entre idéologie et contrainte objective, entre logique du système et chose économique et entre valeurs instrumentales et valeurs de civilisation.136

- La notion de progrès

L'auteur tente ensuite de définir l'idée de progrès, de la façon la plus complète possible. Il en identifie trois composan­tes qui sont complémentaires et indissociables l'une de l'autre:

1. Le progrès est perçu comme une amélioration et un enri­ chissement du bien-être physique par

2. le progrès aspire à la protection et à l'allongement de la vie humaine;

3. le progrès suscite aussi des aspirations à la qualité de vie (environnement... adoucissement des moeurs). Ce type de progrès n'est pas linéaire, comme les précédents, mais sa permanence échappe au doute.

Or, l'auteur constate que le productivisme, tant d'inspiration socialiste que capitaliste, tend à privilégier le premier aspect de cette conception, à l'exclusion des deux au­tres qui sont pourtant aussi fondamentaux. Dans la perspective productiviste, le progrès est conçu presque exclusivement en ter­mes économiques et techniques. Il est perçu comme un développe­ment unilinéaire, le seul possible, dont les étapes se mesurent quantitativement par l'évolution du volume per capita du produit social :

"Le rapprochement des divergences idéo­logiques se fait par l'élimination-progres­sive du non-quantifiable".137

Or, cet effort de quantification est le plus sou­vent un effort de quantification du relatif qui ne peut tenir compte de l'évolution des valeurs qui sont le fondement de l'uni-vers social.

L'effort de rationalisation,productiviste aboutit à une distinction radicale entre production et consommation. On ne reconnaît une faculté "productive" qu'aux seules activités ré­munérées :

"Il s'ensuit une curieuse dichotomie -consacrée par la pratique et par le langage - où toutes les qualités acti-ves sont associées à la production ré­munérée tandis que le reste de l'exis­tence est considéré comme plus ou moins voué à la réception passive". 138

Jusqu'à récemment, les besoins que, visait à satis­faire la production étaient perçus comme étant d'ordre physiolo­gique. Ils étaient donc, par définition, finis et satiables et tout progrès dans la production devait entraîner une amélioration non seulement du niveau mais aussi de la qualité de vie. A l'usage, cette conception s'avère inadéquate dans l'interprétation de la réalité. L'auteur propose plutôt de considérer, comme hypothèse de travail, la croissance des besoins comme étant illimitée. Dans ces conditions, la croissance économique n'abolit pas entièrement la rareté. Au contraire, elle tend, dans une bonne mesure, à la recréer (multiplication des nouveaux besoins), voire même à la créer (eaux pures, espaces verts non-pollués...).

L'idéologie productiviste fait en sorte que les besoins dits économiques (choses matérielles ou services) semblent admettre une évolution cumulative d'apparence unilinéaire. La croissance devient donc automatiquement synonyme de progrès social.

"C'est ainsi que l'idéologie des besoins devient le plus puissant des agents in­conscients de la croissance..." 139

- La dialectique de la croissance

Le jugement de valeurs qui est ainsi posé (progrès linéaire apporté par la croissance) a pour fonction de soustraire à toute discussion un certain type de progrès économique et tech­nique. Or, dans son analyse de la réalité économique, Kende n'ad­met pas l'existence " a priori " de tels postulats. Pour lui, au contraire, la croissance économique ne constitue pas une réponse pertinente aux besoins dans la mesure où on ne s'interroge pas sur la façon dont ces besoins sont créés et dans la mesure aussi où on ne les situe pas dans le contexte plus global de l'orientation du système de la consommation et de sa finalité sociale.

L'idéologie productiviste repose aussi sur la rela­tion dialectique qui existe entre le désir de différenciation, d'une part et la revendication à l'égalité,d'autre part. Le désir de différenciation constitue une source de motivation pour ceux qui sont déjà privilégiés et veulent se différencier des autres, en signifiant manifestement leur état, par leurs comportements de consommation. D'autre part, dans les sociétés à idéologie égalitai-re (comme la société de consommation dans une certaine mesure), la revendication à l'égalité constitue un stimulant important pour ceux qui ne jouissent pas, au départ, d'avantages privilégiés.

Cette dialectique joue un rôle d'accélérateur du progrès productiviste puisque la croissance devient une condition essentielle de réalisation de leurs aspirations à la fois pour les favorisés (désir de différenciation) et les moins privilégiés (aspirations à l'égalité). Elle crée, en même temps, cependant un cadre contraignant dans la mesure où les inégaux-inférieurs ne peuvent choisir librement, sur le plan économique, leur modèle de civilisation. Ces derniers demeurent confinés à une action de rattrapage, sans pouvoir influencer les modèles des leaders.

"Dans un sens, la compétition par ob­jets interposés est la pacification des rapports conflictuels qui sous-tendent toute coexistence sociale".140

Là consommation ne prend sa véritable significa­tion que lorsqu'on l'intègre dans l'ensemble du réseau des échan­ges sociaux.141 Dans un contexte ainsi élargi, la consommation devient une expression parmi d'autres des rapports entre indivi­dus et groupes, comme un moment - inégalement important selon les sociétés - du processus d'intégration et de compétition so-ciales dont la production, la politique, la guerre, la fête sont d'autres moments d'expression possibles.

L'idéologie productiviste pose aussi, comme hypo­ thèse, que la liberté du consommateur s'accroît à mesure qu'il dispose d'un revenu discrétionnaire accru. Cette hypothèse ne tient que dans la mesure où on réfère à la notion de besoins ma­ tériels primaires finis et satiables. Or, cette hypothèse n'est plus fondée, si on considère, comme Kende le propose, que les besoins sont, de fait, illimités, en raison même de la dynamique sociale :

"Pour que les libertés de choix d'un individu ou d'un ménage s'élargissent effectivement, il faudrait que les pressions sociales diverses qui s'exer­cent sur lui augmentent moins vite que ses revenus".142

Or, la dynamique des sociétés productivistes fait en sorte que les produits offerts à la consommation s'insèrent très tôt dans ce que l'auteur appelle des "structures de consom­mation", c'est-à-dire des tendances déjà déterminées par la dy­namique sociale et le système de valeurs.

- La réforme

Au chapitre des solutions, Kende propose la prise de contrôle des agents qui déterminent le processus de consommation.

"S'il veut se libérer d'une nature sociale dont le contrôle lui échappe, l'homme doit accéder à la maîtrise des processus qui recrée et remodèle ses be­soins".143

Et ceci, afin de permettre à l'homme de reconquérir sa liberté:

"Le postulat de la conscience signifie avant tout qu'on découvre dans les "be­soins" une possibilité de "choix libre" .144

Ceci ne peut se faire, d'après l'auteur, qu'en re­nonçant à la suprématie des valeurs productivistes. L'organisa­tion sociale de la production et de la consommation doit être remodelée, en donnant la priorité aux valeurs du "bien-être so­cial" sur celles de la croissance à tout prix.

"On ne brisera la toute-puissance du prin­cipe utilitaire que si l'on arrive à con­tenir l'économie au lieu de la confondre avec le développement humain".145

"... Acheminement vers un système d'orga­nisation sociale qui saurait contenir l'économie sans renoncer au bien-être. Le bien-être y serait apprécié moins d'après le volume de consommation que d'après la capacité du système d'offrir à chacun sa vocation".

L'auteur est conscient qu'un tel projet comporte une large part d'utopie. Mais, tous les projets de la société re­posent, à des degrés divers, sur l'utopie. La part d'utopie de la société productiviste n'est certes pas la moins marquée. Cette croyance, par exemple, que la croissance économique accélérée va solutionner les problèmes de satisfaction des besoins relève de l'utopie au même titre que les alternatives proposées par l'au­teur.

Kende propose enfin de reconquérir le socialisme en le libérant des valeurs productivistes qu'il a acceptées, au même titre que la doctrine capitaliste. Aux yeux de l'auteur, c'est l'acceptation inconditionnelle de ces valeurs qui voue les tenta­tives socialistes à l'échec dès le départ. Le désir socialiste de prise de possession des moyens de production n'a pas suffi à re­nouveler la société. Au contraire, les préoccupations trop exclu­sives à l'égard de la dynamique interne du système de production ont favorisé l'acceptation des valeurs productivistes.

Il faut plutôt reconnaître l'existence propre des préoccupations de "consommation" auxquelles l'évolution du système de production a donne naissance. La reconquête des moyens de pro­duction n'est plus suffisante pour assurer le renouvellement social, Il faut parallèlement conquérir le contrôle des mécanismes qui donnent naissance aux: besoins et qui déterminent l'orientation de la consommation.

La société de consommation telle qu'elle se manifes­te actuellement n'apporte pas une plus grande liberté aux consom­mateurs, contrairement à ce que le discours productiviste veut fai­re croire. Un des mérites de l'analyse de Kende consiste justement à souligner le cadre contraignant que la croissance impose par la dynamique des besoins de consommation qui en découle.

7.4.2.- Jean Baudrillard

L'analyse de Jean Baudrillard s'éloigne davantage de la doctrine marxiste orthodoxe et s'inspire surtout du courant structuraliste européen. Contrairement à celle de Kende, qui accor­dait une place importante à l'étude de la dynamique de la produc­tion, l'analyse de Baudrillard se concentre surtout dans l'examen de la dynamique propre de la consommation. Elle se situe, à bien des égards cependant, dans le prolongement des préoccupations manifestées par Kende, entre autres, en approfondissant davan­tage la notion de besoin.

Sa réflexion sur la notion de besoin l'amène à distinguer entre quatre niveaux de signification, chacun étant relié à une logique particulière:

Sur le plan social donc, l'acte de consommation possède une signification. C'est un mode de communication socia­le, d'échange au même titre que le langage. Le besoin auquel ré­pond un acte de consommation est l'expression d'une convergence de logiques différentes qu'il faut distinguer au niveau de l'ana­lyse. Ainsi, alors que la logique de l'échange symbolique était dominante dans les sociétés primitives, l'ère commerciale et l'ère de l'industrialisation ont vu l'avènement de la prédominance de la logique économique de la valeur d'échange. Or, le changement le plus marquant, sur le plan social, qui s'est produit avec l'apparition de la société de consommation réside dans l'impor­tance nouvelle accordée à la logique du statut social. Les objets de consommation n'y sont plus seulement porteurs de valeurs d'uti­lité, d'échange économique et d'échange symbolique, mais aussi, et peut-être surtout, de valeurs de différenciation. Le niveau et la qualité de la consommation servent à démontrer l'appartenance au groupe, en même temps qu'elles établissent la distinction nécessai­re avec les autres groupes de référence. Le phénomène social de,. la mode et les préférences exprimées pour certaines marques de com­merce deviennent des exemples concrets de ces préoccupations.

Dans l'environnement global de la société de consom­mation, les actes d'achats deviennent des "signes" qui véhiculent un message. Ces "signes" sont organisés entre eux, de façon cohé­rente, dans un ensemble plus vaste qui est celui de la consomma­tion de masse. Dans ce contexte, la consommation est une institu­tion sociale fort importante, puisqu'elle traduit le sens profond et l'orientation de l'ensemble de la société. La consommation est.,

"...un système qui assure l'ordonnance des signes et l'intégration du groupe: elle est donc àla fois une valeur morale (un système de valeurs idéologiques) et un système de com­munication, une structure d'échange .... La circulation, l'achat, la vente, l'appropria­tion de biens et d'objets/signes différenciés constituent aujourd'hui notre langage, notre code, celui par où la société entière commu­nique et se parle." 147

- L'institution de consommation

Pour mieux comprendre l'importance et la signifi­cation de cette institutions sociale qu'est devenue la consomma­tion, il faut aller plus loin que l'étude des chiffres par les­quels on tente le plus souvent de cerner cette réalité. L'analyse chiffrée, lorsqu'on se refuse à aller plus loin, n'est qu'une...

"définition sécurisante, qui permet de rationa­liser la consommation comme fonction dérivée de la production, et d'indexer de faciles conclu­sions idéologiques sur les valeurs nominales des chiffres.... Nous disons donc honnêtement que les relations chiffrées n'emportent jamais le sens". 148

Il faut aller plus en profondeur et atteindre à une vision plus globale de la consommation,

"... à une définition en termes de structure sociale, en termes de calcul de signes et de différences, où la consommation de biens maté­riels signifie un certain rapport au groupe, un certain rapport à la culture, où la positivité des chiffres peut être totalement ambivalente, bref où la consommation ne prend son sens que dans la relation structurale avec tous les au­tres comportements sociaux". 149

Dans son effort pour mieux apprécier cette dimen­sion sociale fondamentale qu'est la consommation, l'auteur est d'abord amené à constater que l'idée d'abondance qui est étroi­tement associée à la consommation de masse est tout à fait rela­tive.

"En fait, il n'y a pas, et il n'y a jamais eu, de "société d'abondance" ni de "société de pénurie", puisque toute société, quelle qu'elle soit et quel que soit le volume des biens produits ou de la richesse disponible, s'articule à la fois sur un excédent struc­turel et sur une pénurie structurelle..." 150

"..."L'imprévoyance" et la "prodigalité" collectives, caractéristiques des sociétés primitives, sont le signe de l'abondance réelle. Nous n'avons que les signes de l'a­bondance. Nous traquons, sous un gigantesque appareil de production, les signes de la pau­vreté et de la rareté... C'est notre logique sociale qui nous condamne à une pénurie luxueu­se et spectaculaire..." 151

L'abondance n'existe vraiment que lorsqu'il y a absence de contrainte. Or, dans son analyse de la société actuel­le, Baudrillard constate justement que les contraintes y sont plus fortes, plus permanentes et davantage structurées que dans les sociétés primitives où un excédent temporaire accidentel créait une véritable situation d'abondance par rapport à la pé­nurie habituelle. Or, dans la société moderne, s'il n'y a pas de véritable abondance, l'idée en est par contre fort répandue. C'est là même une des assises fondamentales de la conscience que nous avons du phénomène de la consommation de masse. Cette idée de l'abondance est elle-même intimement liée à celle d'une nouvelle liberté, d'une libération des contraintes de la pénurie, Or, cette perception relève avant tout de l'idéologie et nous empêche de mesurer pleinement les dimensions des contraintes qui s'exercent sur l'homme-consommateur.

Cette contrainte est omniprésente et touche tous les aspects de la vie. Elle crée un environnement total:

"Nous sommes au point où la "consommation" saisit toute la vie, où toutes les activi­tés s'enchaînent sur le même mode combina-toire, où le chenal des satisfactions est tracé d'avance, heure par heure, où "l'en­vironnement" est total, totalement climati­sé, aménagé, culturalisé... Dans la substan­ce de la vie ainsi unifiée, dans ce digest universel, il ne peut plus y avoir de "sens" 152

- La contrainte du signe

Cette contrainte quasi-totale fait de la consomma­tion une institution sociale aussi importante pour le maintien de l'ordre social que l'organisation de la production (monde du tra­vail) dont l'évolution en tant qu'institution avait permis l'avè­nement et le développement de l'industrialisation:

"Les besoins et les satisfactions des consommateurs sont des forces productives, aujourd'hui contraintes et rationalisées comme les autres (force de travail, etc...). De toutes parts où nous l'avons (à peine) explorée, la consommation nous est donc ap­parue, à l'inverse de l'idéologie vécue, com­me une dimension de contrainte:

Pour remplir sa fonction d'intégration des individus et de soutien de l'ordre social, la consommation de masse doit sans cesse améliorer ses moyens de pression sur les indivi­dus, ce qui en retour a pour effet, d'exalter davantage sa légitimité.

"La consommation est donc un puissant élé- ment de contrôle social (par l'atomisation des individus consommateurs), mais elle en­ traîne par là même la nécessité d'une con- trainte bureaucratique toujours plus forte sur les processus de consommation, laquelle en conséquence sera exaltée avec toujours plus d'énergie comme le règne de la liberté. On n'en sortira pas".154

L'idéologie justifie la place prépondérante et l'orientation de la consommation de masse en ayant recours à la notion de "besoin". L'objet qui satisfait un besoin doit être analysé à deux niveaux distincts: il possède d'abord une utilité pratique indéniable mais il est aussi un "signe" de communica­tion qui transmet un message à autrui, tout comme le langage par­lé peut le faire.

"... hors du champ de sa fonction objective, où il est irremplaçable, ... l'objet devient substituable de façon plus ou moins illimitée dans le champ des connotations, où il prend valeur de signe. Ainsi, la machine à laver sert comme ustensile et joue comme élément de confort, de prestige... c'est proprement ce dernier champ qui est celui de la consom­mation. . . " 155

Dans le contexte de la consommation de masse, le signe acquiert une dynamique propre qui devient, dans une bon­ne mesure, indépendante de l'utilité intrinsèque de l'objet qu'il représente. C'est le signe qui confère à l'objet sa va­leur sociale. Pour le consommateur, la valeur-signe aura au moins autant d'importance que sa valeur-objet (i.e. son utili­té objective). Or, pour Baudrillard, la valeur-signe est in­tégrée dans un ensemble cohérent. La dynamique qui anime cet ensemble est celle de la différenciation et de l'identification sociales.

A cause de sa valeur comme signe, la possession d'un objet permet à la fois à l'individu de démontrer son appar­tenance au groupe en même temps qu'il peut démontrer qu'il est différent des autres. Sur le plan symbolique, l'appropriation de la valeur-signe par l'acquisition de l'objet permet à l'in-dividu de s'identifier à l'ensemble de la collectivité et, col­lectivement, à la possession de tous les signes de l'ensemble. La possession de certains des signes légitime son aspiration à posséder d'autres objets porteurs de signes qui sont recon­nus comme faisant partie de l'ensemble. Les signes étant des concepts que l'esprit peut facilement manipuler, l'individu-consommateur peut s'identifier à la possession de l'objet, avant même d'en avoir la possession réelle et projeter ainsi ses aspirations dans le futur. Le processus de création des aspirations devient un processus sans fin.

"Si l'on admet que le besoin n'est jamais tant le besoin de tel objet que le "besoin" de différence (le désir du sens social), alors on comprendra qu'il ne puisse jamais y avoir de satisfaction accomplie, ni donc de définition du besoin". 156

La contrainte qui s'exerce sur l'individu qui cher­che à s'approprier les signes liés aux objets reste toujours for­te puisque les aspirations peuvent croître beaucoup plus vite que les biens disponibles:

"Il reste que les besoins et les aspirations, activés par la différenciation sociale et l'exigence de statut, ont tendance, en so­ciété de croissance, à aller toujours un peu plus vite que les biens disponibles ou les chances objectives". 157

Malgré le discours idéologique qui tend à masquer le phénomène, le processus de différenciation, sur lequel repose la consommation, reflète fondamentalement les antagonismes de classe :

"La consommation est une institution,; de classe comme l'école: non seulement il y à inégalité devant les objets au sens éco­nomique... mais plus profondément il y a discrimination radicale au sens où seuls certains accèdent à une logique autonome, rationnelle, des éléments de l'environne­ment ... les autres étant voués à une éco-nomie magique, à la valorisation des ob-jets en tant que tels, et de tout le reste en tant qu'objets (idées, loisirs, savoir, culture): cette logique fétichiste est proprement l'idéologie de la consommation".158

La logique sociale de la consommation de masse ré­cupère aussi bien les nouvelles raretés qui émargent, comme les sous-produits de la production de masse. Certains biens qui é-taient jadis gratuits et disponibles à profusion (espaces verts, le temps, l'air pur, l'eau, le silence...) deviennent des biens de luxe, accessibles surtout aux privilégiés, à des fins de différentiation sociale, pendant que les biens manufacturés sont offerts en masse.

Cette contrainte qui s'exerce sur les individus entraîne, aux yeux de Baudrillard, des coûts sociaux élevés:

"Renouvellement, recyclage des hommes qui a pour résultat des frais sociaux très lourds, mais surtout une hantise générale de l'insécurité. Pour tous, la pression psychologique et sociale de la mobilité, du statut, de la concurrence à tous les niveaux (revenu, prestige, culture...) se fait plus lourde.... En définitive, le coût majeur de la société de consommation est le sentiment d'insécurité généralisée qu'elle engendre...".159

Paradoxalement, alors qu'avec le développement technologique, l'usure due au travail devient moins grande, la crainte de perdre leur emploi augmente, chez les travailleurs, à cause justement de leur imbrication dans la dynamique des as­pirations à la consommation. Pour lutter contre cette insécurité accrue, les consommateurs s'orientent encore davantage vers la consommation des valeurs-signes qui vont leur procurer un senti­ment de sécurité certes, mais factice:

"Sécurité miraculeuse: quand nous regardons les images du monde, qui distinguera cette brève irruption de la réalité, du plaisir profond de n'y être pas? L'image, le signe, le message, tout ceci que nous "consommons", c'est notre quiétude scellée par la distance du monde et que berce, plus qu'elle ne la com­promet, l'allusion même violente du réel".160

- Le diagnostic

Comme on peut le constater, le diagnostic que pose Baudrillard, sur l'état de la société de consommation, est, somme toute, très peu reluisant. Sur le plan analytique cependant, sa démarche apporte des dimensions nouvelles qui n'avaient pas été fouillées jusque là. Sa contribution la plus intéressante à la compréhension du phénomène consiste, sans nul doute, dans l'impor­tance qu'il accorde à la dimension culturelle du phénomène. Le caractère distinctif de la consommation de masse est avant tout d'être un système de signes de communication. C'est là, ce qui en fait une institution sociale distincte des autres institu­tions (famille, travail...) et de la vie quotidienne comme telle. Baudrillard ne nie pas le changement qui s'est produit avec l'ap­parition de la société d'abondance. Il reconnaît, au contraire, qu'une transformation sociale importante s'est produite: celle-ci réside moins, à ses yeux, dans l'augmentation quantitative du ni­veau de vie que dans un changement profond dans la signification culturelle de la consommation.

Au contraire de Katona, par exemple, pour qui l'ac­croissement du niveau de vie signifiait une libération accrue du consommateur, la consommation de masse signifie, pour Baudrillard, l'émergence d'un nouveau système de contraintes. Ces nouvelles contraintes sont à la fois sociales et culturelles, plutôt que physiques, comme dans une économie de pénurie. Il s'agit là peut-être de l'une des pistes les plus intéressantes, en même temps l'une des plus originales, qui permettront de mieux compren­dre le sens de la société de consommation.

Chapitre 8.- L'évolution de la conscience collective

En critiquant ou rejetant l'idéologie de la consommation de masse, il ne s'agit pas de nier la réalité économi­que de l'abondance. Il s'agit plutôt de distinguer clairement entre la réalité du niveau de vie et des modes de consommation de la société moderne d'une part et la justification idéologique qui est apportée au fonctionnement du système économique actuel qui, en plus de permettre cette abondance relative, produit aus­si "les inégalités de revenus, la création de besoins inutiles, l'exploitation du consommateur, la pollution...

Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la reprise économique et l'affluence retrouvée ont créé un climat d'optimisme marqué. Dans ce contexte, l'idéologie de la consomma­tion de masse régnait en maîtresse absolue. Les critiques expri­mées, dans un tel contexte, ne pouvaient réussir à ternir un tel optimisme. À mesure cependant que cette vague d'insouciance s'es­tompait, on commença à se rendre compte que la société nord-amé-ricaine n'était pas exempte de tout problème. Trois phénomènes surtout ont alors contribué à l'émergence d'une conscience col­lective plus critique à l'égard de la consommation de masse, soit: la prise de conscience de la persistance de la pauvreté, le développement de groupes voués à la protection des intérêts du consommateur et, finalement, les études portant sur l'avenir de la consommation de masse.

8.1.- Le contre-concept de pauvreté

Les études sur le problème de la pauvreté remon­tent fort loin dans l'histoire des sciences humaines. Depuis le début des années '60 cependant, les études sur la pauvreté ont acquis une impulsion et un caractère nouveaux. Non seulement, ces études sont-elles devenues plus nombreuses, mais elles mani­festent aussi un niveau de préoccupation différent.

Certes, la pauvreté existait avant l'apparition de la société de consommation de masse. C'était même le lot, à des degrés divers, de la majorité de la population. Sur le plan de la conscience sociale, la pauvreté était vécue comme un phé­nomène irrémédiable et comme la conséquence, presque naturelle, d'une économie de pénurie. L'abondance des couches minoritaires privilégiées ne faisait que rendre plus aiguë cette conscience des inégalités sociales. Les préoccupations les plus importantes consistaient alors à assurer aux individus le minimum physiolo­gique indispensable à leur survie.

Avec l'apparition de la société de consommation de masse, un changement important s'est produit. Sur le plan ma­tériel, des couches importantes de la population voyaient leur niveau de vie s'accroître et dépasser le seuil de satisfaction des besoins minimum vitaux. Sur le plan de la conscience collec­tive, la société cessait de se définir comme une société de pé­nurie pour se percevoir, de plus en plus, comme une société d'abondance. L'idéologie de la consommation de masse prenait son essor et devenait le mode de référence dominant dans l'interpré­tation de la réalité.

Dans l'après-guerre immédiat (de 1945 à 1959 envi­ron), les études sur la pauvreté se firent plus rares, puisque les préoccupations dominantes, à cette époque, cristallisées autour de l'idéologie de la consommation de masse, prêtaient peu à l'émergence de tels intérêts. Sur le plan collectif, la pauvreté était perçue comme un problème marginal qui allait se résorber progressivement, à mesure que le niveau de vie de la population allait s'accroître et que l'abondance allait se généraliser. Cette évolution qui avait été amorcée dans la période de l'entre-deux guerres et qui avait été interrompue à deux re­prises, d'abord par la Crise et ensuite, par la deuxième guerre mondiale, promettait de se poursuivre sans relâche.

Dans ce contexte, les problèmes de pauvreté étaient vécus et perçus comme des phénomènes isolés et marginaux. Si on reconnaissait que de tels problèmes existaient et que des diffé­rences notables existaient entre le niveau de vie des différen­tes couches de la population, on considérait que ces cas-problèmes étaient le propre de populations marginales (régions rurales re­culées, groupes ethniques défavorisés, classes sociales inférieu­res) qui n'avaient pas su, soit involontairement (malchance, âge, maladie, faible niveau d'éducation...), soit volontairement (man­que d'ambition, de persévérance, de volonté...), s'intégrer à la dynamique prépondérante de la société ambiante. La conscience collective refusait alors de considérer que l'existence de la pauvreté constituait un point de référence fondamental dans la définition qu'elle avait d'elle-même. C'est l'abondance, et non plus la pauvreté, qui était devenue le critère de normalité et le cadre de référence de toutes les interprétations.

8.1.1.- La redécouverte du phénomène

II fallut attendre le début des années '60 pour qu'on commence à redécouvrir l'existence de la pauvreté dans la société nord-américaine, non plus comme un phénomène margi­nal et isolé en voie de disparition, mais comme un problème so­cial' fondamental dont l'ampleur était jusqu'alors insoupçonnée et qui allait demeurer en permanence dans le contexte socio-économique ambiant.

Ce mouvement de redécouverte du phénomène de la pauvreté avait déjà été amorcé par Galbraith.161 Celui-ci avait souligné l'existence, au sein de la société américaine, de po­ches importantes de pauvreté dans certaines régions reculées (les Appalaches et l'extrême-sud des États-Unis). Ce fut cepen­dant avec le lancement retentissant du livre de Michael Harring-ton, "The Other America",162 que cette nouvelle prise de cons­cience s'accentua.

Dans son livre, Harrington démontrait, chiffres et exemples à l'appui, que la pauvreté était le lot permanent d'environ un quart de la société américaine et que cette pau­vreté se perpétuait de génération en génération. On ne pouvait plus, dans ces conditions, rejeter l'évidence qu'un problème social important existait au sein de la société nord-américaine.

Le premier coup de canon lancé par Harrington fut suivi, aux États-Unis, par une multitude de recherches qui explo­rèrent différents aspects de la pauvreté et proposèrent diver­ses interprétations et solutions possibles. Mentionnons, entre autres, les travaux d'Oscar Lewis, axés autour du concept de culture de la pauvreté, ceux de Moynihan qui devait, plus tard, occuper un poste gouvernemental important dans les programmes démocrates de lutte à la pauvreté, ceux enfin d'une multitude de chercheurs apparentés à la nouvelle gauche américaine ("New Left") et qui puisaient, dans l'étude des manifestations de la pauvreté, les éléments analytiques qui leur servaient à criti­quer la société américaine (citons, entre autres, Frank Riesman, S.M. Miller, P. Roby, E. Liebow...).

Ces efforts sont particulièrement révélateurs du changement amorcé au plan de la conscience sociale. L'existence et la reconnaissance du problème de la pauvreté remettaient en question la bonne conscience que la société nord-américaine avait d'elle-même. En même temps, dans le contexte de la société d'abon­dance, le phénomène de la pauvreté acquérait Lune signification nouvelle. Ce n'était plus un problème impossible à résoudre. Au contraire, la société de consommation possédait théoriquement les moyens d'éliminer, en grande partie, le problème. Ce début de prise de conscience devait d'ailleurs entraîner la mise sur pied, aux États-Unis, vers la fin des années '60, de programmes élabo­rés de lutte contre la pauvreté("War on Poverty", littéralement "guerre à la pauvreté") avec des moyens imposants mais dont le succès cependant semble avoir été mitigé.

8.1.2.- Le contexte québécois

Plus près de nous, au Québec, une prise de cons­cience similaire s'effectua avec la parution de l'étude du pro­fesseur Emile Gosselin "La troisième solitude"163 qui démontrait que près de la moitié de la population montréalaise vivait dans un état de pauvreté ou de privation. Plus récemment, certains travaux de la Commission Castonguay-Nepveu et du"Comité Spécial du Sénat sur la pauvreté" ont aussi attiré l'attention sur le phénomène, et ce, en plus d'un nombre imposant de travaux qui ont exploré certaines dimensions particulières du phénomène (migra­tion, loisir, habitation...). Un certain nombre de programmes pu­blics (habitations à loyers modiques, projets d'initiative loca­le, etc...) tentèrent aussi d'apporter des solutions partielles.

Dans l'ensemble cependant, cette redécouverte et cette redéfinition des dimensions de la pauvreté ont modifie sensiblement la conscience collective de l'abondance. Ce mouve­ment, incarné de façon plus concrète, par l'émergence de grou­pes organisés de citoyens défavorisés qui ont revendiqué leurs droits auprès des différents paliers gouvernementaux, a remis en question un des postulats fondamentaux de l'idéologie de la consommation de masse, a savoir que la richesse de la société d'abondance deviendrait accessible à toutes les couches de la population. Il fallut réaliser qu'au contraire, cet accès à l'abondance était interdit à des portions significatives de la population.

Tout au long de ce débat, la notion même de pau­vreté a été profondément transformée. Héritage de la société de pénurie où les efforts étaient surtout centrés sur la survie, la pauvreté était définie, au départ, en termes de minimum bio­logique et physique indispensable à la survie. Plusieurs efforts ont alors été faits (notamment les travaux de Mollie Orshansky, aux États-Unis et ceux du Montréal Diet Dispensary du Québec) pour déterminer le seuil de pauvreté au-dessous duquel il n'é­tait plus possible aux individus d'assurer les besoins organi­ques essentiels (nourriture, vêtement, logement...). Ce genre de démarche a longtemps été le seul suivi pour mesurer l'étendue du phénomène de la pauvreté.

8.1.3.- Une nouvelle signification

Les chercheurs se sont cependant progressivement rendu compte qu'il n'était pas suffisant de définir les besoins, en termes de survie physique et biologique, mais qu'au contraire, ceux-ci devaient d'abord être définis en relation avec les exi­gences de la vie en société. Dans un contexte d'abondance, il n'est plus suffisant de survivre, il faut aussi vivre. La notion de pauvreté passe du minimum biologique et physique indispensa­ble à celle du minimum requis pour un fonctionnement social adé­quat . La pauvreté est alors davantage définie en termes psycho­logiques . A mesure que l'affluence croît et que les couches plus favorisées ont accès à de nouveaux biens, les pauvres, eux aussi, acquièrent de nouveaux besoins (l'exemple classique demeurant le téléviseur dont la possession est non seulement devenue géné­ralisée mais indispensable au bon ajustement de l'individu à son milieu). Dans ce contexte, les seuils de pauvreté ne sont plus calculés en termes absolus, mais plutôt en termes relatifs par rapport à la richesse globale de la société. Ces nouveaux seuils augmentent à mesure que le niveau de vie du reste de la popula­tion s'améliore.

Sur le plan de la conscience sociale, cette évolu­tion ne faisait finalement que consacrer le droit de tous les membres de la société (y compris ceux vivant dans la pauvreté) à jouir des richesses créées par le système de production et à pouvoir fonctionner normalement dans un contexte de consommation de masse. C'était aussi reconnaître là que les besoins de con­sommation des individus sont autant façonnés par le contexte so­cial dans lequel ils évoluent que dictés par la nécessité orga­nique. Le besoin social devient aussi important que le besoin biologique.

8.2.- Le "Consumerism"

8.2.1.- Les coopératives

Le désir des consommateurs de se protéger contre l'exploitation des marchands et des producteurs remonte fort loin dans le temps. De fait, les premières tentatives visant à mettre sur pied des organismes voués à la protection des intérêts des consommateurs sont contemporaines de l'avènement du syndicalisme et remontent à la fin du XIXe siècle, soit en pleine période d'industrialisation. Le coopératisme, à son origine, n'était, en effet, pas autre chose qu'une volonté de protéger les ouvriers sur le plan de la consommation, de la mê­me façon que les syndicats naissants répondaient à un besoin de protection, au sein même de l'entreprise de production. Des tentatives de mise sur pied de communautés coopératives modè­les, comme celles de Robert Owen en Angleterre et de Fourrier en France, manifestaient d'ailleurs une volonté utopique pour l'époque d'intégrer ces deux principes de protection des inté­rêts ouvriers dans un même modèle de fonctionnement. De tels efforts, si contraires aux tendances dominantes de l'époque, étaient cependant voués à l'échec, dans un contexte où la loi du profit s'imposait de façon brutale.

Pendant l'ère de l'industrialisation, c'est sur­tout au sein de l'entreprise de production que les ouvriers sentaient le besoin de défendre leurs intérêts. Comme c'était aussi l'endroit où ils se sentaient agressés le plus directe­ment et le lieu où ils étaient d'abord rassemblés, le syndi­calisme se développa rapidement. Le désir de se protéger sur le front de la consommation n'était pas mort cependant. Loin de là. Les coopératives de consommation se développèrent aus­si, en étroite collaboration le plus souvent avec les syndi­cats et les partis ouvriers. Leur rythme d'expansion cependant fut moins rapide que celui des syndicats; mais, au tournant du siècle, elles étaient toutefois déjà solidement implantées dans certaines régions et dans des secteurs spécifiques de l'activité économique.

Le dynamisme des coopératives devait cependant, dans l'ensemble, se tarir progressivement. Si elles continuaient à se développer, la vie "associationiste" (participation coopé­rative) et l'agressivité à défendre les intérêts des consommateurs cédaient le pas aux intérêts économiques et aux exigences d'effi­cacité .

Il fallut attendre après la crise des années '30 pour qu'apparaisse une nouvelle forme de lutte contre l'exploi­tation des consommateurs. C'est ainsi que les premières associa­tions de consommateurs commencèrent à voir le jour en Amérique du Nord, en 1936, avec la fondation, aux États-Unis, du Consumer's Union.

8.2.2.- Les groupes de protection du consommateur

Mais, ce n'est vraiment qu'à partir de la fin des années '50 et du début des années '60, au moment la consomma­tion de masse atteignait son paroxysme, que ces associations de consommateurs commencèrent à intervenir avec plus d'agressivité et plus de succès.

Le symbole le plus éclatant de ce renouveau demeu­re, sans conteste, l'émergence aux États-Unis du phénomène Nader. L'impact qu'il a eu sur l'évolution de la conscience collective est d'autant plus intéressant à analyser qu'il dépend moins d'une organisation fortement structurée avec un membership étendu, mais plutôt de la crédibilité et de l'appui qu'il trouve dans l'opinion publique. En dehors des qualités personnelles de l'in­dividu, l'accueil qui fut accordé à Ralph Nader et son groupe semble démontrer l'opportunité et la nécessité plus impérieuse que jamais de telles interventions sur le front de la consomma­tion. L'appui que Nader trouve dans l'opinion publique américaine ne peut guère s'expliquer autrement que par l'émergence, dans le public, d'une certaine conscience des problèmes qui se posent sur le plan de la consommation. Aussi, est-il intéressant de re­voir brièvement les principales étapes de l'évolution du groupe de Nader.

La première attaque de Nader portait sur l'un des objets les plus valorisés de la consommation de masse: l'automo­bile. Sa charge fructueuse contre la "Corvair" du géant "General Motors" (voir son livre "Unsafe at any speed") représentait beau­coup plus qu'une dénonciation spécifique. C'était, en même temps, une première brèche ouverte dans la crédibilité des grands pro­ducteurs qui avaient été, aux yeux de l'opinion publique, les fleurons les plus glorieux de la réussite américaine. Nader mon­trait, pour la première fois avec autant d'éclat, que les grands conglomérats industriels n'agissaient pas toujours dans l'inté­rêt du public consommateur. L'attaque du groupe Nader ne tarda pas à se diversifier: il s'attaqua ensuite à la Commission de régulation du commerce inter-état pour démontrer comment cet organisme gouvernemental était corrompu et ne remplissait aucu­nement sa fonction de contrôle et de régulation. Le public amé­ricain commença alors à découvrir avec stupeur que les agences de contrôle gouvernementales qui étaient supposées le protéger, étaient en fait au service, presque exclusif, des producteurs.

8.2.3.- La quête de Nader

Partie d'un problème particulier, l'action de Na­der se diversifia bientôt davantage: il s'attaqua successivement au contrôle des produits pharmaceutiques, à la pollution, à la présence d'ingrédients chimiques dangereux dans les produits ali­mentaires.... A chaque fois, il démontrait non seulement que les géants de l'industrie constituaient de véritables dangers publics, mais aussi que les agences créées pour protéger les consommateurs étaient entièrement inefficaces et totalement asservies aux inté­rêts des producteurs.

L'étape suivante allait être la généralisation, des résultats et la remontée aux origines du mal. Dans leur livre "America. Inc. "164, Morton Mintz et Jerry Cohen démontrent que de tels abus qui lèsent les consommateurs se produisent dans tous les secteurs importants de la vie économique américaine (acier, pétrole, industrie chimique...). L'accumulation d'exemples et la précision des détails ne laissent aucun doute sur l'ampleur du phénomène. Mieux encore, les auteurs démontrent comment la concentration de la puissance industrielle aux mains d'oligopo­les géants (200 sociétés) est responsable de la situation. Ces sociétés dont les intérêts sont finalement convergents ne visent que leur profit particulier. Dans son livre, le plus récent, "Main basse sur le pouvoir", le groupe Nader allait enfin faire la preuve de la façon dont ces sociétés exercent vraiment le pouvoir réel, en prenant le contrôle autant des instances légis­latives (Sénat et Chambre des Représentants) que des autorités executives (environnement du Président et ministères publics).

8.2.4.- La protection de l'environnement

Les associations de consommateurs et les croi­sades du type Nader ne sont pas les seules manifestations d'un sentiment d'insatisfaction et d'opposition à certaines des ma­nifestations de la société de consommation. Des groupes d'un type nouveau ont commencé à émerger pour la protection de la qualité de l'environnement, la lutte à la pollution, la préservation de l'habitat et des espaces verts.... Ces groupes dont l'action est très souvent organisée autour d'un problème spécifique (destruc­tion de parcs, démolition de districts urbains au profit de grands développements commerciaux, construction d'autoroutes...) sont encore relativement désorganisés mais se multiplient à un rythme rapide. Les syndicats aussi dont les préoccupations, dans l'ensemble, furent longtemps étrangères aux problèmes de consommation, doivent maintenant canaliser une bonne partie de leur énergie dans la lutte à l'inflation.

L'émergence de ces nouvelles préoccupations sur le plan de la défense des intérêts des consommateurs, de l'amé­lioration de la qualité de vie et de la lutte à l'inflation a eu des répercussions significatives au niveau de la conscience collective. Ces mouvements ont remis en question quelques-uns des postulats fondamentaux de l'idéologie de la consommation de masse. Ils ont démontré, entre autres, que les intérêts des pro­ducteurs et ceux des consommateurs n'étaient pas nécessairement convergents ni toujours conciliables. L'évolution de la produc­tion (monopolisation des marchés, expansion et croissance effré­née des oligopoles, conditionnement accru du consommateur, mul­tiplication des produits et des marques commerciales...), de par ses excès mêmes, a permis l'émergence d'un début de conscience critique à son égard.

Dans cette optique, les biens produits ne corres­pondent plus nécessairement aux besoins des consommateurs. Les motivations des producteurs se clarifient et l'opinion publique n'accepte plus, sans nuance, cette idée que l'accroissement de la production va finalement entraîner une amélioration analogue de la qualité de vie et du "bonheur" des individus.

Le contexte particulier de la société québécoise a donné naissance à certaines formes spécifiques de regroupement des consommateurs et d'émergence de cette conscience collective critique : face à la,consommation de masse. Si le mouvement de fonds y est le même, plusieurs manifestations concrètes lui sont spéci­fiques.

La présence coopérative était déjà puissamment éta­blie au Québec (caisses populaires, caisses d'économie, coopéra­tives agricoles...). Ce contexte allait favoriser l'émergence de nouvelles formes de coopératives de consommation, comme les comp­toirs alimentaires (coopératives à frais directs), les magasins Cooprix (issus de la Fédération des Magasins Coop, établie depuis plus longtemps), les coop-habitats (dont le succès semble cepen­dant , mitigé)...

Sur le plan syndical, la présence d'une centrale ouvrière autonome des grands syndicats américains a permis l'éclo-sion d'un deuxième front syndical, axé sur les problèmes de con­sommation, la lutte politique... tandis que sur le plan de la dé­fense des intérêts des consommateurs, plusieurs groupes, à la formule parfois originale, ont vu le jour à côté d'organismes plus typiquement pan-canadiens (comme l'Association Canadienne des Consommateurs, section Québec). On peut mentionner, entre autres, les ACEF (Associations Coopératives d'Économie Familia­le, nées au milieu des années '60), l'IPIC (Institut de Promo­tion des Intérêts du Consommateur, issu des magasins Cooprix),. le MAPE (Mouvement pour l'Abolition de la Publicité aux Enfants), l'APA (Association pour la Protection des Automobilistes), la Fédération des Consommatrices du Québec....

8.3.- La "futurologie"?

La tentation a toujours été grande, pour les spé­cialistes des sciences sociales, de s'essayer au rôle de devin et d'appliquer leurs techniques et leurs instruments à la prédic­tion de l'évolution future de la société. Malgré leur souci d'ob­jectivité et leur prétention à la neutralité idéologique, les sciences humaines laissent une marge substantielle à l'interpré­tation subjective. Appliquées à la prévision du futur, elles ten­dent alors d'autant plus à refléter les courants d'opinions et les préoccupations qui agitent la société moderne.

Les études futurologiques ont été nombreuses. On peut cependant distinguer entre les projections à caractère quantitatif et celles, plus subjectives encore, dont les préoc­cupations sont surtout qualitatives.

8.3.1.- "L'an 2000"

Depuis une quinzaine d'années, l'Amérique a été le lieu d'une évolution curieuse. Le désir de prévoir l'évolu­tion socio-économique de la société a donné naissance au phéno­mène des "think tanks", c'est-à-dire la réunion, autour d'un même projet, de plusieurs centaines de spécialistes dont la tâche principale est de prédire l'évolution des événements. Le premier de ces "think tanks" fut la "Rand Corporation" dont la vocation était surtout technologique, scientifique mais aussi politique. Elle joua un rôle important dans les stratégies amé­ricaines de course aux missiles nucléaires et de conquête de l'espace ainsi que dans l'orientation de la guerre du Vietnam.

Le plus connu de ces centres demeure cependant le "Hudson Institute", dirigé par Herman Kahn. Ce centre joue un rô­le de conseiller auprès des gouvernements, dans les domaines éco­nomiques, écologiques, industriels et politiques. D'autres centres, comme l'"Institute for the Future", ont aussi vu le jour de par la commandite des grandes entreprises industrielles qui veulent connaître le contexte dans lequel elles devront évoluer et pré­voir à l'avance les problèmes auxquels elles seront confrontées.

Le produit le plus spectaculaire de ces efforts

pour déchirer le voile du futur demeure l'étude de Khan et Wiener, "L'An '2000"165, dans laquelle les auteurs essaient de tracer le portrait de l'humanité à l'orée du XXIe siècle. Ce qui frappe peut-être le plus dans cette volumineuse étude, c'est la projec­tion qui y est faite du développement économique et du niveau de consommation qui sera atteint par les différentes nations. Selon l'hypothèse modérément optimiste, les pays industriali­sés auront presque triplé leur niveau de richesse per capita pour atteindre des sommets inimaginables.

Tableau 70: Prédiction comparative du PNB per capita, 10 pays majeurs

Pays

1965

Taux de croissance

An 2000

États-Unis

3,557

3 .0%

10,161

Canada

2,464

3.1%

7,070

France

1,964

3.7%

6,830

Allemagne de l'Ouest

1,905

4.1%

7,790

Royaume-Uni

1,804

3.7%

6,530

U.R.S.S.

1,288

3.7%

4,650

Italie

1,101

4.1%

4,450

Japon

857

6.8%

8,590

Inde

99

2.9%

270

Chine

98

3.5%

321

Source: Kahn S Weiner, op. cit., p. .119166

Selon cette prédiction, les Américains continue­ront à jouir du niveau de vie le plus élevé, malgré le léger rattrapage effectué par les pays dont le taux de croissance économique sera plus élevé que le leur. Les Canadiens, même s'ils jouiront d'un niveau de vie enviable, seront dépassés par les Japonais et les Allemands. Le fait saillant de ce tableau cependant reste l'accroissement insensé du fossé entre les pays riches et les pays pauvres. L'Inde, par exemple, devra se contenter d'un PNB per capita environ 35 fois inférieur à celui des États-Unis. Le fossé, en termes absolus, se sera considérablement accru, démontrant l'impossibilité pour ces pays de songer à rattra­ per les nations riches.

- Le chaos

La  population du globe  sera alors  d'environ  6.4 milliards  dont  les   2/3environ vivront dans des  pays  qui n'auront pas' dépassé  l'étape  de  l'industrialisation.

Les  prédictions de Kahn et Wiener font montre d'un optimisme certain.   Il  ne fait   implicitement aucun doute pour  eux que  l'organisation capitaliste de la  production réussira à résou­ dre  les  problèmes   qui   s'annoncent  à   l'horizon.   En ce   sens,   leurs prédictions  constituent une  projection de  ce  que  le  processus  d'ac­ cumulation du  capital,   qui  domine  déjà  le  fonctionnement  de  l'éco­ nomie occidentale actuelle,   pourra  permettre d'atteindre,   dans  le futur.

Tout le monde  sera  plus riche  et on peut à  peine imaginer  quelle  orgie  la  consommation  pourrait  être devenue.   Mais, ces   prédictions   sont-elles  réalistes?   Pour   en avoir  une   idée,   il faut examiner   les  postulats  fondamentaux   sur   lesquels  reposent  de telles analysés.   Ce  sont des  projections  faites à  partir de ten­dances actuelles  et qui  supposent  qu'aucun chambardement majeur n'interviendra dans  le développement  économique   (postulat du "surprise  free  economy").   Elles  apparaissent  d'autant  plus  fragi­les  à  la   suite  de  la  crise  du   pétrole   (qu'elle fut  réelle ou  arti­ficielle)   et  de  l'accélération du  phénomène   inflationnaire  dont il   est   encore trop  tôt  pour mesurer   l'impact.

Pour  bien comprendre à quelpoint cependant de tel­ les   extrapolations  reposent   sur  une visionsélective  et  partielle de l'évolution,   il  faut   se rappeler  le crid'alarme lancé par  le "Club de Rome",   entre autres,   sur  l'avenirde la  société.

8.3.2.-  Le  Club  de Rome

Celui-ci occupe une place toute particulière dans ce club sélect de l'antichambre du futur. En utilisant les mêmes techniques de projection mais en concentrant son intérêt sur des aspects tout autres de la réalité, il arrive à des conclusions totalement opposées.

Le Club de Rome qui constitue un curieux amalgame de chercheurs, d'hommes d'affaires et aussi d'hommes politiques, reprend une à une chacune des calamités annoncées par les experts de différentes disciplines et essaie d'en dégager une image d'en­semble167. Il scrute ainsi les problèmes d'épuisement des res­sources naturelles non-renouvelables, de gaspillage d'énergie et de pollution soulevés par les écologistes, les problèmes d'iné­galités des richesses, de développement de la criminalité, de la violence sociale (racisme...) et des symptômes d'inadaptation (névroses, psychoses...), apportés par les sociologues, ceux d'accroissement de l'écart entre pays riches et pauvres, d'in­flation et de manque de contrôle sur le développement anarchi-que posés par les économistes et enfin, ceux d'explosion de la population et de malnutrition croissante du Tiers-Monde, soule­vés par les démographes. Le résultat n'est guère brillant: les ressources naturelles vont s'épuiser, la pollution va rendre l'environnement invivable dans les pays industrialisés alors que les pays pauvres vont crever de faim.... L'avertissement lance par le Club de Rome est sérieux: si la croissance n'est pas con­trôlée et harnachée, la crise sera inévitable. Les fondements mê­mes de la société risquent d'être ébranlés puisque toutes ces crises vont se produire presque simultanément dans un avenir pré­visible.

En dehors de ces préoccupations d'ordre quantita­tif, d'autres auteurs ont essayé d'entrevoir ce que deviendrait l'homme dans l'après-consommation-de-masse. Ceux-ci, reprenant le flambeau de la tradition des grands philosophes qui cherchaient à découvrir le sens de l'existence, ont cherché à deviner ce que serait l'essence de cet homme nouveau, produit par l'évolution de la société. Nous discuterons surtout de deux auteurs dont les travaux se détachent nettement à cause de leur impact sur l'opi­nion publique. Ces oeuvres sont aussi particulièrement intéres­santes pour notre propos, puisqu'elles manifestent deux visions fort différentes de l'homme du futur. Elles traduisent aussi, à leur façon, le même type d'opposition fondamentale que nous avons trouvé précédemment dans les essais de prévisions quantitatives entre les travaux de l'"Hudson Institute" et ceux du "Club de Rome", soit entre ceux qui se réjouissent de l'évolution de la société actuelle dont ils aimeraient voir les avantages s'ampli­fier dans l'avenir et ceux qui estiment, au contraire, que les défauts et les malfonctionnements de la société présente sont suffisamment sérieux pour justifier un changement d'orientation radical et motiver une réforme en profondeur de la société de consommation.

8.3.3.- "Le choc du futur"

Le premier de ces auteurs est Alvin Toffler dont le livre "Le choc du futur" a connu un succès phénoménal. L'au­teur y décrit de quelle façon, à ses yeux, l'homme de demain pourra jouir d'une plus grande liberté. Pour ce faire, il devra cependant s'adapter à un mode de vie radicalement nouveau, mar­qué par la rapidité du changement et par la multiplication, jus­qu'à l'absurde, de ses possibilités de choix.

L'auteur puise ses arguments dans les exemples ac­tuels les plus spectaculaires de rapidité de changement dans la consommation et tente de prédire, à partir de là, ce que sera le consommateur de l'An 2,000. Démontrant que 50% des articles de consommation qui sont sur le marché actuellement n'existaient pas il y a dix ans, il prévoit que ce phénomène va aller en s'accélérant. Le consommateur de l'avenir sera confronté avec l'Hyper-Choix: la multiplicité des marques et des options ren­dra le nombre de combinaisons possibles jusqu'à l'infini. La standardisation et l'homogénéisation des produits qui sont des produits, de l'industrialisation feront place à la diversité. Ainsi, par exemple, le nombre d'options possibles à l'achat d'une automobile sera presque infini et le consommateur pourra, ou à tout le moins c'est l'impression psychologique qu'il en aura, se construire une auto "personnalisée" qui répondra à ses besoins et ses aspirations.

La citation suivante, qu'il reprend de McLuhan, décrit fort bien l'évolution entrevue par Toffler:

"Lorsque la production, complètement auto­matisée grâce à l'électronique, atteindra sa capacité maximale, il sera aussi rentable de fabriquer un million d'objets différents qu'un million d'objets identiques. La seule limite, à la production et à la. consommation sera alors l'imagination de l'homme".

- L'accélération de la consommation

Dans un tel contexte, l'amélioration des moyens de communication de masse permettra d'accélérer encore davan­tage le renouvellement des produits de consommation. L'infor­mation "cinétique" qui permet au consommateur d'entretenir des rapports symboliques avec une multitude de personnalités, en­traînera une accélération dans la rotation des leaders symbo­liques et partant, un rythme de changement toujours plus rapi­de des modes de consommation.

Toffler reconnaît que les produits consommés cor­respondent à une double finalité, soit à la fois utilitaire et psychologique. Le changement accéléré qu'il décrit se fera, non seulement au niveau de l'apparition de nouveaux biens de con­sommation visant des fins utilitaires nouvelles ou différentes, mais aussi au niveau de la psychologie du consommateur par la création de nouveaux besoins et par la création de l'impression chez celui-ci que son univers est en perpétuel changement. Peu importe, à ce niveau, que les produits de consommation soient vraiment" nouveaux ou, qu'au contraire, on réussisse à créer l'impression de nouveauté par des moyens artificiels (change­ments de modèles, publicité...). Le consommateur devra appren­dre à vivre dans un monde où ses schèmes de références seront continuellement bouleversés. Pour répondre à son "urgent besoin existentiel d'une identité psychologique", le consommateur ac­cordera une grande importance aux styles de consommation et aux mini-héros de l'univers de la consommation (vedettes...) qui lui serviront de point d'identification.

La vision présentée par Toffler est saisissante. L'individu devra s'adapter à ce changement accéléré à la fois comme producteur à l'intérieur d'une organisation de travail sans cesse modifiée et renouvelée et comme consommateur dans un univers où la pression de la consommation atteindra des som­mets sans commune mesure avec ce dont il aura eu l'expérience, jusque là.

Sa vision du futur repose fondamentalement sur deux hypothèses. En premier lieu, Toffler suppose que certaines des tendances déjà présentes dans la société actuelle seront am­plifiées dans le futur (multiplication, diversification et renou­vellement des produits...) et que cette tendance ne sera modifiée par aucun facteur extérieur (guerre, crise...). En second lieu, il semble évident, aux yeux de l'auteur, que cette accélération de la consommation entraînera une satisfaction accrue des aspi­rations des consommateurs et que ceux-ci trouveront, dans un tel système de valeurs, la source d'un sentiment accru de réalisation d'eux-mêmes.

Les fondements de l'utopie que propose Toffler sont discutables. La vision qu'il présente est finalement celle d'un monde où les producteurs auront établi leur hégémonie de façon définitive. Ce sont eux qui imposeront aux consommateurs le rythme de changement qui convient le mieux aux intérêts de la production. Dans l'univers de l'auteur, ces derniers n'auront qu'à s',adapter à la volonté de changement imposée par la classe dominante. L'uto­pie de Toffler n'est finalement rien d'autre que celle de l'accom­plissement total du processus d'accumulation du capital.

8.3.4.- "Le regain américain"

Le renouveau qui s 'impose au plan de la qualité de vie, s'il se réalise, semble devoir se faire contre la société de consommation, plutôt qu'avec elle. C'est du moins ce qui se déga­ge de l'analyse d'un autre auteur américain, Charles Reich, dont l'oeuvre, "Le regain américain"168, a connu un succès qui la rend comparable à celle de Toffler. Si la vision de ce dernier repré­sente une "utopie" de la société future, on trouve dans celle de Reich tous les éléments qui en font une contre-utopie (ou "dystopie").

En fait, le point de départ de l'analyse de Reich se situe exactement à l'opposé de celui de Toffler. Au lieu de ba­ser son analyse sur ce qui lui semble positif dans la société de consommation et de le projeter dans le futur jusqu'à l'absurde, presque comme le fait Toffler, Reich commence d'abord par faire ce qu'il appelle "l'autopsie" de la société américaine. Les pro­blèmes qui lui semblent les plus fondamentaux sont les suivants:

Ces problèmes lui semblent importants au point de rendre la société américaine contemporaine invivable et d'appeler à sa transformation. Il ne suffisait pas cependant d'identifier les problèmes, encore fallait-il en identifier l'origine, déter­miner le sens des forces en présence et déterminer les perspec­tives d'avenir qui s'annonçaient.

Dans une analyse qui, par le niveau où elle se si­tue et le type de démonstration employé, n'est pas sans rappeler celle que David Riesman avait fait de la société américaine, au début de l'ère de la consommation de masse 169, Reich essaie d'identifier les forces majeures en présence et le sens de leur influence.

Pour ce faire, il détermine trois types de cons­cience qui sont chacun issus d'un contexte socio-historique dif­férent et dont l'influence s'exerce sur l'évolution de la socié­té dans des directions opposées.

- La conscience I

La "conscience I" qui est apparue au XIXe siècle représente la mentalité traditionnelle du fermier, du petit com­merçant et de l'ouvrier américain qui essaie de faire son chemin. Issue d'un contexte marqué par l'agression et la lutte continuel­le pour le pouvoir, la conscience I met l'emphase sur la bonté et la persévérance par lesquelles le fermier, le commerçant et l'ou­vrier devaient pouvoir s'affirmer dans leur travail quotidien. Ces valeurs, pourtant soutenues avec opiniâtreté jusqu'à aujourd'hui, par une certaine couche de la population, ne permettaient pas de comprendre et de s'adapter aux changements apportés par la Révo­lution Industrielle, marquée par l'économie de marché et le dé­veloppement technologique.

"L'homme se trouva aliéné de lui-même lorsque ce fut l'argent et non plus ses besoins intérieurs qui donnèrent le ton. Il se mit à reporter à plus tard la satisfaction de ses besoins réels, ou à y renoncer; ses désirs firent de plus en plus l'objet de manipulations extérieures. Privé à la fois de l'essence de son travail et de l'essence de ses besoins, l'hom­me perdit son caractère unique et devint un prolongement du système de production-consommation"170

L'Américain de la conscience I était incapable de s'opposer aux nouvelles valeurs de l'industrialisation. N'ayant pas renoncé cependant à ces valeurs traditionnelles qu'il affir­mait au contraire de plus en plus, à mesure que l'adversité le menaçait davantage, il perdait progressivement contact avec la réalité.

"Non . seulement les Américains ne comprenaient pas les dangers de l'industrialisme mais ils n'a­vaient aucun système de valeurs à lui opposer. Aucune culture, aucune tradition, aucun ordre social et aucune connaissance de soi ne leur permettait d'orien­ter les valeurs industrielles et de faire des choix entre elles..." 171

- La conscience II

La conscience II s'est développée progressivement à partir du début du XXe siècle, à cause précisément de l'échec de la conscience I. La conscience II, qui atteint son apogée après la seconde guerre mondiale, n'est plus autant centrée sur les valeurs individualistes mais privilégie au contraire l'impor­tance de la discipline et de la hiérarchie. L'idéal n'est plus celui du fermier honnête et un peu "bonasse", ni celui de l'aven­turier compétitif, mais celui de l'homme de "carrière" qui s'est adapté au développement bureaucratique et technologique.

La conscience II est celle de la morale, du contrô­le, de la technologie et de l'intellect rationnel. Elle est mar­quée par l'extension de l'influence de l'appareil étatique qui est lui-même fortement influencé par le pouvoir privé:

"L'État ne veut pas abandonner la cons­cience au hasard et rien n'est plus sub­ventionné dans notre société que la pu­blicité commerciale. Etant donné la vul­nérabilité des gens et la puissance de la machine, une grande partie de la Conscience II est une "fausse conscien­ce", une conscience imposée par l'État dans des buts qui lui sont propres".172

La conscience II est donc, par excellence, celle de la consommation de masse. Une fois qu'ils ont goûté aux avan­tages matériels de l'abondance, les petits-bourgeois "carriéris­tes" de la conscience II deviennent plus vulnérables à la mani­pulation commerciale, persuadés qu'ils sont que c'est là surtout que leur bonheur se trouve.

L'État-Entreprise qui domine la conscience II est marqué par une "implacable unité d'intention", soit celle de la valeur technologie-effieacité-croissance-progrès. Car, pour l'au­ teur, contrairement à l'acception courante, État et Entreprise ne s'opposent pas mais sont la marque, au contraire, d'une même évolution. Les caractéristiques principales de cet État-Entrepri­ se sont l'accroissement de la taille des bureaucraties publiques et privées par la fusion et l'intégration, le renforcement du principe de l'Administration (par opposition à des modes alterna­ tifs comme la coopération et la tyrannie qui organisent aussi les efforts individuels) et de la hiérarchie, l'autonomie crois­ sante des entreprises qui contrôlent leur environnement (contrôle du marché...), la manipulation de la propriété collective par les intérêts privés en quête de pouvoir et de profits et finalement, par l'asservissement de l'appareil légal qui doit défendre en principe, des valeurs humaines durables, au service de l'État et. des entreprises.

- La perte d'identité

Dans ce contexte d'un déséquilibre accentué des forces en présence(individu -vs- État-entreprise) et de renfor­cement du contrôle qui s'exerce sur l'individu, celui-ci perd son identité. Cette perte d'identité qui constitue le caractère domi­nant de la conscience II, commence dès l'école avec l'apprentissa­ge de fonctions spécifiques et se prolonge tant dans la vie de production active que dans les activités de consommation:

"La préparation au rôle de consommateur est tout aussi importante que la prépa­ration à l'exercice d'un métier, elle est au moins aussi responsable de la perte de soi-même... A l'école, la préparation à l'art de consommer consiste a empêcher la formation de la conscience individuelle, du goût, des exigences esthétiques, de la connaissance de soi et de l'aptitude à trouver ses propres satisfactions par soi-même... Tout en apprenant à devenir producteur et con­sommateur, l'enfant apprend à se compo­ser une personnalité d'emprunt qui lui vaudra le maximum d'approbation et de récompenses de l'État, tout en fonction­nant mieux que la sienne propre..." 173

Ce que l'auteur reproche donc à la société de con­sommation, c'est d'abord et avant tout de forcer les individus à entrer dans un moule de personnalité préfabriqué, ce qui sert avant tout les intérêts de l'État-entreprise avant leurs intérêts propres et l'épanouissement de leur personnalité. Le caractère artificiel de là consommation de masse requiert un contrôle social accentué de l'individu. Ce contrôle exercé par l'appareil de vente (publi­cité, compétition commerciale...) repose sur le renouvellement, à l'infini, des besoins réels ou factices:

"... nouveaux besoins créés par substi­tution; on: ne peut rien vendre à un hom­me satisfait; il faut donc susciter chez lui un désir nouveau, ou lui retirer quelque chose qu'il a déjà pour qu'il achète autre chose à la place... On a toujours prétendu que le nerf du commer­ce était l'amélioration... la logique du commerce est tout simplement la vente que ce soit meilleur ou pire..." 174

Cette culture de la conscience II possède trois ca­ractéristiques fondamentales, soit de procéder par substitution, d'être imposée à l'individu de l'extérieur( par l'appareil État-entreprise) et d'être conçue pour une consommation passive, ce qui entraîne un appauvrissement tragique de l'individualité.

La conscience II ne peut durer car elle comporte en elle-même les germes de sa propre contradiction. Ce qui donne l'impression d'être l'accession à la liberté n'est, de fait, que la "liberté de consommer", c'est-à-dire d'une contrainte croissan­te exercée sur l'individu pour qu'il s'intègre toujours davantage aux schémas définis par l'État-entreprise.

"L'État s'efforce de contenter le travail­leur-consommateur. Mais il opère sur la base d'une contradiction insoluble: à force de persuader le consommateur, il finit par dissuader le consommateur" 175

... "Il se pourrait qu'une société de consommateurs trop choyés finisse par produire des individus qui réagissent contre ces excès..." 176

- La conscience III

C'est dans ce contexte du dépérissement progres­sif de la conscience II que l'auteur situe l'avènement d'une nou­velle conscience. Cette conscience III émergente, l'auteur recon­naît ne pas être en mesure de la décrire exactement dans ses moin­dres détails. En même temps que la constatation d'un impérieux besoin de changement, cette nouvelle conscience marque l'espoir d'une société future qui aura résolu les contradictions fondamen­tales des formes de conscience antérieures. Elle sera, non seulement mieux adaptée à la réalité mais sera basée aussi sur une redécouverte du sens de l'identité personnelle.

L'émergence de cette nouvelle conscience se ma­nifeste dans les tentatives qui sont faites dans certains milieux pour redéfinir le cadre de l'existence. C'est le cas des grou­pes qui) tout en acceptant encore certains des aspects de la so­ciété actuelle, revendiquent des changements qui remettent en question l'emprise de l'État-entreprise (lutte contre la pollu­tion...). C'est aussi le cas des groupes qui rejettent cette so­ciété en bloc et s'en isolent pour tenter de redéfinir les for­mes d'une nouvelle vie. Ces tentatives, même malhabiles ou uto-piques, sont cependant la marque d'une même quête.

Ce mouvement qui semble irréversible à l'auteur permettra aux individus de réinventer la conscience individuel­le, de redécouvrir la connaissance de soi et de réapprendre à être le premier artisan de la satisfaction de ses besoins, bref de sortir du cercle actuel où

"les firmes décident de ce qu'elles veu­lent produire; elles persuadent ensuite les gens que c'est ce qu'ils désirent et elles fabriquent ainsi leur propre marché..." 177

Certes, la vision de Reich peut sembler fantaisiste. La nouveauté des concepts employés et le type de logique particu­lière utilisé ne sauraient cependant suffire à faire négliger cer­taines intuitions dont l'auteur fait preuve dans son analyse. L'une de ses intuitions les plus intéressantes concerne la perspective et l'unité qu'il dégage de la multitude de formes de protestations qui s'exercent actuellement à l'encontre de la société de consommation. Il réussit à articuler, de façon logique, un sentiment que plusieurs autres analystes ont partagé, à savoir que ces manifestations d'opposition pourraient être la marque d'une faillite fondamentale de la société actuelle et les signes avant-coureurs de son renouvellement. Son analyse réussit à dégager une unité de direction, là où il n'y aurait autrement que diversité et confusion.

8.3.5.- Les oppositions

Comme on peut facilement le constater, la vision de Reich se situe presque à l'opposé de celle de Toffler. Précé­demment, nous avons vu aussi comment les analyses quantitatives de Kahn et Wiener et de Fourastié d'une part et celles du Club de Rome d'autre part, aboutissaient à des conclusions diamétra­lement opposées. Cette double opposition, tant sur le plan quan­titatif que qualitatif, quant à l'avenir de la société de con­sommation de masse n'est que le reflet cependant, des doutes et des contradictions qui agitent la société actuelle. L'incertitu­de collective de la guerre froide a fait place à celle de la paix. L'idéologie de la consommation de masse ne réussit plus à faire l'unanimité autour d'elle. Les objectifs et les finalités qu'elle propose ne sont plus acceptés sans discussion.

La société occidentale est à la recherche d'une identité. La conception du bonheur de l'homme que véhicule l'idéo­logie de la consommation de masse ne correspond plus, de façon aussi unanime, aux aspirations de toutes les couches de la so­ciété. Cette crise se manifeste clairement dans les contradic­tions présentes dans; les essais de projection que nous avons tenté d'analyser.

Les projections de Kahn et Wiener, sur le plan quantitatif et de Toffler, sur le plan qualitatif, nous donnent une certaine vision de ce que pourrait devenir la société de consommation de masse, si elle devait continuer à se développer selon ses tendances actuelles. Ces visions sont cependant uto-piques dans la mesure où elles supposent que les problèmes ac­tuels, tant quantitatifs que qualitatifs, pourront être résolus sans modifier l'évolution de la société et qu'aucune crise ul­térieure n'empêchera la réalisation de ses espoirs.

Les prédictions du Club de Rome et la vision de Reich sont fondées sur des hypothèses inverses à savoir que, non seulement des crises ultérieures sont possibles, mais que tous lès signes avant-coureurs en sont déjà présents. On trou­ve donc définis, les deux pôles entre lesquels l'avenir des so­ciétés occidentales semble osciller.

La première alternative est sécurisante dans une large mesure puisqu'elle confirme les tendances dominantes de la société actuelle. La seule présence, par contre, d'une vi­sion alternative structurée constitue un facteur d'insécurité. Insécurité qui risque d'aller sans cesse croissante dans la mesure où les problèmes auxquels la société actuelle est con­frontée, apparaissent insolubles et appellent un changement radical.

8.4.- Vers une crise idéologique

L'idéologie de la consommation de masse semble avoir atteint son point culminant vers le milieu des années '50. Elle régnait alors de façon totale. Elle était la seule à pou­voir offrir une interprétation structurée de cette réalité nou­velle de l'abondance.

Cette réalité émergente et la perception collecti­ve qui en découla sont cependant deux choses fort distinctes. Malgré l'évolution économique indéniable, plusieurs problèmes concrets continuaient à exister ou prenaient une ampleur nou-velle. La conscience collective, par contre, était surtout mar­quée par une vague d'optimisme débordant qui entrevoyait la con­tinuation unilinéaire du progrès économique, l'expansion de la consommation et la disparition progressive des problèmes sociaux tels que la pauvreté.... L'idéologie de la consommation de masse constituait le principal instrument de cette perception collec­tive. Elle justifiait l'ordre socio-économique existant, en don­nant une signification collective à l'acte de consommation. Cette signification reposait fondamentalement sur la croyance que l'acquisition des biens matériels allait permettre à l'hom­me d'atteindre à un plus grand bonheur.

Cependant, à mesure que le rêve présenté par l'idéo­logie de la consommation de masse commence à se manifester, de façon tangible, plusieurs problèmes deviennent apparents au ni­veau, de la conscience collective. Nous avons retracé surtout l'émergence de trois types de problèmes qui semblent prédomi­nants: la redécouverte de la présence de la pauvreté, le dé­veloppement, avec une nouvelle vigueur, des groupes voués à la protection du consommateur et à la préservation de l'environne­ment et finalement, une remise en question, tant quantitative que qualitative, de l'avenir de la société.

L'émergence de ces trois mouvements remet en ques­tion la prédominance absolue de l'interprétation proposée par l'idéologie de la consommation de masse et apporte de nouvelles dimensions à la conscience collective. Celle-ci devient plus diversifiée.

8.4.1.- Les définisseurs de situation

Ces mouvements émergents jouent, dans une certaine mesure, un rôle de "définisseurs de situation". Chacun, à sa ma­nière, permet de dégager une signification commune d'un ensemble disparate de faits qui, autrement, seraient restés isolés et n'auraient été que peu présents au niveau de la conscience col­lective. Les problèmes d'exploitation des consommateurs, par exemple, dont la réalité ne fait aucun doute (fraude, fausse représentation, publicité mensongère...) auraient continué à être vécus comme des problèmes isolés, des "malheurs individuels", dont il faut, tant bien que mal, s'accommoder dans la poursuite d'un but plus global (celui de l'amélioration du bonheur de l'homme par l'acquisition de biens matériels) et dont la pré­sence ne constitue qu'un épiphénomène, un accident de parcours, qui ne peut suffire à remettre en question la perception col­lective dominante. C'est le fait de pouvoir établir un lien si­gnificatif entre ces éléments "marginaux" et d'en proposer une signification nouvelle qui permet d'avoir un impact quelconque sur la conscience collective et de dégager une nouvelle unité de pensée. Cette interprétation structurée permet d'ailleurs d'assurer le dynamisme des nouveaux modèles d'interprétation de la réalité. Il devient alors possible d'analyser, plus en pro­fondeur, ces problèmes et d'en remonter progressivement aux causes principales. C'est ce type de démarche dynamique qui a permis, par exemple, au groupe de Nader, de passer de la dénon­ciation de problèmes spécifiques à une analyse mieux structurée de la collusion qui existe entre le pouvoir politique et le pou­voir industriel.

Ces nouvelles idées ne sauraient avoir un impact marqué sur la conscience collective si elles n'étaient d'abord véhiculées par des groupes structurés qui servent de "leaders d'opinion". Certains de ces groupes sont plus fortement struc­turés (les associations de consommateurs, par exemple) mais ce qui semble de loin plus important que le nombre ou la structure, c'est la force,de l'appel symbolique qu'ils sont en mesure d'exer­cer auprès de l'opinion publique. C'est la force des symboles qui permet aux individus de s'identifier, de façon active ou passive, aux revendications d'un groupe. L'impact qu'un groupe peut avoir sur l'opinion publique et l'adhésion qu'il peut en escompter, sont largement indépendants de sa force en nombre mais tiennent surtout à la résonance, positive mais aussi négative, qu'il peut trouver dans les symboles collectifs.

8.4.2.- Les nouveaux criminels

L'idéologie de la consommation de masse continue toujours d'exister. Elle demeure même dominante. Mais elle perd cependant son caractère universel et son emprise sur la conscien­ce collective devient moins global. Elle devient ce qu'elle était à l'origine mais ce qui semblait moins évident, l'appareil idéo­logique qui protège les intérêts de la classe possédante, soit celle des producteurs (propriétaires des moyens de production) et les intérêts des couches de la population qui profitent, à des degrés divers, de leur association avec celle-ci (petits entre­preneurs, cadres supérieurs et inférieurs...).

Car, les producteurs se sentent menacés par l'émer­gence de ces contre-idéologies. L'idéologie de la consommation de masse justifiait leur position dans la société et légitimait leurs activités. Leur rôle était valorisé parce qu'ils étaient perçus comme la source principale des bienfaits que la consommation de masse, devait apporter (croissance économique, amélioration du niveau de vie...). Or, voici qu'ils deviennent, aux yeux des grou­pes émergents qui les contestent, la source de tous les maux: ils sont responsables de la persistance de la pauvreté parce que le type de société qu'ils ont créé repose sur l'inégalité des oppor­tunités et que le contrôle qu'ils  exercent sur l'État perpétue ces inégalités au lieu de les réduire. La pollution et l'exploi­tation du consommateur ne sont plus perçues comme des accidents de parcours mais comme des phénomènes inévitables qui découlent de la nature même d'un système basé sur la course au profit. En­fin, ils sont responsables, par leur désir effréné de croissance, des crises qui s'annoncent.

Cependant, à mesure que la pression dirigée contre eux s'accroît, les producteurs réagissent et développent leurs moyens de défense. Ils acceptent fort mal cependant d'être déchus de leur monarchie symbolique et réagissent vivement.

8.4.3.- Faut-il renoncer à l'abondance?

La présence de ces groupes de contestation et le sens de leurs revendications permettent d'actualiser,au niveau de la conscience collective, l'existence de problèmes sociaux qui concernent l'essence même du fonctionnement social. L'accumula­tion de tels problèmes fait ressortir encore davantage l'opposi­tion fondamentale d'intérêts entre les producteurs et les con­sommateurs, entre le capital et le travail.

La question primordiale est alors de déterminer si l'organisation actuelle de la production de masse va permettre de résoudre ces problèmes. Dans la mesure où ces problèmes découlent du processus même de l'accumulation de capital, la réponse s'impo­se d'elle-même. Cette constatation d'une ré-orientation fondamentale de la société de consommation ne signifie pas, pour autant, le re­noncement total à l'abondance. Le problème, en effet, se pose moins en termes d'un choix stérile à faire entre le développement écono­mique et le refus du progrès ou entre un niveau de vie élevé mais superficiel et une libération du consommateur qui impliquerait le renoncement aux avantages de la richesse; il se pose d'abord dans le choix d'un type de développement social et économique où les intérêts des consommateurs ne seront plus asservis uniquement à la poursuite de ceux des producteurs. Une telle socialisation de la production de masse qui entraînerait l'humanisation des rapports de consommation devient inévitable, dans la mesure où les mouvements de redéfinition de la réalité sociale qui sont déjà amorcés vont continuer à influer sur l'évolution de la conscience collective.

Nous pouvons aussi, dans une certaine mesure, prévoir dans quelles directions principales cette socialisation de la consommation de masse va s'opérer. Deux forces semblent surtout se manifester à cet égard, l'une plus spontanée qui vise à une redécouverte de la vie quotidienne, l'autre, plus ration­nelle, qui vise à développer les appareils de contrôle et de pla­nification nécessaires à l'intégration et la réalisation des finalités socio-culturelles qui viennent se greffer aux finalités surtout économiques sur lesquelles le développement économique était surtout axé.

- La redécouverte de la vie quotidienne

L'un des paradoxes les plus fondamentaux de la so­ciété de consommation réside dans la disproportion qui existe entre l'appareil déployé pour encadrer le consommateur et la pau­vreté des satisfactions qui lui sont proposées. Les pressions et les contraintes à la consommation qui s'exercent sur le consom­mateur enferment celui-ci dans un véritable carcan. L'homme de l'abondance n'est pas plus libre que l'homme de la pénurie. C'est le jeu des pressions sociales qui s'exercent différemment. Dans cette évolution cependant, les valeurs culturelles et sociales qui sont la source de la satisfaction individuelle se sont sclé­rosées. Seule une redécouverte des valeurs de la vie quotidien­ne peut permettre de retrouver un sens à la vie humaine qui soit plus fécond que l'accumulation en soi des biens matériels.

"Nous avons ignoré les limites humaines des appartenances, des rapports sociaux, des rythmes de vie, des espaces vitaux, des pratiques d'éducation et de travail...

Nous avons à apprendre à maîtriser so­cialement les moyens techniques quoti­diens. Sinon, la vie collective devien­dra de plus en plus irrespirable..." 178

Cette redécouverte du quotidien et cette ré­invention du bonheur de l'homme doivent d'abord s'exprimer au niveau spontané. Elles ne seront cependant pleinement fécondes au niveau de l'ensemble de la collectivité que si elles peuvent être facilitées et concrétisées par l'élaboration d'un plan de développement collectif, d'un projet de société rationnel.

"Développer une société devient alors sy­nonyme de rendre cette société et ses mem­bres adultes. Développer veut alors dire prendre les actions nécessaires pour que les citoyens d'une société puissent s'épanouir pleinement. Cette conception du développement

implique qu'une conception de l'homme et de sa vie sociale soit explicitement choisie comme souhaitable et que par la suite des actions efficaces soient entre­prises pour rendre possible cet idéal..."179

L'avenir de la société ne se fera pas contre l'abon­dance mais contre les excès de l'abondance. Le problème fondamen­tal ne se situera pas au niveau d'un choix à faire entre les fi­nalités sociales aux dépens des finalités économiques, mais plu­tôt au niveau du choix du type de société dans lequel l'homme voudra vivre. Ce choix ne sera pas fait contre l'économie mais pour son utilisation rationnelle et modérée dans la poursuite d'un mieux-être individuel et collectif désiré.

Deuxième partie : L'abondance à crédit

Chapitre 9.- les fondements économiques de l'analyse du crédit

Dans la première partie de ce rapport, nous avons essayé d'identifier les principales lignes de force de l'évolu­tion de la société de consommation. Nous avons vu, dans un pre­mier temps, comment l'évolution du système de production a per­mis l'avènement du nouvel ordre social et économique qu'est la . consommation de masse. Nous avons démontré comment l'expansion phénoménale de la production de masse avait permis l'accroisse­ment du nombre et du type de biens de consommation disponibles en même temps que les revenus des particuliers s'élevaient de façon notable. Parallèlement cependant, nous avons vu que ce phé­nomène s'était traduit aussi par une augmentation de la pression exercée sur les consommateurs: pression accrue qui résulte des transformations du système de distribution et de l'expansion de la publicité et qui se manifeste par une modification sensible des habitudes de consommation des ménages.

Nous avons vu aussi comment cette évolution était dictée par le premier des impératifs de production, soit le pro­cessus, inéluctable» en contexte capitaliste, d'accumulation du capital. Ce processus se concrétise par le développement des oli­gopoles tant au niveau de la production que de la consommation et se traduit par une augmentation de leur pouvoir d'orientation quant à l'évolution sociale, culturelle et économique de la so­ciété. Nous avons constaté aussi comment l'avènement de la socié­té d'abondance, à cause justement du contrôle exercé par les im­pératifs de production, n'avait pas. réussi à solutionner des pro­blèmes aussi fondamentaux que les inégalités de revenus, la préservation de l'environnement, l'amélioration de la qualité de vie...

- Le contexte québécois

De façon plus spécifique, nous avons vu que la so­ciété québécoise n'avait pas échappé au courant nord-américain et qu'elle avait atteint, à son tour, le stade de la consommation de masse. Cette analyse de la société québécoise nous a permis de dégager deux caractéristiques fondamentales de son évolution, soit le retard constant qu'elle accuse par rapport au reste du contexte nord-américain (dont l'Ontario surtout) et le contrôle immense exer­cé sur son développement par le capital étranger. Nous avons noté, en effet, quelles étaient les causes et les manifestations princi­pales du retard que l'économie québécoise accusait et comment cet­te situation avait facilité le développement du capital étranger. Il n'était donc pas exagéré de conclure que l'avènement de la con­sommation de masse au Québec a été initié et causé, dans une large mesure, par le capital étranger (québécois anglophone, canadien anglophone, américain...) et que le développement économique du Québec se faisait surtout au profit de ce dernier.

Dans un deuxième temps, nous avons constaté comment ce contrôle étranger de l'économie québécoise, joint à l'affaiblis­sement progressif des valeurs traditionnelles, avait facilité l'im­plantation de l'idéologie dominante de la consommation de masse. Après avoir analysé les principales dimensions de celle-ci, nous avons vu comment le phénomène de la consommation a pu être diver­sement interprété, dans diverses optiques idéologiques. Cette ana­lyse nous a permis d'une part, de démontrer le caractère superfi­ciel de l'idéologie de la consommation de masse et son rôle de lé­gitimation et de justification des intérêts de la classe dominante. Nous avons vu enfin comment, au niveau de la conscience collective, de nouvelles perceptions et de nouvelles préoccupations, élaborées progressivement à partir de problèmes spécifiques, remettaient en question l'interprétation proposée par la classe dominante. A partir de cette analyse, nous avons essayé de dégager les prin­cipales lignes directrices de l'évolution de la société québécoise.

- Le crédit et l'endettement

L'analyse du crédit à la consommation revêt une. si­gnification toute particulière dans le contexte de ces interroga­tions plus globales sur l'évolution de la société d'abondance,au Québec. Car le crédit à la consommation ne peut être défini en fonction d'une approche micro-économique où l'on tenterait de prou­ver que son expansion répond à des nouveaux besoins des unités de consommation que leur niveau actuel de revenu ne permet pas de sa­tisfaire. C'est confondre les modalités de son expansion avec l'ana­lyse des causes de cette expansion.

Ces causes émanent, en fait, d'une analyse globale de l'évolution du système de,production parce que le crédit, croyons-nous, est d'abord un phénomène commandé par les impératifs de l'évo­lution du système de production et les transformations des modes de consommation qui en résultent.

Nous sommes, conscients que la réalisation d'une telle démarche constitue un projet fort ambitieux. Aussi, n'espérons-nous pas présenter ici une analyse exhaustive de la dynamique de l'accu­mulation capitaliste et de la place occupée par le crédit à la con­sommation. Mais nous avons cru essentiel à une étude sur un phéno­mène comme le crédit à la consommation de proposer quelques points de repère qui nous semblent traduire les exigences nouvelles du sys­tème de production auxquels pourrait se greffer le développement du crédit.

En revanche, l'analyse du crédit et de la situation d'endettement des ménages permet de mieux comprendre encore la dy­namique de la société d'abondance. Le crédit occupe, en effet, une position privilégiée au centre de toutes les transformations qui ont accompagné l'avènement de la consommation de masse: l'analyse de la situation d'endettement des ménages et de la fonction écono­mique que nous prêtons au crédit à la consommation permettent de visualiser, de façon plus concrète, les pressions accrues qui s'exer­cent sur les consommateurs, par suite de l'intensification du dé­veloppement industriel et des transformations du système de dis­tribution. L'interprétation du phénomène-crédit permet, en effet, de rendre compte des contraintes accrues qui sont imposées au con­sommateur par l'accélération du processus d'accumulation du capi­tal .

Nous verrons aussi, dans la Partie II, comment la perception et l'interprétation du crédit et de l'endettement des ménages dépendent intimement de la perception idéologique de l'en­semble de l'évolution de la consommation de masse.

9.1.- L'analyse économique du crédit à la consommation

L'étude phénoménologique de l'endettement des tra­vailleurs québécois, depuis une vingtaine d'années, est fort com­plexe et recoupe plusieurs niveaux d'explications différents. Ni l'analyse sociologique stricte, ni l'analyse économique, si ri­goureuse fut-elle, ne permettent de rendre compte, indépendamment l'une de l'autre, de cette complexité. Il s'agit là plutôt de deux niveaux d'analyse distincts mais qui sont interreliés et se confirment mutuellement.

L'analyse que nous présentons dans ce chapitre sera d'ordre économique. Nous chercherons, en effet, à y situer le cré­dit dans l'optique d'une consommation accrue de biens et de ser­vices et d'une accumulation de capital limitée, par les capacités de production de l'économie.

Nous allons voir, à cet effet, à un niveau macro-économique, quelle a été l'évolution récente du crédit à là con­sommation au Québec et quels sont les principaux déterminants de son expansion spectaculaire. Cette analyse nous permettra d'in­troduire, dans les chapitres suivants, l'analyse des résultats de l'enquête réalisée par les ACEF.

Cet examen des facteurs explicatifs du gonflement du crédit doit cependant être complété par une description ana­lytique des disponibilités financières du système économique et de leur affectation. Il est certes étonnant de constater qu'en régime capitaliste., la demande intense de capitaux à des fins de croissance, dans un contexte d'expansion concurrentiel a été accompagnée simultanément par un accroissement phénoménal' des capitaux consacrés à des fins strictes de consommation sous for­me de crédit.

9.1.1.- Le crédit à la consommation au Québec

II importe, au départ, de préciser l'ordre de gran­deur de l'endettement des ménages québécois. Les statistiques de créances actives détenues par des prêteurs, à des fins de consom­mation, n'existent malheureusement que pour le Canada. Nous avons cependant pondéré ces données canadiennes par un coefficient qui établit la part du Québec dans l'économie canadienne. La méthode employée à cet effet apparaît dans l'annexe I.

Le tableau 71, ci-après, fournit les données les plus récentes sur l'endettement des ménages au Québec. Il en res­sort que tout comme au Canada, les banques à charte ont poursuivi leur offensive dans le secteur du prêt à la consommation, contrô­lant maintenant plus de 36% du marché québécois. Si on y ajoute la part du marché détenue par les caisses populaires, on voit que les institutions bancaires détiennent plus de la moitié des créan­ces actives du Québec.

Notons, par ailleurs, que malgré leur importance relative plus faible, les compagnies de finance réalisent ici une portion de leurs activités proportionnellement plus élevée que l'importance de la population québécoise au Canada. Par contre, les Québécois sont, dans l'ensemble, moins endettés que le reste du Canada, accaparant moins de 25% de la dette nationale, alors qu'ils représentent plus de 27% de la population. Une telle si­tuation découle nettement du retard économique du Québec (revenus dés Québécois moins élevés et donc capacité d'endettement moindre) mais n'enlève rien, comme nous le verrons plus loin, à l'ampleur du problème de l'endettement au Québec.


TABLEAU 71.- Estimation du crédit: à la consommation au Québec, 1972

 

 

Créances actives au Canada détenues par sé­lection de créan­ciers (millions)

 

 

Pourcen­tage des créances canadi­ennes au Qué­bec

 

 

Créances actives au Québec

en mil­lions

per capita

% déte­nu par chaque instit.

Société de finance­ment des ventes

 1,025

34.8 4%

357

137.80

9.75%

Sociétés de prêts

1,621

29.43%

477

 

13.02%

Banques à charte

7,144

18.57%

1,325

219

3 6.19%

Banques d'Epargne

30

100%

30

 

.81%

Cies d'assurances

813

27.7%

225

 

6.14 %

Grands magasins

823

18 -39%

151

 

4.12%

Magasins de meubles et accessoires

169

30.47%

51

 

1.39%

Autres magasins

771

25.64

198

 

5.40%

Féd. de Québec des CP. Desjardins

2,000

 

546

120.33

14.91%

Autres caisses d'é­pargne et de crédit

 

 

182

 

4.9 7%

Sociétés pétrolières

233

23.62%

55

 

.1.50%

Services d'utilité publique

231

27.72%

64

 

1.7 4%

TOTAL

14,860

24.63%

3,661

605.01

100%

Source: Revue de la Banque du Canada Statistiques Canada (diverses sources)

9.1.2.- L'évolution récente

Le tableau 72 résume l'évolution comparative récen­te des activités des divers créanciers au Québec et au Canada. Voyons d'abord où sont surtout concentrées les activités des di­vers prêteurs au Canada.

Le tableau 71 nous avait déjà indiqué la prépondé­rance des activités québécoises des compagnies de finance par rapport au volume canadien et la faiblesse relative des banques au Québec, par rapport au volume de prêts qu'elles consentent à travers le Canada. Or, le tableau 7 2 montre que cette tendance était aussi manifeste en 1970 et en 1971. De fait, au cours des trois dernières années, les compagnies de finance et les socié­tés de prêts ont concentré une part croissante de leurs activi­tés au Québec (ligne 1: 32.88% en 1970 à 34.84% en 1972; ligne 2: 28.44% à 29.43% en 1972).

Parallèlement, les banques ont progressé presque éga­lement au Québec et au Canada, la part québécoise du volume cana­dien de prêts consentis par les banques s'étant accrue à peine de quelques dizièmes de pourcentage en trois ans (18.19% en 1970 à 18.57% en 1972).

Par contre la présence des caisses populaires dans le champ du prêt à la consommation s'est développée davanta­ge au Canada qu'au Québec: en 1970 et 1972, le pourcentage des activités des caisses au Québec ayant diminué (39.45% en 1970 à 3 6.4% en 197 2).

Enfin, dans l'ensemble, le rythme de croissance des créances actives au Québec a été moins élevé que pour le Ca­nada, au cours des trois dernières années.


Tableau 72: Estimation du crédit à la consommation au Québec (1970-72)

 

1970

1971

1972

(Coeff. Q/Can. employé (1)

Cr. act. au Québec (millions)

(Coeff. Q/Can. employé 5

Cr . act. au Qué-bec(mil-lions)

(Coeff; Q/Can.  employé)

Cr.act.au Québec (millions)

Sociétés de finan­cement des ventes

(3 2.88%)

374

(34.59%)

308

(34.84%)

3 57 -

Sociétés de prêts

 (28.44%)

488

(29.11%)

430

(29.43%)

477

Banques à charte

(18.19%)

848

(18.41%)

1,065

(18,57%)

1,325

Banques d'épargne

(100%)

22

(100%) 

2 5

(100%)

30

Cies d'assurance

(28.12%)

213

(27.9 0%)

219

(27.7 0%)

225

Grands magasins

(18.25%)

131

(18.18%)

137

(18.39%)

 151 

Magasins de meu­bles et ace .

(30.44%)

45

(3 0.54%)

49

(30.47%)

51

Autres magasins

(25.87%)'

177

(25.30%)

17 8

(25.64%)

198

Caisses pop. et autres

(39.45%)

589

(36.86%)

62 3

(36.40%)

728

Soc. pétrolières

(24.08%)

4 5

(23.91%)

54

(23.62%)

55

Serv. d'utilité publique

(28.12%)

51

(27.90%)

 55

(27.7 2%)

64

TOTAL

(25.41%)

2983

(25.13%)

3,143

(24.6 3 %)

3,661

Sources:

- Revue de la Banque du Canada

- Statistiques Canada (diverses sources)

Note (1): ces coefficients, conformément à la méthode déjà citée et exposée dans l'Annexe I, servent à éva­luer la part québécoise du marché canadien.


Tableau 73: Estimation du crédit à la consommation au Québec Répartition des créances actives Québec-Canada 1970-72

 

1970

1971

 

1972

 

Québec

Canada

Québec

Canada

Québec

Canada

Sociétés de finan­cement des ventes

12.53%

9.70%

9 .79%

7 .02%

9 .75%

6.89%

Sociétés de prêts

16.35%

14.65%

13.68%

11.63%

13.02%

10.90%

Banques à charte

28.1+2%

39 .83%

33 .88%

45.54%

36.19%

48 .07%

Banques d'épargne

.73%

.18%

.79%

.19%

.81%

.20%

Cies d'assurance

7.14%

6.48%

6.96%

6.18%

6.14%

5.47%

Grands magasins

4.39%

6.15%

4.3 5%

5.67%

4.12%

5.07%

Magasins de meu­bles et acc.

1.50%

1.24%

1.55%

1.16%

1.39%

1.07%

Autres magasins

5.93%

5.83%

5.66%

5.38%

5.40%

4.73%

Caisses pop. et autres

19.74%

12.75%

19.82%

11.77%

19.88%

11.37%

Soc. pétrolières

1.50%

1.58%

1.71%

1.46%

1.50%

1.52%

Services d'utilité publique

1.70%

1.54%

1.74%

1.42%

1.7 4%

1.55%

TOTAL

100%

100%

100%

100%

100%

100%

Source: Idem

Le tableau 73 complète l'examen de la situation des différentes institutions prêteuses dans le secteur du crédit au Québec et au Canada. Trois remarques s'imposent cependant à ce su­jet.

En premier lieu, nous constatons qu'au cours des trois dernières années, là part du marché québécois détenue par les compagnies de finance est sensiblement plus élevée que celle qu'elles occupent dans l'ensemble du Canada (lignes 1 et 2). De plus, bien que cette part du marché ait régressé au cours de la période 1970-72,-suite à l'offensive des banques dans le secteur du prêt, ce recul a été moins prononcé au Québec (perte de 2.78% et 3.33% au Québec entre 1970-72, contre des pertes de 2.81% et 3.7 5% au Canada).

D'autre part, l'offensive des banques au Canada ne s'est pas produite au Québec par un accroissement aussi spec­taculaire de leur part du marché. En effet, alors qu'au Canada, les banques contrôlaient, en 197 2, 48.07% du marché canadien 180 contre 39.83% en 1970 (accroissement de 8.24%), au Québec, ces banques n'occupent que 3 6.19% du marché en 1972 contre 28.42% du marché en 1970 (accroissement de 7.77%).

Enfin, il est à noter que l'accroissement du volume de prêts consentis par les Caisses populaires n'a pas dépassé le rythme de progression du crédit à la consommation au Québec. Car, ainsi que le montre notre tableau, leur part du marché québécois s'est maintenue entre 1970 et 1972, passant de 19.74% à 19.88% du total des créances actives. Il en ressort donc que les Caisses populaires du Québec et le mouvement coopératif en général n'ont pas eu plus de succès dans leurs politiques d'expansion que leurs concurrentes directes: les banques.

Notons cependant que la présence du mouvement coopé­ratif au Québec est déjà beaucoup plus importante que dans l'en­semble du Canada (20% du marché du crédit à la consommation, au Québec, contre 11% pour l'ensemble du Canada). Il reste cependant que les banques et les institutions coopératives semblent rencon­trer plus de difficultés au Québec à éliminer progressivement les compagnies de finance et de financement de ventes: ensemble, elles contrôlent, selon les estimations présentées, 56% des créances ac­tives au Québec contre 59.44% des créances actives au Canada. Nous reviendrons plus loin sur les différentes hypothèses qui peuvent expliquer une telle situation au Québec.

9.2.- Le crédit à la consommation et la demande de biens et services

L'expansion du crédit à la consommation et l'intérêt qu'y trouve le système économique peuvent être esquissés de la fa­çon suivante: dans un système dont les capacités de production s'accroissent régulièrement, par suite d'une combinaison de travail et de capital, une partie relativement importante de cette produc­tion doit être obligatoirement consommée par les travailleurs, pour permettre la réalisation d'un profit suffisant. Par ce processus, les entreprises peuvent accumuler davantage encore de capital privé. Ce processus de production doit cependant porter, en lui-même, des caractéristiques propres à assurer la reproduction des conditions de la production, c'est-à-dire le renouvellement de la main-d'oeuvre (comportant un coût social sous forme de rémunération du facteur travail) et du capital (provisions pour consommation de capital).

Or, le développement des forces productives du sys­tème et l'accumulation de capital sont permis à partir d'une plus-value prélevée sur le travail des salariés. Cette plus-value sert à la fois à renouveler les biens de capitaux détruits par la pro­duction (amortissement), à financer évidemment de nouveaux inves­tissements et enfin, à rémunérer les détenteurs de ce capital. Les travailleurs se retrouvent dépossédés d'une partie importante des revenus qui leur reviendraient, si la valeur entière de leur production, moins l'amortissement, leur était versée.

De façon schématique, le système de production croît de façon continue alors qu'en contre-partie, les travail­leurs ne peuvent consommer la totalité de cette production accrue puisqu'ils sont amputés d'une partie de la valeur de leur produc­tion. Bien sur, une partie de cette plus-value se transforme par le biais des investissements en demande de biens et services que l'appareil de production doit absorber. Mais, ceci reste insuf­fisant pour écouler la totalité de la production: un surplus res­te qui, s'il n'est pas consommé, entraînera soit une baisse du niveau des prix dans l'économie et, par conséquent, une baisse équivalent des profits et un ralentissement du processus d'accu­mulation, soit une perte sèche pour le système en termes de re­venus non perçus.

Le système économique se devait de réagir pour cor­riger une situation qui menaçait son existence même. Paradoxale­ment, le problème originait d'une production trop développée, par rapport au pouvoir d'absorption de la structure de consommation qui avait pourtant déjà été modelée selon les besoins de l'appa­reil de production. Dans un tel contexte, il fallait donc stimu­ler la demande globale sans pour autant diminuer la part de plus-value prélevée par les détenteurs du capital sur la valeur de la production des travailleurs.

9.2.1.- La hausse des salaires

Plusieurs transformations sont alors intervenues. Parallèlement à la progression de la production par travailleur (progression rendue possible par l'accumulation du capital déjà amorcée par la rétention d'une plus-value sur le travail des géné­rations antérieures), on a assisté, dans un premier temps, à l'élévation graduelle de la rémunération du facteur travail, ce qui a entraîné un accroissement du pouvoir d'achat des travail­leurs181. De fait, un examen sommaire de la part du travail dans le PNB canadien au cours des cinquante dernières années fait voir que,ce pourcentage a peu bougé, à travers les années 182. Depuis 1967 cependant, et c'est la seule période de tout le demi-siècle, la part des revenus du travail atteint régulièrement plus de 50% du PNB. Ceci peut s'expliquer par la nécessité pour l'appareil de production de provoquer une demande plus soutenue pour les biens et services produits, de façon à financer de nouveaux in­vestissements par l'accroissement de revenus des entreprises ain­si créées (cf. tableau 74).

9.2.2.- Les dépenses gouvernementales

En second lieu, les gouvernements ont considérable­ment accru leurs dépenses au cours des dernières décennies, fi­nançant celles-ci par des émissions d'obligations, des relèvements d'impôts ou encore par l'accroissement de la masse monétaire en circulation, selon le caractère inflationniste ou déflationniste de la conjoncture. Ainsi, soit par ses emprunts sur les marchés financiers (employant ainsi une partie de l'argent frais qui ré­sulte du surplus de production), soit en imposant des impôt ad­ditionnels lorsque la demande est trop forte, ou soit en augmen­tant la masse monétaire (dans des proportions conformes aux ca­pacités de production afin d'éviter l'inflation d'origine moné­taire), l'État a acquis une position suffisamment importante au sein de l'économie pour influencer le cours de la conjoncture.


Tableau 74: Quelques séries statistiques sur les grands agrégats économiques au Canada, 1948-7 2, en % du PNB

 

Col. 1

Col. 2

Col. 3

 

 

Salaires et

Traitem.

Dépenses gouverne­mentales

Trans­ferts gouv .

Créances actives R.N.N.

Variations des créances actives Dépenses totales des ménages

1948

48.39

9.37

5.52

6.76

.49

1950

46.93

10.42

5,53

8.40

1.63

1952

46.17

14.72

5.46

8 .33

2.24

1954

48.43

14.75

6.27

10.68

.77

19 56

47.03

13.80

5.44

11.7 6

1.44

1958

48.04

13.95

7.49

12.29

1.02

1960

48.85

13.76

8.07

13.94

1.14

1962

48.68

15.39

6.78

19 .73

1.39

1964

4 8.27

15.10

6.31

16.59

2.39

1966

48.78

15.76

6.06

16.80

1.34

1968

50.09

17.47

7.54

18.04

2.27

1970

51.73

19.42

8.80

18 .23

.89

1972

51.90

19.85

9.52

18.88

3 .60

Sources: Statistiques Canada et Revue de la Banque du Canada

D'ailleurs, les colonnes 2 et 3 du tableau 7 4 mon­trent clairement l'importance accrue du rôle d'agents économiques des gouvernements. Non seulement les dépenses d'achats de biens et services des gouvernements ont-elles doublé (9.3 7% en 1948 à 19.85% en 1972) par rapport au PNB, mais en plus, les paiements de transferts effectués par les gouvernements auprès des parti­culiers ont effectué un bond prodigieux en proportion du PNB (5.52% en 1948 contre 9.52% en 1972). Ajoutons enfin à ce tableau que la formation brute de capital fixe émanant des gouvernements s'est haussée un peu plus rapidement que le PNB lui-même (2.73% en 1948 contre 3.69% en 1972).

- Leurs objectifs

Ces dépenses croissantes des gouvernements (envi­ron 3 0% du PNB en 1972) constituent une demande de biens et ser­vices qui s'adresse à l'appareil de production. Ces dépenses ser­vent, en partie, à fournir à l'ensemble de la population diffé­rents biens et services (des routes, des écoles, des hôpitaux, etc...). Mais, en réalité, ce gonflement des dépenses de l'État vise un double but, Tout d'abord, il ne faut jamais perdre de vue que l'accumulation rapide de capital dans les entreprises exige une compression maximale du coût du travail, mais doit aussi compter sur l'écoulement de sa production, donc sur une demande suffisamment forte (pouvoir d'achat).

Il y a donc contradiction entre des bas salaires et la nécessité d'une demande forte. C'est ici que les dépenses gouvernementales interviennent pour régler en partie cette oppo­sition issue du système même, en renforçant ce niveau de la de­mande.

Or, l'État finance ses dépenses par une ponction sur les revenus des travailleurs, des détenteurs du capital et du capital lui-même (le volume de profit non distribué des en­treprises) . Les entreprises obtiennent ainsi d'une part, des ser­vices devenus indispensables à leur fonctionnement et d'autre part, un double débouché à leur production via ces services qu'elles produisent pour elles-mêmes (infrastructure, communi­cations) et les services s'adressant à l'ensemble de la population.

Le second objectif que rencontre cette accélération des dépenses gouvernementales tient au fait que le système de pro­duction exige de plus en plus de main-d'oeuvre qualifiée pour as­surer une production efficace et rentable (productivité plus éle­vée). Inévitablement donc, l'État a accéléré ses dépenses à des fins d'éducation pour produire cette main-d'oeuvre plus instruite et spécialisée dont l'appareil de production avait un besoin crois­sant .

De plus, tel que dit ci-haut, la production exige la reproduction des conditions de la production. Ainsi, tout com­me les,.entreprises doivent réparer et amortir leurs biens d'équi­pement, la société doit reproduire sa force de travail. Les gou­vernements doivent s'assurer que l'appareil de production dispose d'une main-d'oeuvre en bonne santé. Chaque individu doit non seu­lement rentabiliser, par son apport à la production, les investis­sements faits dans son éducation, mais aussi rester en fonction de façon continue le plus longtemps possible, afin d'éviter les coûteux frais de remplacement qui échoient tant à l'État qu'à l'entreprise. Ces nouvelles exigences de l'appareil de production s'avèrent d'autant plus contraignantes pour l'État que cette main-d'oeuvre ne devient productive qu'à un âge beaucoup plus avancé.

9.2.3.- Le crédit

Afin de consolider les conditions économiques essen­tielles à la maximisation du profit et à l'accumulation de capital nécessaire, le système a également généré une troisième force d'accroissement de la demande, soit le crédit à la consommation. Il s'agit ici d'un mécanisme financier qui emploie une partie des ressources en capital liquide (plus-value tirée de la production). Le crédit à la consommation, comme mécanisme financier, permet de stimuler la consommation d'une production accrue rendue possible par l'accumulation de capital. Le crédit permet en plus aux dé­tenteurs de capital liquide183 se retirer une rémunération sous forme d'intérêts. En fait, aux yeux du travailleur-consommateur, le crédit n'est, au sens strict, qu'une forme d'emprunt sur ses revenus futurs, service qu'il doit payer sous forme d'intérêts au prêteur qui, lui, se crée l'occasion d'utiliser immédiatement son capital contre rémunération.

Ainsi, l'entreprise ne subit aucun accroissement de ses coûts et voit sa production stimulée, le financier pro­fite d'une demande additionnelle de capital liquide, ce qui gon-fle les revenus qu'il peut tirer de ses disponibilités financiè­res, non seulement en volume de prêts consentis, mais aussi en intérêts plus stables (jeu de l'offre et de la demande).

9.2.4.- Une demande accrue

Il faut s'arrêter ici pour répondre à nouveau à la question suivante: le crédit favorise-t-il un accroissement réel de la demande? Nous; avons répondu par l'affirmative dans les quelques pages des "Assoiffés du crédit" 184 sur ce sujet. Rap­pelons que nous avions alors démontré que le gonflement du cré­dit à la consommation stimulait la demande de biens et services.

Essentiellement, la démonstration part du principe que la croissance économique, c'est-à-dire l'élévation du revenu national réel, s'appuie sur une augmentation de la demande de biens et services, donc de la consommation. Notons ici qu'il s'agit d'une approche à court terme (de type conjoncturel) qui lie croissance des revenus à hausse de la dépense. Mais, une perspective historique nous inciterait plutôt à faire re­poser la croissance économique, dans notre système, sur l'ac­cumulation du capital qui augmente la capacité de production, donc en conséquence, les revenus et les dépenses. Mais, reve­nons à. notre démonstration où le recours au crédit est financé à même l'épargne accumulée par certains ménages qui, dans ce contexte, se définit tel un volume de biens et services non consommés. Si ce crédit à la consommation n'existait pas, l'é­pargne risquerait de demeurer inemployée, du moins: en partie.

Et, c'est à ce niveau que se situe le coeur de la démonstration. Car, si l'épargne collective demeurait, en partie, inemployée, la totalité de la production ne pourrait être écou­lée (consommation et investissement), puisqu'une partie des re­venus générés par cette production ne reviendrait pas dans le circuit économique sous forme de dépenses.

Un système économique se doit, non seulement d'as­surer la consommation actuelle, mais doit aussi réaliser l'expan­sion de sa production. Or, la circulation de capital sous forme de prêts à la consommation a un effet multiplicateur sur les re­venus au sein de l'économie. Car, une dépense financée par le crédit entraînera, pour une série d'agents économiques, des re­venus nouveaux dont une partie sera dépensée, constituant alors de nouveaux revenus pour d'autres agents économiques.

Parallèlement, la partie non-dépensée de cette sé­rie de revenus ou épargne qui se retrouvera dans les banques, sous forme de dépôts, permettra à ces dernières de reprêter une part importante (environ 92%) du montant initial déposé; ce mon­tant, à son tour, sera dépensé, entraînant une vague successive de dépôts, donc de revenus, etc..., ce qui accélérerait le pro­cessus décrit précédemment.

Reste à traiter de l'effet des remboursements qui font suite aux prêts sur l'activité économique. A partir du mo­ment où ces remboursements sont prêtés de nouveau, comme c'est le cas au Québec et au Canada, puisque le volume de créances ac­tives s'accroît d'année en année, les effets multiplicateurs dé­crits ci-haut continuent à jouer leur rôle.

En définitive, ce mode d'accélération de la consom­mation a certes joué un rôle non-négligeable dans l'accélération de la demande de biens et services et donc de la consommation. Entre autres, alors que la variation de l'encours du crédit à la consommation (pouvoir d'achat additionnel brut injecté dans l'é­conomie) représentait 1.63% de la consommation totale au Canada en 1950, elle en représente 3.60% en 1972.

Une autre mesure de son impact substantiellement accru dans la croissance de l'économie consiste à comparer le vo­lume de créances actives au revenu national net. Le tableau 74 fait voir, à cet effet, que le volume des créances atteint 18.88% du R.N.N. en 1972, contre 8.40% en 1950. Cette progression témoi­gne du rôle croissant du crédit sur le niveau du revenu national.

Notons ici que les effets multiplicateurs sur les revenus attribués au crédit a la consommation, existent aussi pour d'autres types de dépenses, tels les investissements et les dépenses gouvernementales. Il faut cependant faire une distinc­tion importante. Les agents économiques individuels qui dépensent plus que leur revenu dans une période donnée, gonflent la consom­mation macro-économique, procurant ainsi un marché élargi à l'entreprise. Celle-ci peut donc écouler de la sorte une production massive, débouché indispensable de l'accumulation du capital, mais sans pour autant hausser les salaires et réduire sa marge de pro­fits.

En d'autres termes, au lieu de rémunérer le travail­leur directement, pour lui permettre d'acheter sa propre produc­tion, le capital lui vend les moyens nécessaires pour se procurer l'abondance, abondance qui assure ainsi l'emprise croissante du capital sur le travail.

- La répartition des richesses

En dernier lieu, soulignons que la présentation théorique des effets du crédit à la consommation révèle un inté­ressant problème de répartition des richesses. Le crédit à la consommation constitue, en effet, une façon privilégiée d'unifor­miser le mode de consommation au sein d'une société, car il de­vient possible à plusieurs classes socio-économiques d'accéder aux mêmes types de biens de consommation: mais, une fraction im­portante et imposante de ces classes (environ 50%) doit recourir, au crédit pour ce faire.

Il s'ensuit que, paradoxalement, le crédit ou l'en­dettement favorise une universalisation des modèles de consomma­tion, tout en accentuant l'effet des différences de revenus entre les classes au sein de la société, puisque les moins riches paient forcément plus cher pour les mêmes produits, en vertu de l'intérêt qu'ils doivent débourser.

De plus, l'ampleur de l'endettement qui se dessine aujourd'hui témoigne d'un nouveau type d'enchaînement du travail au capital. En effet, devant l'éclatement des traditionnelles valeurs d'épargne et de labeur, incompatibles avec l'ère de l'abon­dance, le capital semble avoir trouvé une forme nouvelle à l'es­clavagisme du travail; avec un montant d'endettement représentant quelque 20% du revenu disponible, vendre sa force de travail au capital devient un impératif inconditionnel.185

9.3.- Les déterminants de l'expansion du crédit à la consommation

Nous avons justifié, dans le chapitre précédent, dans une perspective théorique, l'explosion du crédit à la consom­mation dans notre système. L'objet de cette section est mainte­nant de décrire à partir de quels mécanismes s'est effectuée cette expansion, en fonction de quels agrégats économiques s'est déve­loppé le crédit.

Avant de procéder, il nous semble opportun de fai­re état, dès maintenant, de la définition théorique du crédit qui nous a guidés dans notre démarche. Cette définition conçoit le crédit comme...

"une obligation qui résulte de l'acquisition volontaire ou forcée par un ménage des moyens financiers nécessaires ou suffisants pour com­bler les disparités entre ses besoins et/ou ses aspirations et ses moyens financiers".186

Cette définition fait ressortir nettement ce qu'est le crédit, soit l'emploi, par les ménages, de moyens de finance­ment de leurs achats, lorsque ceux-ci dépassent leur pouvoir d'a­chat actuel. Ainsi, se trouve stimulée la consommation de biens et services, dans l'ensemble de l'économie, sans pour ce faire, perturber l'équilibre profits-salaires. Soulignons immédiate­ment toutefois que ce crédit ne constitue pas un service acces­sible à tous, une sorte d'aide sociale disponible universelle­ment. Un individu peut y accéder en fonction de différents cri­tères et en rapport avec certaines variables qui constituent, de fait, l'objet de ce chapitre.

Cette définition peut, par contre, sembler res­trictive dans la mesure où elle laisse de côté une certaine ca­tégorie d'emprunteurs qui emploient le crédit, moins par insuf­fisance de revenus ou d'épargne, que pour protéger leurs actifs. Dans la mesure cependant où la valeur attachée à la sécurité que représentent les actifs, s'exerce avec force, le caractère d'o­bligation de la dette n'est que partiellement enlevé par la pré­sence d'actifs. Une telle situation résulte plutôt d'une double pression qui s'exerce sur le ménage, à la fois pour assurer sa sécurité future ou la réalisation d'aspirations importantes (e.g. l'achat d'une maison) et pour augmenter son niveau de con­sommation immédiat. Il s'agit d'ailleurs moins, dans de telles situations, de protéger des épargnes au sens strict que d'un ajustement réaliste à deux forces de pression divergentes, à deux types d'obligation normative différents. Nous verrons d'ail­leurs, plus loin, quelle est l'ampleur de ce genre de situation.

Plusieurs économistes ont proposé des explications à l'emploi de plus en plus intense du crédit à la consommation au sein de notre société. Commençons d'abord par Neufeld qui pro­pose une analyse à caractère macro-économique:

"Growing Demand for consumer instalment credit by consumers to purchase durable consumer goods and services can be accounted for largely by growth in population, earlier family formation, rising income and increasing availability of sources for consumer credit" 187

Il est évident que la progression du volume d'en­dettement est fonction de l'accroissement de la population, de même que du niveau des revenus (i.e. de l'accroissement du reve­nu personnel disponible per capita) que l'on observe depuis la fin de la guerre. Car, bien évidemment, la capacité d'emprunter est fonction de la capacité de remboursement de l'emprunteur, donc des revenus des ménages.

Par ailleurs, il est évident que la formation des ménages à un âge plus jeune a joué un rôle concret sur l'accrois­sement du crédit à la consommation au Québec, au cours de la pé­riode d'après-guerre. Car, confrontés à des besoins en équipe­ments ménagers semblables, ces plus jeunes ménages ont forcément moins d'épargnes accumulées et doivent donc emprunter pour ren­contrer les dépenses d'installation. Même si l'endettement dimi­nue au cours du cycle vital, donc que les jeunes ménages sont les plus endettés, nous croyons que cette cause de l'expansion du vo­lume d'endettement au Québec est finalement secondaire et surtout, ne pose pas le problème dans les termes où il doit l'être.

Car, nous devons examiner le phénomène endettement d'abord en fonction de la structure des revenus de la population, le crédit étant un moyen financier de combler, à court terme,la différence entre ses revenus et ses besoins et/ou ses aspirations. L'analyse du crédit doit donc partir de celle des revenus.

Soulignons d'ailleurs que dans une perspective socio-économique, l'emploi du crédit à la consommation, tout en jouant à fond son rôle de stimulant de la demande, a gran­dement facilité l'uniformisation des modèles de consommation des ménages. C'est là l'origine d'une illusion économique tena­ce, à savoir que les moins fortunés ont accès aux mêmes biens que les plus riches» Le crédit, dans ce sens, est une manifes­tation précise des inégalités de revenus qui existent dans no­tre société: ceux qui ont des revenus suffisants n'ayant pas recours au crédit.

9.3.1.- Le crédit et les classes moyennes

On associe souvent l'explosion du crédit à la con­sommation à l'expansion des classes moyennes et c'est là, jus­qu'à un certain point, une perception exacte. Il s'agit donc, en conséquence, de déterminer leur importance relative, leur évolu­tion dans le temps ainsi que celle de leur pouvoir d'achat et en­fin, d'évaluer la part du volume d'endettement qui leur échoit.

Il est bien clair, au départ, que le revenu courant des ménages québécois a fait des bonds spectaculaires depuis 1951, progression qui s'est traduite par une modification substantielle dans la répartition des revenus au Québec. Le tableau 7 5-A illus­tre cette évolution. Qu'il suffise de souligner qu'en 1951, 8 5.6% des ménages disposaient d'un revenu inférieur à $5,000, alors que cette proportion ne représente plus que 33.3% des ménages, en 1971.

Une fois démontré que le revenu nominal des ménages s'est accru, il faut maintenant voir si le pouvoir d'achat corres­pondant a connu la même évolution. Nous avons donc aligné, parallè­lement à la structure des revenus nominaux, la répartition des re­venus ramenés en dollars de 1961, en pondérant notre grille par l'Indice des Prix à la consommation (tableau 75-B). Cette opération nous permet de repérer la véritable croissance du pouvoir d'achat des ménages. Alors qu'en dollars courants, seulement le tiers des ménages (33.3%) gagnaient moins de $5,000, en 1971, cette propor­tion grimpe à 45.06% lorsqu'évaluée en  dollars constants.

Tableau 75: Distribution (en %) des familles et des person­nes seules par catégorie de revenus au Québec 1951 - 1971

A- Dollars courants

Catégories de revenus

 

moins de $5,000

$5,000 à $9,999

$10,000 et plus

Total

1951

85.6%

12.9%

1.6%

(100%)

1957

7 3. 6%

22.4%

4.0%

(100%)

1961

61.0%

33.0%

6.0%

(100%)

1965

50.6%

38.4%

10.9%

(100%)

19 71

33.3%

35.2%

31.3%

(100%)

B- Dollars constants (1961)

 

moins de $5,000

$5,000 à $9,999

$10,000 et plus

Total

Proportion des mé­nages en-dessous du seuil de pauvre­té

1951

80,7%

16.9%

2.4%

(100%)

70.5%

1957

70.7%

24.3%

5.1%

(100%)

 

1961

61.0%

33.0%

6.0%

(100%)

48.9%

1965

56.0%

35.7%

8.4%

(100%)

 

19 71

45.1%

38 .1%

16.6%

(100%)

37.5%

Source: adapté de "Income Distributions by Size in Canada", D.B.S. cat. 13-529, 13-534 et S.-C. 13-208

 

D'autre part, ce tableau illustre le développement des. classes moyennes au Québec (entre $5,000 et $10,000) durant la période 1951-71. En effet, au cours de la première décade (1951-61), la dimension de cette classe, en % de la population totale, triple en dollars courants et fait plus que doubler en dollars constants. Puis, dans la seconde partie de la période (1961-71), son ampleur se stabilise autour du tiers de la popu­lation totale.

Ce glissement d'importantes couches de la population d'une catégorie à l'autre se dessine comme suit, tant dans l'ana­lyse de la structure des revenus courants que dans celle des re­venus constants. La sous-période 1951-61 se caractérise, par le développement de cette classe moyenne en puisant, bien sûr, dans les classes de revenus inférieures. C'est ainsi que nous retrou­vions 80.7% de la population dont les revenus n'atteignaient pas $5,0 00 en 1951. Cette proportion tombe à 61% en 1961. Parallèle­ment, la classe moyenne double carrément d'importance en 1951 et 1961, passant de 16.9% à 33%; le léger accroissement de la clas­se supérieure de revenu, 2.4% à 6.0%, de 1951 à 1961, est attri-buable au fait qu'une partie de la classe moyenne de revenus de 1951 a atteint la classe supérieure.

Notons ici que ces observations s'appuient sur nos données en dollars constants, afin d'éviter que les hausses de revenus soient purement artificielles. Nous pouvons donc conclure, avec ce type de données, que la décennie 1951-1961 a vraiment don­né lieu à l'éclosion d'une classe moyenne très importante, carac­térisée par un pouvoir d'achat assez substantiel par rapport à son niveau de 1951 pour les couches de population impliquées. Cette période correspond d'ailleurs, comme nous l'avons vu, à l'avènement de la société de consommation au Québec.

La décade 1961-1971, en revanche, offre des carac­téristiques différentes. Car, outre le fait qu'une autre portion appréciable de la population quitte la catégorie des revenus in­férieurs pour joindre la classe moyenne, une partie appréciable, cette fois-ci, de la classe moyenne de 1961 passe à la classe su­périeure qui voit son importance presque triplée (6.0% en 1961 à 16.63% en 1971). Par conséquent, la part de l'ensemble de la po­pulation faisant partie de la classe moyenne de revenus demeure à peu près la même entre 1961 et 1971. Seule la composition de cette classe a varié. Alors qu'on y retrouvait, en 1961, des ca­dres d'entreprises, des professionnels, certaines catégories de fonctionnaires, des petits commerçants et enfin, quelques caté­gories de travailleurs spécialisés, on y retrouve, en 1971,. la majorité des travailleurs spécialisés et semi-spécialisés de l'in­dustrie manufacturière, des cols bleus et blancs et une partie beaucoup plus importante des effectifs du secteur public. La classe moyenne de revenus correspond donc moins ici à l'accep­tion sociologique orthodoxe (niveau d'éducation, de revenu et d'occupation spécifiques) qu'à la simple notion de strate de revenu moyen.

9.3.2.- La croissance économique

Il faut bien voir, à ce stade, que cette hausse rapide des revenus coïncide avec une élévation, au moins aussi vive, du PNB, de la production par travailleur et donc, des ca­pacités de production de l'économie (cf. tableau 76). D'ailleurs, l'évolution fort concordante en termes de croissance du PNB par employé et des gains hebdomadaires moyens au Québec, sur une aussi longue période, confirme que les travailleurs ont dû produire un volume de production accru avant d'accéder à ces hausses de re­venus qui, de toute façon, ne représentent qu'une partie de la valeur de leur production. En fait, la reconversion d'une économie de guerre vers une économique de paix impliquait qu'il fallait développer un certain pouvoir d'achat parmi les travailleurs. Cet accroissement en volume du marché assurait l'écoulement des pro­duits fabriqués dans un système économique de plus en plus effi­cace et productif.

Tableau 76: Statistiques économiques du Québec 1951-1971 (dollars courants)

 

En $ mil­lions

P.N.B.

P.N.B, par employé en dollars

Gain heb­domadaire moyen ($)

Rémun. -Salar. P.N.B. (%)

1951

5,224

3,678

47.37

51.6%

1953

6,389

4,316

54.74

51.1%

19 5 5

7,020

4,701

58.62

50.2%

1957

. 8,298

5,265

65.22

52.4%

19 59

9,098

5,616

70.65

52.2%

1961

1.0,09 5

6,110

75.67

53.6%

1963

11,628

6,599

80.99

53.7%

1965

14,204

7,428

88 .62

54.3%

1967

17,010

8,177

101.16

56.8%

1969

19,723

9,250

114.24

58.1%

1971

22,735

10,831

132.04

57 .0%

1972

2 5,17 0

11,828

142.87

57.0%

Croissance du P.N.B. 71-52          481%

Croissance du P.N.B.  /employé 71.52    321.5%

Croissance du P.N.B.  Gain hebd. moy. 71-52  301.6%

Source: Bureau de la statistique du Québec

Cependant, cette hausse de revenu réel et donc, de la consommation des ménages, ne suffisait pas à assurer une demande de biens et services conforme au niveau de l'offre de produits telle que générée par le système de production. Mais, le système ne pou­vait pas, par ailleurs, hausser davantage les salaires sans ra­lentir le rythme d'accumulation du capital, entamer le processus d'auto-financement de nouveaux investissements et réduire leur rendement. C'est dans ce contexte que se développa le crédit à la consommation.

Il s'agissait là d'un outil de financement d'achats qui devenait de plus en plus puissant avec les années, afin de stimuler la consommation. Les ressources financières nécessaires au développement de cet outil pouvaient être prélevées à même les fonds liquides générés par le système de production et dont une partie demeurait inutilisée, vue l'ampleur des capitaux ren­dus disponibles par l'accroissement de la production.

Toutefois, le système économique ne pouvait injec­ter des capitaux dans le système de consommation, sans espérer en tirer un profit. Car, la logique capitaliste commande la maxi-misation du profit en tout temps et en toutes circonstances. Il fallut donc s'assurer que les prêts à la consommation consentis soient à la fois remboursés intégralement et qu'ils comportent des rendements lucratifs pour le prêteur. Bref, le système devait s'adresser à des ménages disposant d'une capacité de rembourse­ment suffisante et, bien sûr, ressentant la nécessité d'emprunter pour satisfaire une partie de leurs besoins. Et, c'est ici qu'entre en jeu le développement des classes moyennes.

Comment peut-on caractériser le budget de revenus et dépenses de ces ménages? Soulignons immédiatement que cette catégorie de revenus se situe au-dessus des seuils de pauvreté.188 En effet, en 1961, ce seuil s'établissait à $4,200 par année. Or, comme on peut le constater à la lecture du tableau 7 5-B qui montre la répartition des revenus au Québec entre 1951 et 1971 (en dollars constants), une proportion significative de la population voit son revenu s'élever au-dessus du seuil de pau­vreté. Car, alors qu'on retrouvait 7 0.5% des ménages québécois gagnant moins de $4,200/année en 1951, ce pourcentage passe à 37.5% de la population, en 1971.

C'est donc dire que les ménages de classe moyenne, telle que nous l'avons définie, disposent d'une marge de manoeu­vre dans leur budget qui les rend influençables et vulnérables, aux incitations extérieures d'ordre social et culturel, telles que présentées par la publicité. Il devient alors possible d'in­citer ces ménages à considérer que tel bien ou tel service leur est essentiel. Mais, quoique disposant de revenus qui excèdent leurs besoins essentiels, ces ménages n'ont tout de même pas les ressources financières suffisantes pour se procurer,aussitôt qu'ils le désirent, certains types de biens dont le coût d'achat excède leurs revenus courants ou les quelques épargnes qu'ils ont pu accumuler. Entre alors en scène le crédit à la consomma­tion qui finance l'achat immédiat d'un bien, ce qui accélère la consommation globale, car autrement, le ménage aurait été forcé d'accumuler ses épargnes pendant quelques années. En plus du fait que ce type de ménage possède des revenus qui excèdent sa con­sommation de biens essentiels, il s'y trouve donc une capacité de remboursement qui garantit le profit du prêteur. On pourra retrouver, à cet effet, au chapitre 4, l'évolution du pourcen­tage des dépenses des ménages québécois affecté aux biens essen­tiels (alimentation, vêtements, logements).

9.3.3.- L'endettement des classes moyennes

Ainsi, peut-on expliquer, de façon globale, l'expansion phénoménale du crédit à la consommation d'une part, par le gonflement de ce que nous avons appelé les classes moyen­nes et, parallèlement, par l'endettement plus marqué de cette ca­tégorie de ménages par rapport aux couches plus pauvres et plus riches. Les tableaux suivants confirment, en bonne partie, ces tendances.

Le tableau 77 constitue un premier élément de démonstration à cet égard. On peut, tout d'abord, relever que pour l'ensemble de la période 1958-69, c'est dans la classe de revenu gagnant entre $5,000 et $10,000 par année que le pourcen­tage de non-endettés est le plus faible. Par ailleurs, ce même tableau fait voir que les ménages de classe moyenne sont propor­tionnellement plus nombreux dans les catégories d'endettement allant de $500 à $2,000 par ménage. Les ménages plus riches ($10,000 et plus) sont, par contre, plus souvent endettés pour des montants supérieurs à $2,000, ce qui s'explique par la plus grande capacité d'emprunt et de remboursement qui découlent de leurs revenus plus élevés.


Tableau 77: Répartition en pourcentage des familles et des personnes seules selon la taille de la famille et dette à la consommation, 1958, 1963, 1969, par tranche de revenu, Canada

Endettement

Revenu

 

- $1000

1000

2000

2000

3000

3000

4000

4000

5000

5000

6999

7000

9999

10,000

et +

Total

Sans dette

1958,

81.0%

66.3%

52.1%

42.4%

42.3%

38.8%

41.4%

47 .5%

49.8%

1963

83.6%

71.7%

50.9%

4 5.8%

40.9%

35.9%

39.8%

43 .4%

48.2%

1969

8 0.8%

82.1%

69.3%

58.2%

52.5%

45.5%

37.2%

37 .8%

49 . 5%

moins de $500

 

 

1958

16.9%

25.3%

3 4.4%

35.8%

33 .6%

31.0%

31.0%

24.4%

30.5%

1963

13 .3%

19.9%

28.5%

28.9%

27.4%

29.9%

25.6%

25.0%

25.9%

1969

10.2%

12.6%

18.4%

20.3%

17.6%

16.8%

19.0%

17.9%

17.5%

 $500-$599

 

 

1958

.5%

5.4%

8.7%

12.1%

12.3%

13 .0%

11.2%

8.3%

9.6%

1963

1.9%

5.7%

9.5%

10.2%

13 .9%

10.9%

9.1%

6.6%

9.2%

1969

2.2%

2.7%

3.8%

6.8%

11.0%

9.3%

9.3%

8.5%

7.7%

$1000 $2000

 

 

.1958

1.6%

.8%

4.0%

7.0%

8.4%

11.8%

10.4%

7 .7%

6.8%

196 3

1.0%

1.5%

8 .8%

10.6%

12.8%

13.6%

13 .1%

11.9%

10.1%

1969

3.3%

1.5%

4.5%

7.9%

10.6%

14.7%

14.4%

13 .4%

11.1%

$2000

$4999

1958

 

2.0%

.6%

1.9%

2.8%

4.7%

3.6%

7.2%

2.6%

1963

.1%

.9%

2.2%

4.3%

4.9%

8.9%

11.2%

8 .0%

5.8%

1969

2.4%

1.1%

2.9%

6.1%

6.9%

11.4%

17 .0%

18.1%

11.8%

$5000 et plus

 

 

1958

 

.1%

.2%

.6%

.6%

.8%

2.5%

2.9%

.7%

1963

 

.3%

.2%

.2%

.2%

.7%

1.0%

5.1%

.8%

1969

1.1%

 

1.1%

.8%

1.4%

2.1%

3.0%

4.1%

2.4%

 

 

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

100%

Source: Income Assets and Indebtness, B.F.S., cat. no. 13-514, 525, 547

Notons ici, au-delà des relations que nous établis­sons entre revenu et niveau d'endettement, la signification de la dernière colonne de ce tableau. On y constate, en effet, que 22.9% des ménages canadiens devaient supporter des dettes à la consomma­tion allant de $1,000 à $5,000 en 1969.

Comme, tant en 1958 qu'en 1969, près de la moitié des ménages ne sont pas endettés (cf. dernière colonne, ligne 1 à 3), ce 22.9% de tous les ménages signifie donc que près de 50% des ménages endettés appartiennent à ces strates d'endettement. L'importance de cette constatation tient au fait que lorsque nous situerons le niveau d'endettement en rapport avec l'appartenance des débiteurs à une classe de revenu donnée, la sous-estimation de l'importance déterminante des catégories d'endettement $1,000-$2,000 et $2,000-$ 15,000 pourrait conduire à une interprétation erronée des tendances d'endettement des différentes catégories de revenus.

Le tableau précédent (tableau 77) illustrait quelle était la répartition des ménages de chaque catégorie de revenus selon leur niveau d'endettement (pourcentages calculés sur les colonnes de revenus). Le tableau 78, par contre, présente la ré­partition des ménages de chaque catégorie d'endettement selon leur revenu (pourcentages tirés sur les colonnes de catégories d'endettement.

9.3.4.- Endettement et revenu

On constate, dans le tableau 78 que la classe de revenu moyenne domine de plus en plus les catégories d'endette­ment, à mesure que l'on approche des volumes de dettes les plus élevés. Cette progression est particulièrement vérifiable en 1963. Cependant, dans les cas d'endettement de plus de $5,000, la classe de revenu la plus élevée ($10,0 00 et plus) y compte près de la moi­tié des endettés, reflétant ainsi la "capacité d'endettement" accrue de ces ménages.

Tableau 78: Répartition en % des familles et des personnes seules selon le revenu (dollars courants) et la dette à la consommation, 1958, 1963, 1969, Canada

Revenu

Endettement

 

pas de det­tes

- de

250

250

499

500 99 9

1000 1999

2 0 00 4999

5000 et +

% des ména­ges endet­tés

% des ména­ges

0 - $5000,

 

 

'58

7 4.0

68.3

69 .1

61.4

49.3

42.7

34.0

 

85.2

63

63.9

51.9

52.2

53.3

41.8

26.7

12.7

 

65.9

69

48.6

34.1

32.3

25.5

18 .3

12.1

12.4

35.7

36.5

$5000-

$10,000

 

 

'58

21.7

27.0

29.1

34.7

45.5

45.2

48.9

 

13.3

'63

28.7

39.2

42.0

40.8

48.3

61.9

37.0

 

32.4

'69

31.1

37.1

44.4

45.5

49.9

47.3

41.5

37 .9

39.8

$10000 et +

 

 

'58

4.3

4.8

1.8

3.9

5.1

12.5

17 .3

 

1.5

'63

 7 . 4

8.9

5.8

5.9

9.7

11.4

50.3

 

9.3

'69

2 0.1

28.8

23.5

29.0

31.8

40.7

46.6

26.5

23.6

Total de '58-63-69

'(100%

 (100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

 

Source:"Income Assets and Indebtedness", Statistique Canada, 1958-63-69, Hors Séries, # 13-514, 525, 547

On peut noter aussi dans ce tableau un glissement sensible dans la distribution, des ménages entre 1963 et 1969. On peut constater en effet que les ménages gagnant plus de $10,000 deviennent de plus en plus nombreux dans les catégories d'endet­tement supérieures. Or, ce mouvement est plus apparent que réel puisqu'il faut tenir compte, au cours de cette période, de la de-, térioration marquée du pouvoir d'achat.

En période inflationnaire, les entrepreneurs main­tiendront leurs profits en augmentant leurs prix. Les travailleurs d'autre part chercheront à conserver leur pouvoir d'achat en exi­geant des hausses de salaire qui compenseront, en tout ou en par­tie, pour la hausse des prix. Ce processus résulte donc en un accroissement des salaires nominaux de ces derniers. Pour être en mesure de comparer équitablement les ménages de 1969 à ceux de 1958, il faut cependant tenir compte de leur capacité de rem­boursement réelle, c'est-à-dire évaluée en dollars constants. C'est ce que fait le tableau 79. On notera que les revenus de 1969 se trouvent ainsi dégonflés de 20%, ce qui. donne une idée de l'ampleur de la distorsion causée par l'inflation.

Globalement, il ressort de ce tableau 79 que, pour toute la période, ce sont les ménages de la classe moyenne de revenus qui accaparent la plus grande partie des dettes, par­ticulièrement dans les cas d'endettement variant entre $1,000 et $5,000, ce qui n'empêche pas les ménages à revenus élevés d'acca­parer une proportion croissante de l'endettement, entre autres, dans la catégorie de dettes allant de $1,000 à $5,000 où ils tri­plent leur importance relative entre 1963 et 1969. Ce phénomène s'explique, entre autres, par l'augmentation du nombre de ména­ges ayant atteint cette catégorie de revenus. A cette raison d'or­dre "numérique" s'ajoute cependant un facteur moins palpable qui tient à la croissance des besoins plus rapide que celle des rêvenus, ce qui entraîne, pour certains ménages à revenu relative­ment élevé, un endettement, dans certains cas, considérable (4.1% des ménages gagnant plus de $10,000/an, en 1969, ont contracté un volume de dettes supérieur à $5,000).

Tableau 79: Répartition en % des familles et des personnes seules selon le revenu (dollars constants) et la dette à la consommation, 1958, 1963, 1969, Canada

Revenu

Endettement

 

pas de det­tes

- de $250

$250 $499

$500 $.999

$1000 $1999

$2000 $4999

$5000 et +

% des ména­ges en­det­tés

% des ména­ges

0-5000

'58 '63 '69

73.-5 6.5.3 57.7

67.4

53.7

43.5

89.6

62.1.

42.2

60.8

55.2

37 .6

48.6

43 .0 31.7

41.8

29 .2 21.9

33.5

14.1

21.0

45.6

67.6

60.1

39.4

5000- 10,000

'58 '63 '69

21.9 27.6 26.0

27.2

37.6

33 .4

29.4

40.1

39.2

35.1

38.9

39.3

45.7 46.4

43 .0

45.4

59 .7 45.7

48.3

37 .1

42.2

33.3

27.4

31.0

46.8

10,000

'58 '63 '69

4.5

7.2.

16.1

5.0

8.6

23 .0

2.1

5.6

18.8

4.2

5.7

23.2

5.6

9.4

25.4

12.9 11.1 32.6

18.3

48.3

37.3

21.2

5.1

9.0

13 .7

Total 1958, 1963, 1969

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

 

Source: Idem

- L'apport des classes moyennes

On a aussi une bonne idée de l'apport important des classes moyennes à l'expansion fulgurante du crédit à la con­sommation lorsqu'on compare leur importance relative dans chaque catégorie d'endettement à leur importance par rapport à la popu­lation totale (dernières colonnes des tableaux 78 et 79). On peut voir, en premier lieu, que la proportion des ménages non-endettés appartenant à la classe de revenu inférieure (57.7% en 1969) est largement supérieure à son importance relative dans l'ensemble de la population (39.4% en 1969). Les ménages à fai­bles revenus montrent donc une propension plus faible à l'en­dettement que les autres couches de la population. Cette situa­tion dépend moins cependant d'une volonté de résister au crédit que d'une capacité de remboursement moindre. Nous verrons, par ailleurs, plus loin, qu'ils n'échappent pas, au contraire, aux problèmes causés par l'endettement puisque, lorsque la capacité de remboursement est pratiquement nulle, toute dette devient un fardeau.

On retrouve le phénomène inverse dans les classes moyennes de revenus où la proportion de ménages non-endettés (26% en 1969) est substantiellement inférieure à son importance relative (46.8% de la population en 1969). La propension à l'en­dettement y est donc beaucoup plus forte. Seulement la moitié des ménages étant, de façon constante endettés, la classe moyen­ne est non seulement plus souvent endettée mais c'est elle qui a dû assumer la plus grande partie de l'accroissement du crédit à la consommation.

Notons enfin que les classes les plus riches ont tendance à participer de plus en plus au mouvement d'endettement des ménages. Car, bien que la proportion de non-endettés faisant partie de la classe de revenu supérieure, augmente considérable­ment au cours de la période, en revanche, la part qu'occupe cet­te classe dans les différentes catégories d'endettement s'accroît aussi. Or, quoiqu'une partie de ces deux hausses soit certes at-tribuable au fait que cette classe de revenu compte proportionnel­lement plus de ménages en 1969, on peut également émettre l'hypo­thèse que la hausse générale des revenus a provoqué, chez certains ménages riches, un accroissement de l'endettement et chez d'autres, la disparition de tout endettement. Mais, il s'agit là d'un phéno­mène qui déborde le champ de l'analyse économique et sur lequel nous reviendrons plus loin.

- Les revenus inférieurs

Cette démonstration n'exclut pas toutefois que les ménages à faible revenu puissent être endettés. Tout ce que ce déroulement de statistiques cherche à faire ressortir, c'est que, de par sa fonction économique dans le système, le crédit à la consommation s'adresse d'abord aux classes moyennes. Son rôle, en effet, consiste avant tout à amplifier le flux de consomma­tion, en permettant aux ménages d'employer une partie de leur pouvoir d'achat futur à des fins de consommation immédiate, achats financés à même le circuit financier alimenté par le système de production. Mais, sur une base individuelle, ce mode de finance­ment n'est rentable pour le système qu'à la stricte condition que les probabilités de remboursement soient assurées.

Les ménages situés autour du seuil de pauvreté ne peuvent donc accéder au crédit de façon significative, l'ensemble de leurs revenus servant à assumer leurs dépenses courantes. En revanche, puisque ce crédit comporte un coût (plus ou moins décent comme nous le verrons plus loin), les plus riches n'ont pas inté­rêt à y recourir, s'ils peuvent financer leurs achats à même leur revenu ou leur épargne. Cette analyse certes un peu catégorique mais réaliste, ne qualifie plus qu'une classe de travailleurs susceptible d'employer le crédit au profit des détenteurs de biens de capitaux, soit les classes moyennes.

Les ménages de la classe inférieure de revenu ($5,000 et moins) font donc montre d'une propension moins forte à l'endettement. Lorsqu'on retourne au tableau 77, on se rend compte que cette propension au non-endettement s'accentue, de façon particulière, pour les ménages gagnant entre $1,0 00 et $4,00 0 par an. Quant à ceux qui sont endettés, leur faible pou­voir d'achat se reflète par le bas niveau de leur endettement.

Le même type de conclusion peut être tiré du ta­bleau 78: on y voit que la plus grande partie des non-endettés se retrouve dans les classes à faible revenu. Jusqu'en 1963, ces ménages constituaient la majorité de ceux qui étaient endet­tés pour de faibles montants (moins de $1,000). Ce diagnostic devient moins vrai en 1969, à cause d'une part, de l'érosion sévère du pouvoir d'achat qui limite encore plus leur capacité de remboursement et d'autre part, à cause de leur importance numérique relative moindre à mesure que les revenus s'élèvent.

Le passage du tableau 7 8 au tableau 7 9 nous semble cependant particulièrement révélateur de l'impact du niveau réel de revenu sur l'endettement. Alors que le tableau 7 8 montre que la classe inférieure de revenu constitue 3 5.7% des ménages en­dettés au Québec, (dont 25.5% des ménages endettés pour une som­me variant entre $500 et $1,000), le tableau 79 qui présente les mêmes informations mais, cette fois, en dollars constants, indi­que une proportion plus élevée d'endettés faisant partie de la classe inférieure (45.6% contre 35.7%) qui se traduit par une plus forte participation de cette classe dans toutes les classes d'endettement (37.6% dans la catégorie d'endettement de $500 à $999) .

- Les ménages riches

Quant aux ménages riches, on a déjà pu observer, dans le tableau 7 7, que la proportion de ménages endettés tend à y décroître constamment avec le temps. La croissance des revenus individuels permet donc à une portion croissante de ces ménages de financer leurs achats sans recourir au crédit. Par contre, lorsqu'ils sont endettés, ces ménages le sont pour des montants plus élevés. Ce fait traduit la tendance déjà notée à savoir que l'augmentation du revenu accroît, de façon sensible, la capacité de remboursement.

Le passage du tableau 78 au tableau 79 est, encore là, très significatif. Dans ce processus de dégonflement des re­venus en fonction de l'inflation, on peut remarquer que la pro-portion de ménages endettés y diminue moins vite que la réduction relative de l'importance d,e ce groupe par rapport à l'ensemble de la population. Ceci tend, par conséquent, à démontrer que les mé­nages endettés des classes riches seraient davantage concentrés dans les classes de revenus supérieures à $12,000/an (compte tenu de l'inflation de 20%).. Cette réalité contredit donc partiellement notre thèse d'une densité plus grande de l'endettement dans les classes moyennes. Il faut bien voir cependant que l'endettement n'a pas qu'une dimension économique.

9.3.5.- Revenu et endettement

Ayant précisé les contours de l'incidence du reve­nu sur l'endettement des ménages (i.e. comment le revenu influen-. çait la probabilité d'endettement), nous allons maintenant examiner l'incidence du montant d'endettement sur les revenus des ménages. Le tableau 80 résume les principales constatations à cet effet.

Si on excepte l'analyse des non-endettés qui ont déjà fait l'objet de nombreux commentaires, on peut noter, en premier lieu, la diminution marquée, dans toutes les catégories inférieures à $10,000 de la proportion des ménages dont l'en­dettement est inférieur à 20% du revenu. C'est donc dire qu'au cours de la période, les ménages ont contracté des dettes à un rythme accéléré qui dépassait la progression de leurs revenus.

Par contre, dans le cas des ménages disposant d'un revenu inférieur à $5,000 par année, la proportion de ménages endettés pour plus de 20% de leur revenu, dans chacune de ces catégories de revenus, a systématiquement diminué entre 1958 et 1969. Cette évolution traduit bien l'état fort différent de la capacité d'endettement d'un ménage gagnant $4,000 en 1958 ou en 1969. Car, le relèvement rapide des seuils de pauvreté au cours de cette période, par suite de l'inflation marquée que le Canada a connue, a sérieusement réduit cette capacité d'endettement des ménages disposant d'un tel niveau de revenu.

Tableau 80: Répartition en % des familles et des personnes seules selon le rapport dette à la consommation/revenu et par tranche de revenu, Québec, 1958, 1963, 1969

 

- de 1000

10 0 0 2000

2000 3000

3000 4000

4000 5000

5000 6999

7 000

9999

10,000 et +

Total

Sans dette

1958

81.0

66.3

52.1

42.4

42.3

38.8

41.4

47.5

49.8

1963

8 3.6

71.7

50.9

45.8

40.9

35.9

39.8

43 .4

48.2

1969

80.8

82.1

69.3

58.2

5 2.5

4 5.5

37.2

37.8

49.5

- de 9%

1958

5.3

15.7

23 .5

29.2

31.4

33 .7

37.9

37 .2

26.6

1963

3.8

10.8

18.8

24.2

24.8

31.7

32.0

36.8

24.5

1969

2.6

8.1

12.3

16.7

17 .0

19.4

25.3

32.2

21.5

10-19%

1958

3.3

6.5

10.9

11.9

12.2

13 .4

11.4

8.2

10.4

1963

3.4

4.7

10.7

9.8

14.7

13.7

12.5

9.0

10.7

1969

2.7.

2.8

5.7

6.4

9.7

11.3

13.1

14.95

10.7

20-49%

1958

4.8

 

7.1

 

10.7

12.5

 

10.9

11.9

6.1

 

5.9

 

9.6

 

1963

4.5

8.0

12.5

13 .7

15.8

15.95

13 .8

8.8

12.6

1969

2.4

4.2

5.8

11.0

15.2

17.15

19.5 .

13.41

13 .5

50% et +

1958

4.0

4.4

2.9

4.0

3.1

3 .2

3 .2

1.2

3.4

1963

3.2

4.8

7.1

6.6

3.9

2.7

1.9

2.0

3.9

1969

6.8

2.9

6.9

7.7

5.7

6.8

4.9

1.9

4.6

Total: 1958-63-69

(100%)

(100%

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

(100%)

 

 

Source: Idem

Parallèlement à ce retrait progressif des ménages à faibles revenus des catégories élevées d'endettement, on peut constater une tendance générale chez les autres ménages à s'en­detter pour une proportion sans cesse croissante de leurs reve­nus. De plus en plus, les ménages qui s'endettent s'imposent des volumes croissants d'obligations. Cette tendance est aussi mani­feste dans le cas des ménages gagnant plus de $10,0 00 par an: ceux-ci s'endettent de plus en plus pour des montants supérieurs à 10% de leurs revenus.

-L'endettement différentiel

L'autre aspect que fait ressortir ce tableau a trait aux différents degrés d'endettement des ménages, selon qu'ils ap­partiennent aux catégories des revenus les plus pauvres ou les plus riches. Or, la progression des séries statistiques concernant les niveaux d'endettement de plus de 20% du revenu s'avère fort signi­ficative. Car, tant dans la catégorie 20-49% que dans celle de 50% et plus, la proportion de ménages appartenant à ce niveau élevé d'endettement croît avec le révenu et ce, pour les années 1958, 1963 et 1969. Mais, cette croissance s'infléchit à un certain ni­veau de revenu, dans chacune de ces années. En 1958, la densité la plus forte d'endettement de cet ordre se retrouve dans le ni­veau de revenu $4-$5,000; en 1963, à l'échelle de revenu $5-$6,999; en 1969 enfin, dans les revenus variant de $7 à $10,000.

Ces tendances montrent nettement que l'endettement est principalement un phénomène de classe moyenne car c'est là qu'on retrouve non seulement la plus grande proportion d'endettés, mais aussi la plus grande proportion de ménages lourdement endet­tés. Le fardeau porté par les classes moyennes reste par ailleurs proportionnellement plus lourd à porter que celui des classes plus riches. Celles-ci, en effet, sont proportionnellement beaucoup plus souvent endettées pour des montants inférieurs à 20% de leurs revenus. Disposant d'un revenu plus élevé, elles peuvent plus fa­cilement supporter le poids d'une dette de $1,000 ou $2,000, sans hypothéquer leur revenu de façon irrémédiable.

9.3.6. L'usage du crédit

Les informations contenues dans ce tableau posent, en définitive, tout le problème de la dimension sociale et humai­ne de l'usage du crédit à la consommation par des ménages ne jouis­sant pas des mêmes revenus. Car, si ce sont les ménages à revenu élevé qui accaparent la plus grande part des emprunts de plus de $2,000 (cf. tableau 78), ce sont, en revanche, les ménages des classes moyennes qui s'imposent les fardeaux d'endettement les plus lourds (cf. tableau 80), avec les inconvénients multiples qu'une telle situation comporte, tant au niveau de la consommation quotidienne (quantitativement et qualitativement), qu'en termes d'harmonie familiale et d'épanouissement individuel.

Ce phénomène traduit d'ailleurs fort bien les pres­sions exercées par le système de production sur les ménages. Dans un contexte de consommation de masse, les producteurs emploieront tous les moyens possibles pour inciter le consommateur à se procu­rer des biens qu'il produit. Dans le cas des biens durables, les prix atteignent rapidement des montants élevés (dans le cas de l'automobile, par exemple). Or, dans la mesure où la stratégie du producteur réussit, le ménage de classe moyenne cherchera à se procurer le même bien que celui de classe riche: le prix à payer étant sensiblement le même, le fardeau d'endettement que le pre­mier, doit supporter sera proportionnellement plus lourd que pour le second. L'influence homogénéisatrice des pressions exercées par la société de consommation aura donc des répercussions financières directes beaucoup plus fortes dans le cas des ménages à revenus moyens. L'accession de ceux-ci au confort et au "bonheur matériel" de la société d'abondance entraîne par contre des contraintes économiques et sociales accrues dont le niveau d'endettement n'est peut-être que l'aspect le plus évident et le plus specta­culaire, Dans la course des producteurs vers l'expansion de leur production, les ménages à revenu moyen leur sont indispensables par leur consommation: ce sont eux qui doivent porter le "joug" de l'abondance.

Quant aux ménages à faibles revenus, ils devien­nent de plus en plus marginaux et isolés dans le processus de consommation. Par suite de l'inflation, leurs revenus insuffi­sants leur permettent de moins en moins d'aspirer à la posses­sion, même à crédit, à cause de leur capacité de remboursement érodée, des biens qu'on fait miroiter aux yeux des classes moyennes.

9.4.- Les déterminants secondaires de l'endettement

Les sections précédentes ont établi les mécanis­mes fondamentaux de l'expansion du crédit à la consommation au Québec au cours des vingt dernières années. Notre analyse s'est attachée à relever un ordre de facteurs de l'expansion du crédit qui se situait dans une perspective strictement économique. Cette approche découlait des impératifs économiques auxquels répond l'expansion du crédit.

Mais, à cette toile de fonds essentielle se gref­fent d'autres facteurs d'endettement des ménages et donc d'ac­croissement du volume de crédit consenti que nous tenterons ici de préciser. Si d'une part, l'avènement d'une classe moyenne plus nombreuse et d'autre part, l'endettement croissant de celle-ci, constituent, à nos yeux, les facteurs prédominants de l'expan­sion du crédit, d'autres facteurs peuvent aider à expliquer pourquoi, à l'intérieur d'une classe donnée, certains ménages sont plus endettés que d'autres.   

9.4.1.- La permanence du revenu

Mentionnons, en premier lieu, dans la suite de l'a­nalyse des revenus, que la perte temporaire de revenu, pour cause de chômage, de maladie ou de grèves, peut être à l'origine de l'endettement de certaines familles. Certains objecteront qu'on ne peut citer ces facteurs comme cause de l'expansion du crédit, car ces situations existaient également avant l'avènement du cré­dit.

Ces objections sont, en partie, fondées. Mais, il s'est produit un changement notable dans le niveau de revenus de certaines catégories de ces ménages affectés par de telles diffi­cultés. Par exemple, on observe, en 1969, pour l'ensemble du Ca­nada, que les travailleurs ayant été en fonction entre 30 et 39 semaines, ont gagné $4,351.189 Un tel niveau de revenu comporte malgré tout un certain pouvoir d'emprunt, particulièrement dans le cas de ménages qui peuvent assurer l'éventuel prêteur d'un relèvement substantiel de leur revenu au cours des mois qui sui­vent .

Il est clair que ces emprunts serviront moins alors à acheter des biens durables qu'à assurer la satisfaction des besoins courants des ménages, privés en tout ou en partie de leur revenu. Ce dont on peut être sûr, de toute façon, c'est que les ménages, en période de réduction drastique de leur re­venu, chercheront à compenser alors qu'ils le peuvent, soit par l'emploi de leurs épargnes, soit par le recours au crédit à la consommation. En d'autres termes, il est clair que dans une éco­nomie moderne, les ménages, habitués à un certain niveau de re­venu, ne consentiront pas où ne pourront pas réduire leur consom­mation en période de difficultés financières, même pour un court laps de temps.

Les travaux de Duesenberry sur les cycles de reve­nu et de dépenses des ménages viennent appuyer cette hypothèse.190 Celui-ci a en effet associé les structures de consommation aux structures de revenus d'un certain nombre de ménages. Or, il a pu établir que ces ménages n'abandonnaient plus le niveau de consom­mation atteint lors des sommets cycliques (périodes de revenus élevés) lorsque leur revenu fléchissait.

Ce phénomène est particulièrement significatif par ailleurs des transformations apportées par l'accession à la con­sommation de masse. En période d'augmentation de revenus, les mé­nages songent moins à épargner qu'à satisfaire les nouveaux be­soins qu'ils acquièrent parallèlement et qu'à commencer à envi­sager la réalisation concrète de nouvelles aspirations. En pé­riode de contraction temporaire des revenus, par contre, les mé­nages ne se résignent plus à l'abandon de ces nouveaux besoins qui font maintenant partie intégrante de leur mode de vie et ce, malgré les privations, la "désépargne" ou l'endettement excessif qui en découlent.

On ne peut arriver à prouver statistiquement l'im­portance de cette cause d'endettement, d'abord parce que, même en période de chômage saisonnier intense, ce facteur d'endette­ment n'a pas suffisamment d'ampleur au niveau agrégé, pour qu'on y retrouve des indications de sous-influence sur l'expansion du volume global de crédit. Nous verrons, par ailleurs, de façon plus concrète, dans l'analyse des données de notre enquête, les pressions réelles qui découlent d'une telle situation.

En définitive, quoique la vérification statistique de l'hypothèse d'une influence de l'inactivité temporaire sur le volume d'endettement des ménages soit impossible au niveau macro­économique, il nous apparaît clair que certains ménages, placés dans une telle situation, n'ont pas d'autres recours. L'examen du tableau 7 7 de cette étude montre que dans le cas des familles -gagnant entre $4 et $5,000 par année, près de 20% des ménages avaient, en 1969, plus de $1,000 de dettes à la consommation. Or, comme nous l'avons mentionné antérieurement, les ménages dont le chef n'avait travaillé qu'entre 30 et 39 semaines, en 1969, dispo­saient d'un revenu de cet ordre (soit $4,359). Il est donc proba­ble qu'une, partie des endettés dans cette catégorie de revenu ait dû recourir au crédit, en raison d'une période d'inactivité tempo­raire. En fait, le relèvement général des revenus des travailleurs, consenti par les entreprises, suite à l'amélioration rapide de leur productivité, permet maintenant à une partie d'entre eux d'emprunter, même en période d'inactivité, car la capacité de rem­boursement demeure présente aux yeux du prêteur.

9.4.2- Le cycle de vie

L'évolution du cycle de vie des ménages constitue un autre facteur secondaire qui permet de mieux comprendre les va­riations d'endettement à l'intérieur des classes de revenus. Le tableau 81 ci-après nous permet de vérifier en fait une double tendance: on y voit que d'une part, l'endettement croît à mesure que le revenu s'élève et que d'autre part, il décroît à mesure que l'âge augmente. On peut voir cependant (tableau 81-A) qu'à partir d'un niveau de revenu de $3,000, le facteur revenu influe très peu sur la probabilité d'endettement des ménages à l'inté­rieur de chacun des groupes d'âge. En ce qui concerne la moyenne de la dette des ménages endettés (tableau 81-B) , on se rend compte cependant que le revenu et l'âge exercent chacun une certaine in­fluence: la dette moyenne augmente légèrement à mesure que le revenu croît et diminue légèrement, à mesure que l'âge décroît (surtout si on exclut le groupe d'âge le plus élevé). On se rend compté, par ailleurs, que le rapport de la dette sur le revenu est plus élevé pour les catégories de revenu inférieures à $10,000 que pour les ménages gagnant davantage. Cette impression est d'ail­leurs confirmée dans le tableau 81-C où on voit que la proportion de tous les ménages dont les dettes sont supérieures aux actifs liquides (ce qui constitue un indice du fardeau de l'endettement, surtout dans le cas des ménages gagnant moins de $10,0 00 qui ont peu recours aux autres formes d'épargne) est plus élevée pour les ménages gagnant moins de $10,000.


Tableau 81: Répartition des dettes à la consommation selon les catégories de revenus et les groupes d'âge, Canada, 1969

A- % des ménages endettés selon le groupe d'âge

Catégories de revenus

 

3,000

et -

3,000

4,999

5,000

6,999

7,000

9,999

10,000

14,999

15,000

et +

Total

I:     3 4 ans et moins

56.0%

70.7%

7 5.4%

7 5.9%

72.7%

7 4.1%

72.9%

II:    35 à 44 ans

53.2%

59.4%

59.7%

63.0%

6 6.2%

65.3%

6 2.7%

III:   45 à 54 ans

35.3%

55.2%

60 .0%

61.2%

68.0%

62.2%

60.6%

IV:    55 à 64 ans

33.0%

3 9.0%

42.4%

57.6%

48 .4%

45.8%

46.0%

V:     6 5 ans et plus

12.2%

18.3%

28.5%

30.3%

32.1%

21.0%

B- Moyenne de la dette des ménages endettés

I:     3 4 ans et moins

$1074

$1341

$1690

$2055

$1848

$2648

$1833

II:    35 à 44 ans

$1284

$1259

$1367

$ 1536

$1669

$2625

$1657

III:   45 à-54 ans

$1062

$1727

$1356

$1485

$1517

$2193

$1606

IV:    55 à 64 ans

$ 969

$1363

$1097

$1453

$1512

$2431

$1493

V :     65 ans et plus

$ 442

$ 499

$1088

$ 7 25

$1351  

$ 819

C- % de tous les ménages dont les dettes sont supérieurs aux actifs (1)

I:    34 ans et moins

51.2%

60.0%

58.4%

58.0%

46.3%

36.0%

53.8%

II:   35 à 44 ans

39.4%

46.3%

43.4%

39.6%

38.7%

26.2%

38.8%

III:  45 à 54 ans

26.9%

43 .4%

42.7%

34.2%

32.3%

23 .8%

3 3.7%

IV : 55 à 64 ans

23 .8%

24.6%

25.2%

32.8%

18.1%

20.1%

23.9%

V :  65 ans et plus

5.2%

5.7%

12.1%

10.4%

3.2%

7 .6%

(1) inclut aussi les ménages ayant des dettes mais point d'actifs liquides

Source: Revenus, Avoirs et dettes, 19 69, op. cit.

Au niveau global, il reste cependant que c'est l'accession en plus grand nombre des ménages aux classes de reve­ nu moyen qui constitue le facteur prédominant de l'expansion du crédit à la consommation. On peut voir cependant, dans le pré­sent tableau, qu'à l'intérieur de ce phénomène plus global, l'ac-: cession d'un plus grand nombre de jeunes ménages à ces classes, moyennes joue un rôle important. On sait, en effet, que plus de . la moitié des ménages dont le chef est âgé de moins de 3 5 ans, gagnaient entre $5 et $10,000 en 1969. Le tableau suivant (ta­bleau 82) permet de constater l'ampleur de ce phénomène.

Tableau 82: Répartition des ménages par groupes d'âge selon le re­venu, Canada 1969

Revenu

Total

24 ans et -

25 à 34 ans

35 à 44 ans

45 à 54 ans

55 à 64 ans

65 ans et +

0 à $4,999

 

24.8%

30.4%

16.7% 

16.4% 

17 .8% 

27 .1% 

59 .9% 

$5,000 à $9,999

41.8%

52.4%

50.1%

44.8%

38 .4%

37 .1%

27.7%

$10,000 et plus

33.4%

17.1%

33 .0%

38.9%

43 .7%

36.0%

12.1%

 

100%

100%

100%

100%

100%

100%

100%

Revenu moyen

$8927

$6897

$8763

$9843

$10,527

$9311

$5490

Source: Revenus, Avoir et dettes, op. cit.

D'autre part, il est très significatif que les jeunes ménages gagnant moins de $5,000 soient aussi fortement endettés (tableau 81 A, B et C). Leur revenu devant, en toute probabilité, s'élever pour atteindre les classes moyennes à mesure que leur âge va augmenter, c'est là une autre garantie que le phénomène d'endettement des classes moyennes va se poursuivre sinon s'in­tensifier.

9.4.3.- La présence d'enfants et la dette hypothécaire

La présence d'enfants dans le ménage ne semble pas non plus jouer un rôle prédominant sur le montant de la dette moyenne du ménage. En fait, le facteur important, indépendamment de la présence d'enfants, reste le revenu du ménage: ainsi, les familles ayant des enfants et dont le chef est âgé de moins de 4 5 ans ont une dette moyenne moins élevée que les ménages compa­rables sans enfant. Le revenu de ceux-ci est cependant plus élevé en moyenne, ce qui explique la différence d'endettement. L'inverse se produit pour les familles dont le chef a plus de 45 ans: les ménages avec enfants ont une dette moyenne plus élevée mais leur revenu, par contre (probablement à cause de la présence d'un plus grand nombre de membres qui reçoivent des revenus) est sen­siblement supérieur. La présence d'enfants, surtout chez les jeu­nes ménages a cependant une forte influence positive sur l'achat d'une maison et le recours à la dette hypothécaire. La présence de cette contrainte constitue un frein puissant à l'endettement puisque les capacités de remboursement du ménage sont déjà lour­dement hypothéquées.


Tableau 83: Revenu moyen et endettement moyen selon le cycle de vie familial, Canada 1969

 

Personnes seules

Familles

- de 45 ans

+ de 45

ans

- de 45 ans

+de 45 ans

 

 

Sans enfant

Avec en­fants

Sans enfant

Avec en­fants

Revenu moyen

$4,786

$3,3 43

$9,917

$9,206

$8,409

$10,408

Dette personnelle moyenne

$  6 51

$  238

$1,928

$1,558

$  755

$ 1,320

% des ménages qui sont propriétaires de logement

24.5%

2 5.1%

62.3%

79.0%

82.0%

% des ménages pro­priétaires qui ont des dettes hypo­thécaires

16.1%

68.8%

73 .2%

27.6%

49.9%

Source: Revenus, avoirs et dettes, op. cit.

Les propriétaires de maison ont, par ailleurs, moins tendance à s'endetter que les ménages qui sont locataires Ainsi, en 1969, au Canada, seulement 53.7% des propriétaires avaient des dettes à la consommation contre 63.8% pour les lo­cataires et ce, même si le revenu moyen des premiers est supé­rieur à celui des seconds ($9,490 contre $7,871).191

9.4.4.- Evolution du cycle de vie

L'une des hypothèses les plus courantes qui sont utilisées pour expliquer l'évolution du crédit à la consommation, est la suivante: le ménage va s'endetter davantage dans les pre­mières années de sa formation pour s'équiper en biens ménagers, progressivement cependant, le ménage va éteindre ses dettes à mesure que le temps va passer et que son revenu va augmenter. Le ménage aura ainsi eu l'occasion, par le crédit, de se procurer des biens durables à un moment où il en a particulièrement besoin (présence de jeunes enfants) et alors que son revenu est moins élevé que ce qu'il est appelé à devenir. Les jeunes ménages peu­vent donc s'équiper plus tôt que leurs parents avaient pu le faire. Cette hypothèse relève davantage du sens commun que d'une analyse systématique de données appropriées. S'il est vrai que les jeunes ménages, au niveau global, sont plus endettés, aucune donnée n'était, jusqu'à récemment, disponible sur l'évolution de l'état d'endettement des ménages, à mesure que leur âge avance et que leur revenu s'accroît.

A partir des données des enquêtes de 1964 et 1970, Statistiques Canada 192 a cependant établi une comparaison systé­matique de l'état d'endettement des ménages à mesure que le chef vieillit. Ces comparaisons sont faites sur la base suivante: à un groupe d'âge donné de 1964, on compare les ménages de 197 0 dont l'âge du chef correspond à celui qu'auraient atteint les chefs de ménages de l'enquête précédente. Ce procédé permet de suivre l'évo­lution financière, dans le temps, de groupes de ménages (ou "co­hortes") comparables. Or, on peut voir clairement, dans le tableau 84, que dans l'ensemble, les dettes à la consommation des ménages de tous les groupes continuent à croître a un rythme comparable à celui du revenu. Cette progression est même particulièrement mar­quée aux deux extrémités de l'échelle d'âge (les plus jeunes, grou­pe I et les plus vieux, groupe VI).

Tableau 84: Variation du revenu et de la dette des familles non-agricoles par cohorte (1) en dollars courants Canada, printemps 1964-1970

 

1964

1970

 

% de débi­teurs

Moyenne des débi­teurs

 

% de débi­teurs

Moyenne des débi­teurs

 

Dettes et re­venus moyens -% de variation en 6 ans

Groupe I :

- dette à la con­sommation

76.7%

$  924

 

76.2%

$1,908

 

106.5%

 - dette totale (2)

83.0%

$1,781

 

8 5.7%

$4,712

 

164.6%

- revenu moyen

 

 

$4,344

 

 

$8,223

89.3%

Groupe II :

- dette à la con­sommation

69 .8%

$  928

 

68.2%

$1,657

 

78.6%

 - dette totale

86.3%

$4,333

 

86.8%

$7,200

 

66.2%

- revenu moyen

 

 

$5,427

 

 

$9,468

74.4%

Groupe III:

- dette à la con­sommation

68.9%

$1,028

 

61.5%

$1,621

 

57.7%

- dette totale

84.5%

$4,947

 

80 .0%

$6,385

 

29.1%

- revenu moyen

 

 

$6,579

 

 

$10,602

 

Groupe IV:

- dette à la consommation

60.2%

$  990

 

 

55.0%

$1,455

 

 

47.0%

- dette totale

80.4%

$3,806

 

70.7%

$4,504

 

18.3%

- revenu moyen

 

 

$6,774

 

 

$10,268

 

Groupe V:

- dette à la consommation 

 

 

47 .8%

 

$  856

 

 

32.5%

$1,081

 

 

 

20.4%

 

- dette totale 

63.7%

$3,206

 

46.0%

$2,604

 

-18.8%

- revenu moyen

 

 

$6,215

 

 

$7,230

16.3%

Groupe VI :

 

 

 

 

 

 

 

- dette à la con­sommation

 

 

24.3%

 

$  461

 

 

14.6%

$  849

 

 

84.2% 

- dette totale

37.1%

$1,908

 

23.9%

$2,180

 

14.3%

- revenu moyen

 

 

$4,331

 

 

$4,773

10.0%

(suite du tableau 84)

Note (1) groupes d'âges des cohortes:

1964

1970

Groupe I

14-24 ans

20-30 ans

Groupe II

25-34 ans

31-40 ans

Groupe III

35-44 ans

41-50 ans

Groupe IV

45-54 ans

51-60 ans

Groupe V

55-64 ans

61-70 ans

Groupe VI

6 5 ans et plus

71 ans et plus

Note (2): inclut en plus des dettes à la consommation, les dettes hypothécaires et autres dettes personnel­les

Source: Chawla, op. cit.

Dans l'ensemble (sauf cependant pour les ménages les plus jeunes), cet accroissement des dettes à la consommation est même largement supérieur à celui de la dette totale (qui in­clut la dette hypothécaire). Le pourcentage de ménages endettés reste par ailleurs constant jusqu'à l'âge de 40 ans, en 1970. A partir de 41 ans, par contre, il montre une nette tendance à diminuer, tendance qui s'accentue d'ailleurs à mesure que l'âge avance et que le revenu diminue (baisse nette de 7.4% pour le groupe III, de 5.2% pour le groupe IV, de 15.3% pour le groupe V et de 9.7% pour le groupe VI). L'hypothèse énoncée au départ ne se vérifie donc qu'en partie et seulement en ce qui concerne l'évolution de la proportion' de ménages endettés d'un groupe à l'autre.    

On assiste donc à un double phénomène puisque, pa­rallèlement, la moyenne d'endettement à la consommation des ména­ges endettés continue à croître au même rythme que le revenu. Il semble donc s'établir une dichotomie très nette entre, d'une part, un groupe de ménages qui va continuer à s'endetter davantage à mesure que le temps passe et un autre groupe qui va quitter pro­gressivement l'état d'endettement dans lequel il se trouvait.

- Accélération de la consommation

La situation des ménages dont le chef a moins de 41 ans, en 1970, est d'autre part, fort significative: ces ména­ges ont ,été formés après la fin de la seconde guerre et n'ont pas connu, comme ménages, les privations de la Crise et celles de la guerre. Ce sont ceux qui ont été soumis aussi avec le plus d'in­tensité aux pressions de la consommation de masse. Ce dernier fac-teur, en conjonction avec l'âge, pourrait certes avoir joué un rôle prédominant dans l'utilisation massive du crédit à la consom­mation que ces ménages font, d'autant plus, comme nous l'avons vu, qu'ils se situent en majorité dans les catégories moyennes de re­venus. Il est donc moins que sûr que l'endettement de ces ménages diminue de façon significative, à mesure que- leur cycle familial va évoluer. On peut, en effet, prédire que, malgré une légère baisse dans la proportion de ceux qui vont s'endetter, une bonne partie de ces jeunes ménages va continuer à avoir recours au cré­dit, de façon toujours plus intensive. Il ne faut pas oublier, en effet, que la hausse spectaculaire du crédit à la consommation, au cours des dernières décennies, est due à l'endettement, non pas d'une plus grande proportion de la population, mais à l'en­dettement progressif de ménages déjà endettés. Si on tient compte du fait que seulement la moitié des ménages sont endettés et que, de ceux-ci, 21.5% de tous les ménages sont endettés pour moins de 10% de leurs revenus, c'est à peine un peu plus du quart de la po­pulation totale (soit environ 28.5%) qui doit assumer la plus gran­de part du fardeau.

Certes, l'augmentation du prix des biens (même si en 1970, les prix des biens durables n'avaient que peu augmenté par rapport à 1961) et les politiques d'accessibilité au crédit pratiquées d'abord par les banques et, par la suite, par les com­pagnies de finance, ont pu jouer un rôle dans l'augmentation du crédit à la consommation. Il reste cependant que l'explication fondamentale du phénomène réside surtout dans l'intensification des activités de consommation des ménages à mesure que leurs re­venus augmentent. Comme le notent d'ailleurs Brady et Friedman., cette intensification de la consommation est même plus rapide que l'accroissement du revenu:

"Increase in demand for goods as real income. increase are likely to be greater than income-expenditures relations across income levels. would indicate" 193

Ce phénomène d'intensification de la consommation devient d'autant plus fort que, comme nous l'avons vu, le revenu des ménages s'accroît à un rythme appréciable et leur permet d'accéder aux classes moyennes de revenus.

9.4.5. - La présence d'avoirs

Lorsqu'on discute de l'ampleur du problème posé par l'endettement progressif des ménages québécois, on apporte souvent l'argument que, de plus en plus, les ménages seraient en mesure d'éteindre leurs dettes à la consommation avec les actifs croissants dont ils disposent. Cette affirmation, dont le fondement correspond à une certaine réalité, mérite cependant d'être fortement nuancée. Dans le calcul de la valeur nette de l'état des ménages, Statistiques Canada inclut certains actifs non-liquides, comme la valeur marchande de la propriété et celle de l'automobile dans l'évaluation des actifs totaux. Certes, ces biens ont une valeur bien réelle que le ménage pour­rait, "théoriquement" réaliser afin d'éponger ses dettes. Ces biens répondent cependant à des aspirations trop fortes dès mé­nages et font l'objet d'une pression à la consommation telle­ment intense qu'ils ne peuvent utilement être pris en considé­ration dans l'évaluation du fardeau imposé par l'endettement. Si le procédé repose sur des bases comptables indéniables, il ne correspond guère à la réalité vécue des ménages puisque ces biens font partie du "panier" de biens que tous les ménages as­pirent à posséder et pour lesquels ils s'endetteront volontiers.

C'est la comparaison avec l'état des avoirs liqui­des qui demeure le procède le plus réaliste pour évaluer l'am­pleur du fardeau de l'endettement. Le tableau 8 5 ci-après résu­me, à cet égard, l'évolution de la situation des ménages entre 1963 et 1969. On peut d'abord noter qu'au cours de la période, et pour toutes les catégories de revenus, la proportion de ména­ges sans avoir liquide, mais qui ont des dettes, a notablement diminué. Parallèlement, la proportion des ménages sans dette à la consommation, mais qui ont des actifs liquides, a augmenté d'une proportion semblable.


Tableau 85: Répartition en % des familles et personnes seules selon le rapport dette à la consomma­tion/avoir liquide, 1963, 1969

 

- de 1000

1000 2000

2000 3000

3000 4000

4000 5000

5000 6000

6000 7000

7000 10000

10000 15000

15000 25000

25000 et +

Total

Revenu moyen

Sans avoir li­quide, dette à la consom­mation

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1963

9.1

15.9

24.0

18.9

17.3

11.3

8.7

7 .2

1.91

 

 

13.0

 

1969

4.2

3.4

4.3

5.9

4.4

4.5

2.6

2.5

1.4

.7

 

3 .0

5,359

Sans dette à la consomma­tion, avoir liquide

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1963

35.9

44.7

34.8

33 .1

33 .5

31.7

31.5

37.2

41.91

 

 

35.8

 

1969

46.6

67.6

59.5

53.5

48 .5

43.6

41.2

35.8

35.4

36.5

52.3

44.4

6,954

Sans dette à la consomma­tion, sans avoir liquide

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1963

47.7

27 .0

16.1

12.7

7 .4

5.0

3.6

2.6

 

 

 

12.4

 

1969

34.1

14.5

9.7

4.7

4.0

4.2

2.2

1.5

1.3

1.2

1.9

5.1

3,393

- de 100%

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1963

4.0

6.7

9.1

14.6

15.4

22.4

24.0

25.7

33.71

 

 

17 .6

i

1969

6.4

5.6

9.1

12.8

12.7

13. 2

19.2

21.3

28 .8

37.2

30.6

18.9

9,875

- de 100%

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1963

3.3

5.7

16.0

20.6

26.5

29. 5

32.2

27 .2

21.01

 

 

21.2

 

1969

8 .6

9.0

17.2

23 .1

30.4

34.6

34.9

39 .0

33.1

24.5

15.3

28 .6

8,715

 

100

100

100

100

100

100

100

10 0

100

100

100

100

 

(1) Pour les ménages gagnant plus de $10,000/année

De même, la proportion des ménages qui n'ont ni dette à la consommation ni avoir liquide a aussi diminué. Le phé­nomène d'acquisition par les ménages d'avoirs liquides apparaît donc généralisé et correspond à une élévation notable du revenu des ménages: leur revenu augmentant, ceux-ci peuvent, plus faci­lement, soit de façon temporaire ou permanente, disposer d'ac­tifs liquides. Dans le cas des ménages endettés cependant, on peut noter un double phénomène: d'une part, la proportion des ménages dont les dettes sont supérieures aux actifs s'est sen­siblement accrue entre 196 3 et 1969, alors que la proportion de ceux dont les dettes sont inférieures aux actifs (moins de 100% des actifs) est restée, dans l'ensemble, plutôt stable. Par contre, on peut remarquer, à ce dernier état (ménages dont les actifs sont supérieurs aux dettes) que la proportion baisse systématiquement entre 1963 et 1969 pour les ménages gagnant en­tre $3 et 10,000. Par contre, pour ces mêmes ménages, la propor­tion des ménages dont les dettes sont supérieures aux actifs s'est accrue au cours de la période. Ce mouvement confirme la tendance déjà notée, à savoir que les catégories moyennes s'en­dettent toujours davantage (la hausse étant d'ailleurs particulièrement visible dans le cas des ménages gagnant entre $7 et $10,000).

Deux mouvements de hausse se dégagent clairement du tableau 85. On peut y voir, en effet, d'une part que la pro­portion de ménages ayant des actifs mais point de dette s'est accrue au cours de la période (passant de 3 5.8% à 44.4%) alors que, d'autre part, la proportion de ménages dont les dettes sont supérieures aux actifs augmente aussi (passant de 21.2% à 28.6%), On assiste donc à ce qui ressemble fort à un mouvement de polari­sation entre d'une part, ceux qui n'ont que des actifs et ceux qui ont plus de dettes que d'actifs. Il est, par ailleurs, fort significatif que ce deuxième temps du mouvement se produise dans les catégories moyennes de revenus.

9.4.6.- Epargne et crédit: deux contraintes

Les données de ce tableau traduisent cependant un phénomène encore plus fondamental: il manifeste, en fait, la pré­sence de deux puissants courants de valeurs qui exercent chacun leur influence sur les ménages. En premier lieu, le fort pourcen­tage des ménages qui ont des avoirs liquides sous forme de numé­raires (argent comptant), de dépôts bancaires, d'autres dépôts d'épargne (caisses d'épargne et de crédit, sociétés de fiducie...) et/ou d'obligations diverses, manifeste plus qu'un simple désir d'avoir des liquidités facilement réalisables sous la main. C'est là le signe d'une forte orientation des ménages à mettre de côté, en vue de s'assurer une certaine sécurité, à court ou à long ter­me ou encore pour assurer la réalisation de certains projets. De fait, la proportion des ménages ayant des avoirs (ou actifs) li­quides est passée de 74.6%, en 1963 à 91.9% en 1969. En somme, l'avènement de la société de consommation n'a pas entraîne la dis­parition de l'épargne. Au contraire, la hausse des revenus a per­mis à un plus grand nombre de ménages de satisfaire ce besoin. La fonction d'épargne, malgré le développement des régimes de sécu­rité publics et privés, n'a pas non plus perdu de son importance pour les ménages: elle devient, au contraire, plus importante à mesure que le niveau de vie de l'ensemble de la population s'ac­croît puisque les ménages ont alors plus à perdre en cas d'impré­vus, d'accidents... sans compter qu'au strict plan économique, la possession de biens hautement valorisés, comme la maison et l'au­tomobile, implique des fonds de roulement plus élevés pour l'en­tretien ou le renouvellement.

On peut cependant noter qu'avec la hausse des re­venus, la fonction épargne devient moins antagoniste avec celle de la consommation: les ménages peuvent alors, à la fois satis­faire aux exigences de l'épargne tout en répondant positivement aux exigences de la consommation. On a une certaine idée du non-antagonisme relatif qui existe entre l'épargne et la consomma­tion, lorsqu'on considère que près de la moitié des ménages (soit 47.5%) avaient, en 1969, à la fois des avoirs liquides et des dettes à la consommation (soit une augmentation de 8.7% par rapport à la période précédente). Notons d'ailleurs que la présence d'actifs liquides peut devenir essentielle pour les ménages endettés qui en ont l'opportunité, afin de protéger leur capacité de remboursement contre toute malchance, tout imprévu....

Le phénomène d'utilisation du crédit à la consom­mation apparaît cependant beaucoup plus circonscrit: il est li­mité à seulement la moitié des ménages. Sa présence cependant est suffisamment spectaculaire pour révéler l'existence des très fortes pressions à la consommation qui s'exercent sur les ména­ges. Ces derniers doivent donc composer avec deux types de pres­sions ou deux courants de valeurs dont la force est très grande en contexte de consommation de masse. Ces deux pressions, l'épar­gne et le crédit à la consommation, ne sont cependant que partiel­lement antagonistes. Elles apparaissent, par contre, dans une bonne mesure, complémentaires et comme la manifestation d'une même incitation globale à la consommation: les ménages doivent épargner en vue de consommation future à court terme (pour l'a­chat d'un bien onéreux, par exemple) ou à long terme (vieux jours, sécurité...) et ils doivent aussi (pour près de la moitié d'entre eux) utiliser le crédit en vue d'une consommation immédiate.

- L'acuité du problème

Il est donc déplacé jusqu'à un certain point de vouloir opposer, comme on le fait souvent, présence d'avoirs li­quides et dettes à la consommation. De plus en plus, les ménages n'ont pas le choix et doivent satisfaire cette double obligation. L'absence d'actifs liquides chez 8.1% de la population (en majeure partie concentrée dans les faibles catégories de revenus: voir tableau 8 5) manifeste d'ailleurs la présence d'une contrainte aussi forte chez ces ménages que la présence d'un endettement excessif.

Ce raisonnement, par ailleurs, n'enlève rien de son acuité au problème de l'endettement: au contraire, le phéno­mène d'utilisation du crédit à la consommation se trouve ainsi réinstallé dans son véritable contexte. On peut, en effet, poser l'hypothèse qu'une bonne partie des ménages à faibles et à moyens revenus qui ont, à la fois, des actifs liquides et des dettes à la consommation, n'ont guère le choix d'épargner ou non: en ef­fet, dans la mesure où ils sentent un impérieux besoin de pro­téger leur acquis ou d'épargner en vue de l'acquisition d'un bien très hautement désiré (une maison, par exemple), ils ne peuvent guère utiliser cet épargne pour éponger, en tout ou en partie, leurs dettes. L'épargne apparaît alors moins comme la présence d'un véritable surplus non-utilisé (ce qu'il peut da­vantage être lorsque le revenu est plus élevé) que l'adaptation réaliste du ménage au contexte de la consommation de masse, en même temps que l'intériorisation des normes de l'abondance. Dans un tel contexte, la dette garde encore plus son caractère d'o­bligation et d'intégration du ménage au courant de la consomma­tion. En fait, l'endettement révèle vraiment la présence d'un fossé entre d'une part, les besoins et les aspirations (dont ceux et celles à l'épargne) et les moyens financiers du ménage.

9.4.7.- Le crédit comme un investissement

Dans ce contexte, l'endettement ne peut non plus être ramené uniquement, comme certains économistes le font, à une stricte notion « d'investissement » des ménages dans l'acqui­sition des biens durables. Les investissements et les capitalisations qu'une entreprise doit souvent effectuer, par l'entremi­se du crédit, pour assurer son maintien ou son expansion, ne peuvent en effet être compares aux dépenses des ménages pour l'acquisition de biens durables. Il est vrai que le raisonnement peut s'appliquer à une partie du comportement des ménages: lors­qu'une auto ou un autre bien durable s'use, le consommateur doit voir à son remplacement. De même, il peut théoriquement investir, par le crédit, dans l'achat de nouveaux biens qui lui permettront d'augmenter son niveau de satisfaction. Mais là s'arrête le pa­rallèle: alors que l'entreprise est uniquement régie, dans son fonctionnement, par la valeur d'usage et la valeur d'échange éco­nomique, le comportement du consommateur obéit à des règles beau­coup plus complexes et moins comptabilisables, où la valeur d'é­change économique n'a souvent qu'une importance marginale. Il faut, en effet, reconnaître, qu'en contexte de consommation de masse, le consommateur répond autant, sinon davantage, à des impératifs psychologiques ou sociaux (logique du "don" ou logi­que du statut ou de la différenciation sociale, dirait Baudrillard194) qu'à des impératifs strictement économiques.

La notion d'investissement appliquée à l'utilisa­tion du crédit par les consommateurs, manifeste en fait l'utopie implicite de la pensée capitaliste, à savoir que les consomma­teurs se comportent selon les mêmes règles de rationalité que les entreprises industrielles. Il y a là cependant, confusion des genres. La rationalité de la consommation est tout à fait diffé­rente de la rationalité de la production. En contexte de consom­mation de masse, la première apparaît même subordonnée, dans une large mesure, à la seconde. Accepter l'idée du crédit comme étant uniquement un investissement serait nier l'importance que les pro­ducteurs accordent au "clinquant", au superficiel, à l'image psy­chologique dans la présentation de leurs produits et à l'importan­ce et l'orientation qu'ils ont donné à la publicité. Mais encore, faudrait-il aussi que ces biens durables aient toujours une va­leur d'investissement valable, ce dont on peut douter dans plu­sieurs cas, avec la dépréciation accélérée, l'obsolescence pla­nifiée (non seulement par la moindre qualité technique mais aussi par les changements de modèle accélérés...).

9.4.8.- Niveau d'éducation et statut d'activité

La permanence de l'emploi, l'évolution du cycle de vie, la présence de dettes hypothécaires peuvent contribuer à expliquer certaines variations de la propension à l'endette­ment selon les classes de revenus. Cette nomenclature serait in­complète sans mentionner brièvement deux facteurs, le niveau d'é­ducation et le statut occupationnel qui ont une influence directe sur le niveau de revenu du ménage et donc, indirectement sur la probabilité d'endettement des ménages.

En premier lieu, le niveau d'éducation a une in­fluence directe sur le type d'occupation du chef de ménage et, par conséquent, sur son niveau de revenu. A mesure que le niveau d'éducation s'élève, la probabilité d'endettement augmente. Si la tendance générale ne fait aucun doute, les données plus détail­lées qui permettraient d'en voir l'influence selon les catégories de revenus, font défaut. Nous y reviendrons au moment de la dis­cussion des données de l'enquête par questionnaire.

Les données gouvernementales quant à l'influence précise de l'occupation du chef ne sont pas non plus disponibles et nous y reviendrons plus loin. La comparaison sera cependant alors plus difficile à établir avec la perspective évolutive que nous ayons essayé de dégager jusqu'ici, à cause des bases de com­paraison différentes. On peut cependant voir schématiquement, dans le tableau suivant (tableau 86) que le statut d'activité professionnelle exerce une influence certaine sur la propension à l'endettement des ménages.

Tableau 86: Propension à l'endettement des ménages selon le statut d'activité des ménages (statut du chef)

 

 

 

Employé

A son compte ou indépendant

Inactif

Proportion des ména­ges endettes

65.5%

48.7%

29 .2%

Proportion des ména­ges endettés pour plus de $10 00

35.2%

26.1%

11.0%

Dette moyenne des ménages endettés

$1,614

$2,212

$1,188

Revenu moyen

$9,715

$9,497

$5,065

Source: Revenus, avoirs et dettes, op. cit.

L'effet du statut d'activité sur la propension à l'endettement est vraiment spectaculaire: près des deux-tiers des ménages salariés (employés) sont endettés, alors que moins de la moitié des chefs de ménage à leur compte et que moins du tiers des ménages où le chef est inactif le sont. La dette moyenne des sala­riés croît avec le revenu de façon régulière, alors que la dette moyenne des ménages où le chef est indépendant ou à son compte est due à un endettement accentué de toutes les catégories de revenus 195

On peut remarquer, par contre, que la proportion des ménages ayant des dettes supérieures à $1,000 est plus élevée chez les employés que chez les gens à leur compte (3 5.2% contre 2 6.1%). C'est donc dire que l'endettement moyen élevé de ces derniers est dû à l'en­dettement excessif d'un petit nombre de ménages. En ce qui concer­ne l'endettement moyen des ménages où le chef est inactif, il est dû surtout aux ménages où le revenu est supérieur à $5,000, ce qui s'explique aisément par la présence ou l'absence d'une capacité et de garanties de remboursement.

De façon générale, le statut d'activité du chef n'influence la propension à l'endettement que dans la mesure où elle influe sur le niveau de revenu. C'est là une confirmation supplémentaire de l'énoncé déjà exprimé sur l'inter-relation étroi­te qui existe entre l'avènement d'une classe moyenne nombreuse (formée d'ailleurs, en grande partie, d'employés et de salariés) et l'expansion du crédit à la consommation. La présente analyse nous permet cependant de dégager une exception notable à ce phé­nomène. On peut voir, en effet, qu'une partie des ménages dont le chef est à son compte ou indépendant, sont endettés à un ni­veau critique. Cette catégorie de ménages ne représente cependant qu'environ 12% des ménages: ce phénomène est marqué, au niveau global, par sa faiblesse numérique. Les statistiques ne permet­tent pas non plus de savoir si cet endettement a été encouru, directement ou indirectement par le chef de famille, pour l'exer­cice de son activité ou s'il résulte d'un comportement de consom­mation à crédit plus actif, presque pathologique, d'une partie de ces ménages. La première hypothèse semble cependant la plus vrai­semblable, surtout dans le cas des ménages à faibles revenus.

Quoiqu'il en soit, le,rêve déjà noté 196 des tra­vailleurs salariés à la production, de devenir leur propre patron (idéal du petit entrepreneur) semble entraîner, en contre-partie, un fort taux d'endettement.

9.5.- Les limites de l'analyse

Cette analyse, comme malheureusement toutes celles de son genre, se confine au niveau de l'examen des tendances gé-nérales et néglige de regarder certains aspects de la réalité qui, même marginaux, n'en demeurent pas moins fortement significatifs. Nous n'avons ainsi pas tenu compte, dans notre analyse, de ces quelques 3, 4 ou 5% de ménages à faibles revenus qui doivent plus de;$.5,000 à leurs débiteurs ou dont le volume de dettes représen­te plus de 50% de leurs revenus. Ils sont cependant bien présents dans notre système économique.

Avant de procéder à une analyse plus en profondeur de la mécanique de l'endettement des ménages québécois, il con­vient de calibrer, en quelque sorte, le degré d'universalité de cette relation assez exclusive que nous avons établi entre reve­nu et endettement. En réalité, ce que nous avons caractérisé com­me relation dans ce chapitre ne sont que des tendances qui ressortent à la suite de calculs en définitive très simples.

De fait, nous n'ignorons pas que les conclusions auxquelles nous arrivons n'englobent pas la réalité économique de tous les ménages. Les postulats de base que nous avons cherché, à prouver sont d'inspiration politico-économique dans la mesure où nous avons tenu le plus possible à fabriquer ceux-ci à partir d'une analyse globale du système économique dans lequel le Qué­ bec évolue. Or, la démonstration pratique faite illustre que l'on retrouve dans la réalité des ménages de fortes traces de l'énoncé théorique.

Si nous avons initié cependant l'analyse du phé­nomène du crédit à la consommation par sa dimension socio-écono­mique, c'est qu'il origine avant tout d'impératifs économiques et que son influence, son orientation et ses manifestations ré­pondent d'abord à des facteurs de cet ordre. L'endettement des ménages, avant d'être perçu au niveau analytique comme un pro­blème individuel isolé, doit d'abord être conçu comme un ins­trument privilégié dans le processus d'accumulation du capital. C'est en fonction de cette finalité économique qu'il a des ré­percussions sur la vie économique des ménages, leurs aspirations, leurs besoins, leur équilibre....

Chapitre 10.- l'enquête par questionnaire

Déjà, en avril 1969 l'ACEF de Montréal 197 présen­tait aux autorités provinciales, un premier projet de recherche sur l'endettement des ménages québécois. L'acceptation partielle de cette demande de subvention devait être à l'origine de la présente démarche.

Certes, depuis cette époque, le cadre d'analyse est devenu plus complexe et là conception originelle de l'endet­tement des ménages et de l'utilisation du crédit s'est progressi­vement raffinée. L'optique fondamentale, par contre, a peu changé au cours de cette évolution. Dès le départ, l'endettement des ména­ges était perçu comme un problème dont il fallait mesurer l'ampleur et déterminer les conséquences. Ce problème n'était cependant pas perçu comme un phénomène social diffus auquel les ménages étaient soumis de façon "naturelle" dans un contexte d'abondance: dès les premières étapes, en effet, le problème de l'endettement des ména­ges était mis en étroite relation avec les stratégies et les orien­tations des institutions qui fournissent le crédit. En effet, si le crédit à la consommation a pris une telle expansion dans notre société, ce n'est pas seulement parce que son utilisation répon­dait aux exigences du nouveau contexte de consommation, mais aussi parce que les promoteurs institutionnels du crédit ont réussi à s'implanter et à modifier le contexte financier pour rendre le crédit disponible et désirable.

Poser le problème de cette façon, c'était refuser de considérer l'utilisation du crédit comme un besoin "a priori" des ménages. Il fallait, au contraire, analyser la dynamique de l'apparition de ce besoin et donc le situer dans le contexte plus global de l'évolution de la société de consommation. C'était là aussi refuser de considérer les intérêts des producteurs comme étant nécessairement convergents avec ceux des consommateurs. Nous avons d'ailleurs tenté, dans la première partie de ce rap­port, d'analyser, de façon dynamique, les rapports entre pro­ducteurs et travailleurs-consommateurs.

Dans ce contexte, il nous semblait nécessaire de compléter cette analyse de la situation d'endettement des ména­ges québécois, de l'évolution institutionnelle du crédit et de l'évolution plus globale de la production et de la consommation de masse, par une analyse des liens juridico-économiques qui lient les institutions de crédit au système financier et aux producteurs. Cette analyse qui avait été ébauchée n'a pu cepen­dant être menée à terme.

La triple analyse que nous avons menée (analyse de la situation d'endettement des ménages, de l'évolution ins­titutionnelle du crédit et de la mécanique sociale et économi­que plus globale de la consommation de masse) nous permet ce­pendant de situer le phénomène du crédit dans un contexte suf­fisamment large et articulé pour pouvoir en saisir les dimen­sions principales. Cette démarche que nous avons suivie n'est cependant pas spontanée; elle s'inscrit, au contraire, dans un courant déjà amorcé de prise de conscience du problème de l'en­dettement dans le contexte de la société d'abondance et dans le cadre spécifique des préoccupations des ACEF.

10.1.- La prise de conscience du problème de l'endettement 

10.1.1.- L'enquêté Tremblay-Fortin

Déjà, au début des années '60, l'enquête Tremblay-Fortin traitait rapidement de la question de l'endettement des ménages québécois198. C'était la première fois, au Québec, qu'une telle démarche était entreprise de façon systématique. Cette étude démontrait déjà que, dans l'ensemble, les rembour­sements de dettes des ménages québécois représentaient un mon­tant égal à celui consacré à l'épargne (soit respectivement 6% et 5.5% du budget). Cette étude démontrait, de plus, que si la proportion du budget consacrée au remboursement des dettes était plus élevée chez les ménages salariés à plus haut revenu (dont la capacité de remboursement est supérieure), c'était, par con­tre, les salariés à. faibles revenus qui étaient le plus souvent endettés (leur dette moyenne étant cependant proportionnellement inférieure). En fait, plus le revenu du ménage (pondéré en fonc­tion du nombre de dépendants) est faible et irrégulier, plus ce­lui-ci ressentira la nécessité d'utiliser le crédit et y aura effectivement recours. Les auteurs ont démontré que l'utilisa­tion, par ces ménages salariés à faible revenu, du crédit à la consommation était, dans une bonne mesure, préjudiciable à la satisfaction ultérieure des aspirations du ménage. Le caractère de contrainte de l'endettement d'une bonne partie des ménages salariés était ainsi souligné.

Sur le plan des attitudes, l'enquête établissait l'existence d'une certaine contradiction: si la majorité des ménages se déclare contre l'utilisation du crédit, la grande ma­jorité (soit 74% des ménages salariés) l'a déjà utilisé. On trouve là une manifestation des pressions que la société de consommation impose aux ménages et, dans une certaine mesure, de la contradic­tion qui existe entre les désirs des ménages (apparents au niveau des valeurs) et les comportements imposés par le contexte socio-économique.  Notons enfin, ce qui confirme les constatations déjà énoncées, que la moitié des ménages salariés étaient endettés au moment de l'enquête (les remboursements de dettes représentant, en moyenne, 12% du revenu).

Au niveau plus global, les auteurs ont aussi par­ticulièrement bien analysé l'un des phénomènes les plus fondamen­taux de l'avènement de la société d'abondance, soit l'apparition des aspirations à la consommation. Ils en arrivent ainsi à dis­tinguer entre deux univers différents: l'univers des besoins-préoccupations où le revenu est insuffisant pour satisfaire ce que le ménage considère être les besoins essentiels à son inté­gration psychologique satisfaisante au contexte socio-culturel ambiant et l'univers des besoins-aspirations où un revenu suffi­sant, compte tenu de la taille du ménage, lui permet d'entretenir des aspirations dont il peut entrevoir la satisfaction de façon réaliste. Fait notable cependant, autant les aspirations que les besoins sont structurées en des hiérarchies assez rigides qui ma­nifestent clairement la présence de contraintes de consommation, tant au niveau de l'abondance que de la pénurie.

10.1.2.- Les commissions gouvernementales

Ces constatations de l'enquête Tremblay-Fortin, sur le phénomène d'endettement des ménages québécois, ont alimen­té, pendant presque une décennie maintenant, les discussions sur le problème. Tous les organismes officiels ou non, tous les groupes populaires qui ont réfléchi sur le phénomène à partir de problè­mes concrets, se sont largement inspirés des perspectives dégagées par le rapport Tremblay-Fortin. A ce titre, ce dernier constitue certes le premier jalon important de la prise de conscience du phénomène de l'endettement au Québec.

Entre-temps, le "Comité d'étude sur l'Assistance publique"199  déclarait déjà en 1963 que l'endettement constituait un sérieux problème chez les ménages qui bénéficiaient des pro­grammes d'aide publique de l'époque. Ce problème résultait à la fois des dettes accumulées avant la réception de l'aide et des nouvelles dettes contractées pendant la période d'assistance. Le Comité notait à ce propos qu'une telle situation soulevait aussi la question des ventes à tempérament peu éthiques et des trop grandes facilites de crédit qu'on rendait accessibles aux ména­ges à faibles revenus insolvables. Ce Comité recommandait enfin que la réglementation de l'assistance permette de tenir compte de l'endettement dans certains cas d'assistance à long terme et d'autre part, que les causes de l'endettement des ménages assis­tés soient étudiées plus en profondeur. En dehors d'une réglemen­tation plus stricte à cet égard et d'une certaine amélioration des conditions de vie permises par les programmes d'aide (efforts à peine suffisants, comme nous l'avons vu, pour maintenir l'écart entre riches et pauvres), force nous est de reconnaître que la situation ne s'est guère améliorée.

La Commission Castonguay-Nepveu, quelques années plus tard, devait d'ailleurs faire, à ce propos, un constat d'é­chec assez troublant:

"L'endettement affecte une écrasante majorité d'assistés sociaux, généralement dans les mi­lieux défavorisés. Ne serait-ce que parce que les défavorisés constituent également la clien­tèle habituelle des services sociaux, ces der­niers ne sauraient se désintéresser de leur sort.. ." .200

Ce constat laconique de la Commission manifeste à la fois la conscience de l'existence d'un sérieux problème d'endettement des assistés sociaux mais, en même temps, le peu de connaissances précises que les autorités ont de la mécani­que, de l'ampleur et des conséquences du phénomène.

10.1.3.- La Commission Porter

A un autre niveau, les autorités gouvernementa­les se sont préoccupées de connaître plus en profondeur l'im­portance occupée, à l'intérieur du système financier, par les institutions de crédit à la consommation. On peut d'abord ci­ter, à cet égard, les travaux de la Commission Porter201 qui s'est penchée sur l'analyse du système financier canadien, au début des années '60. S'étant cantonnée dans une prudente "ob­jectivité" économique, la Commission s'est montrée optimiste face aux problèmes d'endettement des ménages et n'a pas vu là la nécessité d'une réforme. Acceptant d'emblée certains con­cepts dont nous avons déjà discuté (tel que la comparaison endettement-avoirs et endettement-avoirs liquides ainsi que la notion de l'utilisation du crédit comme un investissement), la Commission peut conclure que les ménages canadiens administraient leurs budgets avec sagesse. Notons cependant que le crédit à la consommation n'avait pas encore atteint, à l'époque, les dimen­sions qu'on lui connaît aujourd'hui.

10.1.4-.- Le rapport Parizeau

Le rapport Parizeau, quelques années plus tard au Québec, contenait une analyse déjà plus pertinente des lacunes législatives dans le domaine de la vente à crédit et de son uti­lisation de façon plus générale. Le rapport au moins reconnaissait l'existence des abus:

"Il faut dire que jusqu'à il y a une dizaine d'années, le crédit à tempérament a été lais­sé surtout aux compagnies dites de finance dont une des caractéristiques était de n'être soumises à aucun contrôle efficace des autori­tés fédérales ou provinciales. L'expansion con­sidérable de la demande de crédit pour le fi­nancement des ventes et l'absence de contrôle ne pouvaient que provoquer un nombre considé­rable d'abus", 202

Au chapitre des recommandations, le rapport conte­nait déjà presque tous les éléments de la future législation du gouvernement provincial dans le champ de la protection du consom­mateur, dont entre autres, la mise sur pied d'un Bureau des Con­sommateurs (le futur "Office de protection des consommateurs") et la réglementation de la vente à tempérament, de la vente d'autos usagées, la reconnaissance légale de la responsabilité du vendeur, la résiliation des contrats, la divulgation du taux de crédit, l'enregistrement et le contrôle des vendeurs itinérants. Le gouvernement provincial cependant n'a pas cru bon de suivre l'une des recommandations du comité à l'effet de limiter à trois ans la pé­riode maximale de remboursement, dans le cas des ventes à tempéra­ment. Dans l'esprit du Comité, il s'agissait d'éviter de demander au consommateur un "effort de prévision d'autant plus aléatoire que l'administration de son budget courant lui cause déjà des problèmes" .203

Une des recommandations du rapport Parizeau cepen­dant, à l'effet de ne point limiter les taux d'intérêts maxima, demeure fort discutable. Le gouvernement québécois devait d'ail­leurs s'empresser de sauter sur l'occasion pour abolir la seule réglementation qui existait dans ce domaine, soit dans le cas des ventes à tempérament de moins de $800. Pourtant, le rapport était déjà plus nuancé dans sa démarche: d'une part, une telle mesure limitative aurait entraîné le développement d'un marché noir du crédit et d'autre part, à cause de l'expansion des banques et des caisses populaires dans le secteur du crédit à la consommation, les compagnies de finance étaient, dans l'esprit du comité, appe­lées à disparaître ou à réorienter leurs activités. Or, dans le cas du second argument, malgré une baisse relative de leur part du marché, le volume de prêts de ces institutions, non seulement se maintient, mais continue à croître. En ce qui concerne le ris­que de développement d'un marché noir du crédit, le risque est réel mais il n'a pas fait l'objet d'une évaluation systématique et ser­rée par le comité: celui-ci aurait pu d'une part, étudier plus en profondeur les mécanismes de prévention ou de répression possibles et d'autre part, envisager la mise sur pied de mécanismes alterna­tifs qui auraient permis de solutionner, de façon plus adéquate, l'injustice que le comité notait:

"Le consommateur qui doit recourir aux formes les plus coûteuses de crédit ne le fait norma­lement que parce qu'il ne peut pas procéder autrement pu parce qu'il n'est pas correctement informé. On peut alors considérer comme étant socialement injuste que celui dont la situation financière est la moins solide, dont l'emploi est saisonnier ou irrégulier, ou qui temporai­rement n'a pas d'emploi soit forcé de recourir aux formes de crédit les plus onéreuses" .204

C'était là reconnaître le besoin de crédit des mé­nages à faibles revenus en même temps que les injustices auxquel­les la situation actuelle donne lieu.

Notons, par ailleurs, que les solutions ne font pas l'unanimité à cet égard. Ainsi, le comité Crowther qui s'est ré­cemment penché sur le problème, en Grande-Bretagne, proposait l'a­bolition des réglementations concernant les périodes maximales de remboursement et les paiements comptants minimaux requis mais re­commandait, par contre, une limitation sévère des taux d'intérêt de toutes les formes de crédit à la consommation (taux minimum proposé: un taux annuel qui n'est pas supérieur de" plus de 2.5% à celui des banques)205 . Le gouvernement néo-zélandais, par con­tre, préfère réglementer la durée de remboursement permise.

10.1.5.- "The Poor Pay More"

Dans un contexte plus global, la parution, en 1963, du livre de David Caplovitz, "The Poor Pay More" 206, a eu un retentissement profond aux États-Unis. La communauté académique et, dans une certaine mesure, l'opinion publique américaine, devalent reconnaître que non seulement les ménages à faibles re­venus se voyaient imposer des taux d'intérêts plus élevés et même exorbitants, mais qu'ils devaient aussi payer plus cher les produits achetés dans le voisinage. Peu mobiles et n'ayant que des ressources financières très limitées, ils constituaient, de fait, un véritable marché captif dont des marchands peu scru­puleux s'empressaient de profiter.

Notons, par ailleurs, que le même auteur devait récidiver, en réalisant une étude complexe sur la situation des ménages endettés de façon problématique207. Il y faisait non seulement l'analyse du processus qui avait amené ces ménages à ce point critique d'endettement mais étudiait aussi les réper­cussions d'une telle situation sur les autres aspects de la vie quotidienne. Or, ces répercussions sont réelles: les chefs de ménage fortement endettés ont, de façon significative, plus de problèmes de santé causés par leurs soucis et les tensions ma­ritales y sont plus fréquentes que dans les ménages moins endet­tés.

Plus récemment encore, une étude menée à Hamilton démontrait sans équivoque que les ménages à faibles revenus y étaient très lourdement endettés.208 Le problème apparaissait d'autant plus aigu que les organismes concernés n'étaient pas en mesure d'aider ces ménages de façon efficace. Cette étude montrait aussi que cet endettement était largement indépendant des capacités de remboursement des ménages à faibles revenus:

ceux-ci avaient recours au crédit pour assurer le fonctionnement minimal des membres de la famille et cet endettement devenait ra­pidement un cercle vicieux dont il n'était plus possible de sor­tir. A côté des déficiences dans la gestion du budget familial, les chercheurs soulignaient l'importance des sollicitations di­verses auxquelles ces ménages étaient soumis.

10.1.6.- La perception des conséquences de l'endettement

Il est tout à fait symptomatique que les préoccu­pations dont nous avons fait état jusqu'ici aient surtout porté sur les conséquences et le fardeau que représente l'endettement pour les ménages à faibles revenus. Dans l'ensemble, comme nous l'avons vu, ce sont surtout les ménages de classe moyenne et ceux à revenus plus élevés qui ont recours au crédit et qui en expli­quent l'expansion au cours des vingt dernières années. Paradoxa­lement cependant, la prise de conscience du problème de l'endet­tement s'est cristallisée autour des problèmes des ménages à fai­bles revenus. C'est là le signe d'une double constatation: les données globales sur l'évolution du crédit ne permettent pas de rendre compte des problèmes réels d'endettement des ménages à fai­bles revenus alors que, d'autre part, les ménages à revenus plus élevés disposent de moyens (contraction des besoins, travail du conjoint, second emploi du chef...) dont les premiers ne dispo­sent pas. L'endettement exagéré d'une certaine portion des ména­ges à revenus un peu plus élevés leur pose des problèmes tout aus­si sérieux mais les manifestations en sont moins spectaculaires. On assiste donc à un double phénomène de perception sélective de la réalité: les statistiques globales sous-évaluent l'ampleur et l'acuité des problèmes d'endettement des ménages à très faibles revenus, alors que dans le cas des ménages des catégories de re­venus immédiatement supérieures, l'endettement problématique est moins apparent.

De par leur raison d'être, les ACEF se sont inté­ressées, de façon toute particulière et avec intensité, aux pro­blèmes d'endettement des ménages québécois: les services de con­sultation budgétaire des ACEF n'ont cessé de recevoir, depuis maintenant presque une décennie, les ménages dont les problèmes d'endettement étaient les plus critiques et les plus criants. Une compilation, effectuée en 1969, de 800 dossiers de consom­mateurs qui s'étaient adressés aux ACEF, indiquait une moyenne d'endettement de $3,400 et ce, pour un revenu annuel moyen (ceux qui avaient un emploi uniquement) de $4,200 environ.209

10.1.7.- La démarche de recherche

La présente démarche de recherche s'inscrit dans le prolongement de ces préoccupations des ACEF. Il s'agissait alors d'une part, de poursuivre les réflexions quant à l'impor­tance et au rôle joué par le crédit à la consommation dans le contexte de consommation de masse au Québec et d'autre part, de mesurer, par l'analyse des résultats d'une enquête par question­naire, certaines dimensions du phénomène de l'endettement au Québec. En fait, les objectifs spécifiques visés par cette en­quête peuvent se résumer de la façon suivante.

Il s'agissait moins, au départ, d'établir une comparaison systématique avec les résultats des enquêtes menées par Statistiques-Canada et dont la dernière remontait à 1970. Un telle entreprise aurait été à la fois inutile et quelque peu prétentieuse. D'une part, en effet, il aurait été suffisant de commander à l'organisme fédéral une répartition québécoise des données de son enquête alors que d'autre part, une telle comparai­son aurait nécessité des moyens hors de proportion avec ceux que nous avions: l'échantillon global de Statistiques-Canada regroupe 2,0 69 ménages québécois alors que le nôtre n'en comporte, à tou-tes fins utiles, que 636. Il reste néanmoins que nos résultats nous permettent d'évaluer l'ampleur de l'endettement des ménages québécois et de compléter les données, somme toute assez limita­tives de l'enquête canadienne.

L'objectif premier de l'enquête était plutôt d'ex­plorer certains aspects du phénomène qui semblaient fondamentaux dans notre optique et qui étaient négligés par Statistiques-Ca­nada (accessibilité aux institutions, conséquences de l'endette­ment...). L'emphase mise dans l'élaboration du questionnaire de notre enquête, sur les différents aspects de l'endettement des ménages, nous permet d'aller un peu plus loin dans l'analyse de l'influence des facteurs étudiés sur la situation d'endettement des ménages et de mesurer aussi les conséquences non-financières de l'utilisation du crédit (état de privation des ménages, cons­cience du problème d'endettement...). Cette analyse convergente des facteurs financiers et non-financiers nous permet enfin de mieux cerner l'ampleur des deux phénomènes d'endettement problé­matique déjà esquissés, à savoir l'endettement problématique des ménages à faibles revenus et celui, moins apparent, des ménages qui se situent au-dessus d'un seuil de satisfaction des besoins essentiels et qui vivent dans une abondance relative.

10.2.- Les données de l'enquête

Les données de l'enquête ont été recueillies au do­micile des répondants par les interviewer de "CROP Inc.", en juin 1971, à l'aide d'un questionnaire structuré. Ce questionnai­re avait d'abord été prétesté avant de parvenir à sa forme défi­nitive.

L'échantillon choisi visait, au départ, à être re­présentatif de la population francophone de six régions urbaines du Québec, soit les régions de Montréal (Métro.), Québec (Métro.), Chicoutimi, Hull, Rouyn-Noranda et Sherbrooke. Ce choix des ré­gions correspondait à la fois à des contraintes matérielles (il aurait été trop onéreux et beaucoup plus complexe de vouloir in­clure plus de régions ou encore viser à être représentatif de l'ensemble de la population) et des questions d'intérêt pour les ACEF puisque celles-ci étaient déjà présentes, ou en voie de l'être (Sherbrooke), dans ces régions.

Une liste de 1,209 adresses fut alors tirée au hasard dans ces régions. Un groupe de 15% dut cependant être éli­miné, dès le départ, parce qu'il ne correspondait pas aux carac­téristiques recherchées (ménages anglophones, adresses inexis­tantes, logements inoccupés ou à vocation commerciale...). Des 1,031 ménages qui tombaient dans l'échantillon, un premier groupe de 153 ménages (soit 15%) fut impossible à rejoindre, malgré les rappels effectués alors qu'un second groupe de 15% (155 ménages) refusèrent de répondre ou se déclarèrent malades. Un tel taux de non-réponses est cependant normal dans un tel type d'enquête qui exige un certain intérêt et une certaine disponibilité de la part des répondants.210

En cours d'analyse cependant, un autre groupe de 87 ménages dut être éliminé parce que les revenus ou les dettes y étaient soit non-déclarés ou incomplets.211 A toutes fins utiles, l'échantillon se compose donc de 636 ménages répartis de la fa­çon suivante:

Tableau 87: Répartition régionale des ménages de l'échantillon

Région

Nombre

Pourcentage

Montréal

201

31.6%

Québec

80

12.5%

Sherbrooke

97

15.2%

Chicoutimi

110

17 .3%

Rouyn-Noranda

81

12.7%

Hull

67

10 . 5%

Total

636

100%

Les commentaires recueillis auprès des interviewers permettent cependant de dégager certaines conclusions fort perti­nentes à l'analyse: certains ménages se sont en effet montrés ré­ticents à répondre aux questions portant sur les revenus, les é-pargnes et les dettes (ce qui explique la moitié du taux de refus et l'exclusion d'un autre groupe de ménages au niveau de l'analy­se). D'autre part, en ce qui concerne surtout les ménages forte­ment endettés, certaines réponses inconsistantes semblent s'ex­pliquer par la précarité de la situation financière de ces ména­ges, les principaux intéressés ne semblant plus très bien savoir où ils en étaient dans leur budget familial. Ces faits rendent compte de la complexité d'une démarche qui veut explorer les di­mensions d'un problème au sujet duquel les ménages ne se livrent qu'avec une certaine réticence et dont ils ne sont pas toujours conscients des implications précises dans leur cas particulier:

"Nous croyons donc que ce qui peut paraître à première vue contradictoire est beaucoup plus le reflet d'une situation difficile à percevoir chez ceux-là même qui la vivent, qu'une volonté systématique de fausser les résultats de la part de personnes qui ont spontanément accepté de participer à la recherche" .212

Nous allons voir, en fait, que malgré les embûches qui découlent d'une telle situation au niveau de l'interprétation des résultats, l'analyse des données confirme ce premier jugement.

10.2.1.- Démographie

La description systématique des caractéristiques les plus importantes de l'échantillon, sans qu'elle soit inutile­ment surchargée, permet de dégager une image d'ensemble plus con­crète de ces ménages dont nous allons étudier plus loin les com­portements de consommation et d'endettement, et d'identifier déjà certaines composantes de leurs problèmes d'endettement.

On peut constater, en premier lieu, que les ména­ges de notre échantillon sont formés, en moyenne, de 3.8 personnes, Dans 46 cas cependant, (soit 7.2% de tous les ménages) le ménage n'est composé que d'un seul individu (individus vivant hors fa­mille). Dans l'ensemble (soit 83% des cas), les ménages sont for­més au départ de couples mariés auxquels viennent s'ajouter les enfants et les autres dépendants : le nombre moyen de personnes dans ces ménages est alors de 4.0 individus. On peut noter aussi dans l'échantillon la présence de 58 ménages qui ne sont pas for­més de couples et dont 27 (soit 4.2% de tous les ménages) constituent des familles à parent unique (un adulte et un dépendant mi­neur). Les répondants (obligatoirement l'un des conjoints dans le cas des familles) sont aussi trois fois plus souvent de sexe fémi­nin (74%) que de sexe masculin (26%). Leur âge moyen est de 43.2 ans (l'âge moyen de tous les membres des ménages étant de 21 ans) et ils ont complété en moyenne 9.1 années de scolarité. On peut voir aussi, dans le tableau suivant, qui résume la situation dé­crite ici, que la presque totalité des répondants sont de natio­nalité canadienne-française (94.5%): cette proportion s'explique par l'exigence, pour les personnes interviewées, de répondre au questionnaire en français.

Tableau 88: Distribution de certaines variables démographiques des ménages de l'échantillon

Région

Taille moyenne des mé­nages

Age moyen du répon­dant

Sexe du répondant

% de C.-F.

Scola­rité moyenne

(N)

 

 

 

% M

% F

 

 

 

Montréal

3.7

4 2.5 ans

31

69

90.3%

9.2 ans

(201)

Québec

3.4

43.9 ans

24

76

95.5%

10.3 ans

( 80)

Sherbrooke

3.7

4 5.4 ans

24

76

95.5%

9.8

( 99)

Chicoutimi

4.8

4 2.9 ans

19

81

99.1%

8.7 ans

(110)

Rouyn-Noranda

3.9

39.4 ans

20

80

98.8%

8.7 ans

( 81)

Hull

3.6

40.4 ans

27

73

94.0%

7.8 ans

( 67)

Total (non pondéré)

3.8

4 3.2 ans

26

74

94.5%

9.1 ans

(636)

On peut constater, par ailleurs, dans ce tableau, que la taille des ménages est sensiblement plus élevée à Chicoutimi qu'ailleurs.  Par contre, c'est dans la région de Sherbrooke que les répondants sont, en moyenne, les plus âgés alors qu'ils sont plus jeunes à Rouyn. Les répondants de sexe masculin étaient plus nombreux à Montréal (y compris la région métropolitaine) alors que l'inverse était vrai pour Chicoutimi et Rouyn. Les non-Canadiens-français inclus dans l'échantillon sont surtout concen­trés à Montréal, alors qu'on peut voir, en ce qui concerne la scolarité moyenne des répondants, que celle-ci est plus élevée pour les répondants de Québec et de Sherbrooke. Les répondants de la région de Hull sont, par contre, moins instruits, en moyen­ne, que ceux du reste du Québec.

Ces facteurs démographiques jouent un rôle impor­tant dans l'interprétation de la situation d'endettement puis­qu'ils conditionnent, dans une certaine mesure, le type d'expé­rience que les ménages ont connu. Certains, comme la taille du ménage, influencent le niveau de besoin, d'autres, tels que l'âge, la région et la scolarité détermineront, dans une certaine mesu­re, le type d'occupation du chef de ménage et son niveau de re­venu.

10.2.2.- L'emploi

Dans plus de trois cas sur quatre (soit 7 6%), le chef de ménage occupe un emploi dont la rémunération constitue la source de revenu principale du ménage. On peut voir dans le tableau 89 que c'est surtout le cas à Montréal (83% des chefs de ménage y ont un emploi) alors que la proportion de chefs de ménages sans emploi est un peu plus élevée à Chicoutimi, à Qué­bec et à Sherbrooke. Dans neuf cas sur dix (ou 68% de l'ensem­ble des ménages), et de façon constante d'une région à l'autre, cet emploi est salarié. Dans plus de la moitié de ces emplois salariés (ou 3 6.7% de l'ensemble des ménages), le chef de famil­le est syndiqué. Le taux de syndicalisation de la main-d'oeuvre active que nous pouvons observer ici (environ 44% des chefs fai­sant partie de la main-d'oeuvre active, soit à l'exclusion des retraités, des étudiants, des gens malades...) est plus élevé que celui de l'ensemble de la main-d'oeuvre québécoise (environ 35%): nous verrons cependant plus loin, qu'il découle d'une certaine sous-représentation des emplois à plus haut revenu, qui sont moins souvent syndiqués, dans notre échantillon:

Tableau 89: Caractéristiques de l'emploi

Région

% des ménages où le chef oc­cupe un emploi

% des ménages où le chef oc­cupe un emploi salarié

% des ménages où le chef oc­cupe un emploi syndiqué

Montréal

83%

73%

36%

Québec

72%

60%

36%

Sherbrooke

73%

67%

31%

Chicoutimi

70%

63%

40%

Rouyn

76%

68%

37%

Hull

71%

68%

44%

Total (non pondéré)

76%

68%

36.7% (636)

En ce qui concerne le statut occupationnel du chef de ménage, on peut voir que près de la moitié de notre échantil­lon (49.9%) occupent des emplois manuels spécialisés, semi-spécia­lisés ou non-spécialisés. De toutes ces catégories, c'est d'ail­leurs celle des ouvriers spécialisés qui est la plus nombreuse. Si on ajoute à cette moitié des ménages, la majeure partie des travailleurs retraités, en chômage ou dans l'incapacité de tra­vailler, qui occupaient des emplois manuels avant leur arrêt de travail, c'est finalement 70% de la population de notre échantil­lon qui est d'origine ouvrière manuelle.


 

Tableau 90: Répartition des chefs de ménage selon le statut occupationnel

Occupation

Nombre

%

Regrou­pement

Distribution géographique

 

 

 

Montréal

Autres régions

1-

Professionnels, gérants, adminis­trateurs et semi-professionnels , tech. spéc.

48

7.5

16.7%

 

 

2-

petite adminis­tration et petit commerce

49

9.2%

 

2 2.5%

14.2%

3-

employés de bu­reau et assimilés

58

9.1%

9.1%

9.8%

8.7%

4-

ouvriers spécia­lisés

14 6

22.9%

49.9%

 

 

5-

ouvriers semi-spécialisés

100

15.7%

51.9%

49 .1%

6-

journaliers

72

11.3%'

 

 

 

7-

chômeurs

25

3.9%

23.8%

 

 

8-

9-

retraités incapacité

61 48

9.5% 7.5%

 

15.9%

27.5%

10-

autres

19

2.9%

 

 

 

Total (non pondéré)

636

100% (636)

100%

(636)

100%

(201)

100%

(435)

- Le chômage

On peut voir aussi dans ce tableau que, proportion­nellement, plus d'occupations du type professionnel, gérants, ad­ministrateurs. .. (cat. 1) et petite administration-petit commerce, sont concentrées dans la région métropolitaine. Par contre, on trou­ve davantage de personnes retraitées ou dans l'incapacité de tra­vailler , dans les régions autres que Montréal. On peut noter que la proportion de chefs de ménage qui étaient en chômage au moment de l'enquête est étrangement faible (3.9% de tous les chefs de ménage). Ramenée sur la base des chefs qui font partie de la main-d'oeuvre active (à l'exclusion des retraités, des inaptes au tra­vail et autres), cette proportion de chômeurs grimpe à 4.9%. El­le reste cependant largement inférieure aux taux de chômage offi­ciels à l'époque de l'enquête (respectivement 8.2% et 7.8%, en mai et juin 1971). Il faut cependant remarquer à cet égard que notre base de calcul (25 chômeurs sur 508 chefs de ménage dans la main-d'oeuvre active) est trop faible pour en tirer des con­clusions définitives. Deux facteurs pourraient toutefois expli­quer un tel écart: d'une part, le taux de chômeurs dans notre échantillon ne concerne que les chefs de ménage et ne tient pas compte du chômage du conjoint ni de celui des enfants qui sont sur le marché du travail. Or, on sait que le taux de chômage des jeunes travailleurs est plus élevé que la moyenne générale. D'au­tre part, il est possible aussi que les ménages aux prises avec des problèmes sérieux de chômage aient été plus réticents à ré­pondre à l'entrevue, amenant ainsi l'échantillon à sous-représenter l'ampleur du phénomène chômage.

Dans une autre question cependant, nous demandions aux non-chômeurs s'ils avaient eu à subir des périodes de chôma­ge, au cours des dix-huit mois précédant l'enquête. Un groupe supplémentaire de 49 chefs de ménage ont ainsi déclaré avoir con­nu une période moyenne de 2.7 mois de chômage. Le tableau 91 qui fait la somme du chômage actuel et passé, permet de voir que les différentes régions sont fort inégalement touchées par le problè­me du chômage: du moins, dans notre échantillon, les régions de Rouyn, Hull et Chicoutimi sont frappées plus durement que celles de Québec et Sherbrooke. Notons aussi que 27 chefs de ménage ont connu une période de grève moyenne de 0.8 mois au cours de l'an­née et demie qui a précédé l'enquête.

- Second emploi

On peut voir dans ce même tableau que 5% des chefs de ménage occupent un second emploi afin d'augmenter leur revenu. Dans 25% des ménages où il y a un conjoint (N: 532), ce dernier occupe aussi un emploi rémunéré ou en a occupé un dans les dix-huit mois précédant l'enquête. Cette forte proportion traduit, comme nous l'avons déjà souligné, les profondes transformations dans la vie quotidienne des ménages qui ont accompagné l'avène­ment de la société de consommation. On peut remarquer enfin que dans 18.5% des ménages où il y a des enfants (soit 15% de tous les ménages), il y en a au moins un qui occupe un emploi rémuné­ré. Dans ces 8 6 ménages où au moins un enfant travaille, il y en a 46 (soit 57%) où l'enfant aide financièrement la famille (cf. dernière colonne du tableau 91).

Tableau 91: Répartition du chômage, du deuxième emploi, du travail de l'épouse et de celui des enfants, par région

Région

% des ménages où le chef est ou a été en chômage

% des mé­nages où le chef a un 2e em­ploi

% des fa­milles où le con­joint oc­cupe un emploi

Travail des enfants

% des fa­milles avec en­fants

ceux qui aident finan­cière­ment

Montréal

11%

7%

3 0%

22%

50%

Québec

5%

6%

16%

16%

50%

Sherbrooke

6%

2%

31%

15%

10%

Chicoutimi

14%

1%

15%

14%

60%

Rouyn

19%

7%

23%

8 .7%

40%

Hull

16%

7%

31%

36%

70%

Total (non pondéré)

11%

5%

25%

18. 5%

57%

 

(N: 636)

(N: 636)

(N: 532)

(N: 463)

(N: 86)

En ce qui concerne le travail du conjoint, ce ta­bleau permet également de voir que le phénomène est surtout accentué dans les régions de Hull, Sherbrooke, Montréal et Rouyn. Nous verrons cependant que ce travail du conjoint répond à des impératifs tout à fait différents, selon que le revenu du ména­ge est suffisant ou non et que le ménage est endetté ou non. Le même phénomène se produit dans le cas du travail des enfants: celui-ci constitue souvent pour les ménages une source de reve­nu d'appoint indispensable qui permet de rencontrer les obliga­tions ou de satisfaire des aspirations auxquelles le ménage devrait autrement renoncer. On peut d'ailleurs noter que cette fonction remplie par le travail des enfants est particulière­ment marquée dans la région de Hull.

10.2.3.- Le revenu

Tous ces facteurs que nous venons de décrire (niveau d'éducation, occupation, emploi, chômage, second emploi, travail de l'épouse et des enfants) influencent le niveau de re­venu des ménages. On peut constater, dans le tableau 9 2 ci-après, que le revenu brut moyen (avant déductions213  des ménages de l'échantillon s'établissait à $7,198, pour l'année 1970, ce qui donne un revenu per capita de $1,894. On peut voir que ce revenu moyen est plus élevé à Montréal que dans les autres régions étu­diées. Curieusement cependant, lorsqu'on considère le revenu per capita, celui des ménages de la région de Québec s'avère supé­rieur à celui de Montréal. Ceci laisse déjà supposer que ces don­nées régionalisées doivent être analysées avec circonspection: le nombre relativement faible d'observations dans chacune des régions urbaines ne permet pas d'en généraliser les résultats. Ces différences régionales conservent cependant une valeur illustra-tive des caractéristiques de l'échantillon et de leur distribu­tion. Elles peuvent cependant être indicatives, dans une certai­ne mesure, de tendances qui restent, d'autre part, difficiles à prouver de façon statistiquement significatives.

Tableau 92: Revenu brut moyen et revenu moyen per capita se­lon les régions

Région

Revenu moyen

Revenu moyen per capita

Nombre de gagne-pain par ménage (1)

Montréal

$ 8,094

$2,187

1.25

Québec

7,725

2,272

1.02

Sherbrooke

6,775

1,831

1.14

Chicoutimi

6,381

1,329

1.00

Rouyn

6,297

1,614

1.06

Hull

6,922

1,922

1.34

Total (non pondéré)

$  7,198

$ 1,894

1.15

(1) ceux qui reçoivent un revenu d'un travail rémunéré, ce qui exclut tous les sans emploi.

10.2.4.- Le niveau de consommation

Le tableau suivant (tableau 9 3) permet d'autre part, de constater que 56.7% des ménages de l'échantillon sont locatai­res de leur logement alors que 43.3% en sont propriétaires. Les locataires devaient payer un loyer mensuel de $94.46 alors que, pour leur part, 6 5% des propriétaires devaient encore rembourser les dettes hypothécaires qu'ils avaient dû contracter lors de l'achat.


Tableau 93: Répartition de la population selon le mode d'oc­cupation

Région

% locataires

% proprié­taires

Loyer mensuel moyen (loc. )

% des proprié­taires qui  doivent sur hypothèque

Montréal

60%

40%

$100.77

71%

Québec

58%

42%

$ 93.80

71%

Sherbrooke

55%

45%

$ 90.35

70%

Chicoutimi

51%

49%

$ 93.92

54%

Rouyn

64%

36%

$8 2.40

55%

Hull

46%

54%

$ 88.64

54%

Total (non pondéré)

56.7%

43.3%

$ 94.46

65%

 

(N: 636)

(N: 361)

(N: 275)

Notons qu'en moyenne, les ménages de l'échantil­ lon ont dépensé $32.53 pour nourrir leur famille, dans la semai­ ne précédant l'enquête. Lorsque standardisée pour le nombre de personnes par ménage, la proportion du budget consacrée à la nour­ riture varie très peu d'une région à l'autre. Sur le plan de la consommation, on peut noter aussi que près de 7 ménages sur 10 (soit 69.9%) possèdent au moins une automobile dont l'âge est, en moyenne, d'un peu plus de trois ans: seulement 3.6% cependant des ménages de l'échantillon possèdent plus d'une automobile. La moitié de ces autos ont été achetées neuves (51%) et l'achat d'une auto neuve ou usagée a obligé le ménage à s'endetter dans 60% des cas.


Tableau 94: Caractéristiques de la possession d'automobile, par région

Région

% des ména­ges qui ont au moins une auto

% des ména­ges qui ont plus d'une auto

% des autos ache­tées neuves

% des au­tos ache­tées usa­gées

% des pro­priétaires d'autos qui ont dû s'en­detter

Montréal

75.6%

3.4%

54%

46%

59%

Québec

60.0%

3.7%

64%

36%

54%

Sherbrooke

69.0%

5.1%

53%

47%

55%

Chicoutimi

73.6%

2.7%

48%

52%

63%

Rouyn

69.0%

4.9%

37%

63%

64%

Hull

61%

2.9%

4 6%

54%

63%

Total (non pondéré)

69.9%

3 .6%

51%

49%

59%

 

(N: 636)

(N: 636)

(N:445)

(N: 445)

(N: 445)

On peut voir aussi dans le tableau 9 5 que 8 6% des ménages ont des comptes d'épargne dans une banque, une caisse po­pulaire ou une caisse d'économie. Il est aussi intéressant de voir que ces comptes sont dans des banques, dans 42% des cas, dans des caisses populaires, dans 51.5% des ménages et dans des caisses d'é­conomie dans 6.5% des cas. Globalement, c'est donc près de trois ménages sur cinq, dans l'échantillon, qui sont membres d'une coopé­rative. Notons que 6% des ménages avaient des comptes d'épargne dans plus d'une institution.

10.2.5.- L'épargne et l'endettement

Seulement 69% des ménages ayant un ou des comptes d'épargne ont accepté de divulguer le montant total de leurs épar­gnes liquides. Ceux qui ne l'ont pas fait comprennent ceux qui ne savaient pas de quel montant d'épargne leur ménage disposait (lors­que le conjoint a la charge de l'administration du budget fami­lial, lorsque le répondant ne connaît pas le montant d'épargne du conjoint...) et ceux qui ont carrément refusé de les divulguer L'épargne moyenne de ceux qui l'ont déclarée est de $1,008 par ménage. On peut voir cependant que ces montants varient beaucoup selon que les répondants proviennent d'une région ou d'une autre.

Tableau 95: % des ménages ayant des épargnes et montant moyen des épargnes

Région

% ayant des comptes d'épargne

Epargne moyenne des ménages déclarants

Montréal

81.5%

$ 1,167

Québec

85%

$ 706

Sherbrooke

82.4%

$ 1,269

Chicoutimi

78%

$ 657

Rouyn

88%

$ 881

Hull

79%

$ 1,209

Total (non pondéré)

86% (N: 636)

$ 1,008 (N: 379)

On peut voir enfin, dans le tableau suivant (ta­bleau 96) qu'en moyenne, les ménages ont déclaré avoir des det­tes à la consommation dans 56.4% des cas, ce qui corresponde, en gros, à la tendance d'endettement des ménages qui a déjà été notée. Ces ménages endettés le sont pour une moyenne de $1,334.58 par ménage, ce qui donne une moyenne de $7 38.64 pour tous les mé­nages et une dette per capita moyenne de $187.23.


Tableau 96: Proportion des ménages endettés et dette moyenne à la consommation

Région

% des ména­ges endettés

Dette moyenne des ménages endettés

Dette moyenne tous les ménages

Dette per capita/ revenu per capita

Montréal

57.8%

$1,625.09

$  937.86

12.2%

Québec

44.8%

$  951.34

$  428.10

5.5%

Sherbrooke

47 .0%

$1,309.30

$  60 7.41

8.9%

Chicoutimi

61.5%

$1,062.79

$  656.99

10.3%

Rouyn

64.8%

$1,414.92

$  908.34

14.4%

Hull

52.3%

$1,206.. 57

$  630.29

9.1%

Total (non pondéré)

56.4%

$1,334.58

$  738.64

$187.23

Le phénomène d'endettement des ménages québécois apparaît particulièrement marqué dans la région de Montréal. En ce qui concerne les autres régions, la situation varie beaucoup d'une région à l'autre, allant d'un faible endettement à Québec à un endettement plus marqué à Rouyn.

Ces chiffres d'endettement restent frappants. L'en­dettement moyen des ménages endettés est plus élevé que la moyen­ne d'épargne des ménages qui les ont déclarés ($1,334.58 contre $1,008.57). Malgré tout, cette situation sous-estime nettement l'endettement à la consommation réel des ménages québécois. Les données de l'enquête montrent un endettement per capita de $187.23 alors qu'une évaluation per capita des montants globaux de crédit dévolus au Québec donne une moyenne de $494.8 5/per capita pour 1972. Les données de notre échantillon quant à l'endettement à la consommation moyen des ménages québécois se comparent cependant avec celles de Statistiques-Canada ($738 contre $722).214

L'écart entre les deux modes d'évaluation de l'en­dettement des ménages (enquête par questionnaire VS montants globaux de crédit consentis par les institutions) reste cepen­dant important et mérite qu'on s'y arrête. Notons d'abord, à cet égard, que l'on compare l'endettement moyen par ménage plu­tôt que l'endettement per capita; l'écart entre les résultats obtenus reste sensiblement le même: les données globales donnent un endettement moyen d'environ $1,985.75 par ménage pour juin 1971 alors que la moyenne obtenue dans l'enquête est de $738 par ménage, soit un montant 2.6 fois inférieur au précédent. Le pro­blème, comme nous allons le voir dans la section suivante, se situe moins au niveau de la représentativité de l'échantillon que des limitations propres à une enquête par questionnaire.

10.3.- La représentativité de l'échantillon

La taille de notre échantillon n'est pas très éle­vée (636 ménages). Il est donc important de voir dans quelle mesure il peut être représentatif de la situation de l'ensemble des ménages francophones du Québec.

Rappelons d'abord que notre échantillon ne peut prétendre refléter la situation de tous les ménages québécois, puisqu'il est composé de ménages urbains provenant de six vil­les spécifiques. En termes techniques, il s'agit d'un échantil­lon stratifié par aires et par grappes. Cette opération s'est faite en trois étapes:

Il est difficile d'évaluer avec exactitude les er­reurs d'échantillonnage dans un tel type de démarche. Ces erreurs sont, règle générale, environ deux fois plus élevées que pour un échantillonnage aléatoire simple composé d'échantillons régionaux de même taille. Une analyse de ce genre d'erreurs, faite par Sta­tistiques-Canada, à partir de l'échantillon de l'enquête sur les caractéristiques de la population active215, permet d'évaluer le degré de fiabilité des résultats. Ce degré de fiabilité est fonc­tion d'une part, de la taille globale de l'échantillon et d'autre part, de la proportion de l'échantillon qui présente une caracté­ristique donnée.

Ainsi, on peut voir dans le tableau 97 qu'avec une taille d'échantillon de 636 ménages, les erreurs d'estimations peu­vent varier de plus ou moins 0.8% en points de pourcentage à plus ou moins 4.0% selon la distribution des ménages présentant une ca­ractéristique donnée. Si on considère, par exemple, que 56.4% des ménages de l'enquête ont déclaré avoir des dettes à la consommation, ce pourcentage pourrait, de fait, osciller entre 52.4% et 60.4% (+ ou - 4%), dans un autre échantillon comparable des six régions urbaines.


Tableau 97: Estimation des erreurs types de pourcentage (en points de pourcentages)

Taille de l'échantil­lon

% des ménages présentant une caractéristique

 

2 ou 98%

5 ou 95%

10 ou 90%

15 ou 85%

25 ou 75%

40 ou 60 %

50%

100

-

4.4

6.0

7.2

8 .6

9.8

10.0

200

2.0

3.2

4.2

5.0

6.2

7.0

7.0

600

1.1

1.8

2.4

3 .0

3.6

4.0

4.0

Source: S.C. cat. 71-504F

Ce tableau permet de voir aussi que le nombre peu élevé de ménages dans le sous-échantillon de chacune des villes ne permet guère de généraliser les différences régionales qu'on y trouve, sauf les plus extrêmes, puisque dans la plupart des cas, ces différences sont inférieures à l'erreur type possible. Ainsi, par exemple, la proportion de ménages endettés est de 64.8% à Rouyn, ce qui est plus élevé que dans les autres régions. A cause du mode d'échantillonnage, une autre enquête comparable au­rait pu y trouver un pourcentage de ménages endettés variant entre 55% et 74.6% (4 ou - 9.8%). Si les données régionalisées  ne sont pas très significatives, elles conservent cependant une valeur illustrative intéressante puisqu'on peut y voir que les phénomènes reliés à l'endettement des ménagés sont généralisés dans chacune de ces régions où les ACEF sont actives.

L'échantillon global est cependant suffisamment élevé en nombre pour être représentatif de la population globale des six villes étudiées. Nous allons essayer de voir d'ailleurs à quel point, dans les sections suivantes, en comparant avec les résultats d'enquêtes comparables.

10.3.1.- Comparaisons démographiques

On peut voir dans le tableau suivant à quelles po­pulations (nombre de ménages) correspond chacun des sous-échantil­lons. Cette comparaison permet de dégager des facteurs de pondé­ration qui permettent une évaluation plus exacte des phénomènes étudiés.

Tableau 98: Population globale et pondération de l'échantillon

Région

Population (nombre de ménages) (1)

Echantillon

Facteur de pondé­ration (2)

Montréal

668,9 01

201

0.655

Québec

97,221

80

0.241

Sherbrooke

19,101

97

0.038

Chicoutimi

6,377

110

0.010

Rouyn

6,8 50

81

0.015

Hull

14,654

67

0.040

 

813,104

636

0.999

(1) Source: "Recensement du Canada, 1966", S.C. cat.no. 93-603, avril 1968

(2) ce facteur est obtenu en faisant le rapport des pourcenta­ges respectifs (chacune des régions) des deux colonnes pré­cédentes, divisé par la somme de ces rapports. Il permet de convertir immédiatement les données régionalisées de l'enquête sans être obligé de recalculer les pourcentages ou de diviser pour obtenir le total

On peut voir dans le tableau 9 9 de quelle façon se comparent les données pondérées de notre enquête par rapport à celles obtenues dans une enquête menée en 1969, au Québec et dont l'échantillon était de 2,127 ménages. On peut y constater que les chefs de ménage de notre enquête sont, en moyenne, 3.7 ans plus jeunes (4 2.7 ans contre 46.4 ans) mais que, par contre, la taille des ménages, dans notre échantillon, est légèrement plus élevée. En ce qui concerne l'âge du chef, les jeunes ménages sont nette­ment surreprésentés dans notre échantillon. Les individus hors famille y sont aussi moins nombreux.

Tableau 99: Caractéristiques démographiques comparées

 

Enquête (données pondérées) juin 1971

Population urbaine du Québec début 1970 (1)

Age moyen du chef de ménage

4 2.7 ans

46.4 ans

Taille moyenne du ménage

3.61 personnes

3.54 pers.

Âge du chef (%)

58.1%

51.7%

- moins de 45 ans

 

 

- 45 à 64 ans

30 .6%

33.0%

- 65 ans et plus

11.3%

14.4%

% de familles

85.3%

82.2%

% d'individus hors famille

14.7%

17.8%

 

(N: 636)

(N: 2,127)

(1) Source: "Dépenses des familles au Canada 1969", op. cit. Cette enquête a été menée en janvier, février et mars 1970

10.3.2.- Revenus

Dans la même enquête fédérale, le revenu net avant impôt moyen des ménages urbains québécois était $8,0 61 pour l'an­née 1969. Dans notre échantillon, la moyenne pondérée est de $7,856 pour l'année 1970. L'écart entre les deux moyennes peut s'expliquer par le caractère francophone de notre échantillon, puisque l'on sait que ceux-ci  ont, en moyenne, un revenu infé­rieur à celui des Québécois anglophones. En ce qui concerne la distribution des revenus cependant, on peut voir que les catégo­ries de revenus inférieures sont sous-représentées dans notre échantillon (moins de $7,000) ainsi que celles à revenus très supérieures ($15,000 et plus). Notons d'ailleurs que les 86 mé­nages qui ont été rejetés au cours de l'analyse (à cause de re­venus ou de dettes non déclarés) étaient en majeure partie âgés (donc faibles revenus) ou avec un statut occupationnel élevé (professionnels, commerçants...  et donc, probablement, à reve­nus élevés).

Tableau 100: Distribution comparée des revenus

 

Enquête (données pondérées) - Re­venu de 1970

Population québé­coise non-agricole

Revenu de 1969 (1)

-Moins de $3,000

14.5%

19.3%

-$3,000 à $4,999

9 .1%

16.5%

-$5,00.0 à $6,999

15.3%

18.1%

-$7,0 00 à $9,9 99

35.1%

22.2%

-$10,000 à $14,999

21.1%

15.7%

-$15,000 et plus

4.7%

8.2%

(1) Source: "Revenus, avoirs et dettes des familles au Canada 1969", op. cit. distribution non-agricole, tableau 10 5. Cette enquête a été menée en mai 1970

Les facteurs d'âge et de nationalité peuvent ex­pliquer une partie de la différence soit la sous-représentation des deux extrémités de l'échelle des revenus dans notre enquête (les personnes âgées ayant un revenu moindre alors que celui des non-francophones est plus élevé). Le travail du conjoint, au mo­ment de l'enquête, dans les six régions où les ménages ont été choisis, est cependant beaucoup plus fréquent que pour l'ensem­ble de la population urbaine québécoise: dans 22.3% (données pon­dérées) des ménages de notre échantillon, le conjoint occupait un emploi rémunéré contre 11.3% pour l'ensemble du Québec.216 Ce revenu additionnel plus fréquent apporté par le conjoint explique, dans une bonne mesure, la sur-représentation relative des classes moyennes ($7 à $10,000) dans notre échantillon: le revenu de plusieurs ménages des catégories inférieures se trouve ainsi gonflé et déplacé dans une catégorie supérieure.

10.3.3.- L'endettement

On peut voir enfin, dans le tableau suivant (ta­bleau 101), que la proportion de propriétaires est légèrement plus élevée dans notre échantillon. La proportion des proprié­taires qui ont des dettes hypothécaires y est, par contre, plus élevée (à cause de l'âge plus jeune des chefs de ménage). Les propriétaires d'automobiles sont aussi proportionnellement plus nombreux dans notre enquête.


Tableau 101: Statistiques comparées: consommation et dettes

 

Enquête (données pon­dérées) juin 1971

Population urbaine du Québec début 1970 (1)

% de ménages pro­priétaires

41.2%

37 .7%

% de propriétaires ayant des dettes hypothécaires

69 .6%

51.6% (2)

% des ménages pro­priétaires d'au moins une auto

70.6%

61.0%

Dette moyenne à la consommation

$ 7.86

$ 722 (2)

(1) "Dépenses des familles au Canada", op. cit.

(2) "Revenus, avoirs, et dettes" op.cit.

On peut voir aussi dans ce dernier tableau que la dette moyenne à la consommation est plus élevée dans notre échan­tillon que pour l'ensemble de la population québécoise. A part l'année écoulée entre les deux enquêtes, cette différence peut expliquée par plusieurs facteurs (âge, revenu...).

Cette différence est cependant marginale et, somme toute, peu significative, beaucoup moins en fait que la forte différence dans l'évaluation que les ménages font de leurs det­tes et l'estimation à laquelle on arrive à partir des données globales relatives au crédit consenti par les institutions prê­teuses. Les deux méthodes utilisées pour amasser les données sont fort différentes. De par la loi, les institutions de crédit sont tenues de faire parvenir, à intervalles réguliers, au gouvernement fédéral, les montants de crédit à la consommation consentis à des particuliers, au cours de la période. En principe, cette méthode est infaillible puisque les institutions peuvent con­trôler efficacement les montants qu'elles consentent. L'expli­cation de la différence doit alors résider ailleurs, soit du côté du consommateur.

10.3.4. - La sous-évaluation de l'état d'endettement

On peut difficilement expliquer ce fossé par des déficiences au niveau de notre échantillonnage: l'âge plus jeu­ne, la concentration plus grande des ménages dans les classes moyennes de revenus auraient plutôt pour effet de favoriser une évaluation plus grande de leurs dettes par les ménages. D'ail­leurs, les enquêtes fédérales montrent le même biais à la sous-estimation de l'endettement des ménages.

L'évaluation, par les ménages, de leur endettement serait sous-évalué si ceux-ci omettaient systématiquement de déclarer certaines dettes, dans l'hypothèse parfois avancée où ces dernières ne seraient pas considérées comme de véritables dettes. On peut contrôler jusqu'à un certain point cette hypo­thèse, en comparant la répartition du marché du crédit insti­tutionnel avec la distribution des montants d'endettement que les consommateurs ont déclaré avoir contractés auprès des mêmes institutions. Si certaines institutions sont oubliées par le consommateur, les distorsions entre les deux distributions vont permettre d'évaluer le phénomène.


Tableau 102:. Comparaison  crédit institutionnel - crédit déclaré

 

Institutions (1971)

Répondants (pondéré)

Coopératives d'épargne et de crédit

19.8%

21.0%

Banques

34.3%

35.8%

Sociétés de prêts

13.7%

19.0%

Cies de financement

9.8%

8.4%

Grands magasins

4.3%

7.2%

Magasins de meubles

1.5%

3.2%

Autres magasins

5.6%

0.5%

Cies d'assurance

6.9%

3.4%

Sociétés pétrolières

1.7%

1.7%

Soc. d'utilité publique

1.7.%.

0.01%

 

100% (1)

100%

(1) cf. tableau 72

Comme on pouvait s'y attendre, les consommateurs déclarent moins souvent les dettes du genre comptes courants (au­tres magasins), prêts sur police d'assurance et dettes à des so­ciétés d'utilité publique. Les écarts restent cependant trop min­ces pour être significatifs. Si des dettes sont sous-évaluées par les répondants, elles le sont à peu près également pour toutes lès institutions.

Dans les enquêtes par questionnaire, on ne tient compte que des dettes contractées par les conjoints ou de la par­tie des dettes contractées par d'autres qu'ils doivent assumer. Cela exclut donc les dettes contractées par d'autres adultes à l'intérieur du ménage. Or, dans l'échantillon, on trouve ainsi 149 adultes (19ans et plus) autres que les conjoints (enfants qui étudient ou qui travaillent, père, mère ou autre) et qui sont susceptibles de contracter des dettes. On sait, par ail­leurs, que le revenu de ces personnes sera probablement infé­rieur à celui du chef de ménage et que leur endettement moyen sera moindre.

Nous avons demandé d'autre part aux ménages, à la fin du questionnaire, d'évaluer, de façon globale, leurs det­tes. Cette évaluation est d'environ 13% supérieure au montant global d'endettement déclaré. Certains ménages (près de 18%) ont sous-évalué leur montant réel d'endettement (montants déclarés); on peut cependant supposer que ce mouvement est annulé par ceux qui surestiment leur état sans raison. Cette tendance à sur­évaluer pourrait indiquer que certains consommateurs ont décla­ré (soit à cause de réticence, de fatigue...) ne pas avoir de dettes spécifiques alors qu'ils en avaient.

Si on fait l'hypothèse d'autre part que les autres adultes des ménages sont endettés de façon semblable aux indivi­dus vivant hors famille (dont les revenus et les dettes sont in­férieurs à ceux des familles) et qu'on tient compte d'une certai­ne sous-évaluation par les ménages de leurs dettes, on peut ar­river à un endettement moyen par ménage d'environ $1,217. Cette méthode fort aléatoire ne permet cependant d'expliquer qu'envi­ron le tiers de la différence entre les deux modes d'évaluation.

Notre enquête sous-estime donc, de façon flagran­te, sans qu'on puisse l'expliquer autrement que par des méthodes d'évaluation incompatibles, l'état d'endettement réel des ména­ges québécois. Une telle situation semble cependant courante dans ce genre d'enquête: il apparaît impossible, de fait, d'arriver à des résultats comparables à partir des déclarations des ménages. Les données dont nous disposons sont cependant assez complètes pour pou­voir évaluer, au moins en partie, l'impact de l'endettement sur la vie des ménages.

10.4.- L'analyse des données

Au niveau de l'analyse de ces données, nous avons fonctionné en deux étapes distinctes. Dans un premier temps, nous avons voulu reprendre, de façon plus détaillée, le genre de démar­che analytique habituellement suivi pour expliquer l'état d'endet­tement des ménages. Dans une deuxième étape, nous avons construit une typologie des ménages qui tienne compte à la fois du niveau de vie (revenu) et du niveau de besoin (nombre de personnes) du ména­ge. Avec cet instrument, nous avons ensuite cherché à évaluer l'am­pleur des problèmes causés aux ménages par leur état d'endettement.

Les analyses habituelles de l'état d'endettement des ménages, comme celles dont nous avons fait mention dans le cha­pitre 9, fonctionnent généralement à partir d'agrégats d'individus regroupés selon certaines caractéristiques données. On prend ainsi, par exemple, tous les chefs de ménage qui ont moins de 4 5 ans et qui gagnent entre $7 et $12,000, on évalue leur état d'endettement et on le compare à celui des ménages à revenus inférieurs ou supérieurs ou encore, à celui des chefs de ménage âgés de plus de 45 ans, regroupés en fonction de leur revenu. Ce mode de comparaison de groupes d'in­dividus les uns avec les autres permet de dégager certaines tendan­ces dans l'utilisation du crédit. On peut ainsi déterminer que la proportion de ménages endettés diminue, à mesure que l'âge du chef s'élève, que le montant moyen d'endettement du ménage sera plus éle­vé si le ménage appartient à la classe moyenne de revenu plutôt qu'à la couche inférieure.... Nous avons d'ailleurs déjà rappelé ces principales tendances, dans le chapitre précédent, à partir de la com­paraison des différentes enquêtes de Statistiques-Canada sur le sujet. Une telle comparaison était d'ailleurs plus complète que celle que nous aurions été en mesure de faire puisqu'elle permet­tait de saisir une certaine évolution temporelle alors que notre analyse ne pouvait être qu'une coupe instantanée d'une situation qui évolue à un rythme accéléré. Nous avons essayé de démontrer, dans cette analyse évolutive, qu'au-delà des différences dues à l'âge, au cycle familial, au degré de scolarité, au mode d'occu­pation et au statut d'emploi, l'explication fondamentale de l'ex­pansion du crédit à la consommation résidait dans le développe­ment d'une classe moyenne nombreuse qui fait souvent usage d'un crédit moyen élevé.

Les analyses que nous avons par ailleurs effectuées en suivant ce mode de comparaison entre agrégats d'unités d'a­nalyse ne font d'ailleurs que confirmer les tendances déjà notées et n'apportent rien de particulièrement nouveau à la compréhension du phénomène dans le contexte québécois. Nous avons plutôt choisi, à l'aide d'instruments statistiques plus raffinés, d'essayer de vérifier si les tendances notées au niveau des agrégats se répé­taient aussi au niveau des cas particuliers de chacun des ména­ges. Il s'agissait de voir si les tendances dégagées à partir de regroupements et de moyennes de plusieurs individus pouvaient expliquer l'état d'endettement de chacun des individus du groupe. Cette analyse, rapportée dans le chapitre suivant, permet de me­surer la faiblesse et la précarité des interprétations qui sont le plus souvent avancées pour expliquer l'usage grandissant du crédit par les ménages. Notons, par ailleurs, que dans le type d'analyse que nous avons entrepris, la faiblesse numérique rela­tive de notre échantillon est compensée par une plus grande li­berté de manipulation indispensable à ces opérations plus com­plexes .

Chapitre 11.- L'explication de la situation d'endettement des ménages

Le mode traditionnel d'explication de la situation d'endettement des ménages n'est guère satisfaisant. On y constate, par exemple, que l'endettement varie en fonction de l'âge, du re­venu, du cycle de vie familial, du niveau d'éducation.... Par l'estimation économétrique, nous avons voulu aller plus loin que ces analyses habituelles et essayer de mesurer l'importance réelle de chacun des facteurs sur la situation d'endettement des ménages. Dans un second temps, nous verrons comment le regroupement des ménages en vertu de leur revenu et de leur taille peut aider à mieux évaluer l'impact de l'endettement et de ses composantes sur la vie des ménages.

11.1.- Estimations économétriques

11.1.1.- Introduction

Avant de pénétrer dans l'estimation elle-même, il nous faut souligner une considération théorique importante. Nous aimerions tirer au clair la distinction entre l'analyse micro­économique et l'analyse macro-économique et surtout, leur arti­culation réciproque. La première dégage la rationalité des agents économiques (entreprise, consommateur, investisseur, etc...) dans leur action saisie individuellement. La seconde dégage la rationalité des agents dans leur action saisie collectivement ou dans leurs interrelations mutuelles. Citons en exemple, l'action d'épargner. Si un individu accroît sensiblement son épargne, il est évident qu'à la fin d'une période courante, son épargne ac­cumulée sera élevée (micro-économie). Par contre, si plusieurs agents épargnent de façon accrue, l'épargne collective se réduira puisque tous épargnant beaucoup, peu consomment; en conséquence, la production se ralentit,donc les revenus se réduisent de même évidemment que l'épargne totale (macro-économie). Or, le danger évident de l'articulation micro-macro est de considérer le ni­veau macro-économique comme une simple agrégation (addition) des comportements micro-économiques; le sophisme de composition: si chacun épargne plus, tous épargnent plus. La présentation que nous offrons ici de l'articulation des niveaux macro et micro­économiques est simplifiée et ce, dans deux sens: d'abord dans le sens technique puis, sous couvert, dans le sens idéologique. Car, il arrive fréquemment que le niveau micro-économique serve de reproduction idéalisée et pseudo-scientifique des véritables rapports économiques que l'on découvre au niveau macro-économique, Reproduction idéalisée car l'agent économique;est présenté à l'é­tat "naturel", soumis à sa seule "rationalité", soumis en quelque sorte à lui-même donc, ultimement libre. Reproduction pseudo­scientifique puisque à son tour, cette "nature rationnelle" est réduite à une structure d'hypothèses dont le rôle est de combiner la trivialité de l'évidence (le consommateur maximise sa satisfac­tion) à des simplifications outrancières (la satisfaction d'un individu est indépendante de celle d'un autre ou encore les be­soins ne sont pas le produit social d'une époque mais des don­nées naturelles que découvre et satisfait le système capitaliste), Cette représentation de l'activité économique au niveau micro­économique n'est d'ailleurs pas sans parenté avec la sacro-sainte liberté individuelle de nos démocraties libérales où certaines li­bertés individuelles, camouflant des privilèges de classe, s'en­graissent allègrement. Or, le crédit à la consommation, conçu de façon micro-économique, procède des mêmes ergoteries idéologiques: il est la possibilité alléchante qu'a un individu de consommer plus que ses ressources seules ne lui permettent, bienfait spon­tané de la société d'abondance. Au niveau macro-économique cependant, comme il a été indiqué précédemment, le crédit à la consom­mation est l'instrument par lequel la classe dominante parvient à contrecarrer l'effet désastreux d'une répartition inégale du revenu (sous-consommation, absence de débouchés pour la produc­tion de masse) mais tout en conservant son emprise sur la classe dominée d'abord en jouissant de la propriété, des sommes prêtées puis en succionnant, de cette consommation, une plus-value (taux d'intérêt). Aussi, si l'on reprend l'exemple de l'épargne indi­viduelle, mais sous un angle différent cette fois, on dira, au niveau micro-économique, que l'individu est totalement libre de disposer de son épargne comme bon lui semble et qu'en, conséquen­ce, il peut réduire son épargne comme il veut. Que l'on considè­re, pour un moment seulement, ce qui adviendrait au système si tous les individus retiraient simultanément leur épargne et l'on verra resurgir les sombres auspices du "crash" de 1929. Cette constatation consacre le caractère totalement illusoire de la liberté économique de l'individu et marque, du même coup, la subordination de la rationalité micro-économique à la rationa­lité macro-économiqueou, en d'autres termes, le caractère fon­cièrement interdépendant des rationalités individuelles.

Il n'entre pas dans nos intentions de nier la va­lidité de l'étude micro-économique en soi. Elle est certes né­cessaire mais elle doit absolument être subordonnée à l'étude macro-économique. Sans cela, elle devient rapidement le produit inextricable d'une salade idéologique dont la force de convic­tion provient du fait qu'elle présente les faits tels qu'ils apparaissent "à première vue". C'est pourquoi, l'esquisse d'a­nalyse macro-économique a précédé l'analyse micro-économique vers laquelle nous nous tournons maintenant.

- Le contexte de l'explication

Il y a, comme l'on sait, plusieurs façons d'envi­sager le crédit. On peut mesurer son impact social en observant, par exemple, l'ensemble des caractéristiques communes aux mé­nages qui sont endettés; on peut aussi tenter de raccrocher le crédit à l'ensemble du mouvement économique et en dévoiler ainsi le fondement; on peut encore, de façon prospective, imaginer les limites de sa tendance et les changements, qu'elle commandée Enfin, il y a lieu aussi de s'interroger sur les déterminants directs de l'endettement tels qu'ils apparaissent dans le pro­fil du consommateur. Bien que partielle, cette dernière démar­che, si elle réussit, peut présenter le crédit sous un jour nou­veau et complémentaire. C'est à cette démarche que se consacre une estimation économétrique.

A l'intérieur d'un ensemble assez vaste de possi­bilités théoriques, une recherche des déterminants directs de l'endettement devrait utiliser, de façon complémentaire, deux méthodes distinctes: l'une s'efforcerait de mesurer l'influence relative de ces déterminants à travers des séries chronologiques, soit l'évolution comparative, dans le temps, du crédit et de ses dé­terminants. L'autre tenterait plutôt de saisir la détermination du crédit dans des coupes instantanées; ces coupes, en définitive, ne sont rien d'autre qu'un ensemble de ménages endettés et leurs caractéristiques observées à l'intérieur d'une seule période.  Ici, comme dans le cas des séries chronologiques, l'analyse comparati­ve de l'endettement et de ses déterminants les caractéristiques des ménages, permet de faire ressortir les facteurs du phénomène étudié. Ces deux méthodes, on le voit, sont structuralistes puisqu'elles essaient, l'une à travers le temps, l'autre dans une même période, de saisir une structure qui rende compte du crédit en le rattachant, de façon rigide, à d'autres éléments.

Un tel type de travail requiert, cela va de soi, une observation empirique. Or, les seules données dont nous dis­posons ici sont des coupes instantanées. La détermination struc­turale de l'endettement, à travers le temps, ne sera pas étudiée ici. Voilà donc une première limite pratique, plus ou moins lour­de de conséquences, selon que l'on soit convaincu ou non du ca­ractère récent du crédit: l'analyse macro-économique, présentée dans les chapitres précédents, amorce une réponse intéressante à cette question. Une seconde limite pratique nous est imposée par la nature des informations rendues disponibles par l'enquête auprès des ménages. En ce sens, notre recherche est conditionnée par l'a priori que constitue le choix des questions soumises à ces ménages. Nous discuterons maintenant ces informations dis­ponibles .

11.1.2.- L'échantillon

La dimension de l'échantillon employé dans cette analyse a, en effet, été contraint par le refus de certains ménages de répondre à certaines questions ou à l'ensemble du questionnaire et par la qualité et la précision des réponses dans certains autres ménages. Dès le départ, il a fallu renon­cer à près de la moitié de l'échantillon (1,210 adresses ayant d'abord été sélectionnées au hasard) pour des raisons exposées ailleurs dans ce chapitre.

Puis, des 63 6 ménages qui composaient notre banque de données, nous avons retranché les questionnaires où apparais­saient des refus de répondre à des questions stratégiques du point de vue de l'analyse des déterminants de l'endettement des ménages. Ces questions se rapportaient au volume d'endettement, dans quelques cas, au niveau de revenu pour d'autres ménages et enfin, au volume d'épargne dans bon nombre d'autres cas. Au total, 484 questionnaires présentaient les informations dont nous avions besoin.

Or, parmi ces questionnaires, 281 cas se révélaient des ménages non-endettés. Il nous fallait les éliminer et ce, pour une raison évidente dont on peut rendre compte de deux fa­çons. Premièrement, l'objectif de notre recherche étant de déga­ger les déterminants du niveau de l'endettement, en confrontant cet endettement aux caractéristiques des ménages, il est évident qu'il nous fallait exclure les ménages non-endettés et leurs ca­ractéristiques. On serait peut-être tenté de penser que, pour mesurer l'effet véritable des caractéristiques (du revenu, par exemple) sur l'endettement, il faille comparer ces caractéristi­ques (revenus) aux montants d'endettement divers de l'échantil­lon, les montants nuls étant inclus. Mais, une telle attitude confondrait deux démarches: l'une visant à expliquer l'existence de l'endettement (le fait d'être ou de ne pas être endetté) et l'autre, recherchant, une fois constaté l'endettement, l'explica­tion du niveau de ce dernier. Un exemple nous aidera à convaincre le lecteur: supposons que nous sommes intéressés à expliquer les montants de dépenses des touristes américains au Québec, en con­sidérant certains facteurs comme l'âge, le revenu, la durée du séjour, etc.... Si, sur x questionnaires envoyés, au hasard, aux USA, 50% des ménages interrogés n'ont jamais mis les pieds au Québec, ce 50% est évidemment à exclure. Si, cependant, nous étions intéressés à déterminer ce qui explique la décision des ménages de venir ou de ne pas venir au Québec, il nous faudrait alors considérer les caractéristiques de 100% des ménages. Deuxiè­mement, l'autre façon de rendre compte de la raison de l'élimina­tion de ces 281 cas est de l'ordre statistique: l'inclusion des ménages non-endettés (endettement nul) dont les caractéristiques se comparent, dans l'ensemble, à celles des ménages endettés, provoquerait une variabilité disproportionnée de la variable en­dogène (endettement): par exemple, à deux revenus du même ordre correspondraient deux endettements radicalement différents dont l'un serait nul. Or, un coefficient de régression étant essen­tiellement un rapport de covariances et de variances on imagine l'instabilité des estimateurs.

Ceci dit, notre échantillon se réduit donc à 203 cas. Mais, il faut rappeler que l'estimation économétrique s'ef­forcera non pas de mettre à jour les causes de l'endettement mais plutôt les déterminants du niveau de l'endettement. Quant aux causes elles-mêmes, nous en reparlerons lors du commentaire qui suivra l'estimation.

11.1.3.- Les variables

Comme on l'aura observé, nous avons utilisé in­différemment les expressions crédit et endettement, ce qui peut s'avérer, vu sous un certain angle, une pratique plus ou moins rigoureuse. En effet, le crédit peut se concevoir comme un flux dans la période courante, soit le transfert de revenu causé par les prêts consentis par certains individus à d'autres individus217 Par contre, l'endettement est un stock, soit une quantité nette accumulée de crédit réalisé dans les périodes précédentes. Or, puisque nous n'avons pas de données relatives au crédit courant mais uniquement des observations sur l'endettement accumulé des ménages, notre recherche en est une sur un stock. Lorsque nous parlerons de crédit, il s'agira donc de stock. Ainsi, la variable endogène, la variable que nous tentons d'expliquer, est l'endette­ment accumulé des ménages (EN).

Confinée au sein d'une coupe instantanée, l'ex­plication utilisera des variables courantes, soit certaines ca­ractéristiques des ménages lors de la période d'observation. Par­mi les nombreuses caractéristiques révélées par l'enquête, nous avons retenu les suivantes: le nombre d'enfants à charge (EF), le revenu (R), l'épargne (EP), l'âge (A) et la scolarité (S). Or, la justification du choix de ces variables repose d'abord sur la possibilité d'un traitement statistique et ensuite sur un ju­gement quant à la nature du phénomène du crédit. Il est évident que des caractéristiques non évaluées quantitativement ou éva­luées par des espaces numériques vagues sont inutilisables dans une estimation économétrique. Quant à la définition de la varia­ble endettement, nous avons considéré cette dernière comme un écart (accumulé) entre des intentions de dépenses et des revenus effectifs ou espérés. Or,trouver des facteurs explicatifs à l'é­cart entre deux variables (dépenses et revenus) est beaucoup plus délicat que de trouver de tels facteurs pour chacune de ces varia­bles, dans la mesure où cet écart acquiert une existence propre. L'endettement n'est alors pas réductible aux résidus analytiques d'une comparaison revenus-dépenses car il est, non pas un accident résultant de pressions trop fortes sur les dépenses, vu le revenu, mais un endossement plus ou moins volontaire de ces pressions.

C'est ici que l'élément "jugement" entre en ligne de compte. Nous avons tenté alors de vérifier empiriquement les jugements reçus sur le phénomène de l'endettement. Ainsi, il sem­ble probable qu'un ménage ayant plusieurs enfants ait tendance à s'endetter plus et ce, bien sûr, à revenu égal. En effet, le coût représenté par ces enfants s'échelonne sur une période allant de 16 à 20 ans en moyenne, alors que le revenu, sur la même période croît de façon régulière. Ce coût sera donc mieux amorti si le ménage anticipant sur ses revenus futurs, emploie une partie de ces derniers pour défrayer des dépenses immédiates. Nous avons donc inclus dans nos déterminants le nombre d'enfants, en atten­dant de l'estimation une relation positive avec l'endettement (plus d'enfants s'accompagnant de plus de dettes). Quant au re­venu, il est difficile de penser a priori son influence: elle semble certaine mais elle peut être contradictoire. Ainsi, plus un ménage a un revenu faible, plus il a de bonnes raisons de s'endetter. Par contre, plus le revenu est élevé, plus un ménage peut emprunter, car plus il est solvable. Le sens de la relation est ambigu: nous laisserons donc à l'estimation statistique le soin de trancher. Quant à l'âge, mesuré par classes et non pas en nombre absolu, on peut s'attendre à ce que son comportement soit l'inverse de celui de l'endettement. En effet, un jeune mé­nage dispose d'une longue période de remboursement, alors qu'un ménage âgé doit préparer une retraite imminente; on pourrait d'ailleurs mentionner une opinion courante selon laquelle les générations plus âgées, celles qui ont vécu la crise et la guer­re, sont moins sensibles au "souffle de l'abondance". La scola­rité nous replonge en pleine ambiguïté;218 car, si une forte scolarité peut prémunir contre les guet-apens "à la HFC", cette même scolarité peut gonfler les velléités de dépenses (des goûts de riches). Encore faut-il que cette scolarité favorise un com­portement de consommateur clairvoyant.

Nous imaginons mal, par exemple, comment six ans d'études universitaires spécialisées dans le rôle des miroirs paraboliques, au cours des guerres puniques, peuvent garantir une lucidité de consommateur à toute épreuve. Encore ici, nous laissons à l'estimation la tâche de qualifier la relation endet­tement-scolarité. Enfin, l'épargne constitue, à l'avis de plusieurs, un facteur décisif dans la décision de s'endetter, le cré­dit étant, en quelque sorte, une épargne négative. Mais, elle se révèle, à la réflexion, une variable redoutable. Car, bien qu'il s'impose qu'un ménage ayant de fortes épargnes déjà accumulées, n'ait pas d'intérêt à s'endetter, deux considérations devraient nous faire hésiter: d'abord, il se peut que les mêmes sommes se retrouvent dans le montant de l'endettement et dans le compte d'é­pargne, ce qui, évidemment, fausse l'estimation statistique. Mais, cette possibilité est faible, car d'une part, une forte proportion du crédit à la consommation sert à l'achat de biens durables et, d'autre part, une autre proportion importante représente une sim­ple consolidation de dettes; ainsi, il serait incorrect de croire que les sommes empruntées sont déposées dans un compte d'épargne, ne fut-ce que temporairement. En second lieu, l'épargne n'étant rien d'autre que le revenu effectif moins les dépenses et l'en­dettement n'étant rien d'autre que l'excès des dépenses sur le revenu, l'explication de l'endettement par l'absence d'épargne recouvre une déplorable tautologie. Mais, il est des tautologies précieuses. Ainsi, s'il s'avère que la relation endettement-épargne est forte et négative, alors il faudra rejeter l'hypothè­se répandue selon laquelle l'endettement est un investissement qui sauvegarde une épargne sécurisante. Encore ici, l'estimation décidera.

11.1.4.- La méthode et les résultats

En scrutant l'influence de diverses caractéristi­ques des ménages sur le niveau de leur endettement, nous avons effectué d'abord une simple analyse graphique des couples endet­tement-déterminants afin d'évaluer rudimentairement la linéari­té de ces influencés. Par la suite, nous avons appliqué une série de régressions linéaires (par les moindres carrés ordinaires) sur la variable endettement et ce, avec des combinaisons diverses de variables explicatives. Malgré plusieurs tentatives visant à ma­nipuler nos données (par exemple, substituer le revenu per capita au revenu et aux enfants) ont atteint un degré d'explication mé­diocre. C'est ce que nous allons maintenant illustrer.

Le tableau 103 présente les trois équations que nous avons retenues sur l'ensemble des tentatives effectuées. Le nombre entre parenthèses est le test (t) Student sur les paramè­tres estimés (ou coefficients des variables explicatives). Etant donné la dimension échantillonnale, la distribution de cette sta­tistique se confond à une Normale, de telle sorte que si le nombre est au moins de l'ordre de 2.00, le paramètre estimé peut être dit statistiquement significatif. Ce caractère significatif im­plique simplement que si l'on prenait plusieurs sous-ensembles de l'échantillon de base pour estimer séparément le paramètre, la valeur de ce dernier ne changerait pas beaucoup d'un échantil­lon à l'autre. En d'autres termes, la valeur du paramètre estimé est stable et fiable. Quant au R-2 , il s'agit d'un coefficient de détermination corrigé: il indique le pourcentage d'explication de l'évolution de la variable endettement fourni par l'ensemble des variables explicatives employées. Enfin, le dw est le simple test Durbin-Watson pour autocorrélation des résidus. Un bref aperçu de la matière des corrélations entre variables explicati­ves suffit pour convaincre de l'absence de multicolinéarité ou absence d'interdépendance statistique entre ces variables.

Tableau 103: Résultats de l'estimation économétrique

A- Estimés

M = 203

1. EN = 136.43 - 8.61 EF + .07R - 21.17A + 13.77S - . 3 2EP

(3.48)   (-1.59)   (2.45) (-2.87)  (1.41)  (-2.50)

R-2 = .10

dw = 1.88

M = 162

2. EN = 126.79 - 5.35EF + .08R - 22.41A + 6.99S - 15EP

(3.34)  (-1.19)  (2.23)  (-3.50)  (.183)  (-1.07)

R-2 = .14

dw = 1.9 3 3. EN = 127.40 + .27Rcap(l) - 23.06A +.6.35S - .13EP

(3.61)    (2.06)      (-3.62)  (.75)   (-.93)

R-2 = .14

dw = 1.91

(1) R/(EF - 2) = revenu per capita du ménage

(suite du tableau page suivante)


Tableau 103 (suite)

B- Matrice des corrélations

 

EF

R

A

S

EP

EF

1

.25

.10

-.07

-.06

R

 

1

-.2 6

.20

.24

A

 

 

1

-.36

-.07

S

 

 

 

1

.22

EP

 

 

 

 

1

C- Valeurs moyennes des variables par échantillon

N

EN

EF

R

A

S

EP

EP/R

EN/R

EN/EP

203

1243

2.8

7 291

2.8

2.4

417

.06

.17

2.98

162

1097

2.9

60 47

2.8

2.2

315

.05

.18

3.48

41

1821

2.6

12208

2.8

2.9

818

.07

.15

2.23

N: Nombre

EN: Endettement

EF: Enfants à charge

R: Revenu

A: Âge

S: Scolarité

EP: Épargne

Avant de discuter les estimés eux-mêmes, il con­vient d'expliquer les dimensions échantillonnales respectives de 203 et 162. L'écart de 41 ménages entre ces deux ensembles s'ex­plique par le fait que ces ménages ont, pour quelques-uns d'entre eux, des caractéristiques exceptionnelles rendant l'estimation biaisée (par exemple, un endettement de plus de $10,00 0 pour un revenu annuel de quelque $7,000) ou pour la plupart, une idée erronée de leur endettement, la somme des diverses, catégories d'endettement ne correspondant pas au total déclaré. L'exclu­sion ou la rétention de ces 41 ménages devient alors affaire de jugement: nous avons donc, en conséquence, présenté les deux ensembles. Par exemple, on peut proposer quelques explications de la différence entre la somme de .dettes calculée et le total déclaré, ce dernier étant systématiquement plus bas.219 Il se peut qu'un ménage estime que certaines dettes ne soient pas, à proprement parler, un endettement, dans la mesure où elles ne sont qu'un mode de paiement courant: un compte dans un grand ma­gasin à rayons, un compte Chargex ou compte d'essence, s'ils n'atteignent pas un ordre de grandeur trop élevé par rapport- au revenu, sont à classer parmi ces "certaines dettes". Il se peut aussi que les ménages s'illusionnent tout simplement sur leur santé budgétaire; le fait fréquent que nombre de ménages igno­rent le taux d'intérêt effectif sur leurs emprunts, renforce cette hypothèse. L'ignorance de certains ménages du coût exact de leurs achats illustrerait alors le caractère aliénant de la pression socio-économique qui s'exerce sur eux. Enfin, peut-être certains ménages ont-ils contracté des dettes sur la base d'un revenu attendu (comme un ajustement rétroactif de salaires), de telle sorte qu'ils estiment, par un calcul net, être moins endettés que ne l'indique la somme de leurs dettes réelles. En dernier lieu, d'autres ont pu simplement extraire de leur en­dettement les sommes dont ils disposaient sous forme d'épargne. L'analyse des données ne permet cependant pas de privilégier l'une de ces explications au détriment des autres. L'importance de la distinction entre ces deux groupes est évidente et resur­gira lorsque nous discuterons le rôle de la variable "épargne" comme facteur d'endettement.

11.1.5.- Discussion

Une constatation globale recouvre l'ensemble de nos estimations: en effet, malgré une cinquantaine de régressions, le R-2 maximal obtenu atteint à peine .15. En d'autres termes, les caractéristiques des ménages qui ont été retenues laissent au moins 8 5% du crédit inexpliqué. L'on remarque de plus que parmi ces caractéristiques, les seules qui demeurent fermes, sur le plan de la signification statistique, quelles que soient les équations en cause, sont le revenu et l'âge (test t plus grand que 2); ainsi, ces dernières sont respon­sables, en bonne part, du 15% d'explication du crédit accumulé.

a) l'âge du répondant

La première variable que nous examinerons est l'âge du "chef de la famille", soit de la source (unique ou principale) de revenus220. Il ne fait aucun doute qu'entre le montant de l'endettement du ménage et l'âge des gagne-pain la relation né­gative (inversée) soit valable. On peut donc prendre pour acquis que plus un ménage est d'une classe jeune, plus il s'endette. On sera certes tenté de croire que cette relation est indirecte, dans le sens où elle existe via un intermédiaire. Par exemple, on avancera que si un jeune ménage s'endette, c'est que son re­venu est faible. Or, pour répondre à cette question, il faut se tourner vers le revenu. Ce dernier est notre seconde variable ferme.

b) revenu

Le niveau de signification statistique de cette va­riable, quoique plus faible que celui de l'âge, n'en reste pas moins très sûr. Or, la relation révélée par le coefficient de ré­gression du revenu est nettement positive. Ce qui rejette l'opi­nion d'un intermédiaire entre l'âge et l'endettement. En plus, soulignons que la corrélation entre l'âge et le revenu (classes d'âge et revenus) est, quoique faible, négative (-.26) ! 221. L'âge est donc, en soi, un facteur négatif d'endettement. Le revenu, quant à lui, indique que plus un ménage a un revenu élevé, plus le montant d'endettement qu'il supporte est élevé. Cependant, il faut tempérer cette conclusion ou, tout au moins, la bien situer. L'estimation démontre une relation certaine entre endettement et revenu mais une relation ténue. Une simple dérivée partielle nous indique, rudimentairement que si le revenu augmente d'un montant quelconque, toutes choses étant égales par ailleurs, l'endettement n'augmentera que de 7% de ce montant.222 L'estimation peut alors être interprétée dans le sens où l'aspect solvabilité du revenu, qui commande une relation positive avec l'endettement, renverse de peu l'aspect "besoin de crédit diminuant avec la hausse de re­venu" (qui lui commande une relation négative entre revenu et en­dettement). D'ailleurs, un rappel des analyses graphiques, quali­fiant l'endettement comme un phénomène de revenu moyen, nous in­citerait à servir une sévère mise en' garde contre une trop grande confiance dans cette relation revenu-endettement. En combinant cette réflexion à celle qui rappellerait que la relation est, non pas strictement une relation revenu-endettement, mais plutôt une relation revenu-niveau d'endettement, l'influence du revenu des ménages nous semble alors mieux circonscrite.

Une dernière hypothèse consisterait à expliquer la relation positive entre endettement et revenu par le fait que ce volume d'endettement des ménages croît avec le niveau de re­venu, mais ce, à l'intérieur d'un intervalle de revenu, d'où la faible relation positive. Le minimum de cet intervalle se situe autour du seuil de pauvreté et le maximum autour d'un niveau de revenus représentant le début des classes supérieures de re­venus .

c) les enfants

Le nombre d'enfants, malgré la persistance du si­gne négatif de son paramètre, présente une qualité pour le moins mitigée. La faiblesse de son test Student (test de signification statistique) empêche d'ailleurs de se fier à la relation que cette variable tente d'esquisser. Par ailleurs, l'amortissement du coût des enfants que nous avions avancé ci-haut présuppose sans doute une capacité de remboursements de ces ménages. De plus, il est peut-être juste de concevoir la relation enfants-endettement aussi comme l'effet de deux tendances contradictoi­res, l'une consistant à anticiper des revenus futurs pour affron­ter des coûts présents élevés (relation positive) et l'autre pro­cédant d'une prudence croissante face au poids de l'endettement devant un nombre croissant d'enfants (relation négative). Cepen­dant, un lecteur averti aura déjà relevé que sous l'idée du nom­bre croissant d'enfants, de même que dans l'allusion directe à la capacité de remboursement, nous recourions au rôle de support à l'endettement du revenu. Or, dans le cadre d'une régression multiple, les variables explicatives sont supposées indépendan­tes: alors, les interprétations qu'on propose d'elles, doivent aussi l'être. Force nous est d'admettre la difficulté de ,consi­dérer séparément enfants et revenu. En conséquence, nous avons fondu ces deux deux variables en une même que nous appelons le revenu per capita. Nous voici à la troisième équation. Cette va­riable offre la même ambiguïté que la variable revenu: solvabi­lité versus besoin de s'endetter. Or, notre tentative révèle la qualité statistique du revenu per capita des ménages puisque sont test Student est supérieur à 2. Mais, puisque le pourcentage de variation expliquée du niveau d'endettement (R-2 ) n'augmente pas d'un iota, on doit reconnaître que cette nouvelle variable, somme toute, n'explique rien de plus. Et ici encore, l'aspect solvabilité renverse celui du besoin de s'endetter puisque le signe du coefficient de régression est positif.

d) scolarité

II est amusant de constater que cette caractéris­tique des ménages est, de loin, la variable la moins pertinente. Ce qui réduit en vains espoirs les illusions d'après lesquelles elle serait un moyen sûr d'échapper aux serres de la société de consommation. Il est délicat d'esquisser ici une conclusion. Mais, contentons-nous de signaler qu'un système d'éducation, dans une société capitaliste, (privé ou étatique), ne doit pas être pensé comme baignant dans les nues ou comme indépendant de l'idéologie dominante d'une société. Bien au contraire, son rôle qu'on espé­rerait pourtant critique, se résume à assurer la reproduction d'un schéma d'action et de pensée assez fidèle aux impératifs de la production tels que définis par la classe dominante. Point étonnant que scolarité et endettement constituent alors une joyeu­se paire, en pays de Cocagne.

e) épargne

Ce déterminant exige une attention particulière. On ne peut s'interdire d'en discuter car elle est tantôt significative, tantôt non-significative. Qui plus est, le glissement entre ces deux "tantôt" se produit dans le passage d'un échantillon (203) à l'autre (162). Rappelons que la différence entre ces deux échan­tillons est marquée par l'exclusion de 41 ménages qui estiment, pour une raison que nous ne pouvons prétendre connaître, que leur niveau d'endettement n'est pas le total des dettes contractées. Nous laissons au lecteur le soin de retourner à la section "La méthode", s'il le juge à propos, afin de revoir la discussion de ce problème.

Or, tout de même, l'épargne a un coefficient de régres­sion négatif à travers nos trois équations, de telle sorte que, dans l'ensemble, un fort niveau d'endettement accompagne une épar­gne faible et inversement. Il nous faut certes convenir que, dans deux équations sur trois, le test Student n'est pas concluant (inférieur à 2) et, rigoureusement, il indique que nous ne pouvons pas affirmer, dans ces deux cas, avec une certitude raisonnable, que le coefficient de détermination de l'épargne soit différent de 0. Mais, chose certaine, il est systématiquement négatif dans les trois cas223 et on peut s'y fier avec plus de 9 9% de certi­tude dans un cas. Muni de ce qui vient d'être dit, le lecteur peut, aussi bien que nous, jauger la crédibilité des jugements que nous avancerons maintenant. Une telle relation négative entre endettement et épargne constitue un démenti convaincant à une pseudo-théorie selon laquelle les ménages s'endetteraient afin de ne pas entamer de précieuses épargnes, le crédit représentant alors une forme d'investissement tout à fait avantageux des mé­nages. Un tel calquage de comportement du consommateur sur ce­lui de l'entreprise n'est pas rare et on nous permettra de rap­peler la domination de la théorie de la production sur la théo­rie du consommateur en micro-économie. On nous permettra aussi de ne pas nous étendre sur ces âneries idéologiques qui pullu­lent comme autant de bénédictions du système capitaliste. On ne peut que s'interroger sur le sérieux d'une idée selon laquelle un montant moyen de quelque $1,200 d'endettement cumulé sert à protéger une épargne d'environ $400.224 En d'autres termes, il fau­drait environ trois ans ou quatre ans d'épargne au ménage pour rembourser un montant dont l'utilité est, en fin de compte, de protéger cette épargne. Comprenne qui pourra! Que ce comporte­ment du "consommateur-investisseur" ait cours dans certaines ai­res de revenu, nous n'en doutons pas un instant. Mais, que l'on serve cette sauce comme explication générale du crédit à la consom­mation alors que l'on n'ignore pas que l'encours des créances ac­tives au Québec représente quelque 20% du revenu disponible, est inadmissible. Distinguons explication et promotion: le crédit-investissement est enrobé d'un fumet de compagnies de finance.

Un dernier mot sur le crédit-investissement: nous avons concédé plus haut qu'il existait peut-être des aires de revenu où ce phénomène existe. Nous songions, bien entendu, à des revenus élevés car notre enquête (et d'autres) indique que des ménages à très fort revenu ne s'endettent pas souvent. Les revenus concernés devraient être de classe moyenne supérieure, entre $12,000 et $15,000 de revenu annuel, par exemple. Or, nous attirons l'attention du lecteur sur le tableau 103 où sont présen­tées les valeurs moyennes des variables. Les 41 ménages exclus, pour des raisons déjà mentionnées, ont un revenu moyen de $12,208, soit le double du revenu moyen des 16 2 autres ménages de l'échan­tillon. Or, si le fait d'enlever ces 41 ménages de l'échantillon amoindrit la relation entre endettement, et épargne, si, en d'au­tres mots, le coefficient de régression de l'épargne diminue sen­siblement (il diminue en fait de moitié, de .32 à .15), c'est donc que pour ces 41 ménages, la relation négative endettement-épargne est très forte. Donc, la théorie, du crédit-investissement est en­core moins vraie pour ces revenus de classe moyenne supérieure, pour ceux, en fin de: compte, de qui un tel calcul d'investisseur peut être le plus attendu.

Ainsi, si l'on résume, l'endettement ne sert pas à protéger l'actif que serait l'épargne. Au contraire, la nature quasi-tautologique de cette relation endettement-épargne semble prendre le pas sur d'autres interprétations, Si l'on considère le faible niveau de l'épargne des ménages, le fort niveau d'en­dettement et, par surcroît, l'échec de l'estimation du coeffi­cient de régression, (ou sa valeur négative), il nous faut conve­nir que l'épargne n'est pas un déterminant de l'endettement.

11.1.6.- Commentaires

L'analyse qui précède pose la pertinence de l'ap­proche micro-économique via l'estimation économétrique. Deux re­marques s'imposent ici. Comme il a été dit plus haut, une étude complète aurait aussi parcouru les années à travers des séries chronologiques. En effet, un système économique n'a rien d'immua­ble et n'apparaît pas subitement. Il est le produit d'un long cheminement. C'est à travers ce cheminement que la nature d'un système se révèle: ses tendances et son fonctionnement y voient le jour. Ainsi, il n'appartient pas uniquement à l'homme d'aujourd'hui de désirer plus qu'il ne possède ou encore de vouloir consommer plus que son revenu ne lui permet. Mais, ce qui appar­tient à cet homme d'aujourd'hui, c'est de le pouvoir. C'est pour­quoi il s'impose de rechercher les causes de ce pouvoir en dehors de lui. Le crédit à la consommation n'existe pas, à notre avis, parce qu'il est de la "nature" de l'homme contemporain de s'en­detter mais plutôt parce qu'il est de la nature du système écono­mique dans lequel il vit de le lui permettre, donc d'en avoir be­soin.. En renvoyant les raisons de l'existence de l'endettement au système lui-même, on admettra que l'on renvoie, de ce fait, à l'analyse macro-économique l'explication de l'existence de l'en­dettement. C'est en ce sens que nous estimons l'absence de l'étu­de des séries chronologiques plus ou moins lourde. Nous n'avons donc pas, à proprement parler, chercher les déterminants de l'en­dettement par l'analyse économétrique: cela a déjà été dit. Nous cherchions plus à déterrer les déterminants du niveau d'endette­ment. C'est notre deuxième remarque. Précisons: non pas le niveau global de l'endettement, ce qui réfère à la capacité du système macro-économique, mais plutôt le niveau différencié d'endettement d'un ménage à l'autre. Cela revient à déterminer plutôt que les causes du phénomène, ses modalités. Or, ce type de recherche est celui qui, on l'espère, découvre la rationalité de l'agent écono­mique, la rationalité du consommateur. Pourquoi? Parce qu'en met­tant à jour les modalités d'existence d'un mécanisme économique, nous sommes amenés à voir ses manifestations concrètes dans les agents économiques qui le réalisent. Si nous discutons du crédit à la consommation, quant à la façon dont il se réalise, nous dis­cuterons du consommateur qui s'endette. Or, la question qui surgit est évidemment de savoir comment ce dernier agit, quel est le mo­dèle de son comportement. C'est à la recherche de ce modèle que s'est attelée l'estimation économétrique. Les résultats sont dé­ cevants. Mais, ils sont, d'un même mouvement, éclairants. Il sem­ ble y avoir, à propos du crédit à la consommation, une généralité qui se moque des caractéristiques des ménages impliqués. Qu'on nous comprenne bien. Cette généralité n'implique pas l'arbitraire de l'endettement des ménages. Cette réalité, devons-nous le rap­ peler, serre de trop près les impératifs de la production pour avoir quoi que ce soit d'accidentel. Cette généralité ne nie pas, par ailleurs, le phénomène de concentration de l'endettement par­ mi les classes moyennes de revenu, celles qui ont les moyens de recourir au crédit et qui en ont besoin. Mais, cette concentration ne se traduit pas par une relation linéaire entre revenu et ni­ veau d'endettement et donc, du revenu comme déterminant de l'en­ dettement. La généralité dont nous parlons est celle qui carac­ térise la distribution du crédit sur les ménages ou le niveau lui-même de l'endettement. L'analyse graphique, à elle seule, mon­ tre de véritables nuages de points lorsque l'on inscrit, sur un graphique à deux dimensions, l'endettement et quelques caracté­ ristiques (revenu, scolarité, épargne...). Les deux seules carac­ téristiques qui ont une relation fiable mais faible avec l'endet­ tement, on l'a vu, sont l'âge et le revenu. Or, l'interprétation que nous donnons de ces "facteurs" est la solvabilité nécessaire (revenu) et son extension dans le temps (âge). En quelque sorte, ces facteurs sont les seules traces de rationalité du consomma­ teur que nous ayons pu déceler. Par contre, ils nous semblent refléter tout autant la rationalité du prêteur que de l'emprunteur. Et, pour savoir si l'emprunteur y tire un avantage réel, il fau­ drait connaître le poids relatif du remboursement et du sacrifice ultérieur qu'il entraîne. La discussion qui suit avancera quelques idées sur ce sujet.

11.2.- Catégorisation socio-économique

Dans un deuxième temps de l'analyse des données de l'enquête, nous avons voulu construire un instrument d'analyse qui permette d'appréhender la signification des variables qualita­tives de l'échantillon. Cette analyse devient d'ailleurs particu­lièrement intéressante à la lumière des résultats de la première démarche que nous avons tentée. Il faut cependant réaliser que cette analyse ne permet pas d'expliquer l'endettement des ménages, mais plutôt de réaliser l'existence des problèmes posés par l'en­dettement et d'en évaluer les différentes composantes. Il est er-ronné de croire, en effet, au départ, que les variables socio-économiques vont véritablement "expliquer" le phénomène d'endet­tement, puisque celui-ci, nous l'avons déjà vu, traduit fondamen­talement un état de "dépendance" du ménage au sein de la société de consommation. A cet égard, le montant absolu de l'endettement des ménages reste moins significatif que l'analyse des pressions et des contraintes qui; sont imposées au ménage. Celles-ci permet­tent de voir en fait de quelle façon un montant d'endettement, même minime, peut obliger le ménage à s'imposer des privations, à trouver des sources de revenus supplémentaires (second emploi, travail de l'épouse, travail des enfants...), bref, à commencer à vivre un problème d'endettement dans sa vie quotidienne. Mon­tant d'endettement et endettement problématique peuvent donc être, dans une certaine mesure, indépendants l'un de l'autre: si la pré­sence de dettes effectives est indispensable pour qu'un problème d'endettement, un montant d'endettement réduit peut imposer plus de pressions sur le budget d'un ménage à faible revenu (dont la capacité de remboursement, certains disent le "revenu discrétion­naire", est moindre) qu'un montant d'endettement proportionnelle­ment plus élevé dans le cas d'un ménage dont le revenu est supé­rieur .

Cette analyse, des manifestations de l'endettement permet aussi de voir dans quelle mesure la liberté individuelle de l'"agent économique", existe vraiment ou plutôt n'existe pas. Il nous apparaît clairement, en effet, à la lumière des résul­tats qui se dégagent d'une telle analyse, que le ménage est sou­mis à une multitude de pressions, tant de son milieu, de façon plus diffuse, que de l'appareil de production et de distribution, plus directement, qui déterminent, de façon assez stricte et as­sez rigide, son comportement de consommation. À cet égard, le montant d'endettement, et encore plus ses répercussions sur le mode de vie du ménage, reflète une partie importante des pres­sions exercées finalement par l'appareil de production et la fa­çon dont le ménage s'y est plus ou moins bien adapté.

Un endettement, problématique dans ses manifesta­tions, d'au moins une partie des ménages, manifeste alors un mauvais ajustement significatif des ménages au contexte de l'a­bondance. Ces problèmes qui sont d'abord vécus sur le plan indi­viduel par les ménages reflète fondamentalement l'orientation de la société globale. Nous verrons effectivement plus loin, dans quelle mesure, il serait déplacé d'accuser ces ménages endettés d'être entièrement responsables de leur situation. Certes, on peut identifier certaines caractéristiques personnelles qui dis­tinguent ces ménages des autres (activités de consommation plus intenses, emploi irrégulier...) qui sont, soit dépendantes ou indépendantes de leur volonté propre, mais dans l'un comme l'au­tre cas, elles sont avant tout la marque d'une pression plus globale du contexte auquel ils sont plus sensibles.

11.2.1.- Les catégories

Pour mènera terme cette démarche, nous avons choi­si un instrument d'analyse qui divise la population de l'échantillon en trois groupes, selon les caractéristiques du revenu (ni­veau de vie) et du nombre de personnes à charge dans le ménage (ni­veau de besoin). Une telle façon de procéder a déjà été utilisée dans le passé: Tremblay et Fortin, par exemple, avaient ainsi re­groupé leur population en trois groupes de revenus selon un mode de pondération du revenu per capita du ménage. Un tel mode de pon­dération qui tient compte du nombre de dépendants (et donc du ni­veau de besoin réel du ménage) permet une évaluation plus juste de la situation des ménages que le revenu seul.

Nous étions intéressés, au départ, à distinguer entré trois groupes de population qualitativement distincts:

les ménages vivant dans un état de pauvreté objective relative qui peuvent peut-être satisfaire les besoins essentiels à leur fonctionnement (physique minimal) mais qui ne sont pas, ou à peine, en mesure de satisfaire les besoins sociaux indispensa­ bles à leur ajustement social adéquat;

les ménages qui vivent légèrement au-dessus du seuil de démar­ cation supérieure de la pauvreté mais qui ne peuvent encore évoluer sur le marché de la consommation de masse avec autant d'aisance que les ménages à revenus plus élevés et dont la si­ tuation reste encore précaire;

les ménages à revenus supérieurs qui vivent dans une abondance relative et qui, sans pouvoir encore satisfaire toutes leurs aspirations, peuvent envisager d'en satisfaire progressivement un certain nombre. Cette abondance demeure cependant très rela­ tive: elle correspond à un niveau de besoin objectif moindre du ménage et lui permet une marge de manoeuvre plus grande, sans pour autant, qu'il échappe aux pressions du contexte de l'abon­ dance .

Les deux catégories extrêmes correspondent théori­quement à ce que Tremblay et Fortin ont déjà décrit comme l'uni­vers des besoins-préoccupations et l'univers des besoins-aspira­tions . La troisième catégorie constitue un groupe tampon où les ménages se situent entre la pauvreté et l'abondance mais n'est ni totalement l'une, ni totalement l'autre. L'insertion d'un groupe médian, en plus de faire ressortir plus clairement les opposi­tions entre les groupes extrêmes, correspond aussi à des caracté­ristiques qualitatives différentes des ménages: elle permet d'i­dentifier un groupe de ménages dont la position intermédiaire les rend particulièrement vulnérables et sensibles aux attraits et aux pièges de l'abondance.

Nous ne disposions pas cependant, au niveau de l'en­quête, de données suffisamment précises qui nous auraient permis de déterminer un seuil précis: de satisfaction des besoins d'ajus­tement social du ménage, comme par exemple, Tremblay et Fortin avaient pu le faire. Il nous a donc fallu construire des seuils théoriques pour séparer les ménages entre les niveaux de pauvre­té, de privation et d'abondance.

11.2.2.- La construction des seuils

Pour ce faire, nous avons utilisé la méthode prô­née par le , "Comité spécial du Sénat sur la pauvreté".225 Cette méthode, comme toutes celles qui cherchent à évaluer le niveau de pauvreté à partir de critères extérieurs au ménage, comporte une certaine marge d'arbitraire. Elle possède, par contre, un certain nombre d'avantages: elle ne définit pas, au départ, com­me la presque totalité des méthodes employées jusque là, la pauvreté comme un niveau de subsistance biologique mais comme un niveau minimal d'ajustement social. Pour ce faire, le Comité ne cherche pas à établir le seuil de pauvreté en termes abso­lus, mais plutôt en termes relatifs qui varient, de façon pro­portionnelle, à l'évolution de la richesse globale (les varia­tions temporelles à court terme du seuil sont évaluées, non pas à partir de l'évolution de l'IPC mais plutôt à partir de l'aug­mentation du Revenu Personnel Disponible). La pondération dé­croissante accordée à chacun des membres du ménage est la sui­vante: 3 points pour le premier membre (ou l'individu seul), 2 points pour le deuxième et 1 point pour chacun des membres additionnels du ménage.

Le niveau de revenu personnel disponible des Qué­bécois étant d'autre part légèrement inférieur au Québec que pour le reste du Canada, nous avons indexé les seuils canadiens pour les adapter à la situation québécoise. Théoriquement, le seuil de pauvreté du Comité correspond au niveau de revenu des ménages qui doivent consacrer 7 0% de leur budget à la satisfac­tion de leurs besoins d'ajustement social essentiels, soit la nourriture, le logement et le vêtement. A partir de cette base, nous avons établi, de façon arbitraire, que le seuil de priva­tion-abondance correspondrait au revenu des ménages qui consacrent 60% de leur budget à la satisfaction des besoins essentiels. Le tableau 104 ci-après présente les seuils respectifs pour le Qué­bec et le Canada, en 1970 226.

Tableau 104: Seuils de pauvreté et de privation-abondance, Québec, Canada, 1970

Nombre de personnes par ména­ge

Canada

Québec

 

Seuil de pauvreté

Seuil de privation-abondance

Seuil de pauvreté

Seuil de privation-abondance

1

$2,310

$ 2,700

$2,271

$2,650

2

$3,860

$4,500

$3,785

$4,416

3

$4,630

$ 5,400

$4,547

$5,300

4

$5,400

$ 6,300

$5,299

 $6,185

5

$6,170

$ 7,200

$6,056

$7,166

6

$6,940

$ 8,100

$6,813

$7,849

7

$7,710

$ 9,000

$7,570

$8,832

8

$8,430

$ 9,900

$8,3 27

$9,715

9 et plus

$9,260

$10,800

$9,084

$10,598

11.2.3.- La Pauvreté

On peut voir que ces seuils de pauvreté sont su­périeurs par exemple à ceux utilisés par la Commission Castonguay-Nepveu ($2,045 pour une personne seule et $4,771 pour une famille de quatre personne),227 mais que l'écart n'est pas très élevé. Toutefois ,avec ces seuils la Commission évaluait que 20% de. la po­pulation québécoise vivait en-dessous des seuils de pauvreté. Une fois pondérées, les données de notre enquête montrent que 28.3% des ménages de notre échantillon vivent en-dessous des seuils de pauvreté. L'écart est notable: précisons toutefois que lorsqu'il utilise un seuil de pauvreté qui représente une proportion constante du revenu des travailleurs ,1a proportion de ménages pauvres monte, à 31.1% pour 1971228 et que cette proportion est restée constante au Québec depuis 1951. Compte tenu du fait que, malgré son caractère urbain, notre échantillon sous-représente les ména­ges à revenus modestes, il est fort vraisemblable qu'il sous-estime l'importance de la pauvreté au Québec et ce, particulière­ment, dans la région de Montréal. On peut d'ailleurs voir, dans le tableau suivant, la répartition procentuelle des ménages de notre échantillon selon les catégories de pauvreté, privation et abondance dans chacune des régions.

Tableau 105: Répartition régionale de la pauvreté, privation et abondance

Région

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

Montréal

24.4%

18.9%

52.0%

100%

Québec

30.0%

22.5%

47 .5%

100%

Sherbrooke

41.2%

26.8%

31.9%

 100%

Chicoutimi

46.3%

3 2.7%

20.9%

100%

Rouyn

40.7%

30.8%

2 8.4%

100%

Hull

32.8%

29 .8%

37 .3%

100%

Total pondéré

28.3%

21.9%

49 .8%

100%

(N)

(219)

(163)

(254)

(636)

On peut donc constater que près de la moitié des ménages vivent dans ce que nous avons appelé "l'abondance". Il faut toutefois se rappeler qu'il s'agit là d'une abondance toute relative, puisque ces ménages jouissent d'un revenu allant de $2,650 (dans le. cas d'une personne seule) à $10,598 et plus (dans le cas d'une famille de 9 personnes et plus). On est encore loin des revenus de $15,000 ou $20,000 par année  qui sont souvent associés, dans l'opinion publique, au début de la véritable abondance. Il est clair aussi, comme nous le verrons plus loin, que ces ménages n'échappent pas, eux non plus, aux pressions de la société de consommation et aux problèmes de l'endettement. On peut d'ailleurs noter que sont classés, dans la catégorie d'abondance, des ména­ges de une et deux personnes qui ont un revenu inférieur à $5,20 0 par année ($100 par semaine). Au-delà des étiquettes et de leurs connotations subjectives, ces catégories nous permettront de com­parer entre eux trois groupes de ménages, en tenant compte à la fois de leurs revenus et des besoins engendrés par la présence de personnes additionnelles dans le ménage. Avant d'aborder l'analyse plus approfondie de certaines manifestations particu­lières de l'état d'endettement des ménages, nous allons décrire brièvement certaines caractéristiques des ménages selon la caté­gorie à laquelle ils appartiennent, afin de cerner, de façon plus concrète, dans quelle situation ces ménages vivent.

11.2.4.- L'endettement

D'autre part, pour évaluer l'influencé que certains des facteurs étudiés ont sur la situation d'endettement des ména­ges ou, à l'inverse, pour déterminer de quelle façon la situation d'endettement peut influer sur certains aspects de la vie des mé­nages, nous avons tenu compte, dans chacun de ces croisements de variables, de la proportion des ménages endettés et du montant d'endettement des ménages. Le tableau suivant résume d'ailleurs la situation des ménages à cet égard.

Tableau 106: Caractéristiques d'endettement des ménages se­lon l'appartenance

 

% de ména­ges endet­tés

Dette moyen­ne: tous les ménages

Dettes moyennes: ménages endettés

Revenu moyen

Pauvreté

51.5%

$507.76

$  984.07

$ 3,787.67

Privation

59.5%

$848 .56

$1,425.93

$ 6,947.85

Abondance

59.8%

$852.59

$1,424.73

$10,299.21

Total pondéré

57.4%

$786.00

$1,300.28

$ 7,856.70

On peut ainsi voir que, malgré des différences de revenus appréciables entre les ménages vivant dans l'abondance et ceux vivant dans la privation, ces derniers sont aussi sou­vent endettés et pour des montants moyens égaux aux premiers. En ce qui concerne les ménages vivant en-dessous du seuil de pau­vreté, ils sont un peu moins souvent endettés, mais pour des montants moyens sensiblement inférieurs. Leur revenu moins élevé ne leur permet pas de s'endetter pour des montants absolus aussi élevés que ceux des autres catégories. Nous verrons qu'en plus de la contrainte imposée par un revenu insuffisant, ces ménages ont à subir des contraintes d'endettement sévères. On peut déjà voir aussi que les ménages vivant dans la privation sont parti­culièrement touchés par le phénomène de l'endettement.

11.2.5.- Endettement et taille du ménage

On peut d'abord noter, en ce qui a trait au nombre moyen de personnes par ménage, que les ménages vivant dans la pauvreté ou la privation comptent plus d'individus que les ménages riches (respectivement 4.27 personnes et 4.3 2 personnes par ménage comparativement à 3.4). Cette différence tient dans une bonne me­sure à la façon même dont les catégories sont construites puisque la taille du ménage constitue un des facteurs utilisés pour clas­ser les ménages: de fait, un ménage nombreux a ainsi plus de chan-ce,au simple plan statistique, de se retrouver dans les catégories de pauvreté où privation qu'un ménage comptant moins de personnes. D'autre part, lorsqu'on distingue entre les ménages comptant qua­tre personnes et moins et ceux comptant plus de quatre personnes, certaines conclusions se dégagent, comme on peut le voir dans le tableau suivant.

Tableau 107: Répartition des ménages selon le nombre de per­sonnes;, la probabilité d'endettement et l'endet­tement moyen

 

4 personnes et moins

Plus de 4 personnes

Nombre de per­sonnes par mé­nage

 

% endettés

Dette moyen­ne des en­dettés

% endet­tés

Dette moyenne des endettés

 

 

Pauvreté

45.2%

$  709.95

59 .2%

$1,283.57

4.27

Privation

56.5%

$1,397.30

63 .6%

$1,461.88

4.32

Abondance

63. 2%

$1,450.15

49.5%

$1,301.52

3.40

 

57.7%

$1,239.92

56.7%

$1,349.70

3.6

 

(N  242)

(N:  163)

 

On peut voir d'abord qu'au niveau global, il y a peu de différences, ce qui confirme l'analyse déjà faite. En se­cond lieu, la différence assez nette qu'on peut noter chez les ménages pauvres, tant dans la propension à l'endettement que dans le niveau moyen de la dette, tient encore une fois à la construc­tion même des catégories: la variable importante semble ici le revenu, puisque celui des ménages pauvres comptant plus de quatre personnes est sensiblement plus élevé que celui des ménages moins nombreux. Le même raisonnement s'applique aussi pour les ménages riches de plus de quatre personnes : leur revenu étant de loin le plus élevé, on peut faire l'hypothèse que certains ménages y ont atteint le seuil où ils ont moins besoin d'avoir recours au cré­dit. On peut noter aussi le peu de différence qui existe dans la catégorie de privation entre les ménages nombreux et moins nom­breux. Ceci tendrait à démontrer qu'ils se situent vraiment au coeur du problème de l'endettement.

En fait, on peut voir que l'endettement semble vraiment un phénomène de classe moyenne: en bas d'un seuil de re­venu minimum, les ménages, malgré leurs besoins de consommation non-satisfaits, ne peuvent avoir recours au crédit (ménages pau­vres de quatre personnes et moins). A l'autre extrémité du con-tinuum revenu, les ménages atteignent un point où les incitations à l'utilisation du crédit semblent perdre leur attrait (ménages riches de plus de quatre personnes). C'est entre ces deux extré­mités que les ménages ont le plus recours au crédit. Si notre raisonnement sur l'évaluation des besoins objectifs des ménages est au moins partiellement fondé, on peut voir qu'une bonne pro­portion des ménages pauvres nombreux sont endettés pour des mon­tants importants: l'endettement servirait dont, dans leur cas, à se procurer l'essentiel.

11.2.6.- L'âge et l'endettement

En ce qui concerne l'âge du répondant, on peut voir que celui des ménages vivant dans la pauvreté (44.3 ans) est, en moyenne, plus élevé que celui des autres catégories (42.1 ans pour les ménages vivant dans la privation et 40.7 ans en moyenne pour les ménages riches). Il faut noter cependant que la catégorie pauvreté ramasse proportionnellement plus de ménages se situant aux deux extrémités, du continuum âge. En ce qui con­cerne l'effet de l'âge sur l'endettement des ménages, la relation est assez claire: les jeunes ménages sont proportionnellement plus souvent endettés et pour des montants moyens plus élevés que les ménages plus âgés. Dans le cas des ménages vivant dans la privation, la relation est beaucoup plus faible et disparaît pres­que. L'âge ne semble avoir, encore là, que peu d'effets sur l'en­dettement des ménages vivant dans cette catégorie. Dans le cas des ménages pauvres et riches cependant, la relation est plus claire.

Tableau. 108: Répartition des ménages selon l'âge du répondant, la probabilité d'endettement et la dette moyenne

 

Moins de 45 ans

45 ans et plus

Age moyen

 

% endettés

Dette moyenne (endettés)

% endet-tés

Dette moyenne (endettés)

 

Pauvreté

57.8%

$1,119.80

40 .8%

$  779.60

44.3

Privation

61.6%

$1,476.26

55.7%

$1,334.86

42.1

Abondance

6 5.8%

$1,567.67

59.8%

$1,191.24

40 .7

 

62.1%

$1,406.74

47 .1%

$1,169.7 2

42.7

 

(N: 356)

(N: 280)

(N:636)

La relation qui se dégage ici va dans le même sens que celle que nous avons pu constater dans l'analyse économétri­que: les écarts dans le niveau d'endettement, quoique concrets, sont cependant relatifs puisque les ménages où les répondants sont plus âgés restent quand même endettés de façon significative Si la relation semble plus forte ici, la cause en est à l'effet sous-jacent du revenu que nous ne sommes pas en mesure de contrô­ler ici à l'intérieur de chacune des catégories.

A cause de ses limites à ce niveau, cette analyse qui compare entre eux des agglomérats d'individus, prétend moins expliquer' le phénomène d'endettement que de décrire, de façon plus concrète, les caractéristiques des ménages qui sont ou non endet­tés. 

11.2.7.- Scolarité et endettement

En ce qui concerne le degré de scolarité du répon­dant, la distribution des ménages de l'échantillon rend toute com­paraison difficile. Comme on peut voir dans le tableau suivant, les ménages vivant en-dessous du seuil de pauvreté sont faible­ment scolarisés alors que ceux vivant dans l'abondance sont plus souvent mieux éduqués. Or, la faible proportion de ménages où le répondant avait dépassé le niveau secondaire (13 ans d'études et plus) ne permet pas vraiment d'évaluer l'impact de l'éducation sur l'endettement des ménages. La progression régulière qu'on peut remarquer dans la proportion de ménages endettés et dans la dette moyenne, à mesure que le niveau d'éducation s'élève, est entière­ment due à l'effet du niveau de scolarité sur le revenu du ménage: à mesure que leur niveau d'éducation s'élève, les ménages passent progressivement vers la catégorie d'abondance et leur capacité de remboursement s'élevant, ils s'endettent davantage.


Tableau 109: Répartition des ménages selon le niveau de scolarité

 

0 à 6 ans

7 à 9 ans

10 à 12 ans

13 à 15 ans

16 ans et plus

Total

(N)

Pauvreté

3 6.5%

38.3%

21.0%

2.7%

1.3%

100%

(219)

Privation

22.0%

43 .5%

26.4%

7.4%

0.6%

100%

(163)

Abondance

9.0%

35.8%

33.0%

15.7%

6.3%

100%

(254)

Total

21.8%

38 .7%

27.2%

9.1%

3.1%

100%

(636)

% de mé­nages endettés

52.%

56.1%

62.4%

58.9%

57.4%

 

Dette moyenne des mé­nages endettés

$1119

$1284

$1398

$1404

$1300.28

 

Ces comparaisons des ménages en fonction de leurs caractéristiques d'âge, de taille et de scolarité par rapport à la probabilité et au montant d'endettement, ne permettent donc guère d'expliquer le phénomène. À défaut d'aboutir à des résul­tats concluants, elles amorcent la description concrète des ména­ges selon la situation socio-économique dans laquelle ils vivent (pauvreté, privation,abondance). Elles permettent de voir qu'aucune catégorie n'est épargnée par le phénomène de l'endet­tement. Malgré les différences d'âge, de taille et de scolarité, une partie significative des ménages de chacune des catégories reste endettée pour des montants appréciables. À ce point cepen­dant, certaines constatations se dégagent déjà.

11.2.8.- L'ambiguïté du phénomène

L'endettement apparaît déjà comme un phénomène am­bigu: il est à la fois circonscrit puisqu'à peine un peu plus de la moitié des ménages sont endettés et répandu, de façon généra­le, puisqu'on le retrouve dans toutes les couches de la popula­tion. Le caractère ambigu de l'endettement tient à sa complexité: d'une part, il n'est pas utilisé aux mêmes fins par tous les ména-geset d'autre part, tous les ménages ne sont pas également sen­sibles à l'attrait exercé par l'usage du crédit. Certains ména­ges, en effet, semblent utiliser le crédit pour compenser, dans une certaine mesure, un revenu trop faible qui ne permet pas de satisfaire les besoins essentiels du ménage. Il est facile déjà de prévoir quelles conséquences une telle situation peut entraî­ner au niveau du budget du ménage et quelles pressions peuvent s'exercer sur ce dernier. A l'autre extrémité, des ménages uti­lisent le crédit pour se procurer les biens nécessaires à la satisfaction de leurs aspirations. Ces ménages ont déjà les moyens financiers suffisants pour satisfaire leurs besoins es­sentiels: ils jouissent de la liberté toute relative d'avoir à consommer les biens mis sur le marché, par le système de produc­tion et à travers un système de distribution toujours plus éla­boré et raffiné. Ces ménages sont aussi soumis à des contraintes mais d'un autre type: aux contraintes résultant de l'insuffisan­ce du revenu, ont succédé les contraintes imposées par le besoin de satisfaire des aspirations sans cesse croissantes. Ces ménages aussi s'endettent et, malgré leur capacité de remboursement plus grande, ces dettes peuvent atteindre un seuil critique. Ces ména­ges à revenu relativement plus élevé, mais trop fortement endet­tés, semblent les plus sensibles à l'appel de la consommation de masse, bien qu'on soit peu en mesure encore de les différencier des autres ménages.

Les ménages vivant dans la privation enfin, appa­raissent déjà comme étant particulièrement vulnérables: ils n'ont pas encore entièrement échappé aux contraintes imposées par la satisfaction des besoins essentiels et ils ont déjà commencé à ressentir l'appel de l'abondance. Soumis de façon simultanée à ces deux types de contraintes, ils sont aussi endettés, comme nous l'avons vu, que les ménages plus riches et ce, malgré leur revenu et leur capacité de remboursement moindre.

Pour bien saisir toutes les manifestations du pro­blème de l'endettement, il nous apparaît important de décrire, de façon plus détaillée, chacun de ces trois univers différents afin d'identifier, de façon plus précise, les pressions qui s'exercent sur les ménages et essayer de mieux comprendre les motivations et les modes de comportement qui amènent ces ména­ges à s'endetter. Commençons donc d'abord par décrire la situa­tion de travail de chacun de ces types de ménage.

Chapitre 12.- l'univers du travail et l'univers de la consommation

Dans le chapitre précédent, nous avons vu comment il était difficile d'expliquer le montant d'endettement des mé­nagés à partir des explications traditionnelles. Nous avons vu ensuite de quelles façons les ménages vivant respectivement en situation de pauvreté, privation ou abondance, subissaient dif­féremment les influences de la société de consommation de masse. Dans le présent chapitre, nous allons voir de quelle façon ces influences se manifestent sur le travail, l'organisation du bud­get familial et les activités d'endettement des ménages.

12.1.- L'univers du travail

A plus d'un point de vue, les ménages vivant dans la pauvreté, la privation et l'abondance ne partagent pas la mê­me expérience de travail. On peut d'abord constater que dans plus de la moitié des ménages vivant dans la pauvreté, le chef de mé­nage n'occupe pas d'emploi permanent à temps plein (soit 61.2% des cas). Dans la grande majorité, par contre, des ménages vivant dans la privation ou l'abondance, le chef de ménage occupait, au moment de l'enquête., un emploi à temps plein qui constituait la source de revenu principale du ménage.

Tableau 110: Répartition des ménages selon l'emploi du chef

 

Ont un em­ploi à temps plein

Ont un em­ploi prin­cipal à temps partiel

N'ont pas d'emploi

Total

Pauvreté

38.8 %

0.6%

60.6%

100% (N: 219)

Privation

82.2%

0.4%

17 .4%

100% (N: 163)

Abondance

93 .7%

0.2%

6.1%

100% (N: 254)

Total (pondéré)

75.7%

0.3%

24.0%

100% (N: 636)

L'occupation d'un emploi rémunéré apparaît donc comme une condition essentielle pour que les ménages puissent sor­tir de la pauvreté. Il faut bien souligner cependant que cette condition n'est pas toujours suffisante puisque dans presque 4 0% des ménages pauvres, le chef occupe effectivement un emploi, mais dont la rémunération n'est pas suffisante pour faire sortir le ménage des conditions de pauvreté. Des 120 chefs de ménage de fa­milles pauvres qui n'occupaient pas d'emploi au moment de l'en­quête, 48 étaient des retraités, 42 étaient des invalides (physi­quement inaptes au travail) permanents ou temporaires, 19étaient des chômeurs et 11 n'ont pas été classés. Si on exclut donc les retraités, dont l'âge et les revenus ne leur permettent guère (sauf dans 9 cas!) de s'endetter, la proportion de ménages pau­vres endettés devient de 62.2%, soit une augmentation appréciable, Notons, par mesure de comparaison, que dans les mêmes conditions, les pourcentages de ménages endettés grimpent respectivement à 68.7%, dans le cas des ménages vivant dans la privation et à 62.6%, dans le cas des ménages riches. Si on excepte les person­nes âgées, la propension ou le besoin d'endettement des ménages pauvres devient aussi marqué que celui des autres catégories.

12.1.1.- Le statut socio-professionnel

On peut voir dans le tableau suivant (tableau 111) la répartition inégale des chefs de famille de chaque catégorie, qui ont un emploi selon le statut socio-professionnel. On peut aisément remarquer que les chefs des ménages riches sont plus souvent que les autres d'un niveau occupationnel élevé (profes­sionnels, semi-professionnels, administrateurs, commerçants...). Par contre, les chefs des ménages pauvres sont plus souvent des ouvriers sans qualification.

Tableau 111: Répartition des ménages selon le statut socio­professionnel des chefs de ménage qui ont un emploi

 

Professionnels, gérants, admin., techniciens spec., commerçants

Employés de bu­reau et associés

Ouvriers spéciali­sés et semi-spec.

Jour­na­liers

Total

Pauvreté

7.0%

15.1%

46.4%

31.3%

100% (N:99)

Privation

12.7%

17.0%

49.6%

20.5%

100% (N:141)

Abondance

3 3.7%

7.5%

53.5%

8.3%

100% (N:243)

Total (pondéré)

21.2%

11.5%

50.1%

17.2%

100% (N:636)

Il est fort intéressant de noter l'importance qu'oc­cupe, dans chacune des trois catégories, le groupe des ouvriers spécialisés et semi-spécialisés, qui constitue près de la moitié de la distribution procentuelle dans chacun des cas. Deux facteurs peuvent expliquer pourquoi on trouve autant de chefs de ménages qui occupent ces emplois que de ménages riches: d'une part, même à ni­veau de compétence égal, les écarts de salaires restent importants d'une industrie, d'une entreprise ou d'une région à l'autre; d'au­tre part, les seuils établis tiennent compte des charges imposées par les dépendants: à ce niveau, deux ouvriers semi-spécialisés, gagnant des salaires semblables, seront placés l'un dans l'abon­dance, s'il n'a pas de dépendants à charge, et l'autre, dans la pauvreté, s'il en a plusieurs. On peut imaginer alors l'influence que le milieu de travail peut avoir sur les aspirations à la con­sommation des travailleurs: malgré ses charges plus lourdes, le soutien de famille sera incité à adopter les mêmes styles de vie et modes de consommation que ceux qui l'entourent.

12.1.2.- La stabilité d'emploi

On peut remarquer, dans le tableau suivant, que les chefs des ménages qui se situent dans la privation ou l'abon­dance, ont une stabilité d'emploi beaucoup plus grande que les chefs des ménages pauvres.

Tableau 112: Répartition des ménages selon la stabilité d'em­ploi des chefs de ménages

Occupent le même emploi depuis

 

2 ans et -

de 3 à 10 ans

11 ans et plus

Total

 

Pauvreté

41.4%

39.4%

19 .2%

100%

N:  99

Privation

13.4%

43 .2%

43 .2%

100%

N: 141

Abondance

11.9%

33.3%

58.4%

100%

N: 243

Total pondéré

20.1%

36.7%

43.3%

100%

N : 636

Les jeunes qui entrent sur le marché du travail sont, d'autre part, équitablement répartis entre les trois caté­gories et ce fait ne peut expliquer à lui seul l'écart qu'on trou­ve entre ces catégories. Par contre, 57 des 69 chefs de ménages vivant dans la pauvreté qui occupent leur emploi actuel depuis moins de six ans, avaient eu, comme dernier emploi, un emploi sa­larié; 30 des 49 ménages vivant dans la privation et 35 des 61 mé­nages riches, dont le chef exerçait, depuis moins de six ans, son emploi actuel, sont aussi dans la même situation. La stabilité d'emploi semble donc étroitement liée, du moins dans les ménages de notre échantillon, à un statut socio-économique élevé du mé­nage. Chez les ménages pauvres, les changements d'emplois sont plus fréquents mais n'apportent pas d'amélioration sensible du ni­veau de vie du ménage.

On peut d'ailleurs noter, effectivement, dans le tableau suivant, que les ménages vivant dans la pauvreté ont été sensiblement touchés par le chômage, au cours des dix-huit mois précédant l'enquête. Lorsqu'on ajoute le chômage actuel, au moment de l'enquête, l'écart avec les autres catégories devient encore plus marqué. Enfin, les grèves touchent à peu près équitablement les ménages de chacune des catégories.

Tableau 113: Impact du chômage actuel ou passé et des grèves chez les ménages dont le chef occupe un emploi ou est en chômage

 

Ont été en chô­mage au cours des 18 derniers mois

Sont en chô­mage actuel­lement

Ont été en grève au cours des 18 derniers mois

Total

Pauvreté

10 .2%

16.1%

6.7%

33 .0% (N:118)

Privation

12.2%

4.0%

6.1%

22.3% (N:147)

Abondance

7.8%

-

4.1%

11.9% (N:243)

 

7.9%

4.4%

5.3%

17 .6% (N:508)

Globalement, c'est donc près du tiers des chefs de ménages pauvres qui sont sur le marché du travail qui ont à souf­frir de problèmes d'insécurité d'emploi. On peut noter aussi que dans la masse totale des chefs de ménages qui sont sur le marché du travail, la situation plutôt dramatique des ménages pauvres, se trouve assez diluée. On peut toutefois remarquer que plus d'un ménage sur cinq, vivant dans la privation, est aux prises avec les mêmes problèmes et que cette proportion tombe à un sur dix dans le cas des ménages vivant dans l'abondance.

Nous avons d'autre part demandé aux ménages qui avaient été en chômage ou en grève, au cours des dix-huit mois précédant l'enquête, s'ils avaient eu à s'endetter spécifique­ment à cause de ces problèmes. 14 ménages sur les 76 concernés (soit 18.4%) ont ainsi déclaré s'être: endettés à cause de chô­mage ou de grèves.

Tableau 114: Endettement par suite de chômage ou de grève dans les 18 mois précédant l'enquête

 

Se sont endettés

Ne se sont pas endettés

Total

Pauvreté

 

16

20

Privation

7

20

27

Abondance

3

26

29

Total

14

62

76

12.1.3.- L'impact du chômage et de la grève

Cette situation n'est cependant qu'un reflet, fort imparfait, de la pression que peuvent exercer les dettes sur les ménages en chômage ou en grève. On peut, en effet, considérer qu'en période de chômage ou de grève, le problème majeur est posé par la baisse subite des revenus du ménage. Ce dernier aura alors plus de difficultés à rembourser les dettes déjà contractées, dont il pouvait rencontrer les échéances, en temps normal. Si ce mon­tant d'endettement accumulé est élevé, la pression exercée sur le ménage sera d'autant plus forte et celui-ci n'aura guère le loi­sir de contracter de nouvelles dettes. Dans cette hypothèse, les dettes contractées en période de chômage ou de grève, pourraient être l'indice que le ménage a atteint un point critique au-delà duquel, le ménage, ne réussira à s'en sortir que fort laborieuse­ment. Ce type d'endettement, en période de grève ou de chômage, jouerait alors un rôle d'accélérateur de l'endettement.

Pour tenter de vérifier cette hypothèse, nous avons comparé les taux d'endettement des ménages où le chef occupe un emploi, mais n'a pas connu de chômage ou de grève et ceux où le ménage a eu à subir de tels problèmes. On peut voir qu'au niveau de l'ensemble des ménages, ceux qui ont eu à subir de tels pro­blèmes," sont un peu plus souvent endettés que les autres. Par contre, ces différences ne sont guère significatives: le nombre trop peu élevé de cas de ménages ayant eu à subir les problèmes de chômage ou de grève ne permet pas de contrôler, de façon plus efficace, pour la variable revenu. Les différences auraient pu alors être significatives. Ce nombre de cas, encore plus restreint dans le cas des ménages de chacune des catégories, rend d'ailleurs toute comparaison hasardeuse.

Tableau 115: Proportion d'endettement des ménages dont le chef occupe un emploi, selon qu'il a été ou non en grève ou en chômage, au cours des 18 derniers mois

 

Ont été en grève ou en chômage

N'ont pas été en grève ou en chômage

Total

(N)

Pauvreté

7 5.0%

59.4%

62.2%

(99)

Privation

70.3%

68.4%

68.7%

(141)

Abondance

65.0%

62.1%

62.6%

(243)

Total pondéré

68.9% (76)

62.8% (257)

63.8% (483)

 

A défaut d'être plus significatif, ce tableau nous permet cependant de conclure que les ménages aux prises avec des problèmes de chômage ou de grève marquent une propension, au moins aussi poussée, à l'endettement, que les ménages n'ayant pas subi ces sévices.

D'autre part, 3 6 des chefs de ménage occupant un emploi au moment de l'enquête étaient à leur compte (soit 7.4% des ménages où le chef travaille). A ceux-ci s'ajoutent 17 autres ménages où le chef est à son compte, dans un emploi secondaire. Il est intéressant de noter que ces chefs de famille on dû forte­ment s'endetter personnellement pour être à leur compte. Leur dette moyenne, au moment de l'enquête (montant qui restait à rem­bourser), était d'environ $4,031.

12.1.4.- Emploi secondaire

D'autre part, 34 chefs de ménage ont déclaré occu­per un emploi secondaire, au moment de l'enquête ou en avoir oc­cupé un, au cours des dix-huit mois précédents. Ce nombre peu éle­vé n'est guère significatif mais il est tout de même intéressant de jeter un rapide coup d'oeil sur les raisons qui ont motivé la prise de ce second emploi par le chef de ménage.

Tableau 116: Raison du second emploi du chef de ménage, par catégorie

 

Pour payer des dettes

Pour épar­gner ou investir

Pour réa­liser des projets ou des achats

À cause d'inter­ception du tra­vail princi­pal

Autre

Total

Pauvreté

4

-

-

3

-

7

Privation

5

-

3

-

2

10

Abondance

1.

3

10

-

3

17

Total

10

3

13

3

5

34

Ce tableau permet déjà de voir les motivations dif­férentes qui peuvent inspirer le comportement des ménages, selon les diverses catégories socio-économiques. On a une meilleure idée encore du sens dans lequel ces motivations s'exercent, lorsqu'on considère les raisons du travail de l'épouse. On peut constater, en premier lieu, que ce phénomène est particulièrement courant chez les ménages vivant dans la privation: le conjoint y occupe un em­ploi rémunéré, dans 35.6% des cas contre 24.6% pour les ménages pauvres et 18.9% des ménages riches.

12.1.5.- Le travail du conjoint

En ce qui concerne les raisons qui motivent ce tra­vail, les différences entre catégories socio-économiques deviennent beaucoup plus significatives. Dans le cas des ménages vivant dans la pauvreté, les raisons dominantes sont l'insuffisance du revenu du chef de ménage, le chômage de celui-ci ou pour faire face à des dépenses exceptionnelles. A l'autre extrême, chez les ménages ri­ches, l'épouse travaille plus souvent pour réaliser des projets d'achats, passer le temps ou en vue d'épargner ou investir. Les épouses des ménages de niveau privation travaillent non seulement plus souvent, mais pour des raisons qui s'apparentent à la fois à celles des ménages des autres catégories.

Tableau 117: Raisons du travail du conjoint, selon la caté­gorie socio-économique

Raison du travail du conjoint

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

- Revenu du chef insuffisant

30

11

3

44

- Pour épargner ou investir

1

5

8

14

- Pour réaliser des projets d'achats

2

7

13

22

- A cause d'un ar­rêt de travail du chef

6

1

 

7

- Pour passer le temps

1

12

10

23

- Pour faire face à des dépenses exceptionnelles imprévues

8

13

2

23

- Autre raison

-

4

4

8

- Pas de réponse

6

5

8

19

Total

54

58

48

160

Total en % de la catégorie

24.6%

35.6%

18.9%

22.3% (pondéré) (N: 636)

La distinction devient plus nette encore, lorsqu'on distingue entre deux types dominants de motivation au travail de l'épouse. On peut d'abord noter une catégorie de "motivation-besoin" qui regroupe les motifs ayant trait directement à un revenu insuf­fisant: revenu insuffisant, chômage du chef ou dépenses exception­nelles non prévues. Ces motivations traduisent un niveau de préoc­cupation certain du ménage pour les questions de survie et d'ajus­tement social minimal du ménage. On retrouve, d'autre part, des motivations qui ont davantage trait à la réalisation d'aspirations du ménage, qui supposent que les préoccupations pour la satisfac­tion des besoins fondamentaux ne sont plus dominantes. Parmi ces aspirations, on trouve des raisons comme "épargner ou investir", "réaliser des achats" ou "passer le temps". Cette dernière raison peut même être le signe que la situation financière du ménage per­met à l'épouse, dans une certaine mesure, de songer à "s'actuali­ser".

Tableau 118: Travail de l'épouse selon les motivations-besoins et les motivations-aspirations

 

Motivations-besoins

Motivations-aspirations

Total

Pauvreté

91.6%

8.3%

100% (N: 48)

Privation

51.1%

48.9%

100% (N: 49)

Abondance

 

86.1%

100% (N: 36)

Total

47.8%

52.2%

100% (N: 113)

La relation: ne saurait être plus claire. Notons cependant que l'exclusion de la catégorie "autres réponses" ren­force celle-ci. On peut constater toutefois que dans le cas des ménages pauvres, le travail de l'épouse est une contrainte, tan­dis qu'il semble davantage correspondre à un "libre choix" dans le cas des ménages riches. Ce tableau fait aussi clairement res­sortir, en confirmation de notre hypothèse, que les ménages vi­vant dans la privation sont soumis aux deux types de pression. Car, en dernier ressort, il s'agit bien là, autant dans l'un que dans l'autre cas, de pressions qui s'exercent sur le ménage et, de façon plus spécifique, sur l'épouse. L'épargne ou l'investis­sement répond, dans une certaine mesure, comme nous l'avons déjà souligné, à un besoin de sécurité du ménage (ou encore en vue d'amasser le capital nécessaire à l'achat d'une maison). Les pro­jets d'achats sont peut-être le signe le plus caractéristique de la présence d'aspirations dans le ménage: ce dernier peut en­visager de consommer des biens autres que ceux qui sont considé­rés essentiels à son ajustement social minimal et organiser ses efforts en conséquence.

Le caractère de pression exercé par le contexte de la consommation de masse n'est pas absent pour autant. Au contraire, c'est là une catégorie de la population particulière­ment visée par les stratégies des producteurs et des distributeurs puisque ces ménages disposent du surplus financier qui leur per­mettra éventuellement d'acheter le modèle plus luxueux. L'inter-prétation de l'autre rationalisation au travail de l'épouse ("passer le temps") reste plus ambiguë: dans les entrevues en profondeur qui ont précédé l'élaboration du questionnaire, nous avions cherché à découvrir la présence de motivations plus posi­tives du genre "actualisation" ou "volonté d'exercer une activi­té professionnelle". Or, dans les quelques ménages alors inter­viewés où l'épouse travaillait, de telles motivations étaient to­talement absentes. On peut supposer d'autre part, que de telles motivations seraient surtout présentes dans le cas d'épouses ayant un niveau de scolarité très élevé.

Or, comme on a déjà pu le voir, les répondants de niveau universitaire sont fort peu nombreux dans notre échantil­lon. La raison apportée, à savoir "passer le temps", est cepen­dant moins passive qu'elle semble en apparence: le revenu supplé­mentaire apporté par le travail de l'épouse servira vraisembla­blement à satisfaire des aspirations du type épargne ou achats. On peut, de toutes façons, être assuré qu'une telle rationalisa­tion marque l'absence de contraintes du type "motivations-besoins".

Notons enfin, que cette très forte relation entre les types de motivations et les catégories socio-économiques sont dues, dans une bonne mesure, a la présence d'enfants dans le mé-nage: une famille nombreuse a effectivement plus de chances,dans notre échelle, d'être classée dans les catégories de pauvreté ou privation. Or, lorsque des enfants en bas âge sont présents dans le ménage, la motivation au travail de l'épouse sera plus vrai­semblablement du type contrainte. Notons aussi que dans plusieurs cas, ce travail de l'épouse est dû au revenu insuffisant du chef ou à un arrêt de travail de sa part (chômage, maladie, accident...)

12.1.6.- Le travail des enfants

Parallèlement au travail du conjoint, nous avons aussi voulu explorer certaines dimensions du travail des enfants et de l'impact de la situation socio-économique de la famille sur la persévérance à l'étude des enfants» Comme nous l'avons dé­jà souligné, au moins un enfant occupe un emploi rémunéré dans 8 6 ménages, soit dans 18.5% des ménages où il y a des enfants. Dans 46 de ces ménages (soit 53.4% des ménages où au moins un en­fant travaille), ces enfants apportent effectivement une contri­bution financière au budget familial.

D'autre part, nous avons demandé aux répondants pourquoi leurs enfants travaillaient. La répartition des répon­ses à cette question est la suivante:

On peut donc constater que les contraintes finan­cières qui motivaient le travail de l'épouse sont beaucoup moins présentes au niveau du travail des enfants. Ceci apparaît encore, de façon plus évidente, lorsqu'on regroupe ces réponses selon les motivations-besoins et les motivations-aspirations. La pre­mière catégorie regroupe les 4e et 5e raisons (revenu indispen­sable pour joindre les deux bouts et interruption du travail du chef) et la seconde, regroupe les 1ère et 2e raisons (volonté d'indépendance et projet intéressant). En ce qui concerne la 3e raison (les parents exigent que les enfants assument seuls certaines dépenses), nous n'avons pu en tenir compte ici, à cause de son caractère d'ambiguïté: telle que formulée, elle peut autant indiquer que le budget familial ne permet pas aux parents d'assumer les dépenses de certains de leurs enfants qui doivent ainsi travailler, qu'une volonté des parents de forcer leurs enfants à assumer leur autonomie.

Tableau 119: Travail des enfants selon les catégories de motivations-besoins et de motivations-aspirations

 

Motivations-besoins

Motivations-aspirations

Total

Pauvreté

7

16

23

 

Privation

2

17

19

Abondance

-

20

20

Total

9

53

62

Ces données, à cause de leur faible importance nu­mérique, ne permettent guère de tirer de conclusion, si ce n'est que dans une proportion comparable des trois groupes, certains enfants à charge occupent des emplois rémunérés (à temps plein ou à temps partiel) pour gagner une plus grande indépendance par rap­port aux parents: dans le cas des ménages vivant dans la pauvreté, ce travail permet aux enfants d'échapper, dans une certaine mesure, en ce qui les concerne, aux contraintes financières qui s'exercent sur le ménage alors que dans le cas des ménages plus riches, les enfants peuvent ainsi satisfaire leurs propres aspirations qui peuvent être différentes de celles des parents.

12.1.7.- La pression de la situation socio-économique sur les enfants

Nous avons d'autre part demandé à tous les ménages qui avaient des enfants si, au cours des deux années précédant l'enquête, les enfants avaient dû:

Le tableau 120 résume les réponses obtenues à ces questions. Il faut noter cependant que ces catégories (a l'excep­tion des deux premières questions) ne sont pas exclusives: le to­tal exprimé ne correspond pas nécessairement à un nombre de ména­ges équivalent mais plutôt à la fréquence avec laquelle ces rai­sons ont été apportées dans chacune des catégories.

Tableau 120: Impact de la situation financière du ménage sur la situation des enfants

 

Arrêt des études

Cycle plus court

Aider famille

Travail en plus des études

N

Total %(1)

Pauvreté

9

8

10

15

42

26.7%

Privation

3  -

3

3

13

22

16.8%

Abondance

2

3

5

9

19

10.8%

Total

14

14

18

37

83

17 .9% (2)

(1) il s'agit du rapport nombre de raisons exprimées sur le nom­bre de ménages qui ont des enfants;

(2) total non pondéré

Le problème, posé de cette façon, devient plus si­gnificatif229 : les ménages vivant dans la pauvreté sont beaucoup plus marqués par ces problèmes que les autres. On peut noter aussi que les ménages vivant dans la privation se situent encore une fois entre les deux extrêmes.

Même si ces dernières données montrent une certaine tendance des ménages pauvres à être plus touchés, la relation est beaucoup moins forte que dans les cas du travail des conjoints. Les contraintes financières semblent donc exercer une influence sur le comportement des enfants (décision de travailler, d'orien­ter différemment les études) mais celle-ci semble tempérée par une plus grande indépendance des enfants.

12.1.8.- Types d'influence qui s'exercent sur le ménage

L'analyse de la situation de travail des membres des ménages nous permet donc de distinguer entre deux types d'in­fluence qui s'exercent, de façon différente, selon les trois ca­tégories de ménages. Nous avons vu, en premier lieu, que les mé­nages vivant dans la pauvreté, étaient soumis à des contraintes qui découlent de l'insuffisance de revenu: la présence de ces pressions se manifeste autant par l'absence d'emploi du chef de ménage, par le type d'emploi occupé, par la stabilité d'emploi moins grande du chef de ménage ainsi que par les raisons qui vont motiver le travail de l'épouse et, dans une mesure moindre, par leurs répercussions sur le comportement des enfants (persévérance scolaire, choix d'un cycle plus court...).

Nous avons vu par ailleurs que les ménages vivant dans l'abondance relative étaient beaucoup moins soumis à ce gen­re de contraintes. Nous avons même émis l'hypothèse que ces ména­ges étaient soumis à un type différent de contrainte, soit celui qui est associé, de façon plus typique, à la société de consomma­tion.

D'autre part, nous avons constaté que les ménages vivant dans la privation étaient simultanément soumis à ces deux types de pression. S'ils en subissent les contraintes de façon moins prononcée, ils; n'ont pas encore échappé entièrement aux pro­blèmes posés par un revenu précaire, à peine suffisant pour satis­faire les besoins essentiels. Par ailleurs, ce revenu, même peu élevé, leur permet davantage que les ménages pauvres, d'être ac­tifs sur le marché de la consommation et d'être plus sensibles aux pressions de la consommation de masse. On peut, de fait, vi­sualiser le problème, de la façon suivante:

Schéma : Types d'influence exercés sur les ménages, selon la catégorie socio-économique

Il est évident que les ménages pauvres subissent aussi les pressions universelles de la société de consommation puisque celles-ci s'exercent autant dans le domaine de l'essen­tiel que du superflu. Il reste cependant qu'ils peuvent moins, à cause d'un revenu moindre, répondre aux incitations auxquelles ils restent sensibles. Quant aux ménages plus riches, il s'agit, comme nous l'avons vu, d'une abondance toute relative» Ces ména­ges peuvent aussi être touchés par des problèmes d'insuffisance de revenus, de façon temporaire (maladies, accidents, perte d'em­plois...). Cette pression exercée par l'insuffisance de revenu reste cependant marginale. Ce sont les ménages qui s'approchent le plus du ménage-type de la société d'abondance: ils jouissent d'un "revenu discrétionnaire" qui leur permet de renouveler leurs stocks d'équipement et de songer à acquérir les nouveaux biens qui sont mis sur le marché et qui ne sont pas encore disponibles à l'ensemble de la population. En apparence, leur comportement semble plus libre; il faut bien convenir cependant, dans un con­texte où les pressions publicitaires exercées par les producteurs sont hors de proportion et dans la mesure où l'ensemble du con­texte social a été influencé par l'orientation de la production, que ces ménages sont aussi soumis à des pressions sociales d'un type différent toutefois.

Ce schéma permet aussi de mieux définir la situa­tion dans laquelle se trouvent les ménages vivant dans la "pri­vation". Au moins sur le plan théorique, ils ne sont pas soumis avec autant de force aux deux types de contraintes décrits précé­demment. En résultante, cependant, parce qu'ils sont soumis à la fois à ces deux types d'influence, la pression qu'ils ont à sup­porter est particulièrement élevée: comment expliquer autrement leur taux d'endettement et leur endettement moyen aussi élevés que ceux des ménages plus riches?

Il ne faut pas oublier que, fondamentalement, ces deux types de contraintes sont l'émanation d'une même vague de' fonds, celle de la consommation de masse qui définit, à la fois, ce que sera le besoin et quelle forme prendra l'aspiration.

12.2.- L'univers de la consommation

Nous avons d'abord demandé aux répondants qui faisait partie de la famille, qui, du chef de famille ou de son conjoint, administrait habituellement le budget du ménage. On peut constater à cet égard (tableau 121) que, dans plus de la moitié des cas, les répondants ont déclaré que l'administra­tion du budget était une tâche conjointe. Le reste des ménages se partage également entre les cas où c'est prioritairement une tâche du chef (22.4%) et ceux où cette charge est dévolue au con­joint (19.3%). Chose surprenante cependant, on peut noter une ten­dance des ménages vivant dans la pauvreté à déclarer que c'est le chef qui administre surtout le budget familial. Cette tendance toutefois peu significative va à l'encontre de l'idée généralement répandue que chez les ménages à faibles revenus, c'est surtout la mère qui tient les cordons de la bourse.

Tableau 121: Répartition des tâches d'administration du budget à l'intérieur du ménage

Administration habituelle du budget familial

 

Le chef

Le conjoint

Les deux ensemble

Autre P.R.

Total

Pauvreté

32.3%

20.5%

45.6%

1.6%

100% (N:155)

Privation

19.1%

21.0%

58.6%

1.2%

100% (N:145)

Abondance

18.0%

18.0%

63.0%

0.8%

100% (N:232)

Total (Pondéré)

22.4%

19.3%

57.0%

1.2%

100% (N:532)

Cependant, lorsqu'on contrôle pour le sexe du ré­pondant, cette différence quant à la prédominance du chef dans les ménages pauvres s'estompe: les deux sexes, en effet, n'ont pas tout à fait la même vision de leur rôle dans l'administration du budget. En effet, les femmes ont davantage tendance que les hommes à décla­rer que c'est le chef seul qui s'occupe de l'administration du budget alors que les hommes montrent la tendance inverse. Les ré­pondants de sexe féminin étant plus nombreux dans la catégorie pau­vreté, les différences quant au rôle respectif des deux conjoints sont ainsi annulées.

Les ménages vivant dans la pauvreté montrent une tendance moins marquée à administrer conjointement le budget fa­milial.230 Les rôles y sont davantage polarisés: l'homme ou la femme s'occupe du budget mais moins souvent les deux ensemble.

12.2.1.- La rigueur du budget

Nous avons d'autre part demandé à tous les ménages avec quelle rigueur ils tenaient leur budget. On peut constater au tableau 122 qu'une majorité de ménages ont déclaré tenir leur budget de façon très ou assez rigoureuse. Le tiers des ménages a donc déclaré tenir son budget de façon peu ou pas rigoureuse. Cette proportion est davantage marquée dans le cas des ménages pauvres (40.1%) que dans le cas des ménages vivant dans la pri­vation (29.4%) ou ceux vivant dans l'abondance (32.2%). D'autre part, proportionnellement, plus de ménages vivant dans la priva­tion ont déclaré tenir leur budget de façon très rigoureuse. Cette tendance est cependant compensée par une nette diminution dans la proportion de ceux qui ont déclaré tenir leur budget de façon assez rigoureuse. Ceci tendrait à démontrer que les ména­ges vivant dans la. privation ne sont pas, de façon générale, plus rigoureux dans la tenue de leur budget que ceux des autres caté­gories. Toutefois, parmi ces ménages du groupe intermédiaire qui tiennent leur budg;et de façon rigoureuse, une plus grande propor­tion doit le tenir plus rigoureusement encore que la moyenne des autres ménages. Ce fait illustre probablement la pression plus intense qui s'exerce sur ces ménages, rendant une partie au moins de ceux-ci plus conscients qu'ils doivent être plus rigoureux dans l'administration de leur budget.

Tableau 122: Répartition des ménages selon le degré de ri­gueur avec lequel ils doivent tenir leur budget

 

Très ri­goureuse

Assez ri­goureuse

Peu ri­goureuse

Pas ri­goureuse

Autres P.R.

Total

Pauvreté

15.0%

44.3%

26.9%

13.2%

0.4%

100% (N:219)

Privation

30.0%

39.8%

19.0%

10.4%

0.6%

100% (N:163)

Abondance

17.7%

48.8%

21.6%

10.6%

1.2%

100% (N:254)

Total (Pondéré)

19.6%

45.5%

22.5%

11.3%

1.0%

100% (N:636)

Que des ménages aient déclaré qu'ils administraient leur budget de façon peu ou pas rigoureuse ne signifie pas qu'ils se comportent de façon irrationnelle. Certaines indications, ti­rées des entrevues en profondeur qui ont précédé l'enquête, nous permettent,  au contraire, de supposer que leur budget est quand même tenu avec un certain ordre: il existe, en effet, une bonne marge de routine dans l'administration du budget et celle-ci tient souvent lieu, même chez les ménages qui ont déclaré être plus ri­goureux, de mode d'administration budgétaire (au même titre, par exemple, que le budget écrit...). La réponse qu'ils ont donnée marque donc moins le fait qu'une certaine absence de conscience des pressions qui s'exercent sur le ménage. La grande répétition des mêmes dépenses d'une semaine ou d'un mois à l'autre les dis­pense d'un calcul plus rigoureux. La conscience de la rigueur dans l'administration du budget semble liée d'autre part à des valeurs (influencées par le groupe d'appartenance ou le modèle de référence) qui sont difficilement cernables.

12.2.2.- La pression sur le budget

Pour avoir une idée des pressions qui s'exercent sur le budget familial et de leur intensité, nous avons posé trois questions. Dans la première, nous avons demandé à tous les répondants s'ils avaient souvent, quelquefois, rarement ou jamais, des difficultés à nourrir leur famille. A l'inverse, et pour mesurer le même type de pression, nous avons demandé aux ménages s'ils pourraient ou non réduire les montants qu'ils af­fectent à la nourriture, si le besoin s'en faisait éventuelle­ment sentir. Enfin, nous avons demandé aux répondants s'ils avaient, de façon générale, beaucoup, un peu ou pas de diffi­cultés du tout à trouver l'argent nécessaire pour habiller tous les membres de la famille. Le tableau suivant fait la synthèse des résultats de ces trois questions.

Tableau 123 : Pressions exercées sur les ménages en matière de nourriture et d'habillement

 

(1) Ont souvent ou quelquefois de la difficulté à nourrir leur famille

(2) Ne pourraient pas réduire les montants affec­tés à la nour­riture

(3) Ont beaucoup ou un peu de diffi­cultés à trouver l'argent pour ha­biller la famille (ou eux-mêmes)

Pauvreté

33.3%

74.9%

56.6%

Privation

13.5%

60.1%

40.5%

Abondance

6.3%

44.0%

22.0%

Total

15.5%

56.3%

35.8%

(pondéré)

(N: 636)

(N: 636)

(N: 636)

Le premier item constitue certes celui qui mani­feste la pression la plus forte sur le ménage. Dans l'ensemble, 15.5% des ménages ont déclaré subir ce genre de pression. On peut noter, par contre, qu'une portion significative plus grande des ménages pauvres ont de la difficulté à satisfaire ce besoin es­sentiel. Ceci confirme donc que les ménages pauvres sont ceux qui doivent le plus se préoccuper de la satisfaction de leurs besoins essentiels (motivations-besoins).

L'item vêtement (no. 3) marque cependant un de­gré d'urgence moindre pour le ménage: en cas de besoin ou de difficulté temporaire, les ménages peuvent toujours, dans une certaine mesure, restreindre leurs dépenses à ce poste ou encore retarder leurs achats. Le sentiment de privation sera alors plus fort puisque ce besoin n'aura pas été satisfait (alors que les ménages doivent d'abord songer à satisfaire les besoins de nour­riture de façon prioritaire).231 C'est ce qu'on retrouve à l'item 3 où près du triple des ménages (comparativement à l'item 1) ont déclaré avoir beaucoup ou un peu de difficultés à trouver les deniers nécessaires pour se vêtir eux-mêmes ou les membres de leurs familles, Plus de la moitié des ménages pauvres, cette fois (soit 56.6%), ont déclaré subir une telle pression, ce qui manifeste clairement l'intensité des contraintes auxquelles ils ont à faire face.  On peut remarquer aussi qu'une proportion éle­vée (40.5%) des ménages vivant dans la privation ont déclaré" connaître une certaine difficulté à cet item: c'est là l'indice qu'une certaine pression commence à s'exercer sur le ménage.

L'item 2 est celui qui indique le moins fort degré de pression sur le budget du ménage. La possibilité de réduire les montants dépensés en nourriture indique la présence d'un cer­tain surplus que les ménages ont décidé, pour le moment, de con­sacrer à la nourriture mais qui pourraient éventuellement être affectés ailleurs, si le besoin s'en faisait sentir. A l'inverse, l'impossibilité de réduire ces dépenses n'indique pas nécessaire­ment' la présence d'une privation en ce domaine, mais plutôt que le budget consacré à cet item correspond, grosso modo, à ce que le ménage considère nécessaire. Une réduction du montant consa­cré à la nourriture pourrait cependant entraîner des privations à cet égard. On peut voir que, dans l'ensemble, la majorité des ménages (56.3%) consacre le montant minimal à la satisfaction de ce besoin. Les différences entre les catégories sont encore là très significatives: la forte proportion de ménages pauvres qui répondent en ce sens (74.9%) confirme qu'ils peuvent à peine sa­tisfaire ce besoin.

L'impossibilité de comprimer les dépenses de nour­riture peut indiquer d'autre part que la partie excédentaire du budget (une fois les besoins essentiels satisfaits) est déjà en­gagée à la satisfaction d'autres besoins ou d'aspirations. C'est ce qui explique que plus de 4 ménages riches sur 10 ne pourraient comprimer davantage leurs dépenses de nourriture. La pression exercée par les aspirations (motivations-aspirations) découlant des contraintes de l'abondance les incite à consacrer le minimum jugé nécessaire à la nourriture pour réaliser leurs désirs le plus rapidement possible. Encore une fois, les ménages vivant dans la privation se situent entre les deux.

12.2.3.- Un paradoxe

Il peut sembler paradoxal que les ménages pauvres aient déclaré tenir rieur budget de façon un peu moins rigoureuse et qu'en même temps, ils soient l'objet de pressions très fortes et que certains d'entre eux soient même dans l'impossibilité de réduire les montants affectés à des besoins aussi essentiels que la nourriture. On peut cependant émettre l'hypothèse, à cet ef­fet, que les personnes vivant dans la pauvreté ont finalement moins, de contrôle sur leur budget que ceux des catégories plus aisées. Le type de besoin qui sera considéré comme essentiel (possession de certains biens durables comme un poêle, un réfri­gérateur, un téléviseur...) et la façon de satisfaire ces besoins (type de nourriture consommée, sorte et qualité des vêtements employés...) sont d'abord définis par le contexte social où ils évoluent: dans la mesure où ils ont intériorisé ces besoins et que ceux-ci ne sont pas entièrement satisfaits, le ménage pau­vre n'a finalement que peu de marge de décision dans l'affecta­tion de ses ressources: il doit en effet d'abord satisfaire ces besoins. La structure de dépense du ménage sera donc déterminée dans une large mesure et la marge d'auto-détermination sera min­ce, si ce n'est de décider par quel bout commencer ou encore de prendre la liberté de se payer une dépense exceptionnelle. S'ils ont eu à subir les contraintes, les ménages pauvres ont, par contre, une marge de liberté très restreinte. Cette situation pourrait d'ailleurs expliquer pourquoi les répondants de la ca­tégorie "pauvreté" ont déclaré, moins souvent que les autres que le budget était, administré par les deux conjoints: cette polari­sation plus grande  des; rôles résulterait de fait d'un manque de liberté. Celui des conjoints qui prend charge du budget assume, en même temps, une bonne partie de la pression qui s'exerce sur le ménage: cela pourrait même être, jusqu'à un certain point, un signe de démission d'au moins un des conjoints qui se montre ain­si peu intéressé à assumer la pression.

Les ménages plus riches, par contre, jouissent d'une marge de manoeuvre beaucoup plus grande. Certes, ils res­tent l'objet d'une pression pour satisfaire les besoins essentiels mais, disposant d'un revenu plus élevé, ils peuvent plus facile­ment s'acquitter de cette tâche. Ils ont aussi à subir les pres­sions qui résultent de la présence d'aspirations. Fondamentale­ment, ces aspirations sont aussi, en grande mesure, déterminées dans leur type (auto, chalet, voyage...) et la façon de les sa­tisfaire (atmosphère de fête de la consommation...) par le con­texte social. La marge de liberté de ces ménages est cependant plus grande: ils peuvent exercer un certain choix parmi ces as­pirations et aussi dans les modes alternatifs possibles pour les satisfaire. Ils peuvent aussi établir un certain ordre de prio­rité et décider quand satisfaire l'une plutôt que l'autre. Ils exercent, en somme, un plus grand contrôle sur l'administration de leur budget. C'est d'ailleurs à ce niveau des décisions d'a­chat importantes mais occasionnelles de bien ou de service, dis­pendieux que Katona situait surtout l'exercice, par le consom­mateur, de sa rationalité économique.232 Une plus grande rigueur ou, à tout le moins, une conscience plus aiguë qu'une telle ri­gueur doit être exercée, devient alors nécessaire pour que le ménage puisse conserver son autonomie financière. Ajoutons à cela le fait que ces ménages disposent de sommes plus importan­tes, ce qui multiplie potentiellement le nombre de décisions à prendre et de gestes à poser (par exemple, voir à l'entretien de la voiture, réparer la maison, payer les comptes...).

12.2.4.- Les difficultés

On peut continuer à approfondir cette hypothèse, en considérant non plus seulement l'intensité des pressions qui s'exercent sur le ménage mais les réactions des ménages lorsque de telles pressions se manifestent. Nous avons d'abord demandé aux ménages s'ils avaient souvent, quelquefois, rarement ou ja­mais des difficultés à boucler leur budget. Les réponses à cette question sont rapportées dans le tableau suivant:

Tableau 124: Fréquence des difficultés à boucler le budget

 

Souvent

Quelquefois

Rarement

Jamais

Autres P.R.

Total

Pauvreté

2 5.6%

 32.9%

17.8%

23.3%

0.4%

100% (N:219)

Privation

14.7%

19.6%

17.2%

47 .8%

0.7%

100% (N:219)

Abondance

6.3%

15.7%

17.3%

59,4%

1.2%

100% (N:254)

Total (pondéré)

12.0%

21.4%

17.5%

46.9%

1.0%

100%

(N:636)

Ces données confirment en fait les résultats des tableaux précédents: les gens vivant dans l'abondance relative ont moins souvent de difficultés à boucler leur budget que ceux des autres catégories. On peut remarquer cependant une certaine pression chez ces ménages riches, dans le fait qu'ils connaissent (pour 40% d'entre eux) certaines difficultés à boucler leur bud­get. Les ménagés pauvres et, dans une moindre mesure, ceux qui vivent dans la privation, ont cependant plus fréquemment de pro­blèmes à joindre les deux bouts.

Il est encore plus intéressant, pour notre propos, de regarder ce que font ces ménages lorsqu'ils sont aux prises avec de telles difficultés. À cet effet, nous avons demandé aux ménages qui avaient déclaré avoir rarement, quelquefois ou souvent de la difficulté à boucler leur budget, ce qu'ils avaient fait la dernière fois qu'ils avaient eu à faire face à une telle si­tuation.

Tableau 125: Ce que les ménages ont fait la dernière fois

 

-A-

-B-

-C-

-D-

P.R.

Total

 

Pauvreté

43.1%

18.6%

3 5.9%

1.2%

1.2%

100%

(N: 167)

Privation

36.9%

17.8%

41.6%

2.4%

1.2%

100%

(N:  84)

Abondance

69 .0%

11.0%

15.0%

2.0%

3.0%

100%

(N: 100)

Total (non pondéré)

49 .0%

16.2%

31.3%

1.7%

1.7%

100%

(N: 351)

A- se sont débrouillés avec les moyens du bord, en attendant la prochaine paye (ou le prochain versement)

B- ont emprunté ou retardé le paiement des comptes (ce qui constitue une forme d'endettement)

C- se sont privés

D- autres

Il apparaît impossible dans un tel tableau d'éta­blir une progression entre les trois premiers éléments de solu­tion. Même si une telle progression fait défaut, l'interpréta­tion de ces résultats reste fort pertinente. On peut d'abord éta­blir que les ménages vivant dans la pauvreté ou la privation se sont davantage privés (solution C) que les riches. Or, la priva­tion à ce niveau manifeste soit la présence d'une certaine marge de superflu sur laquelle le ménage peut rogner, soit l'absence de d'autres alternatives. A cet égard, cette réponse reste plus dif­ficile à distinguer que la première (solution A): se débrouiller avec les moyens du bord peut soit signifier qu'il n'y a aucune autre alternative ou que le ménage dispose d'une certaine lati­tude qui, sans être perçue comme une privation, peut lui permet­tre de passer à travers la période difficile. Une chose cepen­dant permet de distinguer qualitativement entre ces deux répon­ses: c'est le type de conscience que chacune manifeste. La troi­sième alternative (solution C) indique que les ménages ont eu conscience d'être privés alors que dans le premier cas (solution A) ils peuvent soit être résignés à leur sort ou, au contraire, avoir le sentiment qu'ils jouissaient d'une certaine marge de ma­noeuvre. La façon dont la question a été posée ne nous permet évidemment pas de tirer des conclusions définitives. Si notre raisonnement est exact quant à une certaine prise de conscience d'une privation, celle-ci aurait été plus fréquente chez les ménages pauvres et ceux vivant dans la privation.

On peut aussi souligner que même si cette solution n'est pas la plus fréquente, une portion appréciable (plus pro­noncée chez les ménages pauvres ou dans la privation) a dû s'en­detter directement ou indirectement (retarder les paiements) pour passer au travers ces difficultés. Un tel endettement peut faci­lement devenir problématique dans la mesure où il pourra contri­buer à créer des difficultés futures.

12.2.5.- L'automobile

L'automobile constitue l'un des biens les plus va­lorisés de la société de consommation. C'est aussi l'un des plus onéreux. Sa possession est à la fois devenue un besoin pour ceux qui en ont une et demeurée une aspiration non ou mal satisfaite chez ceux qui n'en ont pas, mais en désireraient une ou chez les propriétaires d'autos insatisfaits. Nous avons déjà vu que 7 mé­nages sur 10, dans notre échantillon, sont propriétaires d'au moins une automobile.

Le tableau 126 permet de synthétiser les principa­les caractéristiques des ménages de l'échantillon en ce qui a trait à la propriété automobile. On peut d'abord y constater que celle-ci" est étroitement liée aux caractéristiques socio-économiques des ménages: les ménages riches en possèdent deux fois plus souvent que les ménages pauvres. Il est aussi caractéristique que les ménages en situation de privation soient très près des ménages ri­ches en ce domaine; ils montrent ainsi la présence non seulement d'aspirations mais aussi de comportements de consommation similai­res à ceux des couches plus aisées.

Même si les propriétaires d'autos sont moins nom­breux chez les ménages pauvres que dans le reste de la population, leur présence reste suffisamment forte (42.0%) pour révéler la force de l'attrait exercé par ce bien. En ce qui concerne la pos­session d'une seconde automobile, le phénomène était encore limi­té au moment de l'enquête et presque entièrement circonscrit aux couches plus favorisées de la population

Tableau 126: Caractéristiques de la propriété automobile

 

% ayant une auto

% ayant 2 autos ou plus

% ayant acheté leur 1ère au­to neuve

% s'étant en­dettés pour l'a­chat de l'auto

Pauvreté

42.0%

0.9%

33.6%

60 .8%

Privation

8 2.0%

2.4%

40.3%

59 .7%

Abondance

86.0%

7.5%

65.3%

59.3%

Total

70.6%

4.5%

50.8%

59.8%

(pondéré)

(N:636)

(N:636)

(N:445)

(N:445)

En ce qui concerne l'état de l'auto (neuve ou usa­gée) au moment de l'acquisition, les différences sont encore là étroitement liées au statut socio-économique: les riches ont ac­quis des autos neuves deux fois plus souvent que les ménages pau­vres, ceux dans la privation se situant entre les deux. Il faut souligner, au niveau global, qu'une auto sur deux a été acquise neuve par son propriétaire actuel: c'est là à la fois un signe de la force d'attraction du bien (le tiers des ménages pauvres qui ont une auto l'ont acquise neuve) et de l'ampleur aussi du marché de l'automobile usagée.

12.2.6.- L'endettement pour l'auto

En ce qui concerne la proportion des ménages pos­sédant une automobile et qui ont dû s'endetter pour l'acquisi­tion de celle-ci, le pattern est tout à fait différent: une pro­portion constante des ménages a dû s'endetter dans chaque caté­gorie. C'est à la fois une indication du poids que l'auto repré­sente dans le budget des ménages pauvres et dans la privation et aussi, une révélation de la proportion de ces ménages qui ont dû s'endetter au moment de l'achat d'une automobile usagée (au moins 1cas sur 2, pour les ménages pauvres et 1 sur 3, pour ceux vivant dans la privation).

D'autre part, en ce qui concerne le lieu d'emprunt pour l'acquisition de l'auto, le mode de catégorisation socio-économique que nous avons utilisé ne permet guère de tirer de con­clusions . Le nombre relativement élevé des ménages pauvres qui ont emprunté dans une banque, une caisse populaire ou une caisse d'économie, s'explique d'une part par les revenus plus élevés des chefs de famille nombreuse et d'autre part, par les plus fai­bles montants empruntés dans les cas d'achats d'autos usagées.

Il reste, au niveau global, que les vendeurs d'automobiles représentent une source de financement aussi importante que les compagnies de finance. Si on sait que le plan de financement a été offert par le vendeur, on ne peut toutefois affirmer avec certitude qui en est le véritable débiteur, du vendeur local, de la compagnie de financement du producteur (GMAC, Ford Acceptance. ou d'une compagnie de finance dont le vendeur était l'agent.

Tableau 127 : Lieu d'endettement pour l'achat de l'auto

 

Banque, Caisse populaire ou Caisse d'économie

Compagnie de finance

Finance ment offert par le vendeur

Autres

P.R.

Total

Pauvreté

29

15

7

5

56

Privation

43

18

17

2

80

Abondance

73

16

31

10

 

130

 

145

49

55

17

266

Cependant, nous verrons plus loin, contrairement à ce que laisse entrevoir ce tableau, que l'accès au crédit est beaucoup moins égalitaire.

A la question de savoir s'ils avaient dû s'endet­ter en surplus pour réparer, entretenir leur auto ou acquitter les primes d'assurance au cours de l'année et demie précédant l'enquête, seulement 16 personnes (ou 3.5% des propriétaires d'autos) ont répondu par l'affirmative, étant distribuées de façon égale d'une catégorie à l'autre.

Le tableau suivant nous permet de voir que la possession de cartes de crédit d'essence est liée au statut socio-économique. Les propriétaires d'autos issus de ménages riches possèdent plus souvent des cartes de crédit des sociétés pétroliè­res. Ce sont eux aussi qui les utilisent en plus grand nombre.

Tableau 128: Possession de cartes de crédit des sociétés pé­trolières (en rapport avec le nombre de proprié­taires d'autos par catégorie)

 

Possèdent une seule carte de crédit

 

Possèdent au moins 2 cartes de crédit

 

Total: % des prop. qui ont au moins une carte de cré­dit

 

Nombre de ceux qui se sont ef­fectivement en­dettés avec leur carte

Nombre de ceux qui ont des cartes

Pauvreté

13.3%

13 .9%

26.9% (N:92)

10/22

Privation

20.9%

14.9%

35.8% (N:134)

22/48

Abondance

23.7%

28.0%

51.6% (N:219)

59/114

Total (pondéré)

20.0%

20.5%

40.5%

91/184

Nous avons enfin demandé aux ménages qui possédaient une automobile, dans chacune des catégories socio-économiques, quel degré d'importance les dépenses pour l'automobile représentaient par rapport au budget, compte tenu de la situation financière du ménage. De façon constante, environ la moitié des ménages de cha­cune des catégories (soit respectivement 54.3%, 49.2% et 52.9% des ménages vivant dans la pauvreté, la privation et l'abondance) ont déclaré que ces dépenses étaient très ou assez importantes, ce qui illustre, dans une bonne mesure, la place imposante que le poste automobile occupe dans le budget familial.

12.2.7.- Le logement

Nous avons déjà vu que dans l'ensemble de l'échan­tillon, 56.7% des ménages étaient locataires. On peut remarquer, à cet égard, dans le tableau suivant, qui résume les principales caractéristiques des locataires, que si leur proportion reste à peu près constante d'une catégorie à l'autre, le montant moyen du loyer augmente régulièrement à mesure que le revenu s'élève,  passant de $82.94 par mois, pour les ménages pauvres à $106.25, dans le cas des ménages riches. Lorsque comparé avec le revenu mensuel moyen de ces ménages en 1970, on peut voir que les ména­ges vivant dans la pauvreté dépensent une proportion significa­tive plus élevée de leur revenu pour acquitter leurs obligations locatives. On peut ainsi juger du poids que représente cette dé­pense essentielle dans le budget des ménages à faibles revenus.

Tableau 129 : Principales caractéristiques des locataires

 

% de lo­cataires

Montant mensuel moyen de loyer

% du loyer sur le reve­nu mensuel moyen (1)

% des ménages endettés à la consommation

Pauvreté

58.9%

$82.94

26.2%

55.4%

Privation

54.0%

$92.04

15.8%

63.7%

Abondance

56.7%

$106.25

12.3%

61.3%

Total

56.7%

$96.54

16.9%

60.1%

(pondéré)

(N:636)

(N:361)

(N:361)

CN:361)

(1) le revenu mensuel moyen de toute la catégorie en 19 70: le loyer moyen est celui des locataires

On peut constater cependant que, proportionnelle­ment, les locataires sont plus souvent endettés à la consommation que la moyenne générale de la population(respectivement 51.5%, 59.5% et 59.8% pour les catégories de pauvreté, privation, abondance: voir tableau 106). Cette différence est surtout accentuée dans le cas des ménages pauvres et ceux vivant dans la privation: nous verrons d'ailleurs, un peu plus loin, (tableau 130), que ces différences sont encore plus significatives lorsqu'on compare entre eux locataires et propriétaires de ces mêmes catégories. On peut facilement émettre l'hypothèse qu'ayant un revenu limité, leur capacité d'endettement se trouve restreinte lorsque le mé­nage doit assumer les remboursements hypothécaires. De façon glo­bale toutefois, la propension à l'utilisation du crédit par les locataires croît avec la catégorie socio-économique suivant en cela la tendance générale. Nous avons demandé aux locataires de l'échantillon s'ils avaient déjà été en retard de plus d'un mois dans leur loyer, au cours de la dernière année; la faible proportion de réponses affirmatives (12 cas ou 2.7% du total pondéré) ne permet guère d'en tirer des conclusions.

12.2.8.- Les propriétaires

Les propriétaires des catégories pauvreté et pri­vation sont plus souvent endettés sur hypothèques que les ména­ges riches (respectivement 76.6% et 70.6% contre 52.7%). La det­te moyenne sur hypothèque des propriétaires endettés est cepen­dant plus élevée dans le cas des ménages riches (moyenne de $17,407) mais elle est à peine inférieure dans le cas des ména­ges de la catégorie privation (moyenne de $14,848). Les ménages vivant dans la privation sont donc aussi fréquemment endettés sur hypothèque que les ménages pauvres mais pour des montants moyens fort supérieurs, ce qui laisse supposer que la valeur moyenne de la propriété acquise est supérieure. Ils manifestent ainsi, encore une fois, leur position particulière: malgré leurs revenus moindres, ils tendent à suivre, dans une large mesure, les comportements des ménages plus riches, ce qui les oblige, dans ce cas particulier, à s'endetter plus souvent que les riches, pour des montants à peine inférieurs.

Tableau 130:. Principales caractéristiques des propriétaires

 

% de pro­priétai­res/tous ménages

% des pro­priétaires qui ont dettes sur hypo­thèque

Dette hy­pothécai­re moyen­ne des propr. en­dettés

Remb. hypoth. sur re­venu mensuel moyen(1)

% des propr. qui ont dettes à la con­sommation

Pauvreté

41.1%

76.6%

$ 7,920

24.6%

45.9%

Privation

46.0%

70.6%

$14,848

19.4%

54.5%

Abondance

43.3%

52.7%

$17,407

13 .9%

57,8%

Total

43. 2%

63.4%

$14,162:

18.1%

5 3.7%

pondéré

(N:636)

(N:275)

(N:180)

(N:180)

(N:275)

(1) le revenu mensuel moyen de toute la catégorie en 19 7 0: les remboursements moyens sont ceux des détenteurs de dettes seulement.

Le calcul du rapport du remboursement hypothécaire mensuel sur le revenu de 197 0 ramené sur une base mensuelle, ne permet pas d'avoir une vue entièrement exacte du poids que peu­vent représenter ces remboursements sur le budget familial. On n'y tient pas compte, en effet, des autres frais attachés à la propriété (réparations, entretien, taxes) ni des revenus que peut produire cette propriété. Si la comparaison avec les montants mensuels moyens de loyers payés par les locataires n'est pas jus­te, on peut, par contre, constater que ce fardeau occasionné par la propriété représente un poids sensiblement plus lourd dans le cas des ménages vivant dans la pauvreté.

12.2.9.- Les activités de consommation

Déjà, les comportements d'achats d'automobiles et l'analyse de la situation de logement des ménages nous permettent de dégager certaines tendances en ce qui concerne l'état compa­ratif de leur consommation. Nous avons vu que les ménages vivant dans la pauvreté sont moins actifs sur le marché de la consomma­tion que les autres ménages: dans le cas de l'automobile, ils sont moins souvent propriétaires d'autos et lorsqu'ils le sont, celle-ci a été moins souvent achetée neuve. Par contre, la pro­pension à l'endettement des propriétaires d'autos vivant dans la pauvreté est aussi forte que celle des autres catégories. Ils possèdent aussi moins souvent des cartes de crédit dont, de tou­te façon, ils font un usage limité. Lorsqu'ils sont locataires, ils paient des loyers moins élevés mais qui représentent une proportion plus élevée de leur revenu mensuel moyen de l'année précédente. Ils sont aussi souvent propriétaires que ceux des autres catégories, mais la valeur de leur maison (si le montant de la dette hypothécaire peut en être un bon indice) semble moin­dre. Comme propriétaires, ils doivent d'ailleurs s'endetter sur hy­pothèque plus souvent que les ménages riches. Lorsqu'ils sont propriétaires, ils montrent d'ailleurs une tendance plus marquée que les autres catégories à moins contracter de dettes à la con­sommation.

A l'autre extrême, nous avons vu que les ménages riches sont beaucoup plus souvent propriétaires d'automobiles que les ménages pauvres (deux fois plus, en fait), ils sont les seuls à montrer une quelconque tendance à la possession d'une seconde automobile. Leur auto, d'autre part, aura plus fréquem­ment été achetée neuve. Comme locataires, ils paient un loyer plus élevé mais qui représente une portion, proportionnellement, moins grande de leurs revenus. Enfin, comme propriétaires, la valeur de leurs propriétés (grossièrement évaluée en termes de leur dette hypothécaire) est plus élevée mais ces remboursements d'hypothèque représentent une portion moindre du revenu moyen de la catégorie. . .

Les ménages, dans la catégorie "privation" se si­tuent nettement entre les deux extrêmes. Dans certains cas, leur comportement s'apparente à celui des ménages pauvres tandis qu'à d'autres moments, ils s'approchent davantage des ménages riches. Ainsi, ils sont aussi souvent propriétaires d'autos que les riches mais celles-ci sont achetées neuves beaucoup moins fréquemment (ce en quoi ils ressemblent davantage aux ménages pauvres). Lors­qu'ils sont locataires, ils paient un loyer moyen intermédiaire qui tend à représenter une portion plus faible du revenu (ils se rapprochent alors des ménages riches). Par contre, ils utili­sent alors davantage le crédit à la consommation. Comme proprié­taires, ils sont presque aussi souvent endettés sur hypothèque que les ménages pauvres mais la dette hypothécaire moyenne tend da­vantage à ressembler à celle des riches (ce qui, avons-nous sup­posé, était le signe d'une plus grande valeur de la propriété). Il semble donc évident, du moins en ce qui concerne les domaines de l'automobile et du logement, que ces ménages manifestent, dans une certaine mesure, les contraintes propres aux deux autres catégories.

- les achats   

Pour approfondir davantage les activités de consommation des ménages, nous leur avons demandé s'ils avaient ache­té, au cours des dix-huit mois précédant l'enquête (depuis jan­vier 1970), une série de treize biens durables ou services et quel mode de paiement ils avaient utilisé. La nomenclature de ces items et le nombre d'achats effectués par les ménages, pour chacun,sont les suivants :

A- Si les ménages ont acheté

- téléviseur noir et blanc

66

- téléviseur couleur

50

- lessiveuse-sécheuse (un ou l'autre ou les deux)

88

- réfrigérateur

74

- poêle

61

- appareil stéréophonique

34

- gros meuble

86

B- Si les ménages ont fait des dépenses importantes pour

- voyage

105

- moto-neige

24

- équipement de camping

29

- équipement de sport

38

- chalet

13

- achat d'un terrain

15

Le total est vraiment impressionnant puisqu'en un an et demi, les ménages de l'échantillon ont déclaré avoir effec­tué un total de 683 achats de cette sorte, soit en moyenne, plus d'un par ménage. Tous les ménages n'ont cependant pas fait de tels achats: ceux-ci ont été le lot de 63% des ménages, ce qui donne une moyenne d'achat, par ménage, de 1.6 item. Le tableau suivant (tableau 131) permet de voir comment les acheteurs se répartissent selon les catégories socio-économiques.

 

Tableau 131: Activités de consommation par ménage

 

N'ont pas fait d'a­chat

Ont fait un achat

Ont fait plus d'un achat

Total

Moyenne d'achat par ménage (tou-tes catégo­ries)

Pauvreté

52.9%

3 6.0%

10.9%

100%

0.65

 

 

 

(N:219)

 

Privation

28.2%

4 2.9%

28.8%

100%

1.21

 

 

 

(N:163)

 

Abondance

17.3%

51.5%

31.1%

100%

1.35

 

 

 

(N:254)

 

Total . pondéré

29.3%

45.2%

99.8%

100%

1.12

 

 

 

(N:636)

 

La progression d'une catégorie à l'autre est très claire: moins de la moitié des ménages pauvres ont posé de tels actes de consommation, au cours des dix-huit mois précédant l'en­quête; cette proportion grimpe à plus des deux-tiers pour les mé­nages vivant dans la privation et atteint les quatre-cinquième dans le cas des ménages riches. Il est aussi intéressant de noter que les consommateurs les plus actifs (plus d'un achat) sont aus­si nombreux, dans les catégories de privation et d'abondance, que les ménages inactifs.

- le mode de paiement

Le tableau suivant d'autre part présente la distri­bution des modes de paiement utilisés pour le total des achats effectués (et non pour le total des acheteurs). Chose surprenan­te, on peut y constater que les achats à crédit dans chacune des catégories sont à peu près égaux en proportion, si ce n'est une légère tendance des ménages pauvres à utiliser un peu plus le crédit.


Tableau 132: Répartition des achats selon le mode de paiement

 

Entièrement comptant

Partie comptant Partie crédit

Entièrement à crédit

P.R.

Total

Pauvreté

64,3%

13 .3%

17 .5%

4.9%

100% (N:143)

Privation

74.7%

12.6%

10 .6%

2.0%

100% (N:198)

Abondance

68.4%

12.6%

12.6%

11.1%

100% (N:342)

Total pondéré

68.6%

12.8%

13 .5%

5.1%

100% (N:683)

De façon générale, nous avons vu que les ménages vivant dans la privation et l'abondance s'endettent beaucoup plus que les ménages pauvres. Or, en référant aux deux derniers tableaux, on peut constater que, du moins dans le champ de la consommation d'objets à crédit, cette situation n'est pas due à une propension plus grande de ces ménages à s'endetter mais plutôt à une activité de consommation plus grande. C'est d'ailleurs ce qu'on peut consta­ter dans le tableau suivant où nous avons distingué entre les con­sommateurs peu actifs (un achat) et ceux plus actifs (deux achats ou plus). A l'intérieur de chacun de ces groupes, nous avons alors établi la proportion de ceux qui avaient respectivement eu recours ou non à l'utilisation du crédit.

Tableau 13 3: Utilisation du crédit selon l'intensité de l'ac­tivité consommation (1)

 

Un achat

Deux achats et plus

Comptant

Crédit

 

Comptant

Crédit

 

Pauvreté

7 4.6%

25.3%

100% (N:7 5)

57.1%

42.8%

100% (N:21)

Privation

83.8%

16.1%

100% (N:68)

68.8%

31.1%

100% (N:45)

Abondance

75.6%

24.3%

100% (N:115)

72.9%

27 .0%

100% (N:210)

Total pondéré

77.1%

22.7%

100% (N:258)

67 .5%

32.4%

100% (N:140)

(1) exclut 32 non-réponses

On peut distinguer d'abord dans ce tableau, au ni­veau global (comparaison des totaux respectifs des deux catégo­ries de consommateurs), une légère tendance des consommateurs plus actifs à utiliser le crédit. Cette tendance est surtout marquée dans le cas; des ménages pauvres mais le nombre de ceux-ci (consommateurs actifs) est trop restreint (N:21)pour que-la relation soit vraiment significative. Dans chacune des deux ca­tégories (consommateurs actifs et non actifs), il y a donc peu de différences. Ceci tend à confirmer notre hypothèse que les différences d'endettement entre les catégories sont surtout dues davantage à une activité de consommation plus grande des ménages des catégories privation ou abondance. Lorsqu'on considère, en effet, uniquement les consommateurs actifs, les ménages des trois catégories montrent une grande similitude de comportement. Les ménages pauvres seraient donc soumis aux mêmes pressions de con­sommation que ceux des autres catégories et partageraient fonda­mentalement les mêmes aspirations à la consommation. Leur endet­tement moins élevé s'expliquerait simultanément par un manque de capacité de remboursement qui ne permet pas au ménage de s'en­detter pour consommer et une limitation plus grande dans l'accès au marché de la consommation qui ne leur permet pas d'être aussi actifs que les autres. Ces deux phénomènes découlent cependant d'une même cause fondamentale, soit l'insuffisance de revenu en fonction des besoins du ménage.

12.2.10.- L'épargne

L'épargne joue aussi un rôle important dans la fa­çon dont les ménages pourront répondre aux pressions qui s'exer­cent sur eux. L'épargne, comme nous l'avons déjà souligné, peut à la fois servir à assurer la sécurité du ménage (à court et à long terme), à amasser le capital nécessaire à un achat (maison, bien durable...) ou pour satisfaire une aspiration.... Elle peut aussi être utilisée pour protéger la capacité de remboursement du ménage et garantir le ménage contre les imprévus, les accidents. Nous avons vu qu'à mesure que les biens d'équipement du ménage aug­mentaient en nombre et en valeur (maison, auto...), un plus fort montant d'épargne pouvait devenir nécessaire pour assurer l'entre­tien et le roulement de ces biens. Le même raisonnement peut aussi s'appliquer dans le cas des dettes du ménage à mesure que celles-ci augmentent: le ménage a alors besoin d'un montant d'argent plus élevé pour se garantir contre les accidents et les imprévus. Dans ces deux cas, l'épargne devient une nécessité pour aider le ména­ge à conserver, à entretenir, à améliorer et même à renouveler ce qu'il a déjà acquis. Dans ce contexte, nous avons d'ailleurs noté qu'on pouvait plus difficilement parler d'un usage du crédit qui servirait uniquement à sauvegarder l'épargne et ce, d'une part, parce que l'inverse peut aussi être vrai (épargne qui protège la capacité de remboursement). D'autre part, c'est peut-être moins l'épargne en soi que le ménage veut protéger que l'usage qui en est fait (i.e. assurer la sécurité).

Nous avons même émis l'hypothèse, à savoir qu'en­dettement et épargne étaient devenus deux nécessités également indispensables pour le ménage, puisque ces deux instruments cons­tituent des outils importants du maintien et de l'amélioration du niveau de vie de ce dernier. On est cependant amené à consta­ter, lorsqu'on regarde les données de l'enquête, que l'accès à l'épargne est, dans une certaine mesure, aussi inégal que celui au crédit, On peut, en effet, constater, dans le tableau suivant, que les ménages pauvres, même si plus des ¾ en disposent, sont proportionnellement moins nombreux à avoir des épargnes. On peut également noter que l'avoir moyen de ceux qui en ont déclaré est moins élevé dans les catégories pauvreté et privation que chez les ménages riches. Ce montant moyen d'épargne reste inférieur, par ailleurs, à la moyenne d'endettement des ménages endettés: de façon générale, pour l'ensemble des catégories socio-économi­ques, c'est là l'indice d'une pression plus élevée qui s'exerce sur les ménages.

Tableau 134: Tableau synthétique de l'épargne, du revenu et de l'endettement

 

% de ménages ayant: des épargnes

Epargne moyenne des pos­sédants

Endettement moyen des endettés

Revenu moyen (toutes ca­tégories)

Pauvreté

79.4%

$ 652.04

$  984.07

$ 3,787

Privation

85.9%

$  978.38

$1,425.93

$ 6,947

Abondance

92.1%

$1,415.26

$1,424.73

$10,299

Total pondéré

87 .1%

$1,103.58

$1,300.28

$ 7,856.70

D'autre part, on peut remarquer, lorsqu'on regarde le type d'institutions avec lequel les épargnants font affaire, que les ménages vivant dans la privation ont un comportement si­milaire à celui des ménages riches. Seuls les ménages pauvres montrent un comportement différent. On note, en effet, chez eux une plus nette préférence envers les caisses populaires qui re­groupent, par ailleurs, plus de la moitié de la population de l'échantillon.

Tableau 135: Affiliation des épargnants (1)

 

Banque

Caisse populaire

Caisse d'économie

Total

Pauvreté

33.8%

60.0%

6.1%

100% (N: 180)

Privation

41.5%

49.6%

8 .8%

100% (N: 159)

Abondance

47 .9%

46.7%

5.3%

100% (N: 248)

Total pondéré

42.0%

51.5%

6.5%

100% (N: 587)

(1) exclut ceux qui n'ont pas de compte et ceux qui n'ont pas donné de réponse

On peut enfin mesurer, d'une certaine façon, dans le tableau suivant, les pressions qui s'exercent sur le ménage à l'égard de l'épargne. On peut d'abord constater que les ména­ges pauvres et dans la privation ont déclaré moins souvent avoir vu leurs épargnes augmenter dans les dix-huit mois précédant l'en­quête. Par contre, ils ont plus souvent jugé qu'elles avaient di­minué .

Tableau 136: Variations de l'épargne des ménages dans les dix-huit mois précédant l'enquête (1)

 

Ont augmenté

Ont di­minué

Sont restées stables

Ont va­rié dans un ou l'autre sens

Total

Pauvreté

12.6%

21.5%

3 6.3%

29.7%

100% (N:158)

Privation

13 .9%

22.1%

3 5.8%

27.8%

100% (N:122)

Abondance

29.6%

11.0%

39.5%

19.8%

100% (N:182)

Total pondéré

21.3%

16.4%

3 5.4%

26 .7%

100% (N:462)

(1) exclut les cas où cela ne s'applique pas (ménage qui vient d'être formé, pas de compte d'épargne) et les non réponses (3 cas seulement)

Si, dans l'ensemble, la majorité des ménages ont déclaré que leurs épargnes étaient restées stables ou avaient aug­menté, on peut voir qu'au niveau des ménages pauvres et dans la privation, la majorité a, au contraire, déclaré avoir vu les sien­nes varier dans un sens ou dans l'autre ou diminuer. Si notre rai­sonnement, en ce qui a trait au rôle de l'épargne, est au moins partiellement fondé, on aurait là un indice de la pression qui s'exerce sur ce secteur de la vie quotidienne de ces ménages, plus soumis aux contraintes d'insuffisance du revenu. L'épargne, dans leur cas, est moins en mesure de jouer son rôle stabilisateur.

Chapitre 13.- Le crédit et l'endettement

Plus tôt, dans le rapport, nous avons mentionné, à plusieurs reprises, que l'endettement des ménages constituait une obligation, une contrainte et un asservissement des ménages. Sur le fond, ce jugement ne nous semble pas excessif: la façon dont une partie des ménages doit subir la pression de l'endet­tement, le type de crédit disponible (plus dispendieux pour les ménages à faibles revenus), le genre d'influence exercée par les fournisseurs pour inciter les ménages à s'endetter et, de façon plus fondamentale, le contexte global de la consommation de mas­se qui a réussi à conditionner tant les motivations-besoins des ménages que leurs motivations-aspirations, sont autant de fac­teurs qui, dans le présent contexte, peuvent nous justifier d'adopter une telle optique. Les problèmes posés par l'utilisa­tion massive et désordonnée du crédit sont trop nombreux pour qu'on puisse envisager, de façon sereine, l'analyse de l'utili­sation du crédit par les ménages, dans une autre optique. C'est d'ailleurs cette vision choisie qui nous permet d'essayer de dégager une ligne de force dominante dans l'analyse des données et d'essayer de pousser toujours plus loin l'interprétation du phénomène.

13.1.- L'utilisation du crédit

Le crédit n'est pas cependant qu'une force destruc­trice. Lorsque le contexte s'y prête et que les conditions favora­bles en sont réunies, il peut s'avérer être, au contraire, un ou­til avantageux voire indispensable pour le ménage qui veut conser­ver son équilibre financier et améliorer ses conditions de vie. L'utilisation du crédit est devenue une nécessité pour les ména­ges qui veulent se procurer des biens durables ou autre chose. Comment effectivement, pourraient-ils se procurer les biens uti­les mais dispendieux (automobile, meubles...) qui sont rendus disponibles sur le marché? Idéalement, l'usage du crédit peut mê­me s'avérer être non seulement un instrument utile mais une opé­ration avantageuse pour le consommateur.

Dans l'évaluation des avantages qui peuvent décou­ler de l'utilisation du crédit, il faut d'abord distinguer entre deux niveaux d'analyse fort distincts. Le crédit doit d'abord être situé dans le contexte plus global de la société où il joue son rôle. En second lieu, il faut en disséquer la mécanique instrumen­tale pour déterminer quels sont les déterminants de son fonction­nement au niveau de la réalité socio-économique de la vie quoti­dienne des ménages. Certes, au niveau de la pratique concrète, ces deux niveaux sont étroitement interreliés mais une telle distinc­tion analytique peut seule permettre une démarche logique où les différents niveaux d'interprétation pourront être abordés succes­sivement pour ensuite être resitués en fonction d'un tout.

Le crédit à la consommation se situe,chez nous, dans un contexte global spécifique, soit celui d'une société de consommation où les comportements des individus et des ménages ont été profondément transformés. Le crédit à la consommation est né à l'origine même de l'expansion du phénomène de l'abondance (avec l'expansion de la production en série d'automobiles parti­culièrement et les changements qui en ont résulté dans le système de distribution). Il a été façonné par ses promoteurs, à différen­tes époques (les compagnies de finance et puis les banques), en fonction de l'expansion du phénomène de la consommation et il ré­pond fondamentalement aux mêmes impératifs. A cet égard, l'analy­se du crédit à la consommation ne peut donc se faire sans être si­tuée dans ce contexte plus général.

13.1.1.- Les niveaux d'analyse

Dans la première partie de ce rapport, nous avons d'abord essayé de décrire comment et dans quelles circonstances, la consommation de masse s'était développée au Québec. Nous avons alors tente  d'établir comment les transformations du système de production avaient amené la nécessité de transformations aussi profondes dans le champ social de la consommation. Dans un second temps, nous avons essayé de distinguer, parmi les différentes in­terprétations qui ont été apportées, celles qui nous semblaient le mieux correspondre à la réalité du phénomène. Nous avons en­suite tenté d'identifier quels étaient les principaux courants de pensée qui allaient progressivement permettre l'émergence d'une conscience plus réaliste et mieux articulée de la réalité.

Une grande partie de la discussion nécessaire au­tour du phénomène du crédit et des problèmes d'endettement des ménages se situe à ce niveau. Il s'agit alors d'identifier et de discuter des finalités du système de production, de cerner le rôle de l'appareil du crédit dans le fonctionnement du système de production, d'en évaluer l'impact.... L'analyse du fonction­nement des institutions de crédit, de la mécanique de leur arti­culation avec le reste du système économique se situent aussi à ce niveau.

Certes, l'idée de concevoir, au départ, que les intérêts des producteurs sont divergents et même antagonistes de ceux des consommateurs et que le crédit constitue un instru­ment privilégié du système de production pour encadrer le con­sommateur et déterminer son comportement permet déjà d'arriver à certaines conclusions: dans ce contexte, la situation d'endet­tement problématique des ménages ne peut être conçue comme au­tre chose que la marque d'un état de dépendance accentué, volon­taire ou non, face aux impératifs qui façonnent l'environnement de la consommation de masse.

A un autre niveau plus concret, on peut aussi, sans nécessairement faire abstraction de ces problèmes plus globaux, chercher à voir, dans le fonctionnement de l'appareil de crédit, comment les intérêts des consommateurs sont servis ou desservis par celui-ci. Il s'agit alors de voir comment les finalités du système peuvent être traduites dans la vie quotidienne des consommateurs mais aussi, dans le cours de l'analyse, d'essayer d'identifier cer­tains éléments qui, dans un contexte renouvelé, pourraient servir à l'émancipation des consommateurs. Nous avons déjà commencé à voir comment le contexte socio-économique manifestait son influen­ce de façon différente selon le niveau objectif des conditions de vie du ménage. Dans le présent chapitre, nous allons poursuivre cette démarche pour approfondir certains aspects de la situation d'endettement des ménages. Nous allons insister, de façon parti­culière, sur les conditions d'accessibilité au crédit et sur cer­tains aspects de la qualité du crédit consenti. Nous allons aussi explorer quelques manifestations de la conscience que peuvent avoir les ménages de leur situation d'endettement et conclure par l'ana­lyse de certains problèmes concrets posés par une situation d'en­dettement problématique.

13.1.2.- Un instrument d'amélioration

Le crédit peut déjà être, dans une certaine mesure, un instrument d'amélioration de leur sort, pour certains ménages, à condition que certaines conditions soient remplies. En premier lieu, le ménage doit avoir accès à un crédit avantageux pour lui. Le ménage doit aussi être en mesure de résister aux pressions exer­cées par le contexte de la consommation de masse, afin de pouvoir tirer le maximum de satisfaction de ses décisions d'achat. Son en­dettement ne doit pas non plus exercer des contraintes trop mar­quées sur le ménage au point d'obliger celui-ci à subir des pri­vations durement ressenties.

D'autre part, dans la mesure où le crédit peut fa­ciliter l'acquisition de biens matériels jugés essentiels au fonctionnement du ménage (poêle, réfrigérateur, auto même...) ou encore permettre la satisfaction de désirs ou d'aspirations for­tement intériorisés, il devient autant, sinon plus, nécessaire pour le ménage à faible revenu que pour le ménage riche. Il ne peut certes compenser que de façon temporaire à l'insuffisance de revenu puisqu'il entraîne, en retour, une obligation finan­cière dont le poids s'exercera sur le budget du ménage, pendant une période plus ou moins longue. Par contre, plus le revenu du ménage est faible, plus il sera difficile à celui-ci de se pro­curer les biens d'équipement nécessaires mais onéreux. A cet égard, il n'est pas exagéré de dire que le ménage à faible re­venu a autant besoin d'une marge d'honnête crédit de $500 que le ménage riche aura besoin d'un montant de crédit de $3,0 00 ou $4,000 pour satisfaire ses aspirations.

Une des conditions essentielles pour une utilisa­tion rationnelle et avantageuse du crédit consiste dans la pos­sibilité d'avoir accès à un crédit honnête. On peut déjà avoir une idée des conditions d'accessibilité par les ménages au cré­dit en considérant le nombre de ménages qui ont formulé des de­mandes d'emprunt au cours des dix-huit mois précédant l'enquête soit dans une caisse, une banque ou une compagnie de finance et regarder la proportion de ces prêts qui ont été refusés ou ac­ceptés.

On peut voir, à cet effet, dans le tableau 13 7, que 17 7 ménages ont effectivement formulé de telles demandes. De celles-ci, 48 ont été faites à des compagnies de finance, 66 à des Caisses populaires ou Caisses d'économie et 63 à des banques (soit respectivement 27.1%, 3 7.2% et 3 5.5% du total).

Environ le cinquième de ces demandes (soit 18.5%  de ces demandes) ont toutefois été refusées(soit 8 refus par les compagnies de fi­nance, 14 par les Caisses et 11 par les banques).

Tableau 137 : % des ménages qui ont formulé des demandes de prêts et % de refus

% des ménages de cha­que catégorie qui ont formulé des demandes de prêts (1)

% des prêts de cha­que catégorie qui ont été refusés (2)

Pauvreté

24.2% (N: 219)

30.2% (N: 53)

Privation

35.5% (N: 163)

13.8% (N: 58)

Abondance

25.9% (N: 254)

13.6% (N: 66)

Total pondéré

27.5% (N: 636)

18.5% (N: 177)

On peut d'abord constater dans la proportion des ménages de chaque catégorie qui ont formulé des demandes (colon­ne 1) que les ménages dans la privation ont été plus actifs que les autres à cet égard. Par contre, en ce qui a trait aux refus, ce sont les ménages pauvres qui ont été le plus fréquemment dans une telle situation. Deux tendances semblent donc se dégager: d'une part, les ménages vivant dans la privation indiquent une volonté plus grande d'avoir recours à des prêts personnels alors que les ménages vivant dans la pauvreté, qui ont formulé propor­tionnellement autant de demandes que les ménages riches, sont ceux qui ont eu à subir le plus haut taux de refus. L'analyse détaillée des dettes déjà encourues va nous permettre de fouiller davantage cet aspect de l'accessibilité au crédit.

13.2.- L'utilisation du crédit

On a déjà pu voir que, en ce qui a trait à l'endet­tement, les ménages pauvres étaient moins souvent endettés (51.5%) que les ménages dans la privation ou les ménages riches (respec­tivement 59.5% et 59.8%). L'endettement moyen des ménages pauvres endettés est aussi moindre ($984) que celui des ménages des au­tres catégories ($1,425 pour les ménages dans la privation et $1,4 24 pour les ménages riches).

13.2.1.- La distribution de l'endettement

Les deux tableaux suivants nous présentent d'une part, la distribution en nombre de l'ensemble des dettes par ca­tégorie socio-économique (tableau 138) et d'autre part, la dis­tribution des montants d'endettement globaux par institutions, selon les mêmes catégories. En ce qui concerne la distribution de chacune des dettes, on peut noter une certaine propension des ménages pauvres à moins utiliser les coopératives et les banques comme source de crédit et à privilégier les sources autres que les prêts personnels (grands magasins, magasins de meubles, au­tres magasins, autres sources...). A l'inverse, les ménages dans la privation et les ménages riches montrent une certaine préfé­rence à utiliser davantage le crédit sous forme de prêt person­nel que les autres sources.

Tableau 138: Distribution en nombre des dettes (rapports expri­més en %) selon le type d'institution et la caté­gorie socio-économique

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1. Caisses popu­laires et Cais­ses d'économie

9.7%

15.7%

13 .0%

12.7%

2. Banques (y compris cartes bancaires)

11.1%

15.1%

22.5%

17.2%

3 . Compagnies de finance (prêt per­sonnel)

12.8%

11.4%

10.2%

11.4%

4 . Compagnies de financement de ventes

5.7%

9 .5%

6.0%

6.9%

5. Grands magasins

21.3%

16.6%

18 .9%

19 .0%

6. Magasins de meubles et accessoires

7 .5%

4.7%

2.3%

4.6%

7 . Autres maga­sins

3.1%

1.4%

2.3%

2.3%

8. Autres det­tes (1)

28 .4%

24.3%

24.8%

25.8%

Total

100%

100%

100%

100%

(nombre total de dettes)

(225)

(210)

(302)

(737)

(1) comprend cartes de crédit automobile, professionnels, pa­rents et amis, colporteurs, sociétés d'utilité publique, compagnies d'assurance.

 

Tableau 139: Distribution des montants d'endettement globaux (exprimés en %) selon le type d'institution et la catégorie socio-économique

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1. Caisses populaires et caisses d'économie

 

16.1%

23.9%

20.2%

20.2%

2. Banques (y compris cartes ban­caires)

21.6%

29.2%

44.7%

34.3%

3. Compagnies de finance (prêt per­sonnel)

 

26.1%

 

17.3%

 

15.2%

 

18.3%

 

4. Compagnies de finance­ment de ventes

 

8.5%

9.9%

6.7%

8.0%

5 . Grands ma­gasins

8.9%

4.5%

7 .5%

6.9%

6. Magasins de meubles et accessoires

6.9%

2.4%

1.5%

3.0%

7 . Autres ma­gasins

1.0%

0.2%

0.4%

0.5%

8 . Autres dettes

11.5%

12.2%

4.7%

8.6%

Total

100%

100%

100%

100%

(Montant total d'endettement)

($111,200)

($138,316)

($216,559)

($469,775)

L'analyse de la distribution des montants d'endet­tement (tableau 139) accentue encore ces tendances. On peut y voir que les ménages pauvres empruntent des montants d'argent proportionnellement moindres aux banques et aux coopératives que les ménages des autres catégories. Par contre, on peut voir qu'en terme de montant, ils empruntent davantage auprès des compagnies de finance (prêt personnel). Ils utilisent plus aussi, dans l'en­semble, les sources de crédit autres que le prêt personnel. Ce dernier tableau met aussi en évidence la très forte proportion de leur crédit total que les ménages riches vont chercher, sous forme de prêts personnels, auprès des banques (44.7%) et des coopératives (20.2%). Au total, ces deux sources de crédit comp­tent pour près des deux-tiers de leur endettement total. Les mé­nages dans la privation vont aussi puiser plus de la moitié de leur crédit total auprès de ces mêmes institutions (23.9% auprès des coopératives et 29.2% auprès des banques). Les ménages pau­vres ne vont y puiser, par contre, qu'à peine un peu plus du tiers de leur crédit (respectivement 16.1% et 21.6%, pour les coopératives et les banques).

On peut donc déjà distinguer, à ce niveau, une cer­taine disproportion dans l'utilisation comparée des différentes institutions par les ménages de chacune des catégories. Cette disproportion devient d'autant plus significative que c'est au­près des banques et des coopératives d'épargne et de crédit que les ménages peuvent se procurer le crédit le moins coûteux. Ces inégalités dans l'accès au crédit méritent d'être étudiées plus en profondeur. C'est ce que nous allons tenter de faire, en deux phases successives: nous allons d'abord voir quelle est la répar­tition du marché du point de vue des institutions et, par la sui­te, ce qu'elle devient du point de vue des consommateurs. La com­paraison des deux approches nous permettra de constater le fossé qui existe vraiment entre les catégories socio-économiques quant à l'utilisation du crédit.

13.2.2.- Le crédit du point de vue institutionnel

Cette approche nous permet de voir, globalement, auprès de quels secteurs de la population, chacune des institu­tions est surtout active dans la réalité. En d'autres termes, il s'agit de déterminer auprès de quel type de consommateur, chaque institution réalise la plus grande partie de son chiffre d'affaire. Or, on sait déjà, à ce niveau, que les ménages riches et ceux vivant dans la privation, sont, non seulement plus sou­vent endettés que les ménages pauvres, mais aussi pour des mon­tants moyens supérieurs. Or, on sait d'autre part, que les ména­ges riches comptent pour près de la moitié de l'ensemble de l'é­chantillon (pourcentage pondéré de 49 ..8%), alors quelles ménages dans la privation comptent pour 21.9% et les ménages pauvres, pour 28.3%. On devrait donc s'attendre à ce que les institutions fas­sent la plus grande partie de leur chiffre d'affaire avec les mé­nages riches d'abord (à cause de leur importance numérique, leur fréquence d'utilisation du crédit et leur endettement moyen) et, dans une moindre mesure, avec les ménages vivant dans la priva­tion (leur faible importance numérique étant compensée, dans une certaine mesure, par leur propension à l'utilisation du crédit).

Tableau 140: Répartition du marché du crédit en terme d'impor­tance de la clientèle (nombre de clients) par catégorie socio-économique (données pondérées)

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1. Coopératives

19 .2%

30.0%

51.8%

100%

2. Banques (y com­pris cartes)

15.2%

21.8%

63.7%

100%

3. Compagnies de finance (prêts)

28 .4%

24.5%

4 6.0%

100%

4. Compagnies de financement de ventes

20.9%

3 3.5%

44.0%

100%

5. Grands magasins

28.2%

21.4%

50 .8%

100%

6 . Magasins de meu­bles et acces­soires

45.1%

2 7.2%

27 .7%

100%

7. Autres magasins

3 3.8%

15.1%

51.3%

100%

8. Autres dettes

27.7%

22.9%

49 .3%

100%

Total

25.1%

24.4%

51.2%

100%

En fait, le tableau 140 nous permet effectivement de constater que les ménages riches comptent pour plus de la moi­tié du nombre total de prêts à la consommation octroyés par les institutions. Malgré leur importance numérique relative moindre que les ménages pauvres, les ménages dans la privation comptent pour presque autant que ces derniers. Mais, le fait fondamental qui se dégage ici c'est que les ménages riches comptent pour près ou plus de la moitié de la clientèle de toutes les institutions sauf une (les magasins de meubles et accessoires qui ne détien­nent cependant que moins de 5% des dettes des ménages de l'échan­tillon) . Leur importance sur le marché est surtout marquée dans le cas des banques dont ils représentent près des deux-tiers de la clientèle.

Lorsqu'on regarde la situation du crédit en adop­tant le point de vue des institutions (distribution interne du marché de chacune d'elles), il n'est dons pas tout à fait exact d'affirmer, par exemple, que les compagnies de finance recrutent leur clientèle dans les couches les plus défavorisées de la po­pulation puisque bien que cette proportion soit inférieure à cel­les des banques et des coopératives, celles-ci recrutent encore près de la moitié de leur clientèle (respectivement 46.0% et 44.0% pour les compagnies de prêts personnels et de financement de ven­tes) dans ce réservoir privilégié que constituent les ménages évo­luant dans une abondance relative. En fait, l'analyse de la répar­tition du marché du crédit selon les montants de crédit consentis par les institutions aux différentes catégories socio-économiques (tableau 141), confirme ces tendances et même les accentue quelque peu.

Tableau 141: Répartition du marché du crédit selon le volume de prêt consenti par chaque institution aux ména­ges des différentes catégories socio-économiques (données pondérées)

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1.Coopératives

15.0%

29 .3%

56.6%

100%

2. Banques (y compris; cartes)

11.3 %

22.4%

68.8%

100%

3.Compagnies de finance (prêts)

27.8%

2 3.8%

47.8%

100%

4.Compagnies de finan­cement de ventes

20.5%

31.1%

48.3%

100%

5.Grands magasins

24.1%

15.4%

60.7%

100%

6.Magasins de meubles et accessoires

47.0%

23,. 2%

30.4%

100%

7.Autres magasins

36.8%

12.2%

51.2%

100%

8.Autres dettes

27.3%

37,.0%

35.3%

100%

Total

19 .1%

24., 6%

56.5%

100%

Cependant, comme nous allons le voir dans la sec­tion suivante, la réalité, perçue du point de vue des institu­tions, ne correspond guère à la perception qu'on en a lorsqu'on adopte plutôt le point de vue et les intérêts des consommateurs. L'analyse du point de vue institutionnel ne permet guère de ré­véler l'ampleur des inégalités qu'on retrouve pourtant dans l'ac­cessibilité au crédit. Ce genre d'analyse que les institutions font souvent en fonction de leurs besoins de planification, con­duit dans une bonne mesure à négliger, à peu près complètement, les véritables besoins des consommateurs.

Certaines indications, tirées du dernier tableau, permettent déjà toutefois de révéler le fossé qui existe entre les diverses catégories quant à l'accès au crédit. On peut d'a­bord y constater que les ménages pauvres constituent une propor­tion très peu élevée du marché des banques et des coopératives. A l'inverse, même s'ils constituent à peine moins de la moitié de leur clientèle, les ménages riches jouent un rôle relative­ment moins important dans le cas des compagnies de finance que dans le cas des banques ou des coopératives d'épargne et de cré­dit, ce qui laisse supposer une tendance plus prononcée chez les compagnies de finance à faire affaire avec les ménages les moins favorisés. On peut enfin déjà conclure, à ce stade, que les ména­ges à faibles revenus se voient contraints à utiliser le crédit le moins avantageux ("magasins de meubles et accessoires" et "autres magasins").

13.2.3.- L'accessibilité au crédit: point de vue du consommateur

Les tableaux précédents permettent de connaître quelle est la clientèle de chacune des institutions mais ne per­mettent pas de se faire une idée exacte de la propension réelle que les ménages de chacune des catégories ont pu démontrer dans l'utilisation de telle institution plutôt que de telle autre. Les différences de taille importantes, au sein de l'échantillon global, entre les trois catégories de ménages, influencent la perception de la situation dans une bonne mesure. On peut cependant éliminer ce biais en calculant la dette moyenne par ménage pour chacune des institutions et en établissant une nouvelle distribution du marché entre les institutions, à partir de la somme de ces dettes moyennes. On considère donc alors, de façon hypothétique, que les trois catégories socio-économiques ont une importance numérique égale au sein de la population.

Tableau 142: Répartition standardisée de l'endettement par ty­pe d'institution selon la catégorie socio-écono­mique (pauvreté = privation - abondance)

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1. Coopératives

16.4%

4 5.2%

38.2%

100%

2. Banques

1.3.1%

35.1%

51.9%

100%

3. Compagnies de fi­nance (prêts)

32.4%

35.9%

31.7%

100%

4. Compagnies de fi­nancement de ventes

22.6%

46.1%

31.3%

100%

5. Grands magasins

3 2.6%

30.2%

37.2%

100%

6. Magasins de meubles et accessoires

49 .2%

30.6%

20.3%

100%

7. Autres magasins

4 5.7%

17.9%

36.3%

100%

8. Autres dettes

28.8%

51.0%

20.1%

100%

Total

22.9%

38.4%

38.5%

100%

Ce tableau nous présente une image fort différen­te de la réalité. On peut d'abord constater, au niveau global, l'effort intense d'utilisation du crédit que font les ménages vivant dans la privation: lorsqu'on fait abstraction de leur im­portance numérique., ils contribuent en effet autant que les ménages riches à l'endettement global. Certaines tendances, déjà notées, sont d'autre part confirmées à nouveau dans le présent tableau: c'est le cas, par exemple, du traitement de faveur dont les ménages riches jouissent auprès des banques. La tendance des ménages pauvres à utiliser davantage le crédit des magasins de meubles et accessoires et des autres types d'établissement commerciaux se trouve ici accentuée. Ce tableau fait aussi ressortir quelques éléments nouveau qui sont pertinents à notre analyse: on peut ainsi remarquer que les ménages vivant dans la privation oc­cupent une place relativement importante dans la clientèle des coopératives d'épargne et de crédit et dans celle des compagnies de financement de ventes. Les caisses populaires, bien que leur accès soit encore difficile pour les ménages à faibles revenus, seraient donc plus accessibles que les banques aux catégories, intermédiaires de la population. On peut d'autre part, noter que dans le cas des compagnies de finance (prêts) et des grands maga­sins, la répartition du marché semble beaucoup plus équitable que dans le cas des autres institutions. Ces données sont intéressan­tes dans la mesure où elles permettent de formuler une hypothèse nouvelle: le crédit de mauvaise qualité (taux d'intérêts élevés) auquel les ménages à faibles revenus doivent avoir recours, serait moins dû, dans leur cas, à des pressions fructueuses des compagnies de finance (prêts personnels) et des grands magasins (puisque la distribution est à peu près égale) mais plutôt à un manque d'accès à des sources de crédit plus avantageuses (coopératives et banques) qui les pousse à utiliser un crédit plus facile d'accès pour eux mais aussi plus hasardeux (magasins de meubles et autres). Il ne s'agit pas ici de nier l'évidence des pressions exercées par les compagnies de finance mais plutôt d'établir qu'elles ont eu le mê­me succès auprès de toutes les couches de la population. D'un au­tre point de vue cependant, dans un contexte plus global où les ménages pauvres ont moins accès, de façon générale, au crédit, une distribution relativement égalitaire, dans le cas des compagnies de finance (prêts personnels) et des grands magasins, indique un effort certain de la part de ces institutions pour rejoindre cet­te clientèle.

Notons enfin que la forte proportion de ménages dans la privation qui ont recours aux sociétés de financement de ventes s'explique, dans une large mesure, par l'acquisition d'autos neuves ou usagées, mais à crédit, par les ménages de cet­te catégorie.

13.2.4.- L'inaccessibilité

Pour compléter la démonstration, on peut supposer, à partir de ces données standardisées pour les différences numé­riques entre catégories, que l'accessibilité parfaite au crédit existerait dans une situation où les ménages de chacune des ca­tégories détiendraient chacun le tiers du crédit total consenti par chaque institution. Cette hypothèse nous permet, dans un premier temps, de mesurer d'une certaine façon le degré d'inac­cessibilité ou de sur-accessibilité de chacune des catégories aux différents types de crédit. Le tableau 143 ci-après permet de résumer l'ensemble de la situation à cet égard. Notons que les indices exprimés ne sont que l'écart nominal entre une si­tuation d'accessibilité parfaite ou égale, telle que définie (33.3%) et la part effective du marché qui est détenue par cha­que catégorie. Le signe négatif indique une inaccessibilité re­lative et le signe positif, une sur accessibilité.


Tableau 143: Évaluation du degré d'inaccessibilité aux insti­tutions selon l'hypothèse d'accessibilité égale

 

Pauvreté

Privation

Abondance

1. Coopératives

- 16.9%

+ 11.9%

+  5.2%

2 . Banques

- 20.2%

+  1.8%.

+ 18.6%

.3. Compagnies de finance (prêts)

-  0.9%

+ 2.6%

-  1.6%

4. Compagnies de finance­ment de ventes

- 10.7%

+ 12.8%

-  2.0%

5. Grands magasins

-  0.7%

-  3.1%

4-  3.9%

6. Magasins de meubles et accessoires

+ 15.9%

-  2.7%

- 13.0%

7. Autres magasins

+ 12.4%

- 15.4%

+  3.0%

8. Autres dettes

-  4.5%

+ 17.6%

- 13.2%

Total

- 10.4%

+  5.1%

+  5.2%

On peut d'abord constater, à partir de ce tableau, que les ménages pauvres ont, dans l'ensemble, un accès difficile au crédit. Cette situation est cependant compensée par un accès plus grand des ménages vivant dans la privation et ceux vivant dans l'abondance. L'inaccessibilité des ménages pauvres est sur­tout marquée dans le cas des coopératives et des banques (degré d'inaccessibilité supérieur à celui de l'ensemble). Cela met aussi davantage en évidence la sur-utilisation qu'ils font de d'autres sources de crédit comme celui des magasins d'ameublement.

En contrôlant successivement, pour le nombre de prêts accordés aux ménages de chaque catégorie et pour le montant de ces prêts, il devient possible de mesurer l'importance qu'a chacun de ces deux facteurs dans l'explication de l'inaccessibi­lité ou la sur-accessibilité de chacune des catégories de ménages aux différentes institutions de crédit. Les indices ainsi élaborés (tableau 144) sont exprimés en fraction de l'unité (de 0.01 à 0.99), l'unité indiquant que toute la différence se trouve ain­si expliquée.

Tableau 144: Influence des facteurs, nombre de prêts et montant des prêts dans le degré d'accessibilité aux ins­titutions

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Montant

Nombre

Montant

Nombre

Montant

Nombre

1. Coopératives

.33

. 66

.07

.93

.94

.06

2. Banques

.33

.66

.06

.94

.37

.63

3. Cies de fi­nance (prêts)

 .66

.33

-.26

+ 1.26

4.81

-1.81

4. Cies de fi­nancement de ventes

.07

.93

-.19

+l.19

+1.60

-2.60

5. Grands ma­gasins

1.0

_

.80

.20

.82

.18

6. Magasins de meubles

.17

.83

-2.37

+l.37

+ .30

-1.30

7. Autres ma­gasins

.33

.66

.35

.65

.40

.60

Total

.79

.21

-.6 5

+ 1.6 5

.40

.60

Ce tableau doit évidemment être interprété en con­jonction avec le tableau précédent: seule nous importe effecti­vement ici l'explication des différences d'accessibilité les plus significatives. On peut d'abord constater, en ce qui con­cerne les coopératives, que l'inaccessibilité des ménages pau­vres (-16.9%, cf. tableau 143) s'explique davantage par le nom­bre de prêts (.66) que par le montant moyen (.33) des prêts consentis à ces ménages. Il est toutefois intéressant de noter que la sur-accessibilité des ménages dans la privation s'explique surtout par le nombre (.93) alors que celle des ménages riches s'explique surtout par le montant moyen des prêts (.94). On re­trouve sensiblement la même dynamique dans le cas des institutions bancaires si ce n'est que la sur-accessibilité des ménages riches s'explique surtout par le nombre de prêts consentis (.63).

Il est intéressant aussi de noter que l'inaccessi­bilité relative des ménages pauvres au crédit offert s'explique surtout par le moins grand nombre de prêts (.93), ce qui permet de constater, en retour, que ceux des ménages pauvres qui s'y en­dettent le font pour des montants comparables à ceux des autres catégories. On voit, par contre, que la sur-utilisation que les ménages dans la privation font de ce type de crédit dépend uni­quement du nombre de prêts contractés (+1.19), ce qui compense pour des montants d'endettement légèrement plus faibles.  La sur­utilisation que les ménages pauvres font du crédit accordé par les marchands de meubles et les autres marchands s'explique, en majeure partie, par le nombre de prêts consentis (.83 et .66 res­pectivement). Ce même facteur explique aussi les variations dans l'accessibilité au crédit des ménages dans la privation et riches pour ces deux sortes de crédit.

Notons cependant qu'au niveau de l'ensemble de la situation, les explications apportées par ce type de démarche va­rient sensiblement: ainsi, l'inaccessibilité des ménages pauvres à l'usage du crédit serait due surtout au montant moyen inférieur des dettes. Ceci s'explique par le grand nombre de petits prêts dans la catégories "autres prêts" et dont les montants sont peu élevés. On peut aussi noter que la sur-accessibilité des ménages dans la privation et des ménages riches s'explique surtout par le nombre de prêts consentis aux gens de ces catégories. Dans le cas des ménages pauvres, ces chiffres révèlent le caractère difficile, dans leur cas, de l'usage du crédit: les banques et" les caisses populaires, quand elles leur en offrent, leur permettent des mon­tants de crédit suffisants mais trop peu nombreux: en retour, ils doivent avoir recours, en plus grand nombre, à des ressources de crédit plus onéreuses.

13.2.5.- Les cartes de crédit

Les cartes de crédit constituent peut-être le phé­nomène le plus spectaculaire de l'expansion du crédit depuis le début des années '60. Cependant, même si les montants de crédit consentis par l'entremise de cartes ont augmenté à un rythme ac­céléré, ils ne représentent encore qu'une infime proportion du volume total de crédit consenti par les différentes institutions. Ainsi, par exemple, le volume de crédit des cartes bancaires (Chargex, Master Charge) représente à peine 5% du crédit à la consommation total offert par les banques.

On peut d'abord voir, dans le tableau suivant (tableau 14 5) que l'utilisation des cartes de crédit est aussi, et même davantage, inégalitaire que l'ensemble du crédit.

Tableau 145: % des ménages qui possèdent des cartes de crédit (banques, sociétés pétrolières, grands magasins) (par catégorie socio-économique)

 

Possèdent au moins une carte de crédit bancaire

Possèdent au moins une carte de so­ciété pétrolière

Possèdent au moins une carte de grand magasin

Pauvreté

2.7%

10 .0%

30.5%

Privation

-  5.5%

29.4%

28.8%

Abondance

7.0%

44.8%

49.2%

Total pondéré

5.4%

31.6%

39 .4%

Il faut cependant noter une certaine confusion chez les répondants dans la distinction à faire entre carte de crédit bancaire et carte de crédit de grand magasin: un certain nombre de répondants semblent en effet avoir situé leur carte de crédit ban­caire dans le groupe "cartes des grands magasins". Même si ce nom­bre n'est pas très élevé, il indique chez ceux qui ont répondu de cette façon, des lacunes assez sérieuses au niveau de la connais­sance de l'univers du crédit. D'autre part, il a été impossible, au niveau des données de l'enquête, de faire la distinction entre les véritables cartes de crédit des grands magasins (crédit varia­ble) et celles qui n'étaient que des cartes d'identification pour un compte courant ou un achat à tempérament. On peut néanmoins voir dans ce tableau que les ménages riches et, dans une moindre mesure, ceux dans la privation, possèdent plus souvent des cartes de crédit. Quant à leur utilisation, les montants d'endettement contractés à l'aide de telles cartes ont été inclus dans la dis­cussion de la section précédente.

On sait, d'autre part, que depuis l'entrée en vigueur du bill 45 (Loi de protection du consommateur), les institutions de crédit n'ont plus le droit d'émettre des cartes de crédit sans que celles-ci aient été sollicitées par les destinataires. Les ré­sultats du tableau suivant conservent cependant une certaine valeur anecdotique et démontrent le bien-fondé d'une telle réglementation. On peut y voir, en effet, qu'une proportion fort appréciable de ces cartes ont été reçues sans que le destinataire en ait fait la demande. Cette proportion est plus élevée chez les ménages riches, ce qui s'explique fort bien par les stratégies mêmes des institu­tions émettrices: celles-ci avaient en effet besoin, pour assurer la rentabilité de leurs opérations, de diffuser leurs cartes le plus largement possible et ce, malgré les risques ainsi encourus; ce faisant, elles visaient surtout à atteindre les ménages plus à l'aise sur le plan financier et dont la solvabilité était moins douteuse. Il reste cependant que près du tiers des cartes reçues par les ménages vivant en-dessous du seuil de pauvreté l'ont été sans qu'aucune demande n'ait été faite.

Tableau 146: Mode de réception des cartes de crédit selon le statut socio-économique

 

Ont fait ap­plication

N'ont pas fait appli­cation

Les deux (1)

Total

Pauvreté

66.3%

30.5%

3.1%

100% (N:95)

Privation

50.0%

47.1%

2.8%

100% (N:104)

Abondance

4 6.3%

48.2%

8.5%

100% (N:257)

Total pondéré

52.7%

42.9%

4.3%

100% (N:456)

(1) dans le cas des ménages ayant plus de deux cartes d'un même type

13.2.6.- La durée du prêt

La durée du prêt consenti (celle qui restait à cou­rir au moment de l'enquête233) peut aussi constituer un indice important du poids que peuvent représenter les dettes sur le bud­get familial. Or, on peut constater, à cet égard, dans le tableau 147, que les prêts consentis par les banques sont, en moyenne, plus longs que ceux consentis par les autres institutions. Dans la mesure où le crédit bancaire est une source d'approvisionnement avantageuse pour les ménages, mais qu'il est surtout utilisé par les ménages riches, les ménages pauvres surtout et, dans une certaine mesure, les ménages dans la privation, sont doublement défavorisés.

On peut remarquer aussi que les ménages pauvres ont tendance à avoir des dettes plus longues auprès des sources de crédit les moins avantageuses (compagnies de finance-prêts, so­ciétés de financement de ventes, magasins de meubles et acces­soires et autres magasins). C'est là certes un indice important de la détérioration de leur situation financière.

Tableau 147: Durée moyenne des prêts par institution et mon­tant global de remboursements mensuels par mé­nage

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

1. Coopératives

15.4 mois

14.1 mois

15.4 mois

14.9 mois

2 . Banques

21.1

20.7

22.6

21.8

3. Compagnies de finance (prêts)

23.7

19 .5

16.0

18.9

4. Compagnies de financement de ventes

16.7

12.1

14.7

14.1

5. Grands maga­sins

8 .9

7 .6

10 .3

9 .25

6 . Magasins de meubles et accessoires

18.6

12.1

9 .3

14.0

7. Autres maga­sins

9 .9

2.7

3 ,5

4.6

Total

14.7

14.8

15.0

14.9

-Remboursement men­suel total moyen: tous ménages

$34.57

$57.24

$56.66

$50 .52

-Remboursement men­suel total moyen: ménages endettés

$66.99

$96.18

$94.69

$87 .27

En % du revenu des ménages endettés le mois précédent

16.3%

16.6%

12.5%

14.4%

Les montants de remboursement mensuel total moyen (pour tous les ménages ou seulement les ménages endettés) sont plus élevés pour les ménages riches que pour les ménages pauvres. Ceux des ménages vivant dans la privation, par contre, sont aussi élevés que ceux des ménages riches. Lorsqu'on considère cependant la proportion que représentent ces remboursements par rapport au revenu mensuel brut du mois précédent, la proportion est plus é-levée pour les ménages pauvres et dans la privation que pour les ménages riches. Les ménages pauvres étant déjà plus serrés dans l'administration de leur budget (capacité de remboursement moin­dre et pressions des autres besoins), on peut affirmer que ces remboursements leur imposent un fardeau proportionnellement plus lourd à porter. Notons cependant qu'il ne s'agit ici que de moyen­nes, soit d'une mesure tout à fait aléatoire de la réalité. Nous reviendrons plus en détail sur l'impact de l'endettement sur le budget familial un peu plus loin.

13.3.- On achète quoi à crédit?

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que les ménages de l'enquête avaient été particulièrement actifs quant à l'achat de biens durables. Dans une proportion appréciable des cas, les ménages ont aussi déclaré avoir fait usage du crédit de façon partielle ou totale. Dans la présente section, nous allons voir, en premier lieu, quelques traits de l'évolution dans la con­sommation de biens durables. Nous étudierons, par la suite, le type de prêt (raisons ou motifs des prêts) consenti par certaines ins­titutions et compléter enfin cette discussion, par l'analyse de quelques données pertinentes de notre enquête.

13.3.1.- Évolution historique

Au préalable, il importe de rappeler que le crédit à la consommation a fait son apparition à la même époque que l'in­troduction de nouveaux procédés de production, c'est-à-dire les techniques de production en série et de chaînes de montage, notam­ment dans l'industrie automobile. Le tableau 149 ci-après montre d'ailleurs que les dates d'incorporation des principales compagnies de finance, et des sociétés de prêts se situent dans les années '20, dans le premier cas, et dans les années '30, dans le second.

Par ailleurs, l'expansion du crédit à la consomma­tion ne date pas de l'après-guerre, comme on a souvent tendance à le croire. Car, dans la mesure où le développement du crédit doit être mis en parallèle avec celui de l'ensemble de l'économie, com­me le fait le tableau 148 ci-après, on a tôt fait d'observer que le volume du crédit atteint par rapport au PNB, en 1938, ne sera dépassé à nouveau qu'en 1962.

Tableau 148: Rapport du volume des créances actives sur le PNB au Canada, 1938-1972

1938

48

50

52

54

56

58

60

62

64

66

68

70

72

11.5%

5.5

6.8

6.8

8.5

9.1

9.5

10.6

11.1

12.2

12.3

13 .4

13 .5

14.37

Bref, le crédit à la consommation s'est développé à partir de l'ère de la production de masse. Et la correspondan­ce dans le temps de ces deux développements économiques confirme la thèse énoncée dans les chapitres précédents, à savoir que le développement accéléré des forces productives de l'économie capi­taliste nécessitait la création d'une demande additionnelle, sans modifier substantiellement la part respective de rémunération du capital et du travail.

L'arrivée du crédit à la consommation sur le marché coïncide également avec l'apparition de biens appelés durables. Ces biens, dont le coût d'acquisition est élevé et dont l'usage s'étend sur plusieurs années, sont également indivisibles, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent être acquis par étape et doivent donc être payés d'un seul coup.

Il s'agit en fait du bien typique financé par le crédit à la consommation, car les ménages de classe moyenne qui désirent se le procurer n'ont pas les liquidités suffisantes pour l'acheter au comptant, mais peuvent y accéder par l'emploi du crédit: ils disposent d'une marge de manoeuvre dans leur budget qu'ils peuvent affecter au remboursement de dettes à la consom­mation. Ce raisonnement peut également s'appliquer aux ménages plus riches qui vivent en fonction d'un niveau de vie trop éle­vé qui ne leur permet pas d'amasser des épargnes suffisantes pour financer de tels achats.

Tableau 149: Dates d'incorporation des principales compagnies de finance et de petits prêts

A- Compagnies de finance (1)

1916

Garanty Securities Corp. (par la suite Continental Ga-rentee Company of Canada Ltd)

1919*

GMAC (General Motors Acceptance Corporation), General Motors Acceptance of Canada Ltd. en 1953

1919

Commercial Credit Company Ltd. (Commercial Credit Corp. Ltd. en 1947)

1920*

Traders Finance Corporation Ltd.

1922

Canadian Acceptance Corporation Ltd. (US)

1923*

Industrial Acceptance Corporation Ltd.

* regroupaient 2/3 des actifs de l'industrie en 19 60.

B- Compagnies de petits prêts (1)

1928

Central Finance Corporation (Household Finance Corpora­tion of Canada 19 39)

1930

Discount and Loan Corporation (Beneficial Finance Com­pany 1956)

1947

Canadian Acceptance Company

1960

Laurentide Finance Company

1960 .

Brock Acceptance Company

(1) E.P. Neufeld, "The Financial System of Canada", MacMillan, Toronto, 197 2, chapitre 10.

Tiré de "Les Assoiffés du crédit", Fédération des ACEF, Editions du Jour, 19 73, Montréal

En fait, les résultats de l'enquête ACEF de 1971 confirment, de façon convaincante, que le crédit à la consomma­tion sert d'abord et avant tout à faire l'acquisition de biens durables et plus particulièrement les automobiles. Le crédit con­tinue donc de remplir son rôle de catalyseur de la demande et, plus singulièrement, de favoriser l'accès du plus grand nombre possible de ménages à la consommation de ces biens durables.

13.3.2.- Crédit et orientation de la consommation

Notre objectif, dans cette sous-section, est de retrouver l'influence de cette orientation du crédit dans les grandes données économiques. Au départ, il faut constater que la consommation de ces biens durables a acquis une place de plus en plus importante dans l'ensemble des dépenses des ménages au Canada et au Québec (cf. tableau 150).


Tableau 150: Répartition en % des dépenses des ménages en biens durables, non-durables et services; Qué­bec 1951-197 2, dollars courants et constants

Dollars courants

 

Biens durables

Biens non

durables

Services

1951

12.28%

58.32%

29.39%

1954

12.43

53.87

33 .68

1957

13.0 9

51.96

34.94

1960

12.87

50.07

37 .04

1963

14.54

50.38

35.06

1966

15.33

48 .66

35.99

1969

14.92

46.06

39.04

1970

14.02

47 .14

38.82

1971

14.40

45.56

40.03

1972

14.98

45.66

39 .35

1973

15.71

46.27

38 .01

Dollars constants

 

1951

11.25%

54.30%

34.44%

1954

11.67

52.50

35.81

1957

12.73

51.25

36.00

1960

12.63

50.14

37 .22

1963

14.96

50.24

34.78

1966

16.80

48.22

34.96

1969

16.95

46.51

36.52

1970

15.96

48 .22

35.81

1971

16.54

46.78

36.66

197 2

17.53

46.53

35.92

1973

19.13

45.85

31.01

L'évolution de la part des biens durables dans la consommation totale des ménages ressort beaucoup plus nettement en dollars constants que courants. C'est donc dire qu'en volume, les ménages ont presque doublé leur consommation de biens dura­bles, alors qu'en termes de déboursés monétaires, les ménages ont accru leur consommation de ce type de biens, dans une proportion moindre.

On ne peut employer les données exprimées en dol­lars constants pour traduire le panier de biens et services ache­té par les ménages, car ceux-ci paient les biens et services ache­tés en dollars courants. Mais, il est certain cependant que les données en dollars constants font ressortir la hausse en volume (nombre d'unités consommées) de ces biens définis comme indivi­sibles et dont le coût d'acquisition élevé favorise l'expansion du crédit.

Maintenant que nous avons établi un lien théorique entre crédit à la consommation et achat de biens durables, que nous avons relevé une coïncidence dans le temps de l'expansion de l'un et l'autre, il nous reste à montrer l'influence des variations de consommation de ce type de biens sur l'expansion du crédit. Nous pourrons, si cette influence se concrétise dans nos séries statis­tiques, conclure à la présence réelle d'une relation achat de biens durables-crédit à la consommation au niveau de l'ensemble du sys­tème économique.

Il ne faut pas confondre ici entre l'emploi du cré­dit que nous cherchons à situer parmi les grands agrégats économi­ques et l'influence du crédit sur l'expansion de ces agrégats, c'est-à-dire l'estimation du degré de stimulation de l'activité économique par l'expansion du crédit, thème sur lequel nous re­viendrons .

Pour qualifier cette relation entre croissance de l'achat en biens durables et expansion du crédit, nous avons mis en parallèle la croissance annuelle en volume de l'une et l'autre variable, pour la période 1954-197 3 au graphique 9 ci-après. Il en ressort une évolution fort parallèle de l'une et de l'autre variable. Nous ne cherchons pas ici à prouver que seules les variations d'achats de biens durables déterminent l'évolution du crédit à la consommation.

Mais, ce parallélisme de nos deux variables, sur une aussi longue période et qui s'exprime dans des variations, tant à la hausse qu'à la baisse d'un même ordre de grandeur, nous permet de conclure à l'existence d'une relation ferme entre les deux variables. Par conséquent, si les amplitudes de nos deux variables coïncident, on peut en déduire que le crédit sert, pour bien des ménages, à l'acquisition de biens durables, puisque lorsque les biens durables sont consommés davantage, le crédit augmente lui aussi et la relation se maintient en cas de ralentis­sement de consommation.

Un test plus précis que la concordance de sommets et de creux d'une courbe consiste à comparer le taux de croissan­ce à long terme de ces deux agrégats avec les taux de croissance annuels. Il s'agit ici d'une mesure de la croissance relative de chacun de ces agrégats, une fois retranchée leur croissance res­pective de long terme. Ainsi, ressort davantage, une sorte de croissance autonome d'une année donnée.

Graphique 9: Variations de croissance entre crédit à la consom­mation et achats de biens durables, Canada 1954-1973

   

- taux de croissance respectifs

Le tableau 151 résume cette évolution. On y retrou­ve la même conclusion essentielle que dans le graphique ci-haut : pour 17 des 20 années de notre période d'analyse, les taux de croissance annuels de la consommation de biens durables et du cré­dit se situent simultanément au-dessus ou en-dessous de leur taux respectif de long terme. En d'autres mots, on peut déceler, dans ce tableau, que les variations de croissance de ces deux agrégats sont simultanés dans le temps.

Ces constatations ajoutées aux résultats de l'en­quête que nous avons menée nous semblent confirmer, de façon plus complète, l'emploi du crédit aux fins d'acquisition de ce type de biens. Il s'agissait ici de relever dans l'ensemble de l'éco­nomie, des prolongements aux résultats des enquêtes individuelles quant à l'emploi du crédit.

De plus, sachant qu'une forte proportion des ména­ges recouraient au crédit pour l'achat d'automobiles, nous avons comparé l'évolution de la croissance des ventes d'auto par les marchands à celle du crédit au cours de la période 1954-1973.Un rapide examen des données du tableau 151 nous porte à croire que ces résultats sont véridiques puisque dans 16 des 20 années de notre période, la croissance des ventes d'automobiles et celle du crédit suivent la même tangente par rapport à leur croissance respective de long terme.


Tableau 151: Taux de croissance annuel de la consommation de biens durables, des ventes de marchands d'automobile et des créances actives au Canada, 1954-73

 

Taux de croissance annuel du crédit

Taux de croissance consomm. de biens durables

Taux de crois­sance annuel des ventes d'automo­bile

T. ann.

T. ann. de L.T.

Excédent ou défi­cit

1954

7.82

11.8

-

-2.17

8.68

-

-10.77

7.34

-

5

21.36

"

+

17.87

"

 

17.51

 

+

6

13.98

"

+

11.9 2

"

 

7. 57

+

 

7

 3.76

"

-

1.61

"

-

- 1.97

 

-

8

9.13

"

-

4 .43

"

-

- 2.44

"

-

9

13.60

"

+

9 .59

"

 

8.69

 

+

60

8.91

"

-

1.88

"

-

- 1.89

"

-

1

7.43

"

-

3 .98

"

-

- 1.93

 

-

2

10.41

"

-

10.81

"

+

13.77

"

+

3

12.20

"

+

10.67

"

+

12.00

 

 

4

16.87

"

 

10.49

"

+

9.05

"

+

5

14.4 2

"

+

11.51

"

+

15.58

 

 

6

8.69

"

-

7.96

"

-

3.90

"

-

7

10.7 7

"

-

7.74

"

-

2.18

 

-

8

14.39

"

 

9 .78

"

+

6.33

"

-

9

12.96

"

+

7.40

"

-

1.73

 

-

70

5.13

"

-

-2.53

"

-

-12.49

"

-

1

8.35

"

-

14.38

"

+

17.32

"

+

2

17.15

"

+

16.12

"

+

15.00

"

+

3

19.07

"

+

20.17

"

+

19 .44

"

+

13.3.3.- L'emploi du crédit

Si nous quittons maintenant cette dimension macro­économique de notre analyse de l'emploi du crédit pour examiner l'emploi du crédit consenti par certaines institutions pour les­quelles des données existent à ce sujet, le même diagnostic res­sort à nouveau.

Dans le cas des compagnies de financement des ven­tes, il est clair que les prêts qu'elles octroient servent exclu­sivement à l'achat de: biens durables, qu'il s'agisse de voitures ou autres biens-meubles, car ces entreprises ne font pas de prêts sur reconnaissance de dettes (cf. tableau 152). Notons ici, pour éliminer toute confusion, que les prêts des compagnies de finan­ce au secteur commercial et industriel ne font pas partie des sta­tistiques de crédit à la consommation au Canada. Cependant, il est évident que la diminution de la part des activités des compagnies de finance dans le secteur biens de consommation (55.6% des prêts consentis dans les biens de consommation en 1972 contre 72.7% en 1965) reflète la dure concurrence des banques et des Caisses po­pulaires sur le marché du crédit qui oblige les premières à di­versifier leurs activités.


Tableau 152: Répartition proportionnelle par genre de marchan­dise des crédits pour achat à tempérament ou dé­tail (consenti et à recouvrer), Québec 1965-1972

 

1965

1967

1969

1971

1972

Voitures partic. neuves

37 .6%

41.8%

42.7%

30.8%

31.6%

Voitures partic. d'occasion

20 .9

19 .7

16.3

11.9

9.9

Autres biens de consommation

14.2

14.0

11.5

13.8

14.1

Véhicules util. neufs

7.4

8.7

10.8

23.9

26.5

Véhicules util. d'occasion

2.3

2.6

2.7

3.1

3.7

Autres biens commerciaux et industriels

17.4

12.9

15.7

16.3

14.0

Total

100%

100%

100%

100%

100%

Biens de consommation

72.7%

75.5%

70 .5%

56.5%

55.6%

Commerciaux et industriels

27.1%

24.2%

29.2%

43.3%

44.2%

Total

100%

100%

100%

100%

100%

Par ailleurs,de telles informations n'existent pas pour les banques. On peut retrouver cependant certains indices de l'emploi du crédit à la consommation accordé par les Caisses popu­laires .

Tableau 153: But des prêts consentis en % du total 1968-1970

Prêts sur reconnaissance de dettes, coopératives d'épar­gne et de crédit

 

Consolid. de dettes

Autom.

Répar. de maisons

Immeu­bles

Maté­riel

Autre (1)

Total

1968

23.9

30.5

7.02

11.02

7.65

19.91

100

1970

18.02

26.29

9.63

6.23

12.88

26.95

100

(1) comprend placement, éducation, soins médicaux et dentaires, vacances, impôts et taxes et dépenses d'exploitation.

Au cours des deux années pour lesquelles nous avons inscrit des données, on retrouve à nouveau les voitures comme bien dominant de liste financé par le crédit à la consommation des Caisses populaires au Canada. Puis, on retrouve d'autres catégo­ries de biens qui, sans nécessairement faire partie des biens du­rables, en ont les caractéristiques d'indivisibilité et de coût d'achat élevé. Nous songeons ici aux matériaux servant à la répa­ration de maisons, aux immeubles et le matériel, en général, non spécifié dans le Bulletin Statistique où sont puisées ces infor­mations.

Ce tableau fait également voir l'importance acquise au cours des années par le financement d'autres types de biens et services, tel les soins médicaux, l'éducation et le paiement des impôts et taxes... (19.91% du total des prêts consentis en 1968 contre 26.95% en 1970).

Ce tableau nous permet enfin de mesurer l'ampleur du phénomène de la consolidation de dettes dans l'expansion du crédit au Québec et au Canada, depuis 1950. Non seulement envi­ron 20% des prêts octroyés par les Caisses populaires servent au refinancement d'achats antérieurs dont les ménages ne peuvent plus supporter les contraintes budgétaires inhérentes,mais en plus, une proportion plus élevée encore des prêts des sociétés de prêts servent à cette fin.

En effet, la section des Assoiffés du crédit234, concernant la consolidation de dettes comprend un tableau qui indique qu'entre 1958 et 1970, jamais moins de 40% du volume de prêts des sociétés de petits prêts au Canada ont été consentis à des fins de remboursement de- prêts contractés antérieurement (consolidation de dettes).

Quoique la proportion de ce type de prêts dans le volume total de crédit accordé par ces sociétés semble devoir diminuer depuis lors,235 il reste cependant que la nécessité, pour plusieurs ménages, de financer une seconde fois des emprunts antérieurs, avec les extravagants coûts de financement addition­nels qui s'ensuivent, représente un des usages les plus importants du crédit, après le financement de l'achat de biens durables.

13.3.4.- Son caractère cyclique

Avant de conclure cette section, il faut rappeler le caractère cyclique de l'expansion de l'achat de biens durables des ménages. De fait, ce cycle origine, en partie, tout au moins, de la nécessité de renouvellement des équipements ménagers et du parc automobile. D'où les espèces de bonds discontinus à la fois de la consommation de biens durables et de l'expansion du crédit.

Il est intéressant à ce sujet de rappeler lespré­ visions du Conseil Économique du Canada faite en 196 7 et quipré­ voyaient une accélération de la dépense en biens durables auCa­ nada, au début des années '70, relativement à l'ensemble desdé­ penses des ménages (cf. graphique 10).

Or, effectivement, les tableaux antérieurs indiquent une accélération substantielle de la consommation de biens dura­bles au début des années '70 (en fait, 1971-72-73) et l'expansion parallèle du crédit à la consommation. Les résultats atteints dé­passent même largement les prévisions du Conseil.

Bref, le crédit à la consommation a d'abord servi à financer l'achat de biens durables. Et, en 1974, bien que les ménages empruntent pour satisfaire des besoins plus diversifiés, l'emploi du crédit à. sa fin initiale demeure encore largement do­minant. Et l'inflation récente dans les biens essentiels, doublée du mouvement de hausse, plus récent, des prix des biens durables, risque de confirmer cette tendance pour plusieurs années encore.

Et, il faut bien voir que l'ensemble du système s'accommode assez bien de ces restrictions à l'usage du crédit. Car l'accroissement de production de biens durables, suite à la demande accrue des ménages capables de se les procurer, grâce au crédit, comporte des effets d'entraînement beaucoup plus puissants sur la croissance économique.

En effet, les multiplicateurs de revenus et d'em­ploi de ce type de dépenses et l'effet accélérateur des investis­sements devenus nécessaires par suite de l'expansion du crédit et donc de la consommation de ce type de bien, sont beaucoup plus élevés que dans le cas d'une élévation de la consommation de biens non-durables ou de services. De telles répercussions dans le système économique de cet usage spécifique du crédit sont strictement conformes au rôle de celui-ci, dans le processus d'accumulation de capital du système.

Source: Conseil Économique du Canada

Les données de notre enquête nous permettent, dans une certaine mesure, de lever le voile sur les activités des ban­ques. On peut ainsi voir, dans le tableau 154 que les prêts ac­cordés par les banques aux ménages de notre échantillon ne diffè­rent pas sensiblement de ceux accordés par les Caisses populaires, par exemple. Ainsi, sur 94 de ces prêts, 3 2.9% ont été consacrés à l'achat d'automobiles et 20.2% à des consolidations de dettes.

Tableau 154: Raisons des prêts bancaires

 

Nombre

%

- achats d'autos

31

32.9%

- réparations ou améliorations de maisons

3

3.2%

- consolidations de dettes

19

20.2%

- autres

36

38.2%

- P.R.

5

5.3%

Total non pondéré

94

100%

De façon générale, le tableau 155 permet de compa­rer les raisons invoquées par les ménages des différentes caté­gories pour les prêts personnels qu'ils ont contractés auprès de banques, de coopératives d'épargne et de crédit ou de compa­gnies de finance. Ce tableau fait apparaître des différences si­gnificatives: ainsi, les ménages pauvres empruntent beaucoup moins fréquemment, à tout le moins, sous forme de prêts person­nels, pour l'acquisition d'automobiles neuves ou usagées. Par contre, ils empruntent beaucoup plus souvent pour des motifs de consolidation de dettes que les ménages des autres catégo­ries, ce qui constitue un indice certain de la précarité de leur situation financière. Notons d'ailleurs que près de la moitié de ces prêts à des fins de consolidation (soit 14 sur 3 2) sont contractés auprès de compagnies de finance: nous l'avions déjà noté dans "Les assoiffés du crédit", ces ménages à faibles revenus constituent un véritable marché captif pour les compagnies de fi­nance. Notons enfin que les ménages dans la privation empruntent plus souvent à des fins d'achats d'automobiles.

Tableau 155: Répartition des raisons d'emprunts personnels, selon la catégorie socio-économique

 

Pauvreté

Privation

Abondance

Total

Achat d'autos

20.0%

4 5.7%

36.1%

33 .6%

Vacances - voyages

-

2.4%

1.7%

1.4%

Réparations ou amé­liorations de maisons

4.3%

8.4%

8.4%

7.2%

Consolidation ou refi­nancement

45.7%

22.9%

15.1%

25.4%

Autres

24.2%

19.2%

36.9%

29.4%

P.R.

5.7%

1.2%

1.7%

3.0%

Total

100% (N: 70)

100% (N: 83)

100% (N: 119)

100% (272)

Ces données permettent aussi de réaliser l'impor­tance extrême que représente l'achat à crédit d'automobiles neu­ves ou usagées (à des fins non-commerciales) dans l'endettement global des ménages. Si on prend pour acquis que plus de 70% du volume de crédit des sociétés de financement de ventes est con­sacré à l'acquisition d'automobiles et que, d'autre part, environ 33% des prêts personnels consentis par les banques, les Caisses populaires ou les compagnies de finance sont aussi destinés à l'acquisition de tels biens, c'est globalement environ 3 0% du vo­lume total du crédit à la consommation utilisé par les ménages qui va pour l'acquisition d'autos.

Ces chiffres illustrent à la fois l'importance que l'item automobile occupe dans la hiérarchie des besoins des mé­nages et l'extrême importance que l'usage, par les particuliers, du crédit à la consommation représente pour les producteurs et les vendeurs d'automobiles dans l'écoulement de leurs stocks. Il n'est guère étonnant, dans ces conditions, que le volume to­tal de crédit à la consommation puisse varier de pair avec l'é­volution des ventes de véhicules, comme nous l'avons vu précé­demment. C'est là aussi, à un niveau plus fondamental, l'illus­tration d'un des mécanismes les plus importants par lesquels . les consommateurs se trouvent finalement fortement intégrés à la consommation de masse.

13.4.- L'endettement problématique

Nous avons enfin cherché à identifier, par l'en­quête-questionnaire, les problèmes particuliers qui pouvaient se poser aux ménages fortement endettés. Nous avons d'abord tenté d'identifier ces ménages, à partir d'une série de trois ques­tions. Les ménages qui se situaient au moins deux fois sur trois au-dessus d'un seuil critique étaient considérés comme endettés de façon critique et une série de questions particulières leur étaient, par la suite, administrées. Dans la première question, nous demandions aux ménages d'évaluer le montant global de leurs dettes à la consommation au moment de l'enquête: le seuil criti­que était fixé à $1,000. La seconde question demandait aux ména­ges d'évaluer la proportion de leurs remboursements de dettes à la consommation par rapport au revenu du mois précédent: étaient considérés comme ménages fortement endettés, ceux qui évaluaient cette proportion à plus de 15% de leurs revenus. Nous demandions enfin aux répondants s'ils considéraient, compte tenu de leur situation financière, être pas endettés du tout, un peu, assez ou très endettés: ceux qui évaluaient être assez ou très en­dettés, étaient retenus.

13.4.1.- Evaluation sommaire

Globalement, 94 ménages, soit 15% des ménages (to­tal pondéré) ou encore un peu plus du quart des ménages endettés ont ainsi été classés dans une "catégorie d'endettement critique théorique". Cette catégorisation était grossière dans la mesure où elle reposait à la fois sur une évaluation plus ou moins ob­jective par les ménages de montants ou de proportions et sur une perception de leur situation. On peut constater, en effet, que les répondants se situent inégalement selon chacun des indices. Ainsi, les ménages riches sont fortement représentés dans les deux premiers indices mais sont proportionnellement moins nombreux à se percevoir comme étant assez ou très endettés, ce qui tend à surestimer l'ampleur de l'indice final. Ayant des revenus plus élevés et un pouvoir de remboursement plus grand, un montant d'endettement élevé ne signifie pas nécessairement, chez eux, qu'ils ont atteint un seuil critique. Par contre, même si l'on ne prend que le troisième indice, il reste une proportion appré­ciable des ménages qui se perçoit dans une position délicate par rapport à sa situation d'endettement.

Tableau 156: Répartition des ménages selon les indices d'en­dettement critique en % de chacune des catégories

 

Indice I (plus de $1,000 de dettes)

Indice II (paiements supérieurs à 15% du reve­nu)

Indice III (ont déclaré être assez ou très en­dettés)

Total

Pauvreté

19.0%

10.5%

14.1%

11.9%

Privation

40.5%

14.7%

15.3%

16.0%

Abondance

29.9%

17.3%

10.2%

16.5%

Total pondéré

29 .1%

14.8%

12.4%

15.0%

Cet indice un peu arbitraire d'endettement critique nous permettait d'autre part de poser, de façon économique, un certain nombre de questions spécifiques à une partie de notre é-chantillon plus susceptible d'être touchée par les problèmes fi­nanciers qui découlent d'un endettement excessif.236 Les répon­ses à ces questions se prêtent cependant mal au type d'analyse par catégorie socio-économique que nous avons menée jusqu'ici, puisque le nombre de ménages touchés par chacun des aspects est, le plus souvent, trop réduit. Ces résultats peuvent être résumés de la façon suivante:

Vente : de ces 94 ménages,

13.4.2.- L'image du problème

Ces dernières données sont évidemment très parcel­laires. Elles permettent néanmoins de qualifier les problèmes con­crets avec lesquels sont aux prises les ménages fortement endettés Ces difficultés sont réelles pour un peu plus de la moitié des mé­nages interrogés dans cette section: de fait, 5 2 ménages diffé­rents ont dû avoir recours à des conseils de tiers, ont eu à su­bir les pressions des agences de collection, ont reçu des lettres d'avocat, ont été l'objet de menaces de saisies de salaires ou de biens ou ont dû enfin se mettre sous la protection de la loi du Dépôt volontaire ou faire faillite. Pour les autres ménages in­terrogés dans cette section, les problèmes dus à. un endettement excessif semblent moins pressants. Il reste cependant que leur position financière est fort précaire: même dans le cas des mé­nages classes dans l'abondance et qui peuvent mieux assumer le poids des remboursements de dettes, ceux-ci obligent le ménage à subir des privations parfois sévères dans leur vie quotidien­ne.

Il nous apparaît de fait extrêmement difficile d'arriver à déterminer quelle proportion des ménages endettés ont atteint un seuil critique. Les facteurs qui entrent en li­gne de compte sont effectivement fort complexes. On peut cepen­dant essayer d'identifier quelques dimensions du problème. Il faut d'abord établir qu'environ 8% des ménages de l'échantil­lon (un peu plus de la moitié des 94 ménages interviewés dans la dernière section) ont déjà atteint un seuil objectif d'en­dettement critique (menaces, procédures...). A ce groupe, il fau­drait ajouter une certaine proportion de ménages pauvres qui, sans que leurs dettes soient supérieures à $1000 ou que les rem­boursements excèdent 15% de leur revenu, peuvent avoir de sérieux problèmes financiers, lorsqu'en effet, le revenu familial est même insuffisant pour satisfaire les besoins courants; tout montant de dettes, quelqu'il soit, peut obliger le ménage à des privations additionnelles. Il est cependant difficile, dans de tels cas, de faire le partage entre la contrainte qui découle de l'insuffisan­ce des revenus et celle qui est causée, de façon plus spécifique, par les dettes. Nous avons vu cependant qu'une forte proportion des ménages pauvres doivent s'imposer de sévères restrictions en ce qui concerne la nourriture et le vêtement et qu'ils ont plus souvent de la difficulté à boucler leur budget.

Les ménages qui vivent, dans la privation ou l'abon­dance disposent, par contre, d'une certaine marge de manoeuvre, face aux difficultés de remboursement de dettes. Disposant d'un certain surplus, ils peuvent soit comprimer les dépenses aux au-

très postes (même en-dessous souvent d'un seuil théorique jugé minimal) ou encore trouver des sources de revenus supplémentai­res (second emploi ou travail de l'épouse). Ces revenus supplé­mentaires permettent au ménage de mieux résister aux pressions exercées par les remboursements de dettes sur le budget familial et d'empêcher leur situation financière de se détériorer davan­tage. Ce comportement (second emploi ou travail de l'épouse à des fins spécifiques de remboursement de dettes) manifeste clai­rement cependant que la situation financière de ces ménages a at­teint un point nettement critique où le ménage ne peut plus ar­river à satisfaire conjointement ses besoins courants et les exigences qui résultent de ses obligations financières.

A cet effet, nous avons vu que dans 12% environ des ménages (près de la moitié des ménages où le conjoint travaillait), le conjoint occupait un emploi rémunéré à des fins spécifiques de remboursement de dettes ou d'insuffisance permanente ou temporai­re du revenu du ménage.

Lorsqu'on exclut les recoupements (ménages qui sont comptés à plus d'un endroit) et qu'on tient compte unique­ment des ménages ayant atteint un seuil critique (8%) et de ceux où le conjoint travaille surtout à cause des problèmes d'endette­ment du ménage (12%), on atteint une proportion véritable d'en­dettement critique de 16% de l'ensemble des ménages.' C'est donc plus du quart des ménages endettés (16% sur 56.5%) qui ont atteint un seuil critique d'endettement.

13.5.- La rationalité de l'achat à crédit

Nous avons amorcé, dans les chapitres précédents, une réflexion quant à la subordination des concepts micro-écono­miques aux exigences macro-économiques de l'accumulation de capi­tal de la classe dominante. En d'autres termes, la valeur explicative de l'emploi des outils micro-économiques nous apparaît limitée à une description des apparences de la réalité économique.

Nous avons eu l'occasion, dans la première partie de ce rapport et dans les chapitres précédents, de discuter des interactions macro-économiques complexes qui ont orienté l'évolu­tion du crédit dans un contexte de production et de consommation de masse. Nous avons vu aussi comment cette évolution répondait aux exigences de l'accumulation du capital et reflétait finalement les intérêts de la classe dominante. La réflexion micro-économique conserve cependant un intérêt certain dans la mesure où elle per­met de déterminer de quelle façon ces influences globales se tra­duisent au niveau de la vie concrète des ménages. Une telle ana­lyse permet aussi de mieux comprendre quelques-uns des aspects concrets de la mécanique de fonctionnement du crédit.

Dans cette section, nous nous proposons d'explorer un aspect particulier de cette dynamique concrète de l'utilisation du crédit par les ménages dans l'administration de leur budget: nous verrons dans quelles conditions particulières, l'emploi du crédit comme mode de paiement, donc en tant que service offert par le système, permet d'accroître la satisfaction que le ménage tire de son revenu. Les instruments théoriques d'analyse que nous employons reposent sur le postulat d'un comportement rationnel du consommateur qui cherchera à maximiser l'utilité et, partant, la satisfaction qu'il pourra tirer de son revenu.

13.5.1.- Le consommateur rationnel

Il est évident qu'un tel postulat demeure fort discutable sur le triple plan psycho-socio-culturel. Si la pré­sence d'une rationalité ne fait aucun doute chez le consommateur, celle-ci s'articule rarement en fonction de la rationalité stric­te du système économique. Nous avons d'ailleurs vu précédemment comment les ménages de notre échantillon se comportaient de fa­çon différente, selon qu'ils étaient d'abord inspirés par des motivations-besoins plutôt que par des motivations-aspirations.

Dans un tel contexte, la rationalité du consomma­teur (il faudrait plutôt parler ici "des rationalités" du con­sommateur puisque son comportement varie selon le domaine d'ac­tivité, le contexte particulier dans lequel il se trouve à un moment donné et que sa signification peut varier selon les cri­tères d'évaluation théorique qui sont employés) apparaît comme un phénomène diffus et relatif dont il est difficile de cerner la complexité à partir des outils d'évaluation du système éco­nomique. Ainsi, il est impossible, dans le contexte restreint de la "rationalité économique" qui ne réfère qu'à l'un des as­pects de la motivation des consommateurs de tenir compte de certains comportements apparemment irrationnels aux yeux de la logique économique mais qui correspondent pourtant à des be­soins, à des motivations réelles ou à des contextes particuliers

De façon générale, la rationalité du consommateur manifeste le mode d'adaptation de celui-ci aux éléments contex­tuels spécifiques de son environnement: les décisions qu'il prend sont à la fois le résultat de son expérience passée, des normes et des valeurs qu'il a intériorisées, de la perception de ses besoins, des aspirations futures qu'il entretient et d'au­tre part, des pressions immédiates qui sont exercées par le sys­tème économique dans le champ de la consommation. Il est évident que ces pressions du système sont perçues par le consommateur de façon sélective à travers le prisme des valeurs, des normes et des comportements passés. Il est d'autre part acquis que l'ha­bitude et l'expérience appellent la rationalité: les aspirations des ménages riches sont beaucoup mieux structurées que celles des ménages pauvres et leurs décisions auront vraisemblablement plus de chances d'être conformes aux exigences de la rationalité économique. Par contre, les comportements des ménages pauvres pour­ront apparaître plus facilement irrationnels quand ils portent sur des secteurs autres que ceux de leurs besoins essentiels puis­qu'ils manquent des points de comparaison et des éléments d'éva­luation dont disposent les ménages riches.

Malgré ces. limites, l'analyse micro-économique du degré de satisfaction atteint par les consommateurs avec l'usage du crédit, garde toutefois son utilité puisqu'elle reflète, dans une certaine mesure, l'influence du contexte global sur le consom­mateur. Nous verrons d'ailleurs que les conditions essentielles à la maximisation de la satisfaction dépendent, dans une large me­sure, du contexte socio-économique où évolue le consommateur. Il s'agit, pour nous, ici, d'évaluer si la satisfaction éprouvée par ce dernier, grâce à la consommation plus rapide permise par l'em­ploi du crédit compense les sacrifices imposés par les rembourse­ments. Nous verrons comment les emprunteurs les mieux nantis, qui jouissent du crédit le moins onéreux, sont aussi ceux qui profi­tent le plus des avantages que procure ce service.

Cette analyse théorique reste cependant complexe et probablement ardue à comprendre pour le lecteur peu familier avec la logique de l'interprétation économique. Cette démarche s'imposait, par contre, dans la mesure où il nous fallait jus­tifier nos conclusions.

Définissons d'abord brièvement ce consommateur ra­tionnel. Il s'agit d'un individu, règle, générale, qui possède des goûts consistants, peut procéder à des calculs de coûts exacts de ses achats et cherche toujours à maximiser son utili­té. Bref, il se comporte de façon idéale.

Il est évident que très peu de consommateurs ré­pondent à ces caractéristiques de comportement, que la plupart ont des goûts plus aisément malléables et qu'ils peuvent diffi­cilement évaluer la valeur d'un bien ou d'un service en fonction de son prix, dans un système de production où les caractéristi­ques des biens et services se complexifient de plus en plus. En­fin, bien que tous les consommateurs cherchent à devenir le plus heureux possible par la consommation de divers biens, ils ne cherchent pas toujours à choisir les biens consommés dans le but de maximiser leur utilité. Ils se laisseront souvent influencer par des critères assez peu objectifs tels le standing social, l'identification à des valeurs purement matérielles, etc.... Le milieu socio-culturel créé par le stade actuel de développement du système de production rend très diffuse cette pseudo-rationa­lité du consommateur.

13.5.2.- Quelques notions de base

Cette volonté du consommateur de maximiser son uti­lité se manifeste à travers une échelle de préférence, privilé­giée par le ménage. Ces combinaisons de biens et services sont exprimées en termes d'une courbe d'indifférence sur un graphique.

Les différentes combinaisons de biens et services qui se situent sur cette courbe procurent toutes, la même somme d'utilité totale (ou satisfaction) au consommateur. Car, la per­te d'utilité attribuable à la diminution de la consommation du bien 2 (AC dans le graphique) est compensée par un gain d'utili­té équivalent par suite d'une hausse de consommation du bien 1 (CB dans le graphique), vu le passage de A à B.

Cette courbe d'indifférence exprime donc, dans les différents points qui la composent, le rapport de l'utilité mar­ginale237 des deux biens qui composent l'univers de consommation d'un ménage. Plus on se situe sur un point de cette courbe corres­pondant à plusieurs unités de bien 1 et peu d'unités du bien 2, le rapport de l'utilité marginale du bien 1 au bien 2, c'est-à-dire   sera faible. En d'autres termes, le gain d'utilité que procure une unité additionnelle du bien 1 (bien possédé en grande quantité) sera faible alors que l'accroissement d'utilité suite à l'achat d'une unité de plus du bien 2 (bien possédé en petite quantité) sera beaucoup plus élevé. Donc, U1/ U2 fournira un rapport plus faible. Une situation exactement contraire pro­duira un rapport supérieur. On appelle ce rapport, le taux mar­ginal de substitution.

Graphique 12: Différents points sur une courbe d'indifférence

Dans le graphique 12, on peut observer que dans le cas de combinaisons de consommation de biens 1 et 2, correspondant à la région autour du point A, le Taux Marginal de Substitution du bien 2 pour une unité du bien 1 est élevé. En effet, à ce point, se consomment plus d'unités du bien 2, donc une utilité marginale de ce bien plus faible et moins d'unités du bien 1, donc une uti­lité marginale de ce bien plus forte. Le consommateur sera donc prêt à sacrifier une plus grande quantité du bien 2 pour obtenir une unité du bien 1, d'où le taux marginal de substitution élevé. Autour du point B, la situation sera inversée et, par conséquent, le taux marginal de substitution plus faible.

- l'utilité marginale

C'est donc dire que d'un point à un autre sur une courbe d'indifférence, est définie une combinaison de biens et ser­vices consommés qui fixe les proportions dans lesquelles le consom­mateur est disposé à échanger ces constantes.  Ce rapport concrétise par conséquent d'une part, l'utilité marginale de chaque bien et d'autre part, les termes du taux marginal de substitution.

Une autre notion essentielle à la compréhension de cette démonstration tient au rôle du revenu. Ce dernier est traduit par une ligne de budget dont la pente (degré d'inclinai­son, de la droite) représente le rapport des prix des deux biens. Nous pouvons donc aussi faire entrer dans notre discussion la dimension du coût des biens échangés.

Définissons, pour terminer, une situation d'équi­libre du consommateur, où celui-ci n'a pas intérêt a modifier la composition de son panier de biens et services, puisque la consommation de ce dernier lui assure une utilité maximale. Le rapport des variations de quantités du bien 1 et du bien 2 au­quel correspond le rapport des utilités marginales, précise aussi les termes du taux marginal de substitution, comme nous l'avons vu. Si ce taux s'avère différent du rapport d'échange défini entre le bien 1 et le bien 2, c'est-à-dire le rapport des prix (pente de la ligne de budget) le consommateur aura tout avantage à échan­ger encore certains biens pour d'autres.

Par exemple, ce graphique indique trois positions possibles du consommateur sur sa ligne de budget. Mais, seule la position C lui permet d'atteindre une satisfaction totale maximum (en I2). Les points A et C ne sont pas des situations optimales puisque le rapport des utilités marginales de ces deux biens et, par conséquent, les termes dans lesquels il est prêt à les échan­ger (rapport des prix ou quantités offertes de bien 2 en échange d'une unité du bien 1), n'équivalent pas aux termes d'échanges du marché. Il est donc possible au consommateur d'accroître son utilité totale en échangeant le bien auquel il accorde moins de valeur que le marché pour un autre auquel il en accorde davanta­ge.

Au point A de ce graphique, il veut offrir 2 uni­tés du bien 2 pour 1 unité du bien 1 (rapport de ses utilités marginales à ce point). Le marché lui offre de réaliser l'échan­ge pour une unité du bien 2 seulement (pente de la ligne de bud­get vs pente de la courbe d'indifférence au point A). Il aura donc tout avantage à réaliser la transaction, augmentant par le fait même son utilité totale, ne déboursant qu'une unité du bien 2 alors que lui en aurait versé deux. Et de fait, suite à cette transaction, l'utilité totale qu'il tire de son revenu est ex­primée par la courbe d'indifférence I2  plus élevée. Un raison­nement similaire, mais en inversant la transaction (deux unités du bien 1 pour une unité du bien 2) pourrait être fait à partir de C.

Le consommateur aura donc tout intérêt à réaliser d'autres transactions jusqu'à ce que le rapport de ses utilités marginales (i.e. la quantité d'un bien qu'il est prêt à céder pour obtenir une unité d'un autre, donc le taux marginal de substitution entre ces deux biens) soit égal au rapport des prix du marché défini par la pente de la ligne de budget. Alors, le consommateur sera en position d'équilibre, ne pouvant plus amé­liorer sa satisfaction totale par d'autres transactions.

13.5.3.- Modèle de comportement du consommateur et crédit à la consommation 238

À la suite de ce préambule, il nous est maintenant possible d'introduire le crédit à la consommation. Nous discute­rons d'abord de son influence au cours de la période d'achat ou d'acquisition de biens par l'usage du crédit.

Piganiol restreint son analyse à l'acquisition de biens durables, via l'emploi du crédit. Il nous semble, quant à nous, qu'elle puisse s'appliquer à l'ensemble des biens dispo­nibles, bien que le crédit à la consommation se soit développé et est encore employé le plus souvent en rapport à des biens indivisibles dont le prix est élevé.

Le modèle de Piganiol peut être résumé en quelques équations assez simples:

Soit X1, la quantité de biens que l'on peut se procurer à crédit, k, la part du prix payé par le crédit et p, le prix total de cha­que unité de ce bien.

où k< 1 postulant l'hypothèse que tous les biens susceptibles d'être achetés à crédit ne le sont pas effectivement. Cette équation permet de définir la part de la. consommation financée à crédit ou le crédit total (Ct) employé. La droite de budget du consommateur recourant au "crédit à la consommation" s'énonce alors :.   .

introduisant ici le stock de biens possédé avant la période d'a­chat en cours, par le biais de la variable K1.

Par simple transformation de cette troisième équa­tion, on en déduit que le consommateur qui a recours au crédit peut accroître sa consommation au cours de la période d'achat:

1) Les additions aux stocks d'avant la période d'achat se feront au prix P.. (prix comptant), duquel on retranche le volume de crédit à   la consommation employé pour financer ces acquisi­tions (Kp1x1).

En d'autres termes, par rapport au prix original p1 à défrayer pour l'achat des biens x, , ceux-ci sont maintenant disponibles à un prix inférieur P1 (1-K), durant la période d'a­chat, grâce au crédit. Il y a donc augmentation de la consomma­tion totale par rapport au revenu nominal qui lui, demeure le même.

- la période de remboursement

Voyons maintenant comment la situation se présente au cours de la période de remboursement, soit Dt, le versement cor­respondant à l'achat à crédit. Les ressources dont disposera le consommateur pour ses achats au cours de cette période ne seront plus alors que de R - Dt .

On pourrait alors conclure que la situation nette du consommateur est moins avantageuse puisqu'il dispose d'un re­venu moindre au cours de la période de remboursement. Mais, il faut compter ici avec les services rendus au cours de la période de remboursement par ces biens acquis avec le crédit. Il faut aus­si calculer la longévité probable de ces; services rendus, au-delà de la période de remboursement et évaluer globalement si le ménage tire une plus grande satisfaction de cette allocation des dépenses.

Tout ce que Piganiol offre comme outil d'analyse à ce sujet tient à une insignifiante relation qu'il établit,entre la variation du stock de biens entre les périodes 1 et 2 qu'il met en parallèle avec le montant des remboursements. Si ceux-ci s'avèrent plus élevés en valeur que la variation de la valeur des stocks, alors le consommateur se retrouve dans une situation plus satisfaisante. Dans le cas contraire, on retrouve une moins gran­de satisfaction. On nage donc en plein arbitraire. Et, malgré les sophistications que l'économiste français propose, elle ne nous avance guère.

Il propose cependant un mode d'évaluation de l'em­ploi du crédit qui nous semble plus concret quand il discute de l'opportunité pour un ménage d'employer ou non le crédit par rap­port à la totalité de sa période d'emploi. Il relie, en premier lieu, la décision du consommateur à sa fonction de préférence inter-temporelle (i.e. au choix qu'il fait entre une moindre sa­tisfaction future et une satisfaction actuelle supérieure ou vice-versa).

Il précise ensuite cette approche dans un modèle qui cherche à fixer l'optimum du consommateur. Supposons, par exemple, une automobile de prix q qui excède les disponibilités financières du consommateur. Dans le graphique 14, ci-après, compte tenu du prix demandé pour cette voiture, le ménage n'aura pas intérêt à acheter cette voiture. En effet, en ne consommant que des biens non-durables, le ménage atteindra la courbe d'in­différence la plus élevée, soit T2, étant donné le niveau de re­venu PQ du ménage.

- Emploi du crédit et maximisation de la satisfaction

Imaginons maintenant un certain degré de crédit qui réduit à q, le paiement de base sur cette automobile et qui relève donc à PQ la droite du budget car la pente -PM/PQ exprime le rapport des prix. Le prix du bien durable Q ayant diminué, la fraction que constitue le rapport des prix (i.e. la pente de la ligne de budget) augmente en termes absolus.

Si le ménage décide alors d'acheter une unité de bien durable, en Q sur le graphique de la période d'achat, on se retrouve alors en L, sur la ligne de budget PQ correspondant à un niveau de satisfaction exprimé dans la courbe d'indifférence Tl, inférieure à la courbe d'indifférence T2, atteinte si on n'achète aucune unité du bien Ql. On arrive ici à une courbe d'indifférence inférieure (i.e. un degré de satisfaction moindre) parce que le ménage sacrifie trop en termes de consommation de biens non-durables pour y gagner avec l'acquisition d'un bien durable.

Graphique 14: Achat à crédit

- crédit et satisfaction des besoins courants

Rappelons que nous discutons toujours de l'impact du crédit au cours de la période d'achat. L'exemple discuté ici est celui d'un ménage à qui les institutions prêteuses ne sont pas disposées à offrir un prêt assez élevé par rapport au bien que le ménage veut acquérir, obligeant ce dernier à verser un montant comptant original élevé qui entraîne des privations mar­quées dans les secteurs de consommation courante. On retrouve ce genre de ménages principalement parmi les classes à faible revenu dont la capacité de remboursement (excédent de revenu par rapport aux dépenses essentielles)' est faible. Les institu­tions prêteuses ne prendront pas alors le risque de prêter à ce ménage une somme considérable.

Supposons maintenant un prix q à payer comptant, donc une disponibilité plus grande de crédit. La ligne de bud­get deviendra alors PQ3, témoignant d'un rapport de prix -Pn/Pq plus élevé encore en termes absolus que dans toutes les autres situations. Car, ce rapport de prix quantifie la pente de la li­gne de budget, i.e. le degré d'inclinaison de cette droite.

L'achat d'une unité de bien durable via cette disponibilité accrue de crédit, nous permet alors de situer le panier de bien acheté par le ménage en L3, le long de la ligne de budget PQ3. Or, cette position coïncide avec la courbe d'indif­férence la plus élevée. Ainsi donc, dans ces conditions, l'emploi du crédit par les ménages leur procure une satisfaction totale plus élevée, au cours de la période d'achat tout au moins, puisque la perte de satisfaction attribuable à la diminution de consomma­tion de biens non-durables sera moins élevée cette fois.

- remboursement et utilité

Reste à déterminer maintenant si cet accroissement d'utilité totale dans la période d'achat se maintiendra au cours de la période de remboursements,compte tenu du poids de ceux-ci qui constituent autant de biens non-durables qui ne pourront être achetés.

Pour arriver à une réponse précise et concrète, Piganiol propose d'étudier la distribution des achats futurs de ce ménage au cours des périodes de remboursement en fonction des versements à effectuer.

Soulignons d'abord qu'au cours de cette période de remboursement, le consommateur sera réduit à l'achat de biens non-durables. Il continuera cependant de consommer le bien acheté à crédit au cours de la période d'achat. Il lui faut donc estimer si la satisfaction totale qu'il tirera de l'emploi de son revenu, suite aux transactions effectuées durant la période d'achat, sera au moins aussi élevée que celle atteinte au cours de cette derniè­re période où la décision d'acheter à crédit a été jugée comme lui étant favorable.

Le point représentatif de son équilibre futur, soit L4 devra être sur un réseau de points équivalents, supérieur ou égal au réseau correspondant à L3. D'où vient cette barrière de la satisfaction totale minimum procurée par la consommation d'un panier de biens correspondant à la courbe L3? C'est que le niveau de satisfaction atteint avec la courbe d'indifférence T3, au cours de la période d'achat correspond à une consommation unique de biens non-durables de l'ordre de M3, tant dans la période d'achat que dans la période de remboursement. Mais, l'acquisition de bien à crédit diminue la consommation de ces biens, implicite à la courbe d'indifférence T3, dans les deux périodes. Or, dans la mesure où, au cours de la période de remboursement, le revenu dis­ponible à l'achat de biens non-durables permet, tout au moins, d'a­cheter un volume de ces biens  coïncide avec L3, le consommateur a avantage à employer le crédit.

Ce point L4 se situe sur l'horizontale correspondant à L3, parce que le ménage consomme maintenant cette unité de bien acheté à crédit. Mais, il faut que ce point L4 fasse en sorte que'0'L4 soit plus grand que O'L3. C'est-à-dire que les disponibilités fi­nancières diminuées des versements liés aux remboursements du cré-dit permettent au ménage d'acheter au moins autant, sinon plus, de biens non-durables qu'au cours de la période d'achat (OP'>OM'). La transaction initiale sera alors avantageuse, car le consommateur n'a pas à diminuer sa satisfaction future au profit d'une satisfac­tion immédiate accrue.

C'est la zone M (consommation de biens non-durables de la période d'achat suite à l'emploi du crédit pour obtenir une unité du bien Q) M2 (consommation de biens non-durables permise s'il n'y a pas d'achat de bien Q) qui définit l'importance maximale du remboursement acceptable pour le consommateur. C'est-à-dire une somme équivalente à la réduction de la consommation de biens non-durables au cours de la période d'acquisition du bien Q, réduction qui avait provoqué une diminution de la satisfaction totale infé­rieure à l'accroissement de cette dernière grâce à l'emploi du cré­dit.

- possibilités de remboursement

Ajoutons que l'achat à crédit aura lieu si le verse­ment acceptable au consommateur-emprunteur répond, à des conditions réelles d'emprunt. Si, par exemple, un ménage ne peut consacrer que $30 par mois à des fins de remboursement et qu'il doit emprunter, au départ, $3,0 00 afin que le crédit soit vraiment avantageux pour lui, tant dans la période d'achat que dans les périodes de remboursement, il est clair qu'aucun   prêteur ne sera disposé à avancer pareille somme dans de telles conditions. Et même si le consommateur dispose d'une somme de $60 à des fins de rembour­sement, s'il doit débourser un fort taux d'intérêt dû à sa solva­bilité incertaine et à la longue période de remboursement, il s'avère peu probable que le recours au crédit soit avantageux pour lui, puisqu'il n'aura pas compléter ses paiements lorsque la condition du bien acheté à crédit exigera des réparations im­portantes et, éventuellement, qu'il devra s'en départir.

Par conséquent, plus cette zone M'1M2 sera réduite, moins le volume des remboursements sera élevé, toujours dans l'op­tique d'un emploi du crédit avantageux pour le consommateur-em­prunteur. Il s'ensuivra que le consommateur devra chercher un prêteur qui lui offre une durée de remboursement allongée, avec la hausse d'intérêt inhérente au risque accru que prend le prê­teur et aux pressions de l'inflation sur le rendement réel du pla­cement de ce dernier.

- revenu et crédit

Une fois complété ce raisonnement qui doit être fait pour évaluer l'avantage réel du consommateur, en termes de la satisfaction accrue reliée à l'emploi du crédit, il faut se demander quel est le déterminant fondamental qui entraîne que le crédit à la consommation soit valable ou non pour le consommateur. Or, c'est du niveau de revenu que découle la présence des condi­tions nécessaires à un usage positif du crédit. Pourquoi?

Plus un revenu est élevé, plus la satisfaction to­tale s'accroît parce que plus la consommation de biens non-dura­bles augmente également. Cette consommation accrue de biens non-durables témoigne cependant d'une utilité marginale décroissan­te si seuls ces biens non-durables sont consommés. Avant l'intro­duction du crédit à la consommation, le taux marginal de substi­tution des biens non-durables pour une unité de biens durables est plus élevé à mesure que le revenu s'accroît. Donc, le ménage aura besoin d'un montant de crédit moindre pour décider d'ache­ter à crédit et pourra en retirer un accroissement de satisfac­tion totale, puisqu'il sera prêt à sacrifier un volume de biens non-durables plus élevé pour se procurer une unité de bien du-rable. Il contractera donc un volume correspondant d'endettement plus faible. Il s'ensuivra qu'au cours de la période de rembour­sement, le ménage disposera d'un revenu disponible à des fins de consommation de biens non-durables plus élevé. Mais, l'avan­tage le plus important d'un revenu élevé, dans le cours de cette période de remboursement tiendra au fait que la zone M'1M2 qui définit l'importance maximale du remboursement acceptable au con­sommateur s'élargit avec le revenu. Car, nous avons vu, dans la démonstration théorique, que le consommateur à revenu élevé qui n'achète que des biens non-durables est disposé à offrir un vo­lume plus grand de ceux-ci en échange d'une unité de biens du­rables (cf. le jeu du taux marginal de substitution).

Ainsi, comme ce consommateur peut supporter des remboursements plus lourds au cours de cette période, tout en conservant un niveau d'utilité plus élevé que s'il n'avait pas eu recours au crédit, il est plus que probable qu'il puisse trouver un prêteur qui acceptera de lui prêter cette somme, plus petite que si son revenu avait été plus faible, et pour une du­rée moins longue. On peut également en déduire qu'il pourra contracter cet emprunt à meilleur coût que si son niveau de re­venu était inférieur.

13.5.4.- La contrainte de l'endettement

La démonstration que nous venons d'élaborer n'est ni parfaite, ni absolue. Elle nous permet cependant d 'amorcer, au niveau théorique, l'explication d'une constatation déjà évi­dente dans les premières sections de ce chapitre, à savoir que l'usage du crédit à la consommation s'avère plus profitable aux ménages à revenus élevés qu'à ceux dont le revenu est plus faible. Dans un contexte où l'inaccessibilité des couches défavorisées aux sources de crédit les plus avantageuses accroît leur fardeau, ce raisonnement permet de voir comment le crédit à la consomma­tion peut non seulement maintenir mais accentuer les inégalités entre les niveaux de vie des ménages.

Le tableau suivant (tableau 157) nous permet d'ail­leurs de constater, de façon concrète, comment les inégalités déjà implicites dans la nature même de l'usage du crédit (montants d'endettement, périodes de remboursement et pression sur le bud­get familial...) sont encore accentuées par les taux d'intérêt plus élevés qu'auront à payer les ménages à plus faible revenu, auprès des compagnies de finance.

Le poids de ces intérêts est d'autant plus préju­diciable à un usage du crédit par les ménages à faible revenu que ceux-ci peuvent se permettre un montant de remboursement pourtant inférieur à celui des ménages riches. Il en ressort donc que, non seulement la marge de manoeuvre des ménages à faible revenu est réduite (de par le volume de remboursement plus faible dont ils peuvent disposer tout en maintenant leur satisfaction totale in­tacte ou légèrement supérieure), mais qu'ils doivent, en plus, débourser des intérêts plus élevés pour financer l'achat propre­ment dit du bien.


Tableau 157: Quelques taux d'emprunt des principales institutions prêteuses. Crédit à la consommation, région de Montréal, 1972 (1)

Nom de la compagnie

Montant emprunté

Période de rembourse­ment

Taux d'in­térêt moyen

Total des intérêts

Paiements mensuels

H.F.C.

$1,000

24 mois

17 .5%

$  199.16

$ 51.44

Niagara

$1,000

24 mois

17 .7%

$  200.00

$ 50.00

Avco

$1,000

24 mois

17 .43%

$  200.70

$ 52.00

Laurentide

$1,000

24 mois

18 .0%

$  248.00

$ 52.00

Beneficial

$1,000

24 mois

17 .7%

$  194.00

$ 49.77

Pacific

$1,000

2 4 mois

17.0%

$  197.92

$ 51.00

Banque ou Caisse po­pulaire

$1,000

24 mois

12.0%

$  129.75

$ 47.07

H.F.C.

$2,000

24 mois

20.9%

$  472.00

$103.00

Niagara

$2,000

2 4 mois

24.0%

$  688.00

$112.00

Avco

$2,000

24 mois

24.0%

$  684.00

$116.00

Laurentide

$2,000

24 mois

22.0%

$  880.00

$120.00

Beneficial

$2,000

24 mois

20.9%

$  616.00

$109.00

Pacific

$2,000

24 mois

21.0%

$  592.00

$108.00

Banque ou Caisse po­pulaire

$2,000

24 mois

12.0%

$  346.00

$ 94.14

H.F.C.

$3,000

36 mois

21.2%

$1,182.00

$124.00

Niagara

$3,000

36 mois

21.0%

$1,085.00

$115.00

Beneficial

$3,000

36 mois

20.9%

$1,068.00

$113.00

Laurentide

$3,000

36 mois

24.0%

$1,500.00

$125.00

Pacific

$3,000

36 mois

21.0%

$1,032.00

$112.00

Banque ou Caisse po­pulaire

$3,000

36 mois

12.0%

$  586.68

$ 99.63

(1) On sait, par ailleurs, que ces taux de crédit ont connu récem­ment de spectaculaires hausses dans la plupart des secteurs

Source: Service de consultation budgétaire de l'ACEF de Montréal

Bref, si l'usage du crédit à la consommation com­porte certains avantages sur le strict plan matériel, à certaines conditions et pour certains ménages seulement, son usage implique par ailleurs une perte matérielle et financière pour d'autres. Le drame social de l'endettement des ménages ressurgit alors: les ménages qui pourraient en tirer profit (les ménages les plus ri­ches) en ont moins besoin, le plus souvent, leur revenu courant et leur épargne accumulée couvrant l'ensemble de leurs dépenses courantes. En revanche, les ménages dont la position financière rend plus restrictives les conditions d'un emprunt qui leur soit avantageux (ménages à. revenu plus faible) doivent beaucoup plus souvent recourir au crédit pour financer une partie de leur con­sommation courante, faute d'un niveau de revenu adéquat.

Théoriquement, le crédit constitue un instrument précieux, voire indispensable, du maintien et de l'amélioration du niveau de vie des ménages. Nous avons vu, par contre, qu'en pratique, ce rôle positif du crédit était restreint à des cou­ches spécifiques de la population. Pour les couches défavorisées (ménages vivant dans la pauvreté) et pour celles qui sont trop endettées, compte tenu de leur capacité de remboursement (ména­ges vivant dans la privation), l'usage du crédit contribue, au contraire, à accroître les inégalités et à augmenter les pres­sions financières qui vont s'exercer sur le budget familial et entraîner d'autres privations.

Dans un tel contexte, on ne peut plus parler du crédit à la consommation comme d'un instrument de libération des ménages mais plutôt comme d'un moyen d'asservissement d'une par­tie importante de la population aux intérêts de ceux qui orien­tent l'acte de consommation. Cet asservissement se manifeste d'abord au niveau plus global des pressions qui sont exercées sur tout les ménages, indépendamment de leur situation socio-économique, pour qu'ils consomment toujours plus: à cet égard, le crédit joue un rôle important dans le nivellement des patterns d'a­chat des ménages, en permettant même aux plus pauvres d'avoir ac­cès aux biens durables les plus dispendieux. Le tribut économique mais peut-être surtout social et culturel est cependant fort lourd par sa mécanique et sa dynamique, le crédit contribue à accentuer, de façon tragique dans certains cas, les inégalités entre les dif­férentes couches de la population et à l'intérieur même de celles-ci. Le crédit, pourtant, demeure un besoin, même et surtout chez les plus pauvres, mais ce paradoxe ne fait que confirmer l'urgente nécessité d'une domestication de la consommation de masse et, de façon plus spécifique, d'une véritable resocialisation du crédit.

Chapitre 14.- l'augmentation de l'offre de credit: le role et l'interet des institutions financieres

Situer le crédit à la consommation dans l'évolu­tion des impératifs du système de production d'une part et pré­ciser les effets de son expansion sur les ménages impliqués, voilà l'ensemble de notre démarche, dans ce chapitre. A ce ti­tre, l'examen du rôle et des intérêts des institutions financiè­res en rapport avec le développement de ce crédit nous apparaît essentiel. En effet, les traits dominants des pratiques du sec­teur financier sont tributaires du degré de développement du sys­tème de production et de ses exigences en capital.

Ces institutions apparaissent comme des intermédiai­res entre deux types d'agents économiques, ceux qui épargnent et ceux qui investissent ou entre ceux qui épargnent et ceux qui con­somment. Toujours au niveau des apparences, les opérations effec­tuées par ces institutions semblent avantageuses pour l'ensemble du système économique puisqu'elles "profitent" à la fois aux prê­teurs et aux emprunteurs; les premiers tirent un intérêt plus éle­vé et les seconds empruntent plus rapidement et à moindre coût, vu la réduction de frais d'administration due à la taille et à l'efficacité de ces institutions.

Nous pouvons aussi emprunter au rapport Parizeau239  les raisons qui rendent nécessaires la présence de ces intermé­diaires dans l'économie. Elles offrent un service à trois niveaux: elles disposent premièrement de tous les renseignements nécessai­res sur les différents types d'emprunt disponibles sur le marché, ce qu'une bonne partie des prêteurs et des emprunteurs ignorent.

De plus, elles disposent de tous les instruments nécessaires à l'adaptation du crédit aux besoins des parties, tant les prê­teurs que les emprunteurs. Enfin, ces intermédiaires offrent une série de "services ancillaires", tels que facilités de fi­nancement, plan budgétaire, compte d'épargne à terme, etc....

14.1. - La fonction du crédit

Il n'entre pas dans nos intentions de nier le rôle ou la fonction que jouent les institutions. Mais, centrer l'at­tention sur la fonction comporte le danger de reléguer dans l'om­bre ceux qui remplissent cette fonction. Analyser un processus social en termes de rôles possède l'embarrassante contrepartie d'effacer les acteurs en cause ou, en d'autres termes, de noyer les rapports sociaux dans des rapports techniques. En conséquen­ce, tout au long de ce chapitre, il ne faudra pas perdre de vue que toute étude "fonctionnaliste" (via des institutions) a cette évidente tendance à paraître une justification de la réalité. Si une entreprise fait des profits, c'est qu'elle investit: elle a un rôle, elle est donc utile. Ainsi, une institution financière établit un lien utile entre prêteurs et emprunteurs. Quoi de plus légitime? Elle met à la disposition de ses clients des in­formations et des services; elle remplit donc une fonction indis­pensable. Une étude fonctionnaliste, à la limite, fait aussi croi­re que ce qui existe est immuable dans le sens où elle fait res­sortir les institutions comme étant essentiellement passives: elles ne font que "remplir une fonction", satisfaire un besoin.

Or, est-il nécessaire de rappeler que toute réalité sociale partielle procède du même principe de fonctionnement que celui du tout? La réalité fondamentale de la société capitaliste est la recherche de profit. C'est là un truisme mais un truisme qu'il est trop facile de perdre de vue. Ainsi, toute fonction, tout rôle effectivement rempli en société capitaliste, doit être conçu comme visant à assurer la réalisation de ce profit. A la lumière de cette motivation de base de la société libérale, on comprendra mieux les services rendus par les institutions finan­cières. Mais, ce n'est pas tout. Ce qu'il importe de saisir, c'est l'articulation de ces recherches partielles de profit dans l'intérêt du capitalisme global. Cette articulation fait voir la domination de certaines activités sur d'autres. Ainsi, le rôle des institutions financières est double: d'abord de permettre l'utilisation d'un capital financier abondant et donc, de tirer une plus-value sectorielle: ensuite, d'assurer l'écoulement de la production massive de la société d'abondance et donc, la réalisation d'une plus-value permettant l'accumulation progres­sive du capital. Le second rôle encadre et domine le premier. C'est à illustrer ce fonctionnement que s'attache la section présente.

C'est au niveau de la capacité des institutions financières d'adapter le crédit aux besoins des parties qu'il faut situer l'introduction et l'expansion du crédit à la con­sommation. Car, le crédit à la consommation répondait à un nou­veau besoin du système de production qui consistait, cette fois, à financer l'achat de biens durables par les consommateurs, biens alors produits en grande série. Or, comme l'expansion de ce sec­teur de pointe, à l'époque, et par conséquent, l'expansion de toute l'économie, commandait qu'une fraction croissante des mé­nages puisse acheter ces biens, sans en avoir nécessairement le pouvoir d'achat immédiat, il devenait impérieux qu'une partie progressivement accrue des flux financiers du système soit orien­tée vers ce secteur.

Certains individus ont donc investi initialement un capital de base qui leur a permis de fonder quelques petites sociétés de prêts. Puis, à mesure que le volume de leurs opéra­tions grossissait, ils eurent de plus en plus recours à l'épar­gne nationale pour financer les prêts accordés. Ces types d'ins­titutions financières devenaient alors un intermédiaire de plus entre les prêteurs et les emprunteurs au sein de l'économie.

Une fois cette phase de démarrage bien amorcée, les banques à charte qui, déjà, indirectement, finançaient une partie de ce crédit à la consommation, par le biais de prêts consentis à ces compagnies de finance, firent, en 1954, leur en­trée dans ce nouveau secteur financier, en faisant pression au­près du gouvernement, afin qu'il modifie la Loi des banques pour leur assurer un plein accès au marché du crédit et c'est ainsi que, progressivement, les Québécois ont pu contracter des em­prunts dont le volume totalise plus de $4 milliards, en 1973.

14.1.1.- Sources de financement du crédit à la consom­mation

On peut certes s'étonner que d'aussi considérables masses de capital aient pu être mises à la disposition des con­sommateurs au cours d'une période où le besoin de capital néces­saire au financement des investissements industriels n'a jamais été si intense. Une analyse plus fouillée des données économiques nous permet cependant d'essayer de résoudre ce paradoxe.

Le tableau 158 offre une image de l'évolution glo­bale de l'économie en 1948 et 1973. À une croissance extrêmement soutenue de la production au cours de cette période (7.65 fois le volume de 1948) correspond un gonflement encore plus imposant du volume d'épargne (brute totale et contractuelle) et de la forma­tion brute de capital (8.8 et 8.6 fois leur volume respectif de 1948). Cependant, la croissance des dépenses personnelles en biens et services a été moins forte (6.66 fois le volume de 1948).

On peut donc déceler aisément qu'il y a eu modifi­cation importante de l'affectation des richesses produites par le système de production où la part de la production dirigée vers les ménages a diminué. Il y a eu, en revanche, un accroissement assez sensible de la part de la production consacrée à la for­mation de capital brute financée par une hausse de même dimen-, sion de l'épargne brute totale. Cette intensification des efforts d'investissement dans l'appareil de production se faisait à par­tir de la croissance même de celui-ci.

Soulignons qu'au cours de cette période, la dimi­nution de la part des dépenses des ménages a été compensée par la progression des dépenses gouvernementales qui accaparent main­tenant près de 20% du PNB (en 1973) contre 9.37% en 1948.

Or, quoique la composition de cette épargne, à laquelle se greffe la formation brute de capital fixe, soit de­meurée stable à travers l'ensemble de là période, sa répartition parmi les différentes institutions financières s'est par ailleurs notablement modifiée. En effet, les dépôts d'épargne auprès des banques à charte, sous leurs diverses formes, ont accaparé une part croissante de l'épargne nationale à travers les années.

En effet, alors qu'au cours de la période 1958-1962, la croissance annuelle moyenne des dépôts du public dans les banques à charte représente 55% 240 de l'ensemble de l'épargne personnelle constituée à chaque année, cette proportion augmente à 83% au cours de la période 1962-73.


Tableau 158: Quelques séries chronologiques sur les grands agrégats de l'économie du Canada, 1948-70

 

 

PNB

Dépenses person­nelles en biens et ser­vices

Formation brute de capital fixe

Machines et outil­lages

Epargne brute totale

Epargne con­tractuelle

48

15,509

10,370

3,087

1,144

3,260

211

50

18,491

12,482

3,862

1,337

4,415

237

52

24,588

15,162

4,424

1,797

5,607

338

54

25,918

16,934

5,733

1,750

5,565

402

.56

32,058

20,090

6,422

2,443

8,856

485

58

34,777

22,845

8,689

2,241

8,070

534

60

38,359

25,479

8,647

2,525

8,687

657

62

42,927

27,452

8,392

2,560

9,678

699

64

50,280

31,389

9,556

3,502

11,708

780

66

61,828

36,890

13,179

5,251

16,404

1,674

68

72,586

43,704

15,628

4,965

16,489

2,092

70

85,449

50,040

17,232

5,962

18,119

2,446

71

93,094

53,963

20,128

6,069

20,704

2,561

7 2

102,935

60,20 4

22,011

6,675

22,969

2,862

73

118,678

69,0 70

26,231

8,343

27,290

3,270

1948-1973

765%

666%

860%

730%

880%

 

 

 

837%

1,550%

1960-1973

309%

271%

303%

33 0%

327%

 

 

 

314%

498%

Source: Statistiques Canada et Banque du Canada

C'est donc dire que les banques ont vu leur part de l'épargne nationale s'accroître au cours de cette période. L'impact de cette modification structu­rale sur les disponibilités financières dans l'économie canadien­ne et québécoise est très important, vu le pouvoir de "création de monnaie" 241 implicite à l'accroissement des dépôts bancaires.

14.1.2.- Epargne et crédit

Or, les effets de l'accumulation capitaliste, tirée du processus de production et favorisée par l'inégale répartition des revenus au sein de la société ont provoqué un gonflement du volume d'épargne excédant les besoins de capitaux publics et pri­vés nécessaires à la formation brute de capital fixe, laquelle est à l'origine de la croissance économique. Or, cette croissance économique ne peut être soutenue que dans la mesure où la totalité de l'épargne est employée. Sinon, il faut, soit accroître la pro­pension moyenne à consommer, de façon à réduire le volume relatif d'épargne disponible à la formation de capital, assurant ainsi que les revenus issus de cette production seront dépensés en consommant la totalité de cette production.

Tableau 159 : Quelques statistiques bancaires sur les actifs et les passifs au Canada 1961-73 (en millions de $)

Quelques éléments de l'actif

 

1

2

3

4

5

6

 

1961

1,157

2,639

273

5,647

1,054

15,665

62

1,127

2,241

284

6,445

1,114

16,315

63

1,282

2,660

302

7,119

1,134

17,880

64

1,257

2,462

299

8,222

1,166

18,661

65

1,357

2,377

541

9,7 51

1,205

21,150

66

1,548

2,337

435

10,455

1,167

22,582

67

1,725

2,904

43 2

11,847

1,200

25,361

68

2,124

3,438

429

13,252

1,369

29,368

69

2,087

2,977

498

14,886

1,376

31,002

70

2,689

3,909

397

15,726

1,649

33,774

71

2,700

4,630

358

19,327

2,287

40,266

72

2,964

4,161

303

23,435

2,543

46,204

73

3,433

3,809

504

29,396

2,411

55,176

73-61

297%

144%

185%

521%

229%

352%

Quelques éléments du Passif

 

7

8

9

10

11

 

1961

16,665

14,186

7,618

929

4,701

62

16,315

14,699

7,932

997

4,879

63

17,880

16,099

8,443

1,191

5,182

64

18,661

16,697

8,935

1,505

5,176

65

21,150

18,594

9,725

2,044

5,486

66

22,582

20,016

10,248

2,346

5,994

67

25,361

22,663

11,760

3,255

6,486

68

29,368

26,379

13,622

4,050

7,387

69

31,002

27,336

15,030

3,392

7,037

70

33,774

29 ,888

16,615

4,450

7,083

71

40,266

35,611

17,783

6,215

8,436

72

46,204

40,728

19,949

7,644

9,722

73

55,176

48,565

24,604

9,283

11,100

73-61

3 5 2%

342%

323%

999%

236%


Tableau 159: (suite)

ACTIF

(1) Bons du trésor

(2) Total des obligations émises ou garanties par le gouverne­ment canadien

(3) Sociétés de financement ou de prêt à la consommation

(4) Prêts généraux

(5) Total des titres canadiens

(6) Ensemble des avoirs canadiens et des avoirs nets en mon­naie étrangère

PASSIF

(7) Ensemble du passif en monnaie canadienne

(8) Total des dépôts en $ canadiens

(9) Epargne personnelle

(10) Autres dépôts à pré-avis

(11) Autres dépôts à vue

Source: Revue Banque du Canada 4-74, Tableaux 7 et 8

Dans l'alternative, on doit réduire le niveau de la production, diminuant ainsi le volume de l'épargne, augmentant la propension moyenne à consommer, rétablissant, par là même, l'équilibre entre les revenus et les dépenses, entre l'offre et la demande. Mais, cette diminution de la production et donc des revenus, provoque un temps d'arrêt dans le processus d'accumula­tion capitaliste et met en péril la réalisation du profit maximum des opérations des entreprises (profit qui est l'outil de cette accumulation). D'où l'intérêt vital pour le système d'éviter à tout prix cette régression de la croissance économique.

Il ressort de ces quelques observations que le système a choisi d'accroître la propension moyenne à consommer des ménages en employant une partie croissante des épargnes à des fins de crédit à la consommation, de façon à accroître cette propension moyenne et à ramener le volume d'épargne consacré à la formation de capital à un niveau compatible aux débouchés possibles de cette production nouvelle.

Le tableau 159 concrétise quelque peu cette hypo­thèse. Il résume l'évolution du volume des dépôts à la disposi­tion des banques à charte et l'emploi de ceux-ci. Notre attention se porte d'abord sur les banques, car celles-ci sont devenues les créanciers les plus importants sur le marché du crédit à la con­sommation au Canada, depuis quelques années. Nous examinerons l'ap­port des compagnies de finance, dans un deuxième temps.

14.2.- Les bilans financiers des banques

Il ressort de l'analyse du bilan financier des banques à charte, l'expansion phénoménale de l'ensemble de leurs dépôts au cours de la période 1961-1973. Quoique toutes les caté­gories de dépôts aient vivement progressé au cours de cette pério­de, il faut noter l'exceptionnelle percée que les banques à char­te ont opérée sur le marché des placements à court et à moyen ter­me du petit épargnant, en décuplant en douze ans, le volume des dépôts à préavis dans leurs coffres, accaparant ainsi une partie importante de la clientèle traditionnelle des gouvernements, en ce qui a trait à l'achat de titres gouvernementaux.

Nous reviendrons plus loin sur l'importante signi­fication de cette modification des flux financiers dans le système, Pour l'instant, rappelons que cet effort des banques a contribué à accroître substantiellement le volume de dépôts à leur disposi­tion.

Comment les banques ont-elles employé cet argent? C'est dans les colonnes des actifs des banques que nous pouvons trouver des éléments de réponse à cette question. La comparaison de la croissance des divers éléments qui composent ces avoirs des banques démontre clairement que celles-ci n'ont pas employé une grande partie des dépôts accrus à l'achat de titres, obligations ou bons du Trésor gouvernementaux. Les colonnes 1, 2 et 5 indiquent que la croissance des avoirs de cet ordre des banques ont progressé moins proportionnellement à l'avoir total. Il en est de même des prêts con­sentis aux sociétés de financement ou de prêts à la consommation.

Reste les prêts généraux qui eux ont progressé dans une proportion nettement supérieure à la croissance de l'ensemble des avoirs, témoignant du fait évident que les banques ont princi­palement développé ce secteur de leurs activités à la faveur de l'expansion spectaculaire de capital liquide à leur disposition, tout en maintenant une expansion plus modérée de leurs achats de titres gouvernementaux.

Le tableau 160 résume la composition de ces prêts généraux. De toutes les sortes de prêts consentis par les banques et appartenant à cette catégorie, ce sont les prêts personnels qui ont apporté la plus forte contribution relative à la progression des prêts généraux (multipliant par 6 leur volume entre 1961 et 1973) .

Ainsi donc, de tous les types de prêts offerts par les banques (prêts généraux et autres), c'est au niveau du crédit à la consommation que l'on retrouve la croissance la plus élevée en pourcentage au cours de cette période. En termes absolus, seuls les prêts aux entreprises ont enregistré une accélération plus élevée ($17,334 milliards en 1973 contre $4,354, en 1961, alors que le crédit à la consommation est passé de $8,878 milliards en 1973 contre $1,432 milliards en 1961).


Tableau 160: Composition des prêts généraux des banques à charte, 1961-1973

 

Prêts person­nels or­dinaires

Prêts per­son­nels (1)

Prêts aux insti­tu­tions

Prêts aux en­treprises

Prêts aux agri­cul­teurs

Ensemble des prêts généraux

1961

 

 

 

 

 

5,647

1962

 

 

 

 

 

6,445

1963

1,432

1,896

234

4,354

635

.7,119

1964

1,793

2,323

262

4,929

708

8,222

1965

2,241

2,870

292

5,773

816

9,7 51

1966

2,458

3,056

321

6,171

906

10,455

1967.

2,980

3,594

302

6,929

1,023

11,847

1968

3,673

4,337

294

7,589

1,032

13,252

1969

4,157

4,792

304

8,654

1,137

14,886

1970

4,663

5,278

334

8,900

1,214

15,726

1971

5,777

6,533

337

11,068

1,388

19,327

1972

7,144

8,063

342

13,461

1,569

23,435

1973

8,878

9,841

415

17,135

2,004

29,396

1973-1961

620%

519%

177%

394%

316%

413%

(1) Comprend, en plus des prêts personnels ordinaires, les prêts personnels sur titres négociables et pour amélioration des maisons.

Source: Revue de la Banque du Canada, 4-7 4, tableau 10

14.2.1.- Les politiques gouvernementales

Jusqu'ici nous avons établi que les banques avaient vu leur volume de dépôts s'accroître de façon exceptionnelle au cours de la période 1961-1973, ce qui a permis de consacrer des sommes beaucoup plus importantes pour, d'une part, les prêts aux entreprises et d'au­tre part, pour les prêts à la consommation.

Voyons maintenant quelques éléments des politiques économiques des gouvernements en réaction à cette évolution majeu­re des flux financiers dans le système, évolution elle-même condi­tionnée par les caractéristiques nouvelles du système de production.

Soulignons, au départ, que les gouvernements dispo­sent maintenant d'outils économiques suffisamment puissants pour infléchir le cours de l'activité économique si celle-ci développe des tendances néfastes à une accumulation optimale de capital. Entre autres, si la production tend à croître trop rapidement re­lativement aux capacités de production d'une économie nationale et que cette situation entraînait une hausse des coûts de produc­tion préjudiciable à la réalisation d'un profit maximum pour les détenteurs de capital, l'État, par l'emploi de ses leviers de com­mande fiscaux et monétaires, peut ralentir le rythme de cette crois­sance. Un diagnostic contraire, c'est-à-dire une faible progression de la production, en raison d'une demande déficiente, provoquerait un réaménagement contraire de l'orientation de ces leviers.

Les deux outils les plus, importants dans, lesquels se traduisent ces politiques tiennent aux politiques fiscales et monétaires. Dans le premier cas, nous songeons surtout ici à la gestion du budget de l'État. Si celui-ci s'avère déficitaire, il a généralement un caractère expansionniste puisqu'il stimule la dépense. S'il est excédentaire, il ralentit le rythme de croissan­ce de cette dépense, puisqu'il équivaut à retirer du circuit éco­nomique des sommes qui ne pourront être ainsi dépensées.

D'autre part, le gouvernement, par l'intermédiaire de la Banque du Canada, peut également stimuler ou ralentir la croissance économique.. La Banque du Canada assure la gestion de la masse monétaire au pays. Elle peut augmenter celle-ci en inten­sifiant ses achats d'obligations gouvernementales (injection di­recte de dollars dans l'économie). Notons que la vente de ces obligations par la Banque du Canada reviendrait à diminuer la pro­gression de cette masse car l'argent ainsi récupéré serait retiré du circuit financier.

Elle peut aussi modifier les coefficients de réser­ves-encaisses des banques sur les dépôts qu'elles détiennent. Les variations de ces coefficients correspondent à des dépôts plus ou moins élevés de ces dernières ayant un effet d'accroissement ou de ralentissement de la hausse de la masse monétaire à partir des mêmes mécanismes que dans le cas des opérations ayant trait aux obligations. Il y a enfin le niveau du taux d'escompte qui exerce une influence plus indirecte sur le volume de la masse monétaire, mais qui traduit le resserrement ou la détente des conditions de crédit souhaitées par les autorités monétaires car il s'agit du taux d'emprunt des banques auprès de la Banque Centrale.

Nous n'avons pas l'intention ici de retracer l'évo­lution et l'impact de ces politiques. Nous nous efforcerons cepen­dant de souligner quelques aspects qui nous semblent significatifs de ces politiques économiques gouvernementales.

On peut remarquer, entre autres, la part croissante occupée, au cours des années '60, par la Banque du Canada comme détenteur de titres gouvernementaux relativement aux banques à charte et au public (cf. tableau 161). Ces pourcentages des titres gouvernementaux détenus par chacun de ces agents économiques n'évo­luent pas de façon homogène dans l'ensemble de la période (sauf pour la Banque du Canada). Mais, il nous semble tout de même s'en dégager des tendances significatives.

Entre autres, cet accroissement régulier et progres­sif du pourcentage de titres gouvernementaux détenus par la Banque du Canada nous paraît exprimer une volonté des autorités monétaires de soutenir systématiquement l'expansion de la masse monétaire au Canada (les conséquences de l'achat d'obligations par la Banque du Canada ont été expliquées ci-haut). Cette expansion monétaire qui facilite et stimule la croissance économique a eu comme consé­quence de renforcer l'effet multiplicateur sur les revenus de la croissance rapide des dépôts bancaires dont une large partie fut consacrée aux prêts à l'entreprise et aux prêts à la consommation, Et ce, du fait que cette hausse des achats d'obligations gouverne­mentales par la Banque du Canada s'est faite en réduisant la part des banques à charte et du public, permettant à ces agents écono­miques d'employer leur capital à d'autres fins que le financement des activités gouvernementales.

Tableau 161: Titres émis ou garantis par le Gouvernement ca­nadien: répartition par détenteurs

 

Banque du Canada

Banques à charte

Public

Total

En cours total (millions)(1)

19 61

15.98%

21.07%

62.93%

100%

$ 17,992

62

15.63%

17.95%

6 6.41%

100%

18,778

63

15.64%

19.90%

64.4 5%

100%

19,760

64

15.60%

18.5 5%

6 5.8 4%

100%

19,963

65

17.2 5%

18 .50%

64.24%

100%

20,124

66

17.13%

19.19%

63.66%

100%

20,263

67

17.9 6%

21.84%

60.20%

100%

21,196

68

17.46%

24.68%

57.84%

100%

22,572

69

17.98%

22.27%

59.7 4%

100%

22,869

70

17.3 6%

26.68%

55.94%

100%

24,740

71

17.56%

26.43%

5 6.0 0%

100%

27,709

72

18.8 3%

24.63%

57.59%

100%

29,262

73

20.68%

25.02%

54.29%

100%

29,130

(1) non compris les titres dans les portefeuilles du gouverne­ment canadien

Source: Revue de la Banque du Canada, avril 1974

De plus, les modifications apportées à la Loi des banques, assouplissant et réduisant les coefficients de réserves-encaisses que ces dernières doivent détenir, à la Banque du Canada, parallèlement aux transformations apportées à la structure des taux d'intérêt offerts sur les dépôts qui leur permettraient de devenir beaucoup plus agressives sur le marché de l'épargne, ont intensifié encore davantage ce mouvement d'expansion continue de la masse monétaire.

Car, de cette façon, non seulement les banques pouvaient-elles espérer augmenter substantiellement le volume de dépôts dans leurs coffres, avec le pouvoir de création de monnaie qui s'y rattache, mais en plus, une impulsion additionnelle à l'expansion de la masse monétaire était créée en diminuant le pour­centage des dépôts bancaires devant être conservé à la Banque du Canada.

14.2.2.: Croissance et crédit

Nous nous sommes efforcés de démontrer, au cours de ces dernières pages, que le crédit s'est développé en raison de la présence de fortes disponibilités financières dans le sys­tème créé par la nouvelle position de force des banques sur le marché, disponibilités accrues d'autant que les politiques moné­taires du gouvernement ont été résolument expansionnistes. Nous pouvons maintenant essayer de réconcilier d'une part, l'hypothèse de l'expansion du crédit au Canada, dans le but d'assurer la crois­sance par l'absorption totale de l'épargne et d'autre part, par la stimulation massive de ce crédit par les autorités monétaires.

Quelques éléments de réponse à cette question peu­vent être avancés qui, sans être totalement satisfaisants, nous permettent de poursuivre notre analyse de la définition du rôle du crédit dans l'évolution du système de production. Mais, pour ce faire, il nous faut déborder du champ de l'analyse de type conjoncturel que nous venons de mener, pour resituer notre dé­marche dans un contexte historique.

La croissance économique du système se concrétise par la réalisation d'investissements nouveaux rendus possibles par le processus d'accumulation de capital des détenteurs des moyens de production. Cette accumulation consiste dans le pré­lèvement d'une plus-value sur la valeur de la production des travailleurs qui, une fois retranchées les sommes nécessaires à l'entretien et au renouvellement du stock de capital existant, peut être entièrement consacrée à l'accroissement de ce stock. Le prélèvement de cette plus-value se traduit par l'existence d'un profit qui, quelles que soient les formes qu'il a épousées à travers les époques, doit toujours être maximisé. C'est à cet­te seule condition que l'accumulation de capital pourra être ac­célérée, la croissance économique soutenue et la réalisation de nouveaux profits maxima assurée.

Mais, ce profit ne saurait suffire aux besoins d'accumulation de capitaux des détenteurs des moyens de produc­tion qui doivent disposer de plus en plus de capitaux pour sou­tenir la concurrence qu'ils se livrent entre eux pour assurer leurs profits individuels futurs.

Une seconde source d'accumulation s'ajoute alors aux revenus accaparés par l'entreprise à des fins de ré-inves­tissement (bénéfices non-distribués et autres transactions comp­tables visant notamment à assurer des revenus aux filiales ou s'engage alors le même processus d'accumulation). Cette source réside dans l'emploi des épargnes individuelles des agents éco­nomiques. D'où provient ce volume d'épargnes individuelles?

Cette épargne est d'abord constituée des surplus que les travailleurs ont pu tirer de leurs revenus par rapport à leurs besoins ou au degré de satisfaction de ceux-ci qu'ils se sont accordés. Ceux-ci se retrouvent donc dans une situation absurde où ces revenus provenant de leur travail ne représentent déjà qu'une partie de la valeur de leur production.

Une autre partie plus importante de cette épargne origine des surplus de revenus des classes riches de la société dont les membres, sans être associés directement aux détenteurs des moyens de production, tirent de leur travail un revenu élevé. Nous songeons ici aux professionnels, à des technocrates du sec­teur privé et public et à quelques catégories de travailleurs pri­vilégiés.

Une dernière tranche de cette épargne, sans doute la plus importante, est constituée de la part du profit des en­treprises versée directement aux détenteurs des moyens de produc­tion, c'est-à-dire les dividendes de toutes sortes versés aux pro­priétaires du capital-action. L'autre partie des bénéfices souti­rés du processus de production est, rappelons-le, consacrée au ré­investissement dans l'entreprise.

Les détenteurs des moyens de production s'approprient donc cette masse d'épargne, en échange d'une rémunération aux dé­tenteurs de cette épargne, pour intensifier le mouvement d'accumu-lation de capital. Et ils remboursent leurs emprunts à même la va­leur additionnelle de production ainsi réalisée. Or, comme le tout est considéré comme un coût de production, ces frais sont déduits du revenu brut, fournissant un volume de profit temporairement réduit, avec la baisse correspondante des impôts à payer. Les tra­vailleurs qui empruntent n'ont pas accès à ces mêmes privilèges d'exemptions fiscales sur leurs revenus imposables.

14.2.3.- La masse monétaire

Une dernière source d'accumulation de capital tient à la gestion de la masse monétaire opérée par la Banque du Canada. Celle-ci, de par l'emploi d'outils de contrôle de cette masse, peut accroître cette masse (définie comme le volume de dépôts dans les banques à charte et la monnaie hors banques), si le be­soin de capitaux additionnels propres à stimuler la croissance économique ou à la financer se fait sentir.

Or, si nous avançons l'hypothèse que dans la phase actuelle de développement du système capitaliste  (phase caracté­risée par une intensification de la concurrence que se livrent les oligopoles qui ont survécu aux guerres passées), la demande de capitaux par les entreprises s'est vivement accélérée, afin de soutenir cette concurrence et accroître encore leur contrôle sur des marchés agrandis.

Mais, bien que cet accroissement de la production ait provoqué une hausse très vive du volume de profits, du niveau des revenus et du volume de l'Epargne Nationale, le système ne reproduisait pas suffisamment de ressources financières aptes à combler les besoins. C'est alors qu'entrent en jeu les politiques monétaires expansionnistes, dans le but d'atténuer ces tensions au sein de l'économie.

Toutefois, ce besoin vital de croissance de l'en­treprise (pour ne pas être éliminée du marché) s'accompagnait d'une nécessité croissante d'assurer les débouchés à la produc­tion. Car, compte tenu de la distribution des revenus au sein des ménages, la croissance économique ne pouvait développer un pouvoir d'achat suffisant pour consommer cette production. Parallèlement, le volume d'épargne accumulé était insuffisant pour financer l'ex­pansion de cette production.

C'est à ce niveau que nous sommes tentés de faire intervenir le crédit à la consommation. La progression exception­nelle des flux financiers du système répond alors à la double exigence de financer une expansion soutenue de la production (conséquence de la concurrence effrénée que se livrent une cen­taine d'oligopoles dans l'économie pour la suprématie sur les marchés et donc leur auto-développement). En plus, ce gonflement de capitaux liquides dans le système facilite l'écoulement de ces biens et services sur les marchés de consommation, procurant de nouveaux revenus à l'entreprise, revenus essentiels à une nou­velle expansion.

14.3.- Les compagnies de finance et de petits prêts

Ce type d'institutions occupe une place de plus en plus secondaire dans l'expansion du crédit à la consommation. El­les ont cependant fait oeuvre de pionniers dans ce domaine et mé­ritent une attention particulière. Fondamentalement cependant, cette analyse s'insère dans le cadre du schéma plus global décrit précédemment.

Soulignons au départ que l'expansion des compagnies de financement des ventes et des sociétés de prêts s'est produite avant l'entrée en masse des banques à charte sur le marché du crédit.

En effet, alors que les banques à charte, au cours des années '50 voyaient l'encours de leur crédit à la consomma­tion progresser lentement (le volume de créances actives, en 1960, n'est que 6 fois plus élevé que celui de 1946), les compagnies de finance, par contre, ont multiplié par 20, au cours de la même pé­riode, le volume de leurs prêts à la consommation. Par contre, au cours des années '60, ces compagnies de finance parviennent à peine à doubler leur volume de prêts, alors que les banques à charte multiplient le leur par 10 entre 1960 et 1973, pour devenir, en 1966, le plus important créancier du marché du crédit à la con­sommation .


Tableau 162: Crédit à la consommation, créances actives déte­nues par les sociétés de financement des ventes et de prêts et les banques à charte (millions)

 

Compagnies de financement

Banques à charte

1946

65

14 5

1948

134

154

1950

29 5

224

1952

521

242

1954

707

351

1956

1,110

435

1958

1,162

553

1960

1,378

857

1962

1,515

1,183

1964

1,939

1,793

1966

2,347

2,458

1968

2,638

3,673

1970

2,8 51

4,663

1972

2,646

7,144

1973

2,893

8,878

Source: Revue Statistique du Canada, S.-C . # 11-505F Hors Séries, p.122 et 11-003, Mars 1974, p. 91

La montée de l'importance des compagnies de finan­ce au cours des années '50 s'explique principalement par le be­soin du système de production d'accélérer la consommation de biens durables fabriqués maintenant en série. Mais, le crédit à la consommation, à cette époque, ne pouvait progresser aussi rapidement que depuis la seconde moitié des années '60, puisque d'abord les banques à charte ne disposaient pas d'autant de moyens que maintenant pour, à la fois, gonfler leur part de l'Epargne Nationale sous forme de dépôts et accaparer une aussi grande part que maintenant du crédit, tant auprès des entrepri­ses que du consommateur.

Par ailleurs, les exigences du système de produc­tion, à la fois en termes de capitaux liquides pour financer une partie de l'accumulation de capital et de débouchés nécessaires à l'écoulement de la production, n'atteignaient pas la même in­tensité que maintenant. Le marché de la consommation de ces biens durables entre autres pouvait se limiter aux ménages dont les travailleurs étaient les mieux rémunérés, en plus bien sur, des ménages détenteurs de moyens de production et des classes riches de la société (ex: les professionnels). Les compagnies de finan­ce n'avaient donc qu'à financer les achats de biens durables des ménages dont les revenus se situaient autour de la borne supé­rieure des classes moyennes.

14.3.1.- Sources de financement

Le mode de financement des activités des compagnies de finance offre des caractéristiques significatives des besoins des marchés financiers au cours de cette période.

Reprenons à ce sujet les statistiques financières du passif des sociétés de financement des ventes et des sociétés de prêts à la consommation (tableau 163). Les données apparais­sant dans la partie A du tableau fondent les bilans des compa­gnies de financement des ventes et des sociétés de prêts. La partie B ne recouvre que les compagnies de financement des ventes Premier élément à noter: alors que dans les séries ne comprenant pas les sociétés de prêts, il n'y a pas d'item du passif consa­cré aux sommes dues aux actionnaires et affiliées, ce poste ap-paraît lorsque les bilans des deux types de sociétés sont fondus, faisant ressortir le fait que les sociétés de prêts furent lan­cées, dans bon nombre de cas, par des sociétés de financement des ventes. Celles-ci ayant perçu une plus grande préférence de l'emprunteur pour un prêt non lié à l'achat d'un bien spécifique, elles se sont empressées d'employer une partie de leurs actifs à ces fins de diversification de leur activité. Toutefois, à mesure qu'elles se sont développées, ces sociétés ont remboursé le ca­pital initial avancé par les sociétés-mères pour financer de plus en plus leurs activités à l'aide de papiers commerciaux à court terme.

On observe cette même progression au financement de leur activité du côté des compagnies de financement des ventes, au cours des années '50. Celles-ci financent, en effet, près de la moitié de leurs activités à l'aide de papiers commerciaux à court et à long terme.

Par ailleurs, il est certes révélateur de consta­ter que la part des banques dans le financement des activités de ces sociétés diminuent très sensiblement au cours de cette pé­riode. Car, alors qu'en 1953, les emprunts bancaires représen­taient plus de 22.8% du passif de ces sociétés, ces mêmes emprunts ne représentent plus que 5.15% du passif, en 1973. Les banques, ayant envahi le marché du crédit à la consommation elles-mêmes, n'ont plus intérêt à financer les activités d'entreprises main­tenant devenues leurs concurrentes.

Il est frappant de remarquer, au cours des années '60, la constance des engagements à long terme des sociétés de finance ou de prêts. La proportion de ce type de financement des emprunts de ces sociétés oscille autour de 30%. Cette proportion n'était pas aussi élevée dans le cours des années '50 pour les compagnies de financement des ventes. Cette évolution peut être attribuée à l'allongement des périodes de remboursement des emprunts 242 au­près des sociétés de financement ou de prêts qui oblige ces ins­titutions à rembourser leurs propres emprunts à plus longue échéance.

Tableau 163: A- Sociétés de financement ou de prêts à la con­sommation: Bilans 1961-73

PASSIF

 

1961

1964

1967

1970

1973

Dû aux sociétés-mères ou affiliées

17.73%

11.47%

15.52%

14.15%

11.30%

Emprunts bancaires à court terme

8 .3.3%

8.41%

7.97%

4.88%

5.15%

Papier à court terme

20.98%

28.75%

21.81%

25.60%

34.17%

Débentures, obli­gations et billets (long terme)

29.35%

27.80%

30 .79%

29 .57%

29.051

Avoir propre

13.63%

12.8 5%

11.21%

11.70%

13.60%

Autres

9 .95%

10 .7 2%

12.70%

14.10%

6.73%

Total

100%

100%

100%

100%

100%

B- Passif des 10 plus importantes compagnies de financement des ventes au Canada

 

1953

1957

Papier à court terme

25.2

31.8

"        "        "

16.7

17.7

Obligations, débentures

12.4

15.0

Emprunts bancaires

22.8

12.1

Capital-action

10.0

11.1

Autres

12.9

12.3

Total

100%

100%

Source: Revue de la Banque du Canada, 4-74, tableau 43

Enfin, la relative stabilité du capital-action ou de l'avoir propre au sein du passif de ces institutions, révèle le fort degré d'auto-financement de ce type d'institutions finan­cières où la rémunération sur le capital investi excède plusieurs fois ce capital à travers le temps.

14.3.2 . - L'intérêt des autres institutions

Nous avons mentionné, au début de cette section, l'intérêt des institutions financières dans le mode de finance­ment des activités des sociétés de financement ou de prêts. Nous pouvons maintenant en traiter,ayant décrit leur mode de finance­ment, axé entre autres autres sur la vente de papiers commerciaux à court terme.

Au départ, il faut souligner l'avantage que com­portent, pour la majorité des institutions, ces titres, particu­lièrement ceux à court terme. Leur achat, en effet, accroît la liquidité des institutions prêteuses qui peuvent ainsi rapidement récupérer d'importantes sommes pour des besoins ou dépenses im­prévus, leur évitant ainsi d'être acculées à la faillite, tout en continuant d'amasser des revenus appréciables sous forme d'intérêt. Le rapport du Comité d'étude sur les institutions finan­cières écrit à ce sujet:

"... Les compagnies de finance en particulier, par l'émission de billets à court terme, les banques et les sociétés de fiducie par l'émis­sion de certificats de dépôts à terme, ont contribué, ces dernières années, à élargir sen­siblement l'éventail d'instrument de liquidité dans le système".243

Un rapide examen de la provenance de l'émission de papiers commerciaux à terme au cours des dernières années, montre la très forte contribution des sociétés de financement ou de prêts à la consommation à l'expansion de cette sorte de titres.

Tableau 164: Encours des bons du Trésor et autres effets à court terme (estimations) (millions)

 

Sociétés de finan­cement ou de prêts

Autre papier commercial

Total (1)

1961

491

231

722

1963

801

241

1042

1965

842

166

1158

1967

912

329

1386

1969

1453

777

2843

1970

1304

999

3162

1971

1276

13 0 8

3480

1972

1585

1208

3750

1973

2278

1371

i

3991

(1) comprend aussi les acceptations bancaires et, de 1969 à 1972, des bons du Trésor et autres papiers commerciaux émis par les gouvernements provinciaux, municipaux, les entreprises, etc.

Source: Revue de la Banque du Canada, avril 1974

En effet, sauf la période 1969-1972, caractérisée par une forte progression dans l'émission de cette catégorie de titres par d'autres sociétés que les sociétés de crédit à la consommation, et par la présence des gouvernements provinciaux et municipaux sur ce marché, le marché des titres commerciaux à court terme est contrôlé majoritairement par les besoins d'em­prunts des sociétés de financement ou de prêts à la consommation.

De cette façon, les compagnies de finance ont of­fert un débouché important aux capitaux des autres institutions financières dont une partie doit être obligatoirement maintenue liquide pour demeurer saine financièrement et se conformer aux exigences gouvernementales en matière de sécurité de la gestion de l'épargne nationale. Qui plus est, "ce papier commercial, s'il peut comporter plus de risques d'un côté,.... possède, sur les titres d'État à court terme, l'avantage de rapporter habituelle­ment un intérêt plus élevé".244

En effet, les données comparatives des taux de ren­dement des bons du Trésor et autres titres à court terme du gou­vernement en rapport avec ceux offerts par les papiers commerciaux sont assez éloquentes (cf. tableau 165). En dehors des fluctua­tions cycliques du loyer de l'argent, reflétant les tensions d'ordre conjoncturel entre la demande de capital et les disponi­bilités financières du système, on peut déceler, dans les varia­tions de taux d'intérêt de l'ensemble des titres commerciaux à court terme, que les papiers commerciaux des sociétés de finan­cement offrent une rémunération systématiquement plus élevée que les bons du Trésor, teint à trois mois qu'à six mois et que seuls les certificats de dépôts à 90 jours, offerts par les banques à charte offrent, à quelques reprises, un taux de rendement plus élevé. Notons, entre autres, qu'au cours de l'année 1973, les taux d'intérêt offerts sur les titres des sociétés de financement sont les plus élevés. Or, le tableau 164 fait voir que l'encours des titres de ces sociétés a progressé de plus de 43% au cours de cette même année. Pour ce faire, elles ont dû offrir les taux  les plus élevés de toute notre période d'analyse, renchérissant d'au­tant les avantages de la possession de ces titres pour les insti­tutions financières soulignés dans le rapport Parizeau.


Tableau 165: Statistiques diverses sur le loyer de l'argent  au Canada

 

Bons du Trésor

Papier à 90 jours des soc. de financ.

Accep. bancaire à 30 jrs

Certificat de dépôt à 90 jours

 

3 mois

6 mois

 

 

 

1970 Avril

6.78%

6.8 2%

7.70%

7 .85%

7.50%

Août

5.51

5.6 6

7.58

7 .45

7.00

Dec.

4.44

4.52

5.58

6.10

5.80

1971 Avril

3.00

3.13

3 .83

3 .55

3.79

Août

3.79

3.96

4.61

4.40

5.09

Déc.

3.21

3.31

4.32

4.15

4.62

1972 Avril

3.64

3.93

5.88

5.35

5.96

Août

3 .50

3.88

4.85

4.83

5.25

Déc.

3.65

3.87

5.15

4.80

5.13

1973 Avril

4.90

5.37

6.00

5.65

5.65

Août

6.18

6.66

8.65

8.10

7.51

Dec.

6.35

6.51

10.25

9 .30

8.50

19 7 4 Mars

6.51 .

6.55

9.20

9.00

8.94

Source: Revue de la Banque du Canada, avril 1974, tableau 19

Bref, comme les sources de liquidité dans le sys­tème économique sont relativement réduites245, les institutions financières aux prises avec des contraintes de liquidité, voient un avantage bien précis à faire l'acquisition de titres commerciaux des compagnies de finance. Ceux-ci ont, répétons-le, l'avantage de remplir les mêmes fonctions que les titres gouvernementaux dans leur portefeuille, tout en rapportant davantage de revenus d'intérêts

D'autre part, les compagnies de finance contractent d'autres  types d'emprunt à plus long terme. Elles émettent toute une gamme de billets garantis et de débentures pour des périodes allant jusqu'à vingt ans. Les billets se vendent surtout auprès des compagnies d'assurance et autres institutions financières, alors que les débentures non garanties à rendement un peu plus élevé, sont achetées par des particuliers.

Cette très brève analyse des sociétés de finance­ment nous permet tout de même d'en dégager que leur naissance et leur expansion remplissaient une fonction bien précise en termes du développement des autres institutions financières. Car, si le financement des activités des sociétés de financement des ventes ou de prêts à la consommation émanait principalement, à l'origine, de mises de fonds de quelques individus et sociétés marginales et de ré-investissement d'une bonne partie des bénéfices, ces socié­tés de financement, au cours des années '50, ont eu recours aux marchés financiers pour accroître le volume de leurs opérations (d'abord auprès des banques, puis des autres sociétés financières).

Celles-ci ont trouvé là une excellente occasion de faire fructifier encore davantage leur capital car, tenues de con­server une partie de leurs actifs sous forme liquide, pour des raisons de sécurité financière, elles pouvaient maintenant tirer un profit beaucoup plus élevé des placements consacrés à cette fin. Quant aux obligations et débentures à plus long terme, dont les compagnies de finance furent les émettrices, elles trouvèrent pre­neurs assez facilement semble-t-il sur le marché financier, peut-être en raison du taux de rendement légèrement plus élevé, généra­lement attaché à un placement plus risqué.

14.3.3.- Les profits des sociétés de financement ou de prêts

Le système capitaliste ne développe pas d'activités économiques qui ne soient pas lucratives pour les détenteurs des moyens de production. Les sociétés de financement ou de prêts n'é­chappent certes pas à cette loi fondamentale, base de l'accumula­tion capitaliste. Le crédit à la consommation, production de ces sociétés, a de fait rapporté des bénéfices remarquables à ses pro­ducteurs dans le passé.246

Quoique ces sociétés aient éprouvé certaines diffi­cultés financières, au cours des dernières années, suite à l'en­trée des banques sur les marchés financiers et aux coûts plus élevés du financement de leurs activités, celles-ci tirent encore un profit fort appréciable de leurs activités (cf. tableau 166). Car, bien que le taux de profit sur l'avoir-propre ait déjà atteint 14.2% en 1954 (2), 11% en 1963247, il se situe tout de même à 9.82% en 1970, ce qui en fait une des activités économiques des plus lucratives dans l'économie. Seul le taux de rendement des services s'avère plus élevé (10.35%). Et ce taux est le plus éle­vé de toutes les institutions financières. On retrouve ici, indi­rectement, les conséquences de la "ségrégation" qui s'exerce sur les marchés financiers vis-à-vis des consommateurs-emprunteurs. Ce sont à eux que s'adressent les taux d'emprunt les plus élevés sur le marché248. Or, ces taux se traduisent en volume de profit très élevé des institutions dont l'activité unique ou principale réside dans le prêt à la consommation.

Tableau 166: Quelques statistiques sur les taux de profit de certains secteurs et sous-secteurs industriels, 1970

Secteurs et sous-secteurs industriels

Avoir total

Bénéfices nets

Taux de profit

Agriculture, exploi­tations forestières et pêche

5.21.7

4 6.8

8.97%

Mines

9,7 29

885.1

9.09%

Fabrication

23,069.4

1,645.1

7.13%

Construction

1,591.0

129.3

8.12%

Transport

5,166.3

227.7

4.40%

Service publics

8,454.6

502.5

5.9 4%

Comm. de G.

3,853.6

348 .1

9.03%

Comm. de D.

3,402.2

293.8

8 .63%

Instit. recueill. dépôts

2,891.3

174.4

6.03%

Agences de crédit

981.2

96.4

9.82%

Sociétés de placement

17,347 .1

846.3

4.87%

Ass., immeubles et autres

3,248 .8

285.1

8 .77%

Tot., finances

25,318 .9

1,423.1

5.6 2%

services

2,054.1

212.8

10.35%

Grand total

78,473.4

5,541.6

7.06%

Source: "Statistique financière des sociétés", S.-C, catalogue 61-207, 1970

De plus, non seulement l'avoir-propre traduit-il, de façon biaisée, le capital effectivement investi dans ce type d'entreprise, puisqu'il comprend les bénéfices réinvestis des années antérieures, qui ne sont pas, à proprement parler, du ca­pital nouveau injecté par les détenteurs de ces entreprises, mais en plus, les statistiques de bénéfices nets des sociétés de prêts des années récentes semblent indiquer que 1970 n'était pas une très bonne année.

Tableau 167: Taux de profit net sur les revenus des so­ciétés de prêts de prêteurs d'argent

 

Bénéfices nets

Revenu

Taux de profit

1968

8,256,596

181,431,277

4.5%

1969

7,844,263

227,600,027

3 .4%

1970

8,828,418

251,049,150

3 .5%

1971

8,969,633

237,970,924

3 .7%

1972

10,632,630

249,312,425

4.2%

Source: Rapport du Surintendant des assurances, compagnies de petits prêts et prêteurs d'argent, 197 2

14.4.- Conclusion

Ce bref tour d'horizon de l'évolution des institu­tions financières à laquelle nous avons tenté d'intégrer le cré­dit à la consommation, nous semble ouvrir la voie à une étude plus approfondie de deux aspects du schéma de développement capi­taliste.

A un premier niveau de la phase actuelle de déve­loppement du processus d'accumulation de capital, nous avons obser­vé une intensification de la demande de capitaux au-delà des pos­sibilités de financement par l'emploi des bénéfices non-distribués. Quoique cette phase actuelle de développement ait produit un gonflement substantiel des revenus distribués et du volume d'épargne, le système économique a été, malgré tout, dans l'obligation de stimuler encore davantage les sources de financement de l'activité économique pour ne pas limiter la croissance de la production. C'est là une hypothèse qui reste à confirmer, de façon plus articulée

Mais, parallèlement à cette accélération du pro­cessus d'accumulation de capital et donc de production, le sys­tème est confronté par l'absolue nécessité de développer une de­mande correspondante, sans quoi il sera réduit à limiter la croissance de cette capacité de production, en l'absence de re­venus additionnels propres à amorcer une nouvelle expansion. En d'autres termes, cette croissance de la production de biens de consommation et donc des revenus, doit s'accompagner d'une pro­pension moyenne à consommer suffisante, pour s'assurer que cette production soit consommée et, par le fait même, garantir des dé­bouchés suffisamment larges aux entreprises.

Or, le crédit à la consommation s'inscrit préci­sément dans cette trame, puisqu'il maintient ou même accroît cette propension moyenne à consommer. Son expansion a été favo­risée par un réaménagement de la direction de l'épargne dans le système, tant en raison de la croissance du volume de celle-ci, des modifications institutionnelles opérées dans le système (Loi des banques) et des politiques monétaires du système. C'est là l'autre volet de la phase de développement du système capitaliste que nous avons tenté d'identifier et dans lequel s'insère l'ex­pansion du crédit à la consommation.

En définitive, la création et le développement du crédit à la consommation s'expliquent fondamentalement par les exigences nouvelles du développement économique basées sur l'accumulation du capital détenue par une minorité dont le seul objectif et la seule fin sont de faire croître, le plus rapide­ment possible, ce capital et sa capacité de production corres­pondante. Le crédit à la consommation répond d'abord et avant tout aux besoins de cette structure. Ce n'est que dans ses mo­dalités de développement qu'il se modèle, si cela est compati­ble avec son développement, aux besoins de ses utilisateurs. On a donc pas à attendre que le crédit se développe dans la popula­tion de façon civilisée. Il est tout aussi sauvage que le système qui conditionne les travailleurs-consommateurs à satisfaire aux exigences de la production et de la consommation de masse.

Chapitre 15.- éléments de conclusion

L'idée directrice qui a guidé l'ensemble de notre démarche a d'abord été de concevoir le crédit à la consommation comme un phénomène économique et social issu d'un contexte global particulier et répondant à des exigences spécifiques  et non seu­lement comme un phénomène autonome et isolé, centré surtout sur la nécessité nouvelle d'une utilisation plus intensive du crédit par les ménages, afin de satisfaire leurs nouveaux besoins présumés.

Il nous semblait insuffisant, en effet, de considé­rer uniquement les comportements de crédit des ménages et d'essayer d'en percevoir les conséquences sans tenir compte du rôle et de l'influence des agents institutionnels qui en ont provoqué l'ex­pansion. Nous avons tenté, au moins schématiquement, de situer chacun des acteurs et de rendre compte de la perspective socio-économique plus globale dans laquelle s'inscrit le phénomène. Cette démarche nous a conduits à relier, de façon constante, l'expansion du crédit à l'évolution de l'appareil de production dont le dévelop­pement devait provoquer l'avènement de la société de consommation. Dans un tel contexte, le crédit apparaît comme un élément intrinsè­que voire indispensable de ce système de consommation de masse dont il constitue par ailleurs l'un des épiphénomènes les plus spectacu­laires. Il devenait, dès lors, logique d'analyser le crédit à la consommation en rapport aux exigences de l'appareil de production. L'accroissement des possibilités de production a entraîné la néces­sité, pour le système économique, de transformer sensiblement les schémas de consommation afin de permettre l'écoulement des stocks produits et de générer les revenus indispensables au renouvellement des conditions de la production ainsi qu'à son expansion.

Cette dynamique de l'évolution du système de produc­tion s'opère dans le processus d'accumulation de capital dont le contrôle est exercé par une minorité possédante, détenant les moyens de production.

Dans ce schéma analytique, le crédit à la consommation favorise une consommation plus rapide des biens et des services et contribue ainsi à augmenter davantage les revenus des entre­prises; il constitue donc fondamentalement un instrument d'accé­lération du processus d'accumulation du capital.

On ne peut plus, dans cette perspective, justifier l'ex­pansion du crédit à la consommation par le seul fait de dresser un profil du ménage endetté dont les caractéristiques socio-économiques constitueraient les déterminants principaux de son expansion. Une telle démarche constitue plutôt une description des modalités d'ex­pansion du crédit alors qu'il faut chercher ailleurs, dans la dy­namique même de l'évolution du système capitaliste, les principes fondamentaux de son origine et les causes principales de son évo­lution.

15.1.- Synthèse

15.1.1. Production

La première étape de notre analyse fut donc de décrire les principales caractéristiques de l'évolution historique de l'ap­pareil de production québécois. Nous avons ainsi vu comment le Qué­bec, malgré son retard par rapport à l'ensemble du Canada et, de façon plus spécifique, par rapport à l'Ontario, avait cependant atteint le stade de la production de masse. Cette analyse nous a aussi permis de constater la situation de dépendance économique accentuée dans laquelle se trouve le Québec par rapport au reste du continent nord-américain. L'expansion des oligopoles a certes joué un rôle déterminant dans l'avènement de la production de masse: dans le contexte spécifique du Québec, ils ont, de plus, contribué, dans une très large mesure, tant sur le plan de la production de biens et services que celui de leur distribution, à accentuer l'état de dépendance de l'économie québécoise.

L'interpénétration des économies québécoise, canadien­ne et américaine explique d'ailleurs fondamentalement la rapidité avec laquelle les patterns de consommation nord-américains se sont implantés au Québec: l'économie canadienne et surtout l'éco­nomie américaine fonctionnaient déjà, en effet, dans un système de production de masse alors que les secteurs majeurs de l'écono­mie québécoise s'inscrivaient aussi dans ce mode de production. Ces facteurs structurels ont facilement pris le pas sur les for­mes spécifiques d'organisation et les particularités socio-cultu­relles québécoises qui ne relevaient plus alors du mode dominant de fonctionnement de l'économie. Cette situation a même permis, comme nous l'avons souligné, à une partie de la population d'ici d'accéder à la consommation de masse avant que l'appareil indus­triel en ait atteint la capacité de production correspondante. Nous avons décrit, par ailleurs, comment l'évolution du système de distribution des biens et services a facilité l'avènement d'un système de consommation de masse. Ces changements marqués surtout par l'oligopolisation des marchés de distribution, l'explosion publicitaire et l'apparition de nouvelles techniques de ventes correspondaient intimement aux exigences du nouveau mode de pro­duction. Parallèlement, l'évolution du système financier a dû se modeler sur les nouveaux besoins de capitaux de l'appareil de production.

15.1.2.- Consommation

A mesure que ces transformations prenaient place, les patterns de consommation des ménages québécois ont subi des trans­formations marquées dont nous avons essayé de retracer les prin­cipales dimensions. Nous avons pu constater encore là que le Qué­bec avait vraiment atteint le stade de la consommation de masse mais qu'en même temps, le niveau de consommation des ménages y marquait un retard certain par rapport à celui des ménages onta-riens et canadiens.

Cette évolution de la structure de consommation a été rendue possible par l'amélioration réelle des revenus des ménages qui a accompagné l'expansion de la production. Confronté avec la nécessité absolue d'assurer le maintien et surtout l'expansion des conditions de production, l'appareil de production se devait d'accroître progressivement la rémunération du facteur travail afin de permettre l'écoulement de la production et la réalisation de revenus accrus.

Cette nécessité de l'appareil de production d'accroître le pouvoir d'achat des travailleurs a entraîné l'émergence d'une Classe moyenne plus nombreuse. Paradoxalement, nous avons pu cons­tater que cette évolution n'avait pas transformé, de façon sensi­ble, la structure de distribution des revenus (depuis la seconde guerre mondiale) et que les mêmes inégalités fondamentales étaient perpétuées. De fait, la proportion de ménages vivant dans la pau­vreté, lorsqu'on évalue, de façon relative, ce phénomène à l'ac­croissement général des richesses est restée remarquablement sta­ble (près d'un ménage sur trois) depuis 1951. Nous avons d'ail­leurs passé en revue les principaux facteurs qui peuvent expliquer le maintien des inégalités de revenus entre les différentes cou­ches de la population. Si en termes relatifs, la distribution des revenus n'a guère changé depuis vingt ans, nous avons souligné, par contre, que l'écart entre les niveaux de vie concrets (en mon­tants absolus) continuait à s'accroître. Les politiques de redis­tribution des revenus qui se sont pourtant considérablement accrues, au cours de cette période, n'ont guère réussi qu'à empêcher la si­tuation de se détériorer davantage. Quant à la structure d'imposi­tion fiscale, nous avons vu que l'effet progressif de l'impôt per­sonnel était complètement annulé par le jeu régressif des impôts indirects lorsque ceux-ci sont imputés aux consommateurs.

En résumé, nous avons donc pu dégager de cette pre­mière démarche que la société québécoise avait atteint le stade de la production et de la consommation de masse. Les faits les plus marquants de cette évolution ont cependant été, sur le plan de la production, le rôle prépondérant  joué par les oligopoles et le contrôle puissant exercé par le capital étranger. Sur le plan de la consommation, l'amélioration globale du niveau de vie des ménages québécois et la transformation de leurs modes de consommation ne sauraient cependant faire oublier la persis­tance des inégalités relatives de revenus et l'accroissement des écarts de niveau de vie nominal entre les riches et les pauvres. C'est en fonction de cette toile de fonds de l'évolution de la production et de la consommation que nous avons voulu situer l'évolution du crédit à la consommation et analyser la situation d'endettement des ménages.

15.1.3.- Idéologie

Dans un deuxième temps, nous avons cependant voulu compléter cette analyse des transformations économiques et so­ciales qui ont accompagné l'avènement de la consommation de mas­se au Québec en essayant de définir de quelle façon ce phénomène a été perçu sur le plan de la conscience collective. Cette démar­che nous a d'abord menés à ébaucher les grandes lignes de l'idéo­logie libérale de la "société de consommation de masse", pour montrer comment les divers éléments de cette perception idéolo­gique reflétaient finalement davantage l'expression des intérêts de la classe dominante que ceux de l'ensemble de la population. Nous avons, par la suite, fait la synthèse des principaux cou­rants d'interprétation du phénomène en discutant les mérites respectifs des théories les plus marquantes. En plus de faire ressortir la relativité de l'idéologie dominante et la partia­lité ainsi que l'inexactitude de la perception qu'elle véhicule, cet examen comparatif des principaux schèmes d'interprétation théorique à aussi le mérite de mettre en relief des éléments analytiques, certes disparates, mais qui permettent de jeter un éclairage nouveau sur l'évolution de la consommation et d'ali­menter, à ce niveau, la réflexion sur l'orientation et la signi­fication du phénomène.

Nous avons voulu enfin compléter cette analyse de la dynamique de la société de consommation en essayant d'identifier les éléments les plus susceptibles, sinon de proposer à court terme un contre-modèle articulé de la société idéale, d'être du moins les plus critiques par rapport à la dynamique et à l'orien­tation de la société actuelle. Il nous semble, en effet, que dans sa phase actuelle de développement, notre société a progres­sivement atteint un point où sont remises en question, non seu­lement l'organisation de la production (la concentration oligo-polistique, la pollution...) mais aussi ses fins. Nous avons, en effet, essayé d'illustrer comment, à la fois sur le plan de la perception des inégalités de revenus, de la prise de conscience des abus du système de production et du type de consommation qui en découle et finalement, des interrogations quant à l'avenir du système actuel, des courants d'opinion s'étaient développés, apportant une vision critique du développement économique, ins­piré de l'organisation capitaliste. Ces mouvements d'opposition manifestent la présence d'une volonté consciente de modifier fon­damentalement les règles du jeu actuel et de restaurer la pri­mauté d'une volonté collective et d'un intérêt collectif cons­cient sur les volontés et les intérêts privés dominants. Nous avons noté, par ailleurs, qu'un tel mouvement manquait encore d'une orientation commune et définie qui permit de s'opposer plus efficacement au pouvoir croissant des oligopoles et aux multiples abus de profiteurs de tout acabit que le système ne cherche pas vraiment à mater, de façon efficace, sous prétexte de préserver une liberté d'entreprise pourtant déjà chancelante. La présence seule de tels mouvements de contestation indique cependant clai­rement la nécessité d'une réorganisation fondamentale des règles du jeu et de l'importance d'une redécouverte collective du "bonheur de l'homme".

15.1.4.- Crédit à la consommation

Le phénomène du crédit à la consommation constitue peut-être l'un des aspects les plus spectaculaires et les plus significatifs de cette évolution de la production et de la con­sommation. Il ne pouvait cependant être cerné, dans toutes ses dimensions, que dans ce contexte plus global. Dans la deuxième partie de ce rapport: où ce phénomène est étudié, de façon plus spécifique, nous n'avons pas voulu en présenter seulement une analyse statique. A partir des enquêtes antérieures, nous avons d'abord essayé de montrer comment le phénomène était intimement lié à l'évolution du système de production et à l'amélioration qui en a découlé du niveau de revenu des ménages. De façon glo­bale, nous avons en effet pu décrire comment l'expansion phéno­ménale du crédit était liée historiquement à l'émergence d'une classe moyenne de revenus plus nombreuse et qui consommait da­vantage .

Nous avons, par la suite, présenté les principaux résultats de notre enquête. Dans l'ensemble, ceux-ci corrobo­rent de très près les résultats des enquêtes de Statistiques-Canada dont les principaux éléments ont aussi été amplement uti­lisés au niveau de l'interprétation.

Sur le plan analytique, nous avons d'abord cherché à vérifier le fondement de la théorie économique orthodoxe. Celle-ci conçoit, de façon générale, le crédit comme un instru­ment économique d'acquisition de biens durables et dont l'utilisation est liée au niveau de revenu, à la scolarité, à l'âge, au cycle familial.... Dans un premier temps, nous avons démontré, à l'aide d'instruments d'analyse économétrique, comment ces expli­cations étaient fort peu satisfaisantes. Le crédit à la consomma­tion apparaît, en effet, comme un phénomène tout à fait particu­lier. De façon à peu près constante dans le temps, seulement la moitié des ménages sont endettés. Chez ces derniers cependant, l'endettement n'obéit pratiquement à aucune des règles précitées: il varie, en effet, d'un ménage à l'autre, de façon indépendante dans une large mesure du niveau de revenu(ce qui n'exclut pas la relation entre endettement et classe moyenne), de la scolari­té ....

15.1.5.- Endettement

La dichotomie, en ce qui a trait à l'utilisation du crédit par les ménages, apparaît donc de façon très claire. La moitié des ménages s'endettent, l'autre moitié non. Ces deux ty­pes de comportement manifestent clairement deux modes d'adapta­tion fort différents au contexte de la société d'abondance. En ne considérant que la dimension endettement, il aurait été pos­sible, comme cela a d'ailleurs déjà été fait, d'expliquer cette différence en recourant à des différences de caractéristiques au niveau des attitudes ou de la personnalité des consommateurs: nous aurions pu ainsi distinguer entre les "modernes" qui sont plus ouverts aux réalités nouvelles de l'abondance et plus enclins à la consommation à crédit et les "traditionnels" qui y sont plus réticents et qui valorisent surtout les vertus de prévoyance.249

Une telle démarche repose sur un fondement réel. Les conclusions qu'elle permet sont cependant étroitement liées, com­me dans le cas de notre enquête, au cadre conceptuel utilisé. Plutôt que de partir des attributs de la personnalité des consom­mateurs, il nous a semblé plus significatif, pour notre part, de bâtir notre analyse à partir des expériences vécues de travail et de consommation des ménages. En effet, après avoir construit une catégorisation des ménages à partir des critères de pauvreté, privation et abondance, nous avons effectivement pu établir que les ménages vivant dans la pauvreté et ceux vivant dans l'abon­dance ont des expériences de travail et de consommation fort dif­férentes. Les premiers obéissent surtout à des motivations-besoins tels que leur environnement socio-culturel les a définis alors que les seconds répondent surtout à des motivations-aspirations qui, elles aussi, sont façonnées par une pression sociale. Si les pau­vres s'endettent objectivement un peu moins souvent et pour des montants moyens moindres, nous avons vu, par contre, qu'ils avaient autant besoin du crédit que les ménages plus riches (différence ressentie entre besoins et disponibilités financières) mais que la pression exercée par l'endettement sur leur budget était beau­coup plus grande, ce qui limite à la fois leur propension à l'en­dettement et leur capacité de le faire.

En ce qui concerne les ménages vivant dans la priva­tion, nous avons pu constater qu'ils se trouvaient dans une posi­tion fort délicate: n'ayant pas encore échappé totalement aux pressions des besoins qui découlent d'une insuffisance relative ou d'une certaine instabilité de revenus, ils subissent déjà l'at­trait  de l'abondance et sont également soumis aux deux types de pressions. Ceci se traduit, sur le plan financier, par un en­dettement aussi fréquent et aussi élevé en moyenne que celui des ménages riches qui, eux, disposent cependant d'une capacité de remboursement plus grande.

Les ménages de ce que nous avons décrit comme la clas­se, moyenne de revenus (regroupant des ménages des catégories "privation" et "abondance") constituent une cible privilégiée pour l'expansion du crédit car, contrairement aux ménages pau­vres, ils disposent d'un certain revenu discrétionnaire, donc d'une capacité de remboursement plus grande. À l'opposé des ménages ri­ches, ceux qui vivent dans la privation ressentent cependant plus durement les contraintes financières imposées par l'endettement puisque leur marge relative de manoeuvre budgétaire les rend par­ticulièrement sensibles aux influences socio-culturelles de la consommation de masse.

Les résultats auxquels nous arrivons dépendent d'une part, de l'accent que nous avons mis sur certaines variables ex­plicatives et d'autre part, sur la façon dont les regroupements de variables ont été faits pour déterminer les catégories socio-économiques. La façon de procéder ne nous permet pas d'expliquer comme telle la situation des ménages qui ne sont pas endettés; elle a cependant le mérite de faire ressortir l'importance de la situation socio-économique du ménage, non pas dans la décision d'avoir recours ou non au crédit, mais dans la signification d'un tel usage et de ses répercussions financières. Dans la me­sure cependant où l'on conçoit la personnalité du consommateur individuel comme le résultat d'un ajustement complexe et bi­directionnel entre lui-même et son environnement passé et pré­sent, on peut concevoir l'importance que peut avoir le contexte socio-économique sur les attitudes, les perceptions et les com­portements .

15.1.6.- Endettement problématique

La théorie orthodoxe ne conçoit pas l'endettement des ménages comme étant, au moins partiellement, problématique. Les problèmes qui résultent d'un usage exagéré du crédit sont conçus au contraire comme étant marginaux et comme la conséquence, sinon d'un manque de responsabilité ou de maturité du consommateur, du moins d'un ensemble de circonstances malheureuses. Dans une telle optique, les institutions ne portent évidemment aucune responsa­bilité directe ou indirecte quant à la situation du consommateur. Un tel postulat, fondamentalement idéologique et visant à indi­vidualiser des situations pourtant d'origine éminemment sociale, néglige une bonne partie de la réalité fondamentale de l'endette­ment et ce, à plusieurs points de vue.

Sur le plan de l'analyse, il nous semblait plus con­forme à la réalité de la vie quotidienne des ménages de partir du postulat exactement inverse. Nous avons considéré au départ que l'endettement problématique ne constituait pas un phénomène marginal mais qu'il constituait, au contraire, un élément fort significatif des pressions qui sont exercées sur les ménages et des contraintes qui lui sont imposées. Nous posions, en effet, dès le début de cette recherche, que l'endettement problématique constituait un fait social et économique fondamental dont l'exis­tence révélait la force des pressions qui sont exercées sur les ménages.

A nos yeux, la situation d'endettement des ménages constitue le résultat des pressions exercées non seulement au niveau plus global par les producteurs et les distributeurs, mais aussi de façon plus spécifique par les politiques de cré­dit des institutions financières.

Pour vérifier le dernier terme de cette proposition, nous avons examiné, à partir des données de l'enquête, le degré d'accessibilité des consommateurs des différentes catégories socio-économiques aux diverses institutions de crédit. Nous avons ainsi pu démontrer clairement que les banques favorisaient surtout les ménages riches, les caisses, les ménages de la caté­gorie intermédiaire alors que les ménages pauvres constituaient un marché privilégié, captif même en ce qui concerne les prêts per­sonnels, pour les compagnies de finance où le coût d'emprunt et les politiques de financement sont carrément anti-sociales.

Ces différences d'accessibilité aux institutions de crédit, selon le niveau socio-économique, constituent certes un élément fondamental de l'expérience d'endettement des ménages, dans la mesure où les pauvres ont moins accès au crédit le plus avantageux.

Nous n'avons pas cependant déterminer avec autant d'exac­titude l'ampleur du phénomène de l'endettement problématique. Cela tient d'une part, à l'imperfection des critères employés mais aussi d'autre part, à la complexité même du phénomène. En tenant compte des résultats obtenus à d'autres niveaux (motif du travail du conjoint ou second emploi du chef, consolidations de dettes), nous avons pu cependant en construire une certaine approximation. Selon cette évaluation, le quart environ des ménages endettés (soit glo­balement, au moins 15% de tous les ménages) avaient à faire face à de sérieuses difficultés financières à cause de leur état d'endet­tement .

Nous avons aussi, sur un plan plus spécifiquement éco­nomique, évalué de façon théorique les avantages qu'un ménage pou­vait retirer de l'utilisation du crédit. Nous en avons conclu que tant sur le plan des satisfactions retirées par le ménage que sur celui du fardeau financier que représentent les remboursements, les ménages riches étaient surtout ceux qui retiraient le plus d'avantages à se prévaloir du crédit dans les conditions actuelles. Pourtant, comme nous l'avons déjà souligné, le crédit est devenu, pour nombre de ménages, dont les pauvres au même titre que les au­tres, un instrument souvent essentiel pour tirer une satisfaction totale maximum de leurs revenus présents et futurs et renouveler, notamment leur stock de biens durables. Cependant, à cause des conditions qui leur sont faites et de leur capacité de rembourse­ment relativement moindre, les ménages vivant dans la pauvreté se trouvent doublement désavantagés: ils doivent payer plus cher un crédit par ailleurs qu'ils auront plus de difficultés à rem­bourser. Dans le contexte actuel, nous ne pouvons tirer d'autre conclusion, à savoir que le fonctionnement du système actuel de crédit contribue fortement à maintenir, sinon à accentuer, les inégalités socio-économiques.

15.1.7.- La fonction économique du crédit

Dans une dernière section, nous avons constaté, sur le plan institutionnel, que le crédit à la consommation corres­pondait d'abord,dans son expansion, aux exigences de l'évolution du système de production et de l'accumulation du capital. Si, dans la logique capitaliste, le consommateur est censé, par ses choix de consommation, orienter et contrôler les efforts des pro­ducteurs et des intermédiaires financiers et que les fins de ces derniers doivent, en principe, s'harmoniser naturellement avec les intérêts des consommateurs, nous avons vu que, dans la pra­tique, tel était loin d'être le cas. Les institutions financiè­res dont l'évolution a été l'une des conditions importantes de l'expansion du crédit se sont, en effet, développées dans un contexte où il fallait assurer d'une part, la consommation des stocks de biens produits et où, simultanément, ces institutions disposaient de liquidités qu'elles ne demandaient pas mieux que de prêter, sous forme de papiers commerciaux ou autres, à des taux d'intérêt plus rentables que d'autres types de placement. Puisant également, en bonne partie, les fonds nécessaires a leur développement, à même les dépôts des banques, l'expansion des compagnies de finance a permis d'accélérer plus particuliè­rement-la consommation des biens durables, à un moment où les seuls revenus des travailleurs auraient été insuffisants pour maintenir le rythme de croissance de cette consommation.

Nous avons, en effet, retracé l'évolution du crédit à la consommation en montrant qu'au départ, les besoins de placements liquides des institutions financières ont suffi à financer l'es­sentiel des activités des compagnies de finance. Puis, ultérieure­ment, les banques à charte ont envahi le marché, disposant de res­sources financières considérables, pour intensifier davantage en­core la consommation des ménages via le crédit, en fonctiondu dé­veloppement des capacités de production.

On est porté à opposer, lorsqu'on fait l'analyse des tendances récentes du marché du crédit, les banques aux compagnies de finance, à cause de la lutte qui les opposent. Il est, par con­tre, beaucoup plus évident, dans une perspective à plus long terme, que leur évolution répondait aux mêmes intérêts.

Il est difficile, d'autre part, d'évaluer l'impact qu'a pu avoir l'expansion du crédit sur l'expansion de la production et de la consommation de masse. On peut cependant soupçonner que le crédit a eu des répercussions réelles non seulement sur le rythme mais aussi sur la nature de la consommation. Nous avons noté, par exemple, à quel point l'expansion de l'automobile était tributaire du crédit. Encore aujourd'hui, nous avons su évaluer que l'achat d'autos à crédit représentait au minimum le tiers du volume glo­bal d'endettement des ménages. Aucun autre bien de consommation, à l'exception peut-être du téléviseur, n'a autant influencé l'évo­lution de la vie moderne que l'expansion du phénomène automobile. Source importante de pollution, l'auto a aussi joué un rôle pré­pondérant dans le développement des banlieues. L'auto est aussi devenue, en dehors de ses qualités mécaniques, un "objet" de con­sommation particulièrement significatif: dans le contexte socio­culturel de la société d'abondance, sa possession est devenue une source importante de satisfaction psycho-sociologique pour le consommateur, en même temps qu'un "signe" de statut, c'est-à-dire à la fois d'identification et de différenciation, tout à fait révé­lateur. On peut même s'interroger à savoir si l'évolution de l'au­tomobile aurait été la même si le crédit n'avait pas été là pour favoriser la débauche de dépenses financières et le gaspillage de luxe et de gadgets auxquels elle a donné lieu.

15.2.- Les limites de l'analyse

15.2.1.- Les lacunes

L'analyse que nous avons essayé d'ébaucher comporte certes des lacunes. La principale consiste probablement dans un certain manque d'articulation logique entre la perspective globa­le que nous avons tenté de dégager dans la première partie de ce rapport et l'analyse proprement dite de la situation d'endettement des ménages québécois.. Ces liens sont esquissés à plusieurs en­droits mais ils auraient pu l'être de façon plus systématique en­core. Cette lacune dépend peut-être, dans une certaine mesure, de l'ambition du but originellement visé. Malgré les imprécisions, les manques d'articulation et les imperfections de notre analyse, il nous semblait primordial d'esquisser au moins la réalisation de l'objectif premier.

D'autre part, nous nous sommes heurtés très tôt à des difficultés inhérentes à l'étude du phénomène de la consom­mation. En effet, l'évolution de l'appareil de production a certes joué un rôle fondamental dans l'avènement de la consommation de masse; les sciences économiques, autant que la sociologie, se sont donc davantage intéressées à l'analyse des phénomènes liés à la production et aux appareils institutionnels nécessaires à son expansion. L'analyse des phénomènes de la consommation, dans leur spécificité et l'interprétation de leurs rapports avec l'appareil de production, ont été relativement négligés.

Une telle situation a, pour nous, deux conséquences immédiates: on manque d'une part, d'un ensemble d'éléments con­ceptuels davantage intégrés qui permettraient de mieux définir et de mieux comprendre la réalité spécifique de la consommation de masse. Parallèlement, les analyses qui permettraient de mieux saisir les multiples dimensions des comportements des consomma­teurs, de leurs motivations, perceptions et réactions, particuliè­rement dans le cas des consommateurs à faibles ou relativement faibles (privation) revenus, sont rarissimes. Nous disposons cer­tes, à ce dernier niveau, d'un nombre assez impressionnant d'ana­lyses apparentées aux études de marché mais en ce qui les concerne, l'accumulation des exemples de comportements semblables ou dif­férents de consommation ne saurait compenser pour leur manque de profondeur et leur incapacité à vraiment lier l'évolution des comportements de consommation aux intérêts et aux volontés des producteurs. De façon générale, de telles études ne vont guère au-delà d'un essai d'application pratique des interprétations idéologiques courantes du comportement des consommateurs. Dans une telle optique, les besoins qu'on impute aux consommateurs sont presque uniquement ceux qui intéressent les producteurs dans l'écoulement de leurs stocks et dans l'accélération de leur rythme de croissance. Se trouvent alors négligés, les aspects collectifs des besoins humains, leurs dimensions culturelles et leur dynamique. Cette dynamique des besoins est un phénomène com­plexe qui dépasse largement le cadre restrictif imposé par de telles interprétations : les besoins des consommateurs constituent en effet autre chose qu'un gouffre sans fond que chaque producteur doit se dépêcher de combler en partie avant son concurrent. Ils touchent, en effet, fondamentalement à la nature même de l'être humain en société.

Il est d'autre part paradoxal que le champ de la con­sommation soit encore considéré comme le domaine d'exercice privilégié de la conscience individuelle. Au contraire, en effet, de la vie de travail et de la vie publique qui sont considérées comme des phénomènes collectifs qui doivent être mis en relation avec la structure de pouvoir des appareils institutionnels, la vie de consommation continue le plus souvent à être perçue comme la somme d'interventions individuelles où la dimension collective n'est pas dominante. Or, même si les structures de consommation sont moins évidentes que les structures de travail ou  les struc­tures politiques, les actes de consommation dépendent avant tout d'une dynamique socio-culturelle collective dont les producteurs et les distributeurs déterminent l'orientation.

D'autres lacunes de l'interprétation tiennent aux limites imposées dans le choix des données à être analysées. Il aurait été intéressant, par exemple, d'approfondir les relations qui existent entre la situation socio-économique objective des ménages telle que nous l'avons décrite et les éléments plus sub­jectifs de la perception par les consommateurs de leur situation (attitudes, motivations, valeurs...). Le questionnaire idéal que nous avions élaboré aux premiers stades de l'enquête comprenait une série détaillée de questions visant à explorer cette dimen­sion. Les contraintes de temps d'interviews nous ont cependant obligés à négliger une telle analyse dont les résultats auraient certes été intéressants.

15.2.2.- La relativité des conclusions

Quant aux conclusions et aux recommandations qu'on peut tirer d'une telle démarche de recherche, elles doivent être relativisées en fonction des limites que nous avons déjà soulignées. A l'origine, il y a déjà plus de quatre ans, l'ACEF de Montréal qui en patronna la mise sur pied, mais aussi les autres ACEF qui existaient à l'époque, sentaient le besoin de circonscire les dimensions d'un problème avec lequel elles étaient confrontées quotidiennement et de mieux en compren­dre la dynamique, afin de pouvoir évaluer ou réorienter leur action et proposer les réformes nécessaires.

Nous avons tenté d'esquisser les grandes lignes d'une interprétation globale de la réalité complexe que constitue la société d'abondance. Plusieurs avenues ont été schématiquement brossées, d'autres dimensions ont été à peine sous-entendues ou n'ont pas été explorées de façon explicite. L'analyse que nous présentons ici contient donc avant tout une série d'élé­ments de réflexion qui devront être approfondis et débattus à l'intérieur du Mouvement ACEF. Car, dans leurs interventions publiques autant que dans leur façon d'aborder les problèmes auxquels elles se sont attaquées, les ACEF ont toujours mani­festé la volonté d'aller plus loin que la situation apparente et de remonter aux causes plus fondamentales que ce document a cherché à cerner.

15.3.- Eléments de réflexion

Quant aux propositions qui peuvent être tirées d'une telle analyse sur le double plan de l'action propre des ACEF et des pressions qui peuvent être exercées sur les organismes gou­vernementaux ou autres pour qu'ils modifient ou adoptent de nou­velles politiques, elles débordent le cadre strict de notre ana­lyse, puisqu'elles exigent plutôt d'être discutées sur le plan stratégique et politique (dans son acception générale, il va de soi). On peut déjà cependant indiquer quelques éléments qui de­vraient alimenter cette concertation.

15.3.1.- Les stratégies d'action contre l'endettement problématique

Les conseillers budgétaires des ACEF des différentes régions du Québec ont déjà rencontré, au cours de la dernière décennie, plusieurs milliers de ménages qui étaient aux prises avec de sérieux problèmes d'endettement. Malgré les difficultés que nous avons rencontrées dans l'évaluation de l'ampleur du problème, nous avons vu qu'il est réel et qu'il touche une por­tion significative de la population québécoise. Le problème est d'autant plus réel si on envisage la question sous son angle dynamique. La moitié environ des ménages québécois ont des det­tes à la consommation; nous avons vu, par ailleurs que, si cette proportion tend à rester constante, la moyenne d'endettement de ces ménages croît à un rythme beaucoup plus rapide que leurs re­venus. Nous avons même souligné que cette moitié des ménages était responsable, à elle seule, de l'augmentation fantastique du crédit à la consommation au Québec, au cours des dernières années. On peut donc, projeter, sans risque de se tromper beau­coup, que l'endettement problématique d'une partie des ménages québécois va persister sinon s'accroître au cours des prochaines années.

Face à un tel état de fait, l'action des ACEF doit, selon nous, avoir divers niveaux d'intervention:

Toutefois, les problèmes d'endettement ne se régle­ront pas de façon sérieuse et en profondeur sans une transfor­mation des structures économiques et sociales de notre société qui en sont, devons-nous le rappeler, les causes premières. Con-séquemment, si on ne veut pas que le travail de dépannage, d'é­ducation et d'information des ACEF ne servent qu'à colmater les brèches d'un système qui engendre injustice et iniquité, il faut rapidement déboucher à un autre niveau d'intervention: l'implication des consommateurs dans des actions leur permettant de prendre conscience des origines économiques et sociales de l'endettement et d'entrevoir un"autre possible" à l'avènement duquel ils pourraient travailler.

Entre-temps, des réformes indispensables doivent être entreprises. Parmi celles-ci, les deux plus importantes et plus urgentes réfèrent sans aucun doute à l'inaccessibilité des mé­nages à faible revenu à un crédit moins onéreux (ou, en d'autres termes, à l'exploitation de ces ménages par les compagnies de finance) et à une politique plus juste de redistribution des revenus.

15.3.2.- L'inaccessibilité au crédit

Nous avons amplement démontré, dans la seconde partie de ce rapport, que les ménages à faible revenu constituaient un véritable marché captif pour les compagnies de finance. Il est évident qu'à cause de leur moindre capacité de remboursement, ces ménages ne peuvent ni ne doivent s'endetter pour des mon­tants comparables à ceux des ménages plus riches. Pourtant, le crédit leur est autant nécessaire sinon plus: l'utilisation du crédit à la consommation est en effet devenu un instrument in­dispensable* pour le maintien ou l'amélioration du niveau de vie des ménages. C'est devenu un des moyens, pour la majorité des ménages, d'avoir accès à la possession de biens durables nouveaux ou de remplacement, dans le contexte d'une société d'abondance où de telles acquisitions sont si fortement valorisées. C'est aussi le principal moyen qui permet aux ménagées d'absorber des dépenses imprévues ou de faire face à des fluctuations temporaires de re­venus. A ce titre, les ménages à faible revenu ont davantage be­soin d'une bonne marge de crédit qui leur permettra de sauvegar­der leur niveau de vie ou de l'améliorer que les ménages riches qui peuvent, ou puiser dans leurs épargnes, ou remettre à plus tard la satisfaction de leurs aspirations.

Or, dans le contexte actuel, les ménages pauvres doi­vent payer plus cher leur crédit que les ménages riches. A ce ni­veau, l'endettement constitue donc une forme d'accroissement des écarts de niveau de vie entre riches et pauvres. De plus, le sim­ple fait de faire usage du crédit qui, inévitablement, comporte un coût venant s'ajouter aux prix des biens et richesses produi­tes par la société, contribue en soi à accentuer, encore une fois, les écarts entre riches et pauvres. Il convient donc de minimiser au maximum le coût du crédit. Or, nous avons vu que le crédit bancaire était plus particulièrement inaccessible aux couches défavorisées. Les banques, malgré leur appartenance à des intérêts privés, sont pourtant des institutions publiques dont les services devraient être également accessibles à toutes les couches de la population. Or, dans le contexte actuel, les banques, par leurs politiques de crédit, constituent au contrai­re un des agents les plus importants du maintien des inégalités d'accès au crédit.

Quant aux coopératives d'épargne et de crédit, nous avons vu que leur accès était sensiblement plus démocratique que celui aux banques. Il reste cependant que si elles sont plus ouvertes aux ménages vivant dans la privation, elles sont à peine plus accessibles aux ménages pauvres. Dans leur cas, le problème reste donc de taille. Les Caisses ont déjà manifes­té, par le passé, une certaine volonté d'être plus sensibles aux besoins des ménages défavorisés. Malgré ce désir, force nous est de constater que les institutions coopératives n'ont guère réussi à mener une action significative dans un secteur qui devrait être prioritaire dans l'élaboration d'une véritable politique d'impli­cation sociale des Caisses.

Car, les ménages que nous avons décrits comme vivant dans la pauvreté, disposent,même s'il est limité, d'un certain pouvoir de remboursement. La plupart d'entre eux ne constituent donc pas, au sens où on l'entend généralement, de "mauvais ris­ques de crédit". D'ailleurs, leur endettement réel auprès des compagnies de finance constitue déjà une preuve suffisante de cet énoncé. Lorsqu'on sait, en effet, que les pertes des compa­gnies de finance, dues aux mauvais risques de crédit, n'ont ja­mais dépassé 2% du volume d'affaires de ces dernières, on ne peut s'empêcher de songer que les institutions coopératives pourraient faire davantage à ce niveau.

Par exemple, afin d'ouvrir davantage les Caisses coopé­ratives aux besoins d'emprunts des ménages à modestes revenus, on pourrait concevoir, dans leur cas, une politique de prêts plus souple. Il serait ainsi possible d'introduire une certaine flexi­bilité dans les taux d'emprunts offerts par les Caisses à ces ménages, en fonction du degré de risque qu'un tel prêt représente, i.e. le niveau de revenu de ce ménage, le volume d'endettement déjà contracté (consolidation de dettes). Mais, de telles mesu­res ne sauraient être valables sans un effort d'encadrement (éducation, motivation...) de ces Caisses auprès de leurs "clients" et visant à améliorer, en tout premier lieu, la gestion du budget familial.

15.3.3.- La réglementation des taux d'intérêt

Quant aux compagnies de finance, elles ont constitué, au cours des dernières années, la cible privilégiée des attaques menées par les ACEF. Dans un premier temps, les ACEF ont d'abord revendiqué la nationalisation de ces institutions. Une étude par­ticulière avait même été menée sur les modalités d'une telle opé­ration et sur la mise sur pied d'une régie publique de crédit. Avec le temps cependant, les ACEF devaient plutôt en venir à ré­clamer l'élimination pure et simple des compagnies de finance et leur remplacement, sur le marché du crédit, par les institutions coopératives. Dans "Les assoiffés du crédit", nous suggérions même que cet objectif pourrait être atteint en ramenant progressivement les taux d'intérêt des compagnies de finance à un ni­veau comparable à celui des banques et des coopératives. Une telle réforme éviterait les problèmes d'un chambardement trop rapide des structures du marché du crédit et permettrait aux autres ins­titutions de s'adapter progressivement à la nouvelle situation.

Il faut aussi continuer à dénoncer les mythes que cer­tains se plaisent à véhiculer pour justifier l'inaction des gou­vernements à ce niveau. Les défenseurs des intérêts des compa­gnies de finance ont en effet souvent mis l'accent sur le pseudo "rôle social" des compagnies de finance, à savoir que leur présen­ce empêchait le développement accéléré d'un marché noir de l'ar­gent. Il faut se rendre compte, en effet, que si le danger, sous certains aspects, est réel, il est loin d'être insurmontable, surtout si la réforme: proposée est envisagée de façon progressi­ve dans le temps. Une action policière plus efficace à ce niveau donnerait sûrement aussi des résultats extrêmement intéressants pour résoudre un problème (le "shylocking" entre autres) qui existe déjà actuellement de toutes façons et dont on connaît mal l'ampleur. Mentionnons, à cet égard, que la mise sur pied, par la police de la  Communauté Urbaine de Montréal, d'une escouade spécialisée dans la lutte aux prêts d'argent usuraires, a déjà donné des résultats prometteurs.

Il reste que sur le plan moral autant que sur le plan des conséquences sociales du rôle des compagnies de finance, leur élimination continue plus que jamais à être justifiée. Il faut réaliser, en effet, qu'en entretenant une clientèle captive d'emprunteurs recrutés dans les couches défavorisées de la popu­lation, les compagnies de finance (y compris les compagnies de financement de ventes) exploitent une population relativement sans défense et contribuent à accroître l'écart réel de niveau de vie entre riches et pauvres. Dans un tel contexte, les ACEF se doivent de se concerter encore davantage au cours des pro­chaines années, pour explorer les implications, les mécanismes et les solutions aux problèmes posés par la transition, afin qu'une telle réforme nécessaire demeure une réalité.

Mais, une mesure plus globale encore que l'élimina­tion des compagnies de finance consisterait sans nul doute à réglementer les taux d'intérêt. Resterait alors à décider s'il vaut mieux procéder par l'imposition d'une échelle fixe ou plu­tôt, compte tenu des fluctuations rapides des taux d'intérêt, de fixer un écart maximum entre les taux d'intérêt du crédit à la consommation et certains taux particulièrement significatifs des coûts d'emprunt sur le marché financier (taux hypothécaire, taux bancaire ou taux d'escompte,...).

15.3.4.- La redistribution des revenus

Il est aussi évident qu'une réforme des politiques de crédit comme celle qui est proposée ne saurait compenser pour les problèmes qui découlent de l'insuffisance de revenu des mé­nages défavorisés. Nous avons déjà pu constater, au cours de notre démarche, l'urgence de la mise en place d'une politique véritable de redistribution des revenus qui permettrait une ac­cession plus égalitaire aux richesses de la société d'abondance.

Il est peu probable que des changements en profon­deur, à ce niveau, puissent s'effectuer tant que seront mainte­nus les présents rapports de force au sein du processus de pro­duction, lesquels rapports engendrent fondamentalement ces iné­galités.

Reste cependant que des politiques à caractère éco­nomique et social peuvent atténuer sensiblement ces inégalités. Nous songeons, entre autres, ici, au relèvement substantiel qui serait possible à court terme du salaire minimum,à une plus lourde imposition des ménages à revenu élevé, à l'élimination d'une série de taxes indirectes, beaucoup plus lourdes à sup­porter pour les ménages à faible et moyen revenu. Il en est de même pour les taxes foncières.

De telles réformes ne font pas cependant disparaître la nécessité des changements proposés quant au crédit à la con­sommation. Ceux-ci s'imposent, au contraire, davantage, si l'on songe sérieusement à améliorer la structure de redistribution des revenus. Dans un tel cas, une partie de l'impact de cette politique serait effectivement perdue si les ménages défavorisés, qui verraient leurs revenus augmenter, devait accroître, dans un même temps, comme c'est fortement probable, leur endettement au­près des compagnies de finance. On peut même s'interroger à sa­voir si la progression du volume d'affaires des compagnies de finance, au cours des dernières années, n'est pas déjà liée à la mise en place de certaines politiques de redistribution ou de sau­vegarde du revenu (relèvement du salaire minimum, exemption d'im­pôt de certaines catégories de ménages à faible revenu, améliora­tion des prestations d'assurance-chômage, surtout dans le cas des travailleurs saisonniers et, depuis plus récemment, hausse des allocations familiales).

15.3.5.- L'ambiance de la consommation de masse

Toutes ces réformes envisageables ne doivent cependant pas nous faire perdre de vue les critiques et réflexions que nous devons poursuivre sur le fonctionnement, les fins et les relations de pouvoir du système économique et de la société dans laquelle nous vivons actuellement et qui sont à la source des problèmes dis­cutés dans ce rapport.

Nous avons vu de quelle façon les producteurs ont con­sidérablement consolidé leur pouvoir, non seulement quant à l'or­ganisation même du travail mais aussi, et peut-être de façon plus fondamentale, sur notre mode de consommation, c'est-à-dire en der­nier ressort, sur notre façon de vivre. L'avènement de la société d'abondance a consacré le pouvoir des grands producteurs, non seulement sur le fonctionnement de l'économie, mais aussi sur l'orientation culturelle et sociale de la vie en société. La so­ciété d'abondance a vu se créer, paradoxalement, de nouvelles pé­nuries (espaces verts, non-pollution, silence...). A un niveau plus fondamental cependant, le problème en devient un de qualité de vie et d'amélioration du bonheur de l'être humain en société. La question mérite, plus que jamais, d'être collectivement débat­tue puisqu'elle remet en cause les fondements mêmes du fonctionne­ment de la production et de la consommation.

Annexe I - Coefficient de ponderation: volume d'endettement au quebec


1. Société de financement:

effets de commerce achetés au Québec effets de commerce achetés au Canada (excluant les biens commerciaux)

2. Sociétés de petits prêts:

Volume de petits prêts (-$1500) au Québec Volume de petits prêts (-$1500) au Canada

3. Banques à charte:

Volume de prêts personnels au Québec Volume de prêts personnels au Canada

4. Banques d'épargne

100% au Québec

5. Compagnies d'assurance:

Population au Québec Population au Canada

6. Grands magasins

7. Magasins de meubles et accessoires

8. Autres magasins

Volume des ventes de chacun au Québec  Volume des ventes de chacun au Canada

9. Fédération des C.P. du Québec et

10. Autres caisses d'épargne et  de crédit

Service de recherche des Cais­ses populaires Desjardins

11. Sociétés pétrolières:

Volume des ventes (stations services et garages) au Québec Volume des ventes (stations services et garages) au Canada

12. Service d'utilité publique:

Population au Québec Population au Canada

Annexe II - Délimitation des seuils de pauvreté pour le québec

On peut identifier, de façon schématique, deux ap­proches principales quant à la délimitation quantitative du phé­nomène de la pauvreté.

Dans la première approche, il s'agit de déterminer le seuil de besoins physiques et sociaux minima et indispensables qui sont nécessaires au ménage pour survivre biologiquement et socialement dans notre contexte social. Il s'agit alors de déter­miner quel montant est indispensable au ménage pour se procurer la nourriture, le vêtement, le logement, les loisirs, le transport pour fonctionner de façon minimale dans notre société. Ce fut, par exemple, l'approche employée par Mollie Orshansy, aux États-Unis. Les travaux du Montréal Diet Dispensary qui sont périodiquement remis à date s'inscrivent aussi dans cette lignée.

Quant à la deuxième approche, elle vise plus, en fait, à mesurer les inégalités de revenu entre les différentes couches de la société qu'à quantifier la pauvreté. Le principe fondamental de cette approche consiste à diviser la population totale en groupes numériquement égaux (le plus souvent en quinti-les ou en dixièmes) et à comparer les écarts de revenus moyens se­lon l'ordre des groupes dans l'échelle des revenus.

La première approche fut de loin la plus employée en Amérique du Nord et en Europe. Elle comporte cependant un cer­tain nombre de désavantages. Entre autres, elle repose, jusqu'à un certain point, sur des jugements de valeurs portés par le cher­cheur sur ce qui peut être considéré comme le minimum indispensa­ble au ménage pour fonctionner dans notre contexte social. Dans le domaine alimentaire, les connaissances scientifiques acquises dans le domaine de la nutrition permettent de déterminer, avec beaucoup de rigueur, ce minimum vital mais tel n'est pas le cas pour lès autres postes budgétaires (logement, vêtement, mobilier, loisirs...).

De plus, cette méthode est complexe et finalement assez onéreuse lorsqu'il s'agit de remettre ce seuil de pauvreté à date par suite des changements socio-économiques.

La faille fondamentale de cette approche cependant, c'est de ne pas tenir compte du fait que les besoins de consomma­tion sont perçus et évalués par les individus en termes psycho­sociologiques et non pas en termes objectifs (ainsi, un télévi­seur n'est pas objectivement indispensable mais sa possession est devenue psychologiquement et socialement nécessaire dans le con­texte qui est le nôtre). On sait, par ailleurs, que les besoins ju­gés indispensables à satisfaire par les individus augmentent à mesure que la richesse globale de la société (en termes de biens de consommation) augmente.

Quant à la seconde approche, même si elle permet de tenir compte de l'accroissement des revenus, elle ne permet pas de définir un seuil de pauvreté assez précis qui puisse ser­vir, de façon utile, comme critère d'évaluation et comme objec­tif à atteindre dans l'établissement des politiques sociales.

L'approche du comité du Sénat sur la pauvreté (Comité Croll) que nous allons décrire plus loin et nous avons essayé d'adopter pour le Québec, nous semble un compromis heu­reux entre ces deux approches. C'est la seule méthode, à date, qui permette à la fois de déterminer un seuil de pauvreté équi­table et d'adapter celui-ci à chaque année, selon l'évolution des besoins. La plupart des études s'inspirent de la première approche (Bureau Fédéral de la Statistique, Conseil Économique du Canada, Commission Castonguay-Nepveu...) et doivent se con­tenter d'adapter les seuils de pauvreté selon l'augmentation du coût de la vie. Or, l'augmentation des besoins qui découle de l'augmentation de la richesse globale de la société est plus ra­pide et est d'un ordre différent qu'un simple ajustement en fonction de l'augmentation du coût de la vie (ceci ne faisant que modifier la valeur monétaire d'un ensemble de besoins fixes en fonction de l'inflation). Il est intéressant de noter d'ailleurs que les trois organismes mentionnés ci-haut s'inspirent d'une étu­de publiée en 196 5 par Jenny R. Podoluk et qui définit, de façon arbitraire, qu'en 1961, le seuil de minimum vital était de $3,000 pour une famille de quatre personnes. Il devient évident que, plus on s'éloigne dans le temps et malgré l'ajustement en fonction de l'inflation, moins cette mesure devient adéquate pour décrire la réalité.

Détermination du seuil de pauvreté selon le rapport croll pour le canada

A) la pondération selon le nombre de personnes dans la famille

Le principe de base est fort simple. En partant du principe que le premier membre du ménage coûte plus cher à faire vivre que les suivants, on accorde à chaque individu, un poids différent selon le tableau suivant:

Nombre de personnes dans le ménage

Pondération du ménage

1 personne

3 points

2     "

5   "

3

6

4     "

7   "

5     "

8   "

6     "

9   "

7     "

10   "

10

13   "

Ce qui revient à dire que, pour avoir le même ni­veau de vie qu'un individu vivant seul avec un revenu de $3,000 par an, un ménage de 2 personnes aura besoin de $5,000, un ména­ge de 3 personnes, de $6,000....

Cette pondération utilisée par le Comité Croll n'est pas excessive et apparaît même plutôt prudente, lorsqu'on compare à d'autres échelles dérivées de l'échelle connue sous le nom "d'échelle d'Oxford" (fréquemment utilisée en Europe) utilisant la pondération suivante:

1.0 pour le chef de ménage

.70 pour l'épouse

.50 pour chacun des enfants

Ramenée sur une base semblable, (1 pour le chef de ménage) l'échelle du Comité Croll accorde la pondération suivante :

1.0 pour le chef de ménage

.66 pour l'épouse (2/3)

.33 pour chacun des autres membres du ménage (1/3)

Certains auteurs, comme par exemple Henri Chom-bart de Lavue ("Pour une sociologie des aspirations", Dencel, Paris, 1969, p. 115), affirment qu'on doit donner une pondéra­tion égale à tous les membres du ménage qui ont plus de cinq ans (.66 pour ces derniers) afin de compenser pour la réduction du temps de loisir, le surcroît de travail et les préoccupations supplémentaires occasionnées par la présence d'enfants dans le ménage.

B) L'établissement d'un revenu minimum indispensable pour une année-type

A partir d'une étude détaillée sur le coût des éléments de base indispensables (nourriture, vêtement, logement...) présentée à la Commission Croll par le Ministère fédéral de la Santé et du  Bien-être social, la Commission Croll calcula ce que coûtaient ces éléments de base indispensables, en 1969, pour une famille-type composée de deux parents, une fille de 8 ans et un garçon de 13 ans. Le coût des éléments de base (nourriture, vê­tement, logement) pour une telle famille était évalué à environ $3,350/an. Pour tenir compte de certains besoins spéciaux ou oc­casionnels, le Comité arrondit ce chiffre à $3,50 0/an pour une famille de quatre personnes, en 1969. Dans l'esprit du Comité, ce montant représentait le minimum vraiment indispensable que les programmes d'assistance sociale devaient procurer aux familles dans le besoin (tous les programmes alors en vigueur se situaient en-dessous de ce seuil).

Il est généralement reconnu d'autre part, qu'un ménage subit des pressions indues sur son budget et se trouve dans un état certain de pauvreté lorsque le coût des éléments de base excède 70% du budget des ménages. A partir de ce prin­cipe, il devenait possible, pour le Comité Croll, de définir des seuils de pauvreté selon le tableau suivant:

Nombre de personnes dans le ménage

Pondération

Valeur des éléments vitaux (70% du budget)

Seuil de pauvreté

1

3

$1,500

$ 2,140

2

5

$2,500

$ 3,570

3

6

$3,000

$ 4,290

4

7

$3,500

$ 5,000

5

8

$4,000

$ 5,710

6

9

$4,500

$ 6,430

7

10

$5,000

$ 7,140

10

13

$6,50 0

$ 9,290

Source: Rapport du Comité du Sénat sur la pauvreté, pp.211-212

C) L'ajustement annuel des seuils de pauvreté

En partant du principe que ce seuil de pauvreté devait être adapté annuellement, pour tenir compte de l'augmen­tation des besoins des ménagés découlant de l'augmentation de la richesse globale, le Comité Croll a prévu un mécanisme d'a­justement annuel du seuil de pauvreté. Ce mécanisme fonctionne en deux étapes soit d'abord, l'établissement d'un standard de vie moyen pour la nouvelle année et ensuite, l'ajustement du seuil de pauvreté en fonction de la variation du standard de vie par rapport à l'année de référence (19 69).

Etape I:  le standard de vie moyen est établi en divisant le revenu personnel disponible (comprenant les paiements de transfert mais excluant les impôts) par le nombre total de points correspondant à la distribution de la population (3 points pour un individu vivant seul, 5 points pour un couple et 1 point pour chaque enfant additionnel)

Etape II: on modifie ensuite le seuil de pauvreté selon l'équa­tion suivante:

Le montant de $500 utilisé ici représente la va­leur unitaire des éléments essentiels établie pour 1969 ($3,500 divisés par 7 points: $500 pour une famille de 4 personnes, tel que vu un peu plus haut). Or, comme nous l'avons vu, ce montant des éléments essentiels représente 70% du seuil de pauvreté (d'où l'insertion du rapport 100/70).

Evaluation des seuils de pauvreté pour le québec

Nous avons cherché à ce niveau à respecter le prin­cipe déjà énoncé plus haut, à savoir que le niveau de besoins vi­taux variait selon la richesse globale de la société. Il nous a donc semblé juste de considérer que le niveau de besoins indispen­sables à satisfaire pour les minages québécois était déterminé par la richesse de leur environnement, soit la société québécoise. A cet égard, nous avons donc voulu adapter les seuils de pauvreté de la Commission Croll pour tenir compte des différences de ri­chesse qui existent entre l'ensemble du Canada et le Québec.

Pour ce faire, nous avons procédé en cinq étapes, en prenant en considération trois années différentes (1968, 1969, 1970), afin de jouir d'une meilleure base de comparaison.

1.- Évaluation de la population du Québec selon le statut dans le ménage

Année

Population totale (1)

Nombre total d'enfants vi­vant dans la famille (2)

Nombre total d'individus vivant en couple (2)

Nombre total d'individus détaches (2)

1968

5,927,000

2,774,481

2,752,019

400,500

19 69

5,9 84,00 0

2,832,461

2,735,539

416,000

1970

6,013,000

2,886,995

2,693,365

43 2,640

Il faut noter cependant que ces chiffres ont été établis avant que les résultats du recensement fédéral de 1971 aient été rendus publics. On sait depuis, que les estimations de la population du Québec qui étaient employées jusqu'alors, s'é­taient avérées trop optimistes. Il y aurait sans doute lieu de refaire ces calculs à partir des chiffres du recensement en vue d'une utilisation ultérieure des seuils de pauvreté pour le Qué­bec .

2.- Estimation du revenu personnel disponible des Québécois

1968

12,139,000

1969

13,239,000

1970

14,041,000

3.- Évaluation du nombre total de points de pondération de la population du Québec

En accordant 3 points à chaque individu détaché, 1 point à chaque enfant et 5 points à chaque couple (ou 2.5 points à chacun des partenaires), on obtient les résultats suivants:

 

Nombre total de points

1968

10,858,026

1969

10,919,306

19 7 0

10,918,325

4.- On peut ainsi calculer le standard de vie moyen pour chacune de ces années (standard de vie moyen correspondant à chaque unité de pondération):

1968

$1,111.9

1969

$1,213.2

1970

$1,286.04

Ces chiffres serviront à ajuster le seuil de pauvre­té selon le mécanisme ajustatif décrit plus haut.

5.- En adoptant le seuil de subsistance minimum (correspondant aux éléments essentiels) employé par la Commission Croll (soit $3,50 0 pour 4 personnes) pour l'année de base 1969, on peut adapter celui-ci pour 1968 et 1970, selon le méca­nisme ajustatif déjà décrit:

 

Valeur unitaire des éléments essentiels

Rapport éléments essentiels seuil de pauvreté

Valeur unitai­re du seuil de pauvreté

1968

$ 458.3

x 100/70

$ 654.7

1969

$ 500

x 100/70

$ 714.2

1970

$ 530

x 100/ 70

$ 757.1

Dans cette démarche, il ne nous a pas semblé utile de modifier ce montant de $500 (valeur unitaire des besoins es­sentiels pour 1969) employé par la Commission Croll comme point de référence. Ce montant reflète, en effet, la valeur des élé­ments jugés indispensables pour satisfaire les besoins essentiels et nous n'avons aucune raison de croire que la situation soit différente à cet égard, au Québec, par rapport au Canada.

Avec ces éléments, il ne reste plus qu'à détermi­ner les seuils de pauvreté respectifs des ménages québécois, selon leur taille, ce qui donne les résultats suivants:


Taille des ménages

Seuils de pauvreté (1970)

Canada

Québec

Différence

1

$ 2,310

$ 2,271

$  39

2

$ 3,860

$ 3,785

$  75

3

$ 4,630

$ 4,547

$  83

4

$ 5,400

$ 5,299

$ 101

5

$ 6,170

$ 6,056

$ 114

6

$ 6,940

$ 6,813

$ 127

7

$ 7,710

$ 7,570

$ 140

8

$ 8,480

$ 3,327

$ 153

9 et plus

$ 9,250

$ 9,084

$ 166

Les différences entre les seuils de pauvreté ainsi établis pour le Canada et le Québec apparaissent, à première vue, minimes mais lorsque calculés en termes d'insuffisance de reve­nus de l'ensemble de la population vivant sous les seuils de pau­vreté, ils représentent des montants appréciables.

Vous noterez aussi que nous avons utilisé, dans no­tre enquête, les seuils de pauvreté établis pour l'année 1970, puisqu'il s'agissait de classer les ménages selon leur revenu de l'année fiscale précédant celle de l'enquête (juin 1971).

Notes

1 Fédération des ACEF du Québec, "Les assoiffés du crédit", Ed. du Jour, Montréal, 1973.

2   W. Rostow,   "Les  étapes  de  la  croissance  économique",   Paris, Seuil,   1963.

3 George Katona, "La société de consommation de masse", Ed. Hommes, et Techniques, Paris, 1966;

4 David Riesman, "L'abondance, à quoi bon?", Robert Laffont, Paris, 1969.

5 Neufeld, op. cit., p. 328

6 W. Rostow, op. cit.

7 Vance Packard, "L'art du gaspillage", Colmann-Lévy, Paris, 1962;

8 D.J. Boorstin, "Welcome to the Consumption Society", in Westing S Albaum.(éd.): "Modem Marketing thought", McMillan Co., 1969.

9 Boorstin, op. cit.

10 A. Cadet et B. Cathelat,- "La publicité", Payot,  Paris, 19 68, p. 29.

11 E.E. Neufeld, "The Financial System of Canada", McMillan of Canada, Toronto, 197 2, pp. 3 25-330.

12 Gilles Dostaler, "Le crédit à la consommation et son évolu­tion au Canada, de 1938 à 1970", Thèse de maîtrise, Univer­sité McGill, 1971

13 Fortin, Gérald, "La société de demain: ses impératifs, son organisation", Commission d'enquête sur la Santé et le Bien-être, Gouvernement du Québec, Annexe 25, Octobre 197 0, p. 33

14 Voir, à ce sujet, l'excellente analyse de Karl Polanyi, "The Great Transformation", London Beacon Press, 1944.

15 Dans plusieurs villes et comtés d'Angleterre, des programmes de charité publique ("Poor Laws") furent mis sur pied pour aider les miséreux à survivre. Pour bénéficier, de cette assistance, les mi­séreux devaient cependant résider dans leur comté d'origine, ce qui avait pour effet de réduire la mobilité géographique des bé­néficiaires au moment où ils auraient pu éventuellement se trou­ver un emploi dans les grands centres industriels. Ces lois don­nèrent lieu aussi à de multiples abus et favorisèrent la création d'un marché noir du travail: les employeurs n'avaient pas intérêt à augmenter les salaires puisqu'une partie de la subsistance de leurs employés était assurée par les programmes d'assistance dans les régions où ce programmes existaient. Voir à ce sujet, Karl Polanyi, op. cit.

16 Noël Vallerand, "Agriculturisme, Industrialisation et triste destin de la bourgeoisie canadienne-fran­çaise..." in Economie québécoise, op. cit., p. 336;

17 Michèle R.-Marois & Camille Messier, "L'intégration urbaine des migrants de l'Est du Québec", Conseil de Développement Social du Montréal Métropolitain, Montréal, 1971.

18 M. Marois et C. Messier, op. cit., Tome II, p. 194;

19 Idem, pp. 192-193., pour ceux qui ont migré à-Montréal, cet­ te proportion est de 49% (pauvreté et privation) alors qu'elle est de 30% pour ceux qui ont migré vers les cen­ tres régionaux. Ces derniers avaient cependant migré de­ puis plus longtemps;

20 Le développement industriel n'a pas entraîné non plus l'é­ limination de la pauvreté rurale. John K. Galbraith notait déjà dans le "Nouvel état industriel" que même aux Etats- Unis, des régions entières (dont les Appalaches et les Etats du Sud) vivaient encore dans une pauvreté extrême. De tels ilôts de pauvreté continuent à subsister dans tou­ tes les sociétés industrielles avancées: on peut citer, en­ tre autres, au Québec, le cas de la Gaspésie qui est devenu célèbre avec le B.A.E.Q.

21 Voir, à ce sujet, Fourastié, Jean, "Machinisme et bien-être", Ed. de Minuit, Paris, 19 6 2

22 Dans son étude "The Poor Pay More" (Free Press of Glencoe, N.Y., 1963), David Caplovitz expliquait par le concept de "consommation compensatoire" les achats apparemment irra­tionnels de ménages défavorises qui avaient recours à cette fin au crédit très onéreux que les colporteurs leur propo­saient. Caplovitz reprenait ainsi une idée exprimée à l'o­rigine, par Ely Chinoy ("The Automobile Workers and the American Dream", N.Y. Doubleday, 1955), dans une étude,où il analysait le déplacement des aspirations de travailleurs fortement aliénés vers d'autres, secteurs que la vie de tra­vail, afin de compenser leurs frustrations.

23 Herman Kahn et A. Wiener, "L'an 2,000", Robert Laffont, Paris, 1968, pp. 100 et ss.

24 R. Comeau et P.A. Linteau, "Une question historiographi-que: une bourgeoisie en Nouvelle-France" in Economie que-bécoise, op. cit., pp. 320-321.

25 R. Comeau et P.A. Linteau, op. cit., p.3:

26 Voir, à ce sujet, R. Desrosiers, "La question de la non-par­ ticipation des Canadiens-Français au développement industriel au début du XXe siècle" in Économie québécoise, op. cit., p.303;

27 Noël Vallerand, op. cit., p. 3 37

28 Voir, à ce sujet, l'article de Gilles Bourque et Nicole Frenette, sur l'évolution parallèle de la petite bour­geoisie et de la conscience nationale, in Socialisme québécois, nos. 21-22, Avril 1971, p. 138

29 Richard Desrosiers, op. cit., pp. 301-302

30 Voir, à ce sujet, Rodrigue Tremblay, "Indépendance et Marché commun Québec-États-Unis", Ed. du Jour, Montréal 1970

31 Il s'agit du tarif douanier sur les produits finis importés duquel on soustrait le tarif douanier sur les produits non finis et les matières premières entrant dans leur composi­tion.

32 Idem, p. 44

33 Idem, p. 50

34 A.E. Safarian, "The Performance of Foreign Owned Firms in Canada", Private Planning Association of Canada, Montréal, 1969

35 Safarian, op. cit., p. 66

36 "Ne comptons que sur nos propres moyens", Service de l'In- formation de la CSN, Montréal 1971, p. 17.

37 "Le rapport Gray sur la maîtrise économique du milieu national". Ed. Lemeac-Le Devoir, Montréal 1971

38 B.F.S., cat. 97-602

39 Les magasins à succursales multiples ne comprennent que les commerces qui sont possédés en totalité et opérés par une or­ ganisation centrale: ne sont pas inclus dans ce groupe, les marchands indépendants volontairement groupés et utilisant une même marque de commerce et les marchands opérant une fran­ chise dont ils ont acquis,au moins partiellement, les droits.

40 Alain Chenicourt, "L'inflation ou l'anti-croissance", Ed. HMH, Robert Laffont, 1971, p. 16 8

41 Idem, pp. 172 et ss.

42 Conclusion de la Commission du Commerce du VIe Plan français, cité par Chenicourt.

43 "Cours d'initiation à la coopération: Documents de référence", Tele-Universite"Universite du Québec, 1973, tomes 2 et 3, pp. 50 et ss.

44 Idem, p. 52

45 Voir "Les mythes de la publicité", revue Communication, no. 17, Ed. du Seuil, Paris, 1971

46 Frederick Elkin, "Advertising Themes and Quiet Revolution: dilemmas in French Canada", American Journal of Sociology, vol. 75, no. 1, juillet 1969

47 On comptait, en 1971, au Québec, plus de 1,600 coopératives d'épargne et de crédit (caisses populaires, caisses d'écono­mie, caisses d'établissement, caisses d'entraide économique...), Source: Bureau de la Statistique du Québec, 1973)

48 Ce sont la Canadian Imperial Bank of Commerce, Bank of Montreal, Royal Bank, Toronto-Dominion Bank, Bank of Nova Scotia, Mercantile Bank of Canada

49 Rosaire Morin, op. cit., pp. 32-33

50 Rosaire Morin, "Nos épargnes au service des étrangers", in Le Devoir, jeudi, 26 octobre 1972;

51 Idem

52 "Cours d'initiation à la coopération", Tomes II et III, op. cit., pp. 12 et 13

53 "Statistiques Financières des Caisses d'épargne et de crédit 197l", Bureau de la Statistique du Québec, 1973. Les autres chiffres cités viennent aussi de là.

54 Enquête citée par J. Beaudrillard "La société de consommation", SGPP, Paris 1970, p. 45

55 Ce mouvement de ralentissement explique d'ailleurs les conclu­sions tirées dans une section antérieure du présent chapitre. Notons d'ailleurs que les données des deux analyses ne sont pas strictement comparables puisque l'accession du Québec à la consommation de masse date du début des années '60.

56 Source: Annuaire du Québec 1963 et 197 2.

57 Ce raisonnement, d'inspiration Keynésienne, provient d'un mo­dèle élaboré par R.F. Hamod et E.D. Domar et repris par Ben­jamin Higgins dans "Economic Development", Norton, N.Y., 1968, pp. 117-119

58 "An Econometric Study of Incomes of Canadian Familles, 19 67", Statistique Canada, cat. no. 13-537, 1972

59 Les pressions exercées par les travailleurs de ces catégories pour obtenir la parité avec ceux des provinces les plus ri­ ches accélèrent ce processus.

60 R. Dépatie: "La pauvreté au Québec: une analyse économétri­que" in Actualité Economique, oct.-déc. 1972, pp. 431-460

61 Approximation faite à partir des données de l'échantillon de 2,9 59 familles, dans les enquêtes du revenu de Statis­tique Canada pour 19 69.

62 Simon Latraverse, "Les facteurs de disparité dans les taux de salaire au Québec, 19 68", Thèse de maîtrise non publiée, Uni­versité de Montréal, sept. 1971.

63 Bureau Fédéral de la Statistique, "Répartition du revenu au Canada selon la taille de revenu - 1969", BFS, cat. 13-529, Ottawa

64 Pierre Harvey,   "Le cumul d'emploi au  Canada",   in Actualité  Eco­ nomique,   juillet-septembre  1965;

65 P.C.   Spencer   &   D.C.   Featherstone,   "Raisons  de  la   présence  des femmes mariées  dans  la  population active",  Revue  Statistique du  Canada,  Avril  1970.

66 L. Gagnon, "Les conclusions du Rapport B.B." in Économie québécoise, op. cit., p. 238

67 Fortin, Gérald, "La société de demain; ses impératifs, son organisation", Commission d'enquête sur la Santé et le Bien-être social, gouvernement du Québec, annexe 25, oc­ tobre 1970, pp. 20-21

68 Idem, p. 21

69 Voir Conseil National du Bien-Etre Social, "Revenus et possi­bilités d'emplois", Nov. 1973

70 R. Dépatie, "Augmentation du salaire minimum: implications sociales et économiques", Conseil de Développement Social, février 1972

71 Voir, à ce sujet, l'excellent volume de F.F. Piven & B.A. Cloward, "Regulating the Poor: the Functions of Public Welfare", Random House, 1971

72 Gilles  Desrochers,   "L'insuffisance  des  revenus  au  Québec   et le  coût  de la garantie d'un revenu minimum",   Commission d'en- quête  sur  la   Santé  et  le  Bien-être  social,  Annexe   28,   février 1971,   pp.   59-60   et   62;

73 C'est  là  le mode  d'évaluation  que  le  Comité   spécial  du   Sénat sur   la  pauvreté   propose  et  que  nous  reprendrons  dans   la deuxième partie de cet  ouvrage.

74 De 8 à 15%, selon certaines enquêtes rapportées par le Con­ seil National du Bien-être social, "Les pauvres et la con­ sommation" , Ottawa, avril 1974; Voir aussi T. Meyers, "The Extra Cost of Being Poor", U.S. Department of Agriculture, 18 février 1970;

75 Ce double phénomène déjà noté par David Caplovitz, dans "The Poor Pay More" (Free Press of Glencoe, New York, 1963) reste vrai selon le Conseil National du Bien-être social, op. cit,

76 Wilensky, H. S Lebeaux, C.N., "Industrial Society and Social Welfare", Free Press, N.Y.

77 Voir Gouldner, A., "The Coming Crisis of Western Sociology", Basic Books, N.Y., 1970, pp. 65 et ss.

78 Gouldner, op. cit., p. 6 5

79 Rapport d'une conférence de M. Pierre Schooner, directeur général de la Chambre de Commerce de Montréal, dans "Le Devoir".

80 Pierre Schooner, op. cit.

81 Idem

82 Idem

83 Idem

84 Idem

85 "Psychological Analysis of Economic Behavior", McGraw-Hill, N.Y. 1963 (éd. originale 1951)

86 G. Katona, "La société de consommation de masse", Ed. Hommes et Techniques, Paris, 1966, p. 19

87 Idem,   p.   3

88 Idem,   p.   45

89 Idem,   p.   5

90 Katona évaluait que déjà, en 1950, 40% de la population amé­ ricaine (la classe moyenne émergente) jouissait d'un tel re­ venu discrétionnaire. Si on ajoute à cela les 20% les plus riches, c'est la majorité de la société qui vivait dans l'abondance. Katona prévoyait aussi qu'un autre 20% aurait sous peu accès à un tel revenu discrétionnaire.

91 G. Katona, op. cit., p. 59

92 Idem, p. 48

93 Idem, p. 48

94 Idem, p. 59, ce qui confirme d'ailleurs la fonction importan­ te remplie par l'instance idéologique

95 Idem, p. 22

96 Idem, p. 68

97 Les deux premiers à explorer cette voie plus en profondeur furent David Riesman et David Roseborough; voir les résul­ tats de leur recherche dans l'article "Career and Consumer Behavior" in D. Riesman "Abundance for What?", N.Y. Double Day, 1964

98 Westley, W.A. & Westley, M.W., "The Emerging Worker", McGill- Queen's University Press, Montreal & London, 1971, p. 15

99 Idem, p. 11

100 Paris, Arthaud, 1964

101 H.H. Kassaryian, "Riesman Revisited" in Westing & Albaum, op. cit.

102 David Riesman, "L'abondance, à quoi bon?", Robert Laffont, Paris 1969

103 Idem,   p.   105

104 Idem,   p.   126

105 J.K. Galbraith, "The Affluent Society", Mentor Book, N.Y.

106 Idem, p. 33

107 Idem, p. 108

108 Idem, pp. 117-119

109 "L'ère de l'opulence", Calmann-Lévy, Paris, 1961, p. 140

110 "The Affluent Society", op. cit., p. 126

111 Galbraith, cité par Jean Beaudrillard, "La société de consom­ mation, "coll . "Le point de la question", SGPP, Paris, 1970, p. 129

112 "L'ère de l'opulence", op. cit., p. 251

113 J.K. Galbraith, "La crise des sociétés industrielles", Le Nouvel Observateur, Paris, 1971

114 Extraits d'une conférence de Galbraith, prononcée à Genève, en 1969. Propos cités dans "La crise des sociétés industriel­ les" , op. cit., p. 94

115 Idem, p. 47

116 J.K. Galbraith, "L'heure des libéraux", Calmann-Lévy, Paris, 1963

117 Vance Packard, "La persuasion clandestine"

118 Idem, p. 12

119 Idem, p. 24

120 Idem, p. 7 4

121 Idem, p. 25

122 Idem, p. 149

123 Idem, p. 151

124 Georges Elgozy, "Les Damnés de l'opulence", Calmann-Lévy, Paris, 197 0

125 Idem, p. 40

126 Idem,   p.   91

127 Idem,   p.   9

128 Idem,   p.   85

129 Idem,p. 72

130 Idem,p. 121

131 Idem,p. 95

132 Idem,pp. 60 et 68

133 Pierre Kende, "L'abondance est-elle possible?", Gallimard, Paris, 1971

134 Idem, p. 27

135 Idem, p.36

136 Idem, p. 3 7

137 Idem, p. 57

138 Idem, p. 73

139 Idem, p. 103

140 Idem, p. 125

141 Idem, p. 148

142 Idem, p. 155

143 Idem, p. 181

144 Idem, p.186

145 Idem, p. 205

146  Jean  Baudrillard,   "La  genèse   idéologique  des  besoins",   in Cahiers  internationaux de  sociologie,   vol.  XLVII,   juillet-décembre  1969.

147 Jean Baudrillard, "La société de consommation de masse", Le Point de la question, S.G.P.P., Paris, 1970, pp. 123-125

148 Idem, p. 37

149 Idem, p. 37

150 Idem, p. 91

151 Idem, pp. 110-111

152 Idem, p. 24

153 Idem, p. 128

154 Idem, p. 129

155 Idem, p. 121

156 Idem, p. 123

157 Idem, p. 106

158 Idem, p. 99

159 Idem, p. 72

160 Idem, p. 32

161 Galbraith, "The Affluent Society", op. cit.

162 New-York, MacMillan, 1963, édition originale en 1959

163 Publiée et commanditée par le Conseil du Travail de Montréal de la Fédération des Travailleurs du Québec (FTQ), Montréal 1966

164 Edition spéciale, Paris 1972

165 H. Kahn et A.J. Wiener, "The Year 2000", MacMillan Co., New-York 1967

166 Il s'agit ici des projections basées sur une période moyenne, Des projections basées sur une période à long terme (un siè­cle environ) et présentées dans le même ouvrage, donnent des résultats moins spectaculaires quoiqu'aussi significatifs.

167 Le Club de Rome, "Halte à la croissance?", présenté par J. Delaunay, suivi du Rapport Meadows, Paris, Fayard, 1972.

168 Robert Laffont, Paris, 1971

169 Voir "La foule solitaire", op. cit.

170 Idem, p. 40

171 Idem, p. 47

172 Idem, p. 91

173 Idem, pp. 143-144

174 Idem, p. 176

175 Idem, p. 206

176 Idem, p. 217

177 Idem, p. 114

178 Jacques Grand'Maison, "Faire jaillir la source avant de cons­truire des aqueducs" dans La Presse, Edition du mercredi, 10 avril 1974.

179 Gérald Fortin, "La société de demain: ses impératifs, son organisation", Annexe 25, Commission d'enquête sur la Santé et le Bien-être, Gouvernement du Québec, octobre 1970, p. 7

180 En 197 3, les banques sont même parvenues à détenir, pour la première fois, la majorité des créances actives du marché du prêt à la consommation, détenant 50.17% du marché canadien. En 1953, elles détenaient moins de 16% du marché.

181 Certains affirment que cette élévation du pouvoir d'achat correspond à une hausse du coût socialement nécessaire à l'entretien et à la reproduction de la force de travail. Bien que l'on doive reconnaître que plusieurs catégories de tra­ vailleurs touchent une rémunération qui excède le coût de la satisfaction de leurs besoins primaires, il faut admet­tre aussi que les exigences matérielles de cette reproduction se sont accrues pour demeurer conformes aux besoins spécifiques de main-d'oeuvre du système de production. Bref, ce coût so­cial de la reproduction s'est peut-être élevé dans une pro­portion comparable au niveau actuel des salaires. Mais, il s'agit là d'un débat dans lequel nous ne nous engagerons pas.

182 Ces données sur la rémunération des salariés dans le PNB doivent être interprétées avec prudence car on y retrouve à la fois des travailleurs de la production et des commis de bureau, mais aussi des chefs d'entreprises à qui sont versés des salaires, généralement très élevés d'ailleurs et des techno­ crates (privé ou public) à fort salaire.

183 L'appellation capital liquide renvoie ici à des sommes d'ar­ gent non-employées dans le processus d'investissement de l'épargne accumulée.

184 "Les assoiffés du crédit", Fédération des ACEF du Québec, Ed. du Jour, Montréal 1973

185 Cf."Les Assoiffés du crédit", op. cit. p. 3 2

186 Cette définition est reprise dans le rapport de la première étape (recherche bibliographique, p. 32) ainsi que dans les différents rapports d'étapes.

187 Neufeld, op. cit. pp. 340 et ss.

188 Nous inspirant des études du comité Croll sur la pauvreté au Canada, nous avons utilisé leur méthodologie pour déter­miner un seuil de pauvreté propre au Québec pour 1970. Nous l'avons ensuite ramené en dollars de 1961, en pondérant, par l'indice des prix à la consommation, puisque les revenus de 1971 et 1951 avaient été traités de la même façon. Ces seuils de pauvreté sont d'ailleurs repris plus loin et expliqués plus en détail à l'annexe 2.

189 Répartition du revenu au Canada selon la taille de revenu, 1969, S.C. cat. 13-544, tableau 35

190 James S. Duesenberry, "Income-Consumption Relations and their Implications" in Income, Employment and Public Policy, Essays in honor of Alvin H. Hansen,.N.Y. Morton 1948, pp.54-81

191 Revenus, avoirs et dettes, op. cit.

192 R.K. Chawla, "Variations temporelles de l'avoir et de la det­te des familles canadiennes", in"Revue Statistique du Canada" janvier 1973, cat. 11-003 F

193 in M. Burk, "Consumption Economics: a Multidisciplinary Approach", N.Y. J. Wiley, 1967

194 Voir la discussion sur la théorie de Baudrillard au chapitre 6

195 Les données sur lesquelles s'appuient ces conclusions ne sont pas reproduites ici par mesure de simplification dans la pré­sentation. Elles sont tirées du document déjà cité (S.C. cat. 13-547, tableau 63)

196 Ely Chinoy, "The Automobile Workers and the American Dream, op. cit.

197 Lors de la création de la Fédération des ACEF, en 197 0, le service de recherche de l'ACEF de Montréal devait être,pro­gressivement intégré aux activités de la Fédération.

198 M.A. Tremblay et G. Fortin, "Les comportements économiques de la famille salariée du Québec", P.U.L., Québec 1964, pp, 167 à 193.

199 "Rapport du Comité d'étude sur l'Assistance publique", Gou­vernement du Québec, Juin 1963, pp. 204 et ss.

200 Rapport de la Commission d'enquête sur la Santé et le Bien- être social: "Les services sociaux", Vol. VI, Tome I, p. 274-275, Note: le rôle des ACEF y est aussi souligné en pages 79 et 217.

201 "Rapport de la Commission royale d'enquête sur le système bancaire et financier", Imprimeur de la Reine, Ottawa, 1964

202 "Rapport du Comité d'étude sur les institutions financières", Gouvernement du Québec, 1969.

203 Idem, p. 174

204 Idem, p. 175

205 "The Economist";, March 27, 1971, pp. 66 et ss.

206 op. cit.

207 David Caplovitz, "Debtors in Default", Bureau of Applied Social Research, Columbia University.

208 The Canadian Welfare Council, "Consumer Credit and the Lower Tricorne Family: 1967", Ottawa, 1970.

209 Association Coopérative d'Économie Familiale, "Le consomma­teur endetté", ACEF de Montréal, février 1969

210 Ce taux de réponses(70.2%) se compare à celui de l'enquête de Statistiques-Canadaportant sur les "Revenus, avoirs et dettes" qui fut de 68% pourles régions urbaines du Québec (cf. cat. 13-547, p. 175)

211 Il était plus simple au niveau de la manipulation statistique d'exclure ces cas. Une autre façon de procéder aurait été, comme le fait Statistiques-Canada, d'imputer à ces ménages des revenus ou des dettes similaires à des ménages comparables (âge, éduca­ tion, occupation, taille...) mais cette tâche aurait été complexe, L'exclusion de ce groupe de ménages introduit cependant un biais dont nous discuterons plus loin.

212 CROP (Centre de Recherche sur l'Opinion Publique), "Etude sur l'économie familiale: rapport de terrain", août 1971, p. 5

213 Le moment choisi pour l'enquête (mai et début juin 1971) per­mettait d'ailleurs aux répondants de se rappeler, avec une certaine facilité, les montants mentionnés dans leur décla­ration d'impôt de 1970 et même, dans certains cas, de consul­ter cette dernière. D'autre part, les ménages interviewés ve­naient à peine de compléter les questionnaires du dernier re­censement fédéral.

214 Revenus, avoirs et dettes, 1970, op. cit., p. 139

215 "Enquête sur la population active au Canada, Méthodologie", S.C., cat. 71-504F

216 "Dépenses des familles au Canada", op. cit., population ur­baine, tableau 2 5

217 Nous   incitons   le  lecteur  à   ne  pas  perdre de vue  la  réalité qui  existe derrière  les  termes   "neutres"  d'individus.

218 Cette variable est aussi mesurée en classes et non selon le nombre absolu.

219 Notons que les régressions furent appliquées sur la somme calculée.

220 Notons que dans le cas où la femme, dans un ménage., est aussi une source de revenus, on peut croire que son âge soit compa­rable à celui du chef de famille.

221 Ne perdons pas de vue que l'âge est défini en classes

222 Il ne faut évidemment pas confondre cette dérivée avec l'élasticité.

223 Et, par surcroît, dans les quelque cinquante tentatives diverses que nous avons effectuées.

224 Cf. résultats de l'enquête sociologique-ACEF de 1971, trai­tés antérieurement.

225 Rapport Croll, op. cit.

226 La méthode utilisée est d'ailleurs décrite plus en détail à l'annexe II du présent rapport.

227 Annexe 28 du Rapport Castonguay, op. cit., p. 57

228 Annexe 28, op. cit., p. 69

229 Le nombre trop faible de telles réponses ne nous permet pas cependant de contrôler efficacement pour le nombre de ména­ges qui ont effectivement des enfants en âge de travailler.

230 Cette relation reste intacte, même en contrôlant pour le sexe: 54.1% des hommes et 58.6% des femmes ont donné cette réponse.

231 Le sentiment de privation croît, de façon inverse, aux be­soins déjà satisfaits puisque les ménages commencent d'a­bord par satisfaire leurs besoins essentiels.

232 Georges Katona, "The Psychological Analysis of Economic Behavior"

233 La durée moyenne est obtenue en divisant le solde moyen du prêt par le remboursement mensuel moyen.

234 In "Les assoiffés du crédit", op. cit., p. 113

235 En effet, pour 1971 et 197 2, le pourcentage des refinancements sur le total des prêts consentis passe à 38.1% et 34.8%, res­pectivement ; in"Rapport du Surintendant des Assurances du Canada". :

236 il aurait été trop onéreux d'administrer ces 33 questions à l'ensemble de l'échantillon.

237 Nous entendons par utilité marginale, la variation d'utilité ou de satisfaction que procure l'acquisition d'une unité sup­plémentaire d'un bien quelconque. Cette utilité marginale se­ra plus ou moins grande selon que l'on dispose de peu ou de beaucoup d'un bien dont on acquiert une unité additionnelle.

238Cette section s'inspire largement des travaux de Piganiol,B.,"Consommation, Epargne et Biens durables", Paris, Dunod, 1969.

239 op. cit.

240 Les données qui ont servi au calcul de ce pourcentage pro­viennent de "Revue Statistique du Canada", sommaire chrono­logique 1970, Statistiques-Canada 11-505F et Revue de la Banque du Canada, Avril 1974.

241 Ce pouvoir de création de monnaie se déroule comme suit: si un agent économique dépose $100 à la banque, celle-ci peut inscrire, à son passif, le $100 de dépôt et inscrire à son actif un prêt financé avec cet argent qui pourra totaliser jusqu'à $93.89, les institutions bancaires étant tenues de conserver un minimum de $6.11 en caisse sur chaque dépôt de $10 0. Or, le client qui a fait ce dépôt peut le retirer en tout temps, sans obliger l'emprunteur de son dépôt à remet­ tre une somme équivalente. Les banques peuvent, en effet, puiser aisément dans leurs réserves pour remettre cette somme, à moins que tous les déposants ne retirent tout leur argent en même temps. Or, le pouvoir multiplicateur d'un dépôt ban­ caire provient du fait que la partie empruntée du dépôt ini­ tial revient dans le système bancaire sous forme de dépôt, un jour ou l'autre, dont une partie peut être prêtée à nou­veau.  

242 cf. "Les assoiffés du crédit", op. cit. p. 91

243 Rapport du Comité d'étude sur les institutions financières, Gouvernement du Québec.

244 Rapport du Comité d'étude sur les institutions financières, op. cit.

245 Ces sources de liquidité comprennent l'encaisse des banques à charte (auxquelles les autres institutions n'ont pas accès, la monnaie (sous forme de dépôts et de dépôts à court terme dans les banques) et les bons du Trésor et autres obligations du gouvernement.

246 cf. "Les assoiffés du crédit", op. cit., p. 9 7

247 cf. "Rapport Porter", op. cit.

248 cf. "Les assoiffés du crédit", op. cit., p. 10 2

249 Voir, entre autres, les résultats de l'étude menée par le ser­vice de recherche de la Fédération de Québec des Caisses popu­laires Desjardins et dont les principaux résultats sont cités dans les Dossiers de travail du 12e Congrès du Mouvement Des­jardins, Montréal, Mai 1973.

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