Février 1989 |
Le 6 février dernier, la Ville de Montréal a rendu public un énoncé de politique d'habitation baptisé «Habiter Montréal» et qui sera soumis à la consultation au cours des prochains mois. On aurait de quoi se réjouir, la publication d'une telle politique représentant une première pour une ville du Québec. On aurait également de quoi pavoiser quand on sait que l'administration du Rassemblement des citoyens et citoyennes de Montréal s'est" fait élire sur un programme axé sur le logement social et qu'elle se donne maintenant pour mission d'influencer les interventions des gouvernements supérieurs.
Mais y a-t-il vraiment de quoi se réjouir, quand on se rend compte que c'est l'accession à la propriété individuelle qui est privilégiée dans l'énoncé de politique et que cela risque de se faire au détriment des locataires à faible et modeste revenu de Montréal?
«Habiter Montréal» dresse un portrait réaliste de la situation du logement, en montrant comment elle s'est détériorée depuis le début des années 80. En 1986, il y avait 124,615 ménages locataires qui payaient plus de 30% de leurs revenus pour se loger àMontréal. Ces ménages représentaient pas moins de 39% de l'ensemble des locataires, une nette augmentation par rapport au recensement de 1981 alors qu'ils en représentaient 30%. Pas étonnant quand on sait que les loyers à Montréal sont passés de $275 à $430 durant cette période.
Pire encore, 63,440 ménages locataires devaient en 1986 consacrer plus de 50% de leurs revenus en logement, ce qui ne peut se faire qu'en coupant dans d'autres besoins aussi essentiels que la nourriture et le vêtement. 10,000 ménages propriétaires vivent la même situation.
Ce sont les personnes seules et les familles monoparentales dirigées par des femmes qui vivent le plus durement ces problèmes de logement, 51% des personnes seules et 55% des mères cheffes de famille payant au-delà de 30% de leurs revenus en loyer.
14,000 ménages sont en attente d'un HLM et 8000 d'une coop ou d'un autre logement sans but lucratif à Montréal, une demande que la ville elle-même évalue faible par rapport à la réalité des besoins.
Et cela, c'est sans parler des itinérant-e-s et personnes difficiles à loger dont «Habiter Montréal» évalue le nombre entre 4500 et 7000.
Par ailleurs, l'énoncé de politique montre bien comment il est devenu de plus en plus difficile d'accéder à la nouvelle propriété. En 1987, ça prenait un revenu annuel de $45,000 pour y parvenir!
«Habiter Montréal» passe cependant rapidement sur d'autres phénomènes qui méritent pourtant d'être ajoutés à ce sombre tableau, comme l'embourgeoisement vécu par de nombreux quartiers populaires du centre de la ville, la discrimination dans le logement subie surtout par les femmes et les minorités visibles, ainsi que l'ampleur de la spéculationimmobilière.
Après avoir dressé un tel portrait de la situation, il serait normal que l'administration Doré propose une politique axée sur les problèmes vécus par les mal-logé-e-s de Montréal. Pourtant, les mesures les plus concrètes proposées dans l'énoncé de politique visent un tout autre objectif, soit de favoriser l'accession à la propriété individuelle pour concurrencer les banlieues et accroître la force d'attraction de Montréal. «Habiter Montréal» précise même que le train de mesures proposées en ce sens vise à «donner aux ménages qui ont les moyens d'acheter, mais ne le font pas, le coup de pouce qui facilitera leur prise de décision» (p. 44). Selon la ville de Montréal, 50,000 ménages locataires pourraient ainsi accéder à la propriété, la grande majorité gagnant plus de 40,000 par année (p. 13)...
Quelles sont les mesures proposées?
La principale critique que l'on peut adresser à ces mesures est qu'elle utilise les finances publiques pour venir en aide à des ménages dont on avoue qu'ils ont les moyens plutôt que vers les 124,615 ménages qui paient plus de 30% de leurs revenus en logement. Elles oublient même les ménages travailleurs gagnant plus de $20,000 par année et qui ne sont ni éligibles aux programmes de logement social des gouvernements supérieurs parce que considérés trop riches, ni capables de s'acheter une maison parce qu'ils n'ont pas les moyens... ce qu'ils n'auront pas plus avec les propositions amenées dans l'énoncé de politique municipale.
Et le pire, c'est que l'administration Doré ne se contente pas de diriger ses propres budgets vers les couches plus favorisées de la population. Elle demande aussi aux gouvernements provincial et fédéral d'en faire autant, comme s'ils avaient besoin d'encouragement en ce sens alors que 85% des dépenses visibles ou invisibles (abris fiscaux) de l'Etat sont déjà dirigées vers la propriété privée. 1
Mais il y a plus encore. Les mesures proposées dans «Habiter Montréal» risquent d'avoir des effets négatifs directs sur les locataires à faible et modeste revenu. Ainsi, la levée, si partielle soit-elle, de l'interdiction de convertir en condo se fera au détriment du stock de logements à bas loyer qui risque d'être amputé en dix ans de 33,200 unités. Et elle se fera au détriment des locataires qui n'auront pas les moyens d'embarquer dans cette galère et dont on trouvera les moyens de se débarrasser pour obtenir le 60% d'appui à la conversion ou, une fois que ce pourcentage aura été atteint, pour libérer un autre logement «convertissable».
On peut également douter du sérieux de la proposition de limiter les transformations à un certain pourcentage du stock de logements. Une fois le robinet ouvert, comment réussir à le refermer, sans provoquer une course folle à la conversion ou susciter des insatisfactions face aux quelles la ville risque fort de céder. Comment refuser aux locataires d'un bloc de transformer leur logement en condos, alors qu'on l'a permis à ceux ou celles d'à côté?
Et qu'on ne tente pas de nous faire croire que l'accès à la propriété des ménages qui en ont les moyens contribuera à «soulager le parc existant des pressions qui s'y exercent» (p. 44). Le stock de logements à bas loyer au Québec s'est-il porté mieux quand le gouvernement a investi des millions dans l'accès à la propriété? Comment expliquer alors que les loyers à Montréal ont augmenté de 63% de 1981 à 1986 alors que le Québec a connu durant cette période Corvée-habitation et le Programme d'aide à la propriété résidentielle pour lesquels l'administration Doré semblent tant avoir d'estime?
Mais nous répondra sûrement l'administration Doré, la ville a aussi pour un objectif 40,000 nouveaux logements sociaux d'ici l'an 2000 («HLM, coop, chambres et logements sans but lucratif, supplément au loyer et d'autres formules à développer» (7.3). Il s'agit là d'un objectif louable, puisqu'il représente environ le double de la production actuelle, mais il y a malheureusement fort à parier qu'il demeurera un voeu pieux. Pourquoi? Tout simplement parce que contrairement à l'accès à la propriété, la ville ne propose cette fois rien de bien concret. On retrouve certes certaines mesures intéressantes dirigées vers le logement coopératif et le sans but lucratif: prêt de $4,000,000 pour du financement d'appoint pour les coops; crédits d'impôts foncier et subventions à la rénovation pour les coops se servant de ce programme; acquisition de logements par le biais de la Société d'habitation et de développement de Montréal; acquisition de 400 maisons de chambres. Mais ces mesures sont insuffisantes et n'arriveront jamais à elles seules à permettre la production d'un nombre significatif de logements sociaux, surtout si on veut qu'ils soient à loyer raisonnable. Et c'est tout ce que «Habitat Montréal» propose, outre un appel timide aux autres paliers de gouvernement.
Pire encore, l'administration Doré entend emprunter la tendance à la privatisation du logement social tracée par les gouvernements supérieurs. Ainsi, Montréal se dit prête «à considérer une augmentation du nombre de suppléments au loyer», en proposant seulement qu'une partie de ceux-ci aillent vers le secteur sans but lucratif (7.3.3). L'énoncé de politique fait bien une mise en garde contre le fait que cela ne doit pas se faire «au détriment d'autres formes de logement social». Mais comment le prendre au sérieux quand on sait que c'est déjà le cas et que ça ne fait guère sourciller l'administration municipale qui s'en sert allègrement? La ville de Montréal se trouve ainsi à endosser une formule «cheap», bien que plus coûteuse à long terme, incapable de créer du logement social permanent, qui profite plus aux propriétaires qu'aux locataires dans le besoin et dont un rapport publié sur son application en Ontario disait qu'elle représentait «la façon la moins souhaitable de fournir des logements aux personnes à faible revenu» 2
Quant aux projets de HLM «clé en main» où la construction de HLM est laissée entre les mains de l'entreprise privée, ils risquent de se solder par une baisse importante dans la qualité déjà discutable des logements publics.
Il ne s'agit pas de demander à la Ville de Montréal de se substituer aux gouvernements supérieurs et de les décharger de leurs responsabilités en matière d'habitation sociale. Depuis 1981, le FRAPRU s'est au contrai acharné à faire pression sur le fédéral et le provincial pour le maintien et l'intensification des programmes sociaux en habitation.
Et nous le continuons encore, comme le montre la campagne présentement en cours pour obliger le Gouvernement Bourassa à publier une politique globale d'aide à l'habitation axée sur le logement social. Fort nous est cependant de constater que, depuis l'arrivée au pouvoir des Doré, Gardiner, Lavallée et compagnie, nous ne les avons pas souvent vus faire de même. Tant mieux s'ils entendent faire plus en ce sens à l'avenir. La ville de Montréal doit cependant préciser quels moyens elle entend prendre pour obliger les gouvernements à renverser leurs tendances de retrait de leurs minces politiques sociales en habitation.
Et elle doit aussi joindre le geste à la parole et surtout l'argent aux beaux énoncés de principes, en mettant la grande partie de ses budgets affectés à l'habitation dans l'aide à la réalisation de logements sociaux, par exemple en octroyant des terrains en nombre important pour la somme de $1.00, en accordant une baisse générale des taxes pour les logements sociaux, en procédant à une municipalisation graduelle des maisons de chambres, en se dotant de pouvoirs supérieurs d'expropriation à des fins de logement social, en concentrant l'ensemble des suppléments au loyer sur les coops et OSBL, en expérimentant des formules d'achat-restauration en HLM, etc.
Si l'administration Doré ne va pas résolument en ce sens, l'objectif de 40,000 logements sociaux n'aura servi qu'à «dorer» la pilule pour faire passer des mesures beaucoup moins favorables aux locataires à faible revenu.
Le Rassemblement des citoyens et citoyennes de Montréal s'est fait élire en «promettant de donner priorité à la population résidante lors de toute transformation urbaine et immobilière». 3 L'énoncé de politique se propose aussi de «favoriser le maintien des personnes dans le milieu» (p.67-68). Mais les moyens mis de l'avant sont loin d'être à la hauteur d'une telle «volonté». Certaines mesures risquent au contraire de contribuer au phénomène de gentrification ou embourgeoisement actuellement en cours dans plusieurs quartiers de la ville.
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C'est le cas en particulier des propositions visant l'augmentation des budgets à la rénovation domiciliaire. Il a pourtant été démontré, études après études, enquêtes après enquêtes, dénonciations après dénonciations, que les rénovations domiciliaires qu'elles soient ou non subventionnées ont toujours pour effet de chasser la très grande majoritédes locataires résidant-e-s quand elles sont faites par le marché privé. Et quoiqu'en dise la Ville quand elle se vante des «effets positifs» de sa bonification du Programme d'aide à la restauration Canada-Québec, celui-ci a les mêmes effets que les programmes précédents. C'est du moins que ce que notre expérience concrète dans chacun de nos quartiers tend à nous démontrer.
Comment l'administration Dorépeut-elle proposer d'augmenter les budgets de subventions à la restauration privée, quand elle sait fort bien qu'il ne s'exerce aucune contrôle de loyers sérieux après restauration? Les deniers publics ne seraient-ils pas mieux utilisés s'ils étaient d'abord et avant tout dirigés vers la seule formule qui a montré qu'elle était capable de rénover en maintenant les locataires en place, celle du logement social? Dans un tel contexte, se contenter de verser des indemnités à l'occasion du relogement temporaire des locataires est au mieux partiel et au pire carrément ridicule.
Que penser maintenant de la proposition d'offrir des «compensations dans le cas de démolitions de logements» (7.5.9), afin d'indemniser les locataires déplacé-e-s, puis de compenser pour les logements démolis? Alors que le RCM nous promettait avant son élection d'imposer «un moratoire sur les démolitions de logements» , sauf dans le cas où les logements seraient complètement inutilisables ou que la démolition serait «justifiée par un motif d'intérêt public exceptionnel et jugé tel par la population du quartier concerné», 4 l'administration Doré nous propose maintenant de permettre les démolitions, mais àcondition qu'elles soient civilisées. Mais quelle est la différence au bout de la ligne? Quelle a été la différence pour les locataires de l'îlot Overdale où on a permis la démolition ou la conversion de 107 logements et chambres et déraciné (non sans mal!) les résidant-e-s en échange d'une formule de remplacement au loyer beaucoup plus élevé et qui aura atteint le prix du marché, d'ici quelques années? Quelle est la différence pour les locataires de la rue Des jardins, dans Hochelaga-Maisonneuve, que l'on a évincé-e-s pour faire place à un stationnement pour la compagnie Johnson et Johnson?
Depuis des années, des groupes de locataires, comme ceux et celles de l'îlot Overdale de Montréal, doivent lutter pour sauver leurs logements.
La publication d'«Habiter Montréal» a l'avantage de provoquer un débat public sur l'habitation àMontréal. C'est une occasion importante de montrer les problèmes que nous vivons, mais aussi et surtout de faire valoir nos revendications. Pour un, le Front d'action populaire en réaménagement urbain croit que certaines revendications devraient être largement reprises largement par les intervenant-e-s du milieu populaire et syndical.
Ainsi, nous devons exiger que la prioritéde la ville en matière d'habitation soit clairement mise sur les 124,615 ménages en difficulté.
La ville de Montréal doit, en faisant pression sur les gouvernements fédéral et provincial, mais aussi en y dirigeant ses propres efforts et budgets, contribuer à la réalisation de 40,000 logements sociaux (HLM, coops et OSBL) en cinq ans.
Elle doit aussi faire pression sur le gouvernement du Québec pour qu'il se dote d'un contrôle obligatoire de tous les loyers et de moyens pour criminaliser la discrimination dans le logement.
Les subventions àla restauration résidentielle doivent être entièrement dirigées vers le logement coopératif et sans but lucratif, ainsi que vers les propriétaires occupant-e-s.
L'interdiction de convertir des logements locatifs en condos doit être intégralement maintenue àMontréal.
Enfin, les démolitions de bons logements doivent être complètement interdites àMontréal.
Au cours du mois d'avril, la Commission de l'aménagement, de l'habitation et des travaux publics tiendra une consultation sur l'énoncé de poli tique en habitation. Le FRAPRU et d'autres groupes-logement ont l'intention d'y participer. Mais nous nous proposons aussi de mobiliser les groupes et individus intéressés àl'appui de nos revendications. Il faut faire sentir à l'administration Doré qu'elle doit changer son fusil d'épaule. «Habiter Montréal» ne doit pas être qu'un slogan publicitaire pour attirer les banlieusard-e-s en moyen, mais plutôt une réalité pour l'ensemble des mal-logé-e-s de Montréal.
1 Pour plus de détails, lire Logement et fiscalité, ça nous concerne publié par le FRAPRU, en septembre 1988
2 Rapport sur la Société d'habitation de l'Ontario et les commissions locales de logement, Comité permanent sur l'administration de la justice, 1981, Toronto, p. 4
3 Programme du RCM, Edition 1986, p. 51
4 Programme du RCM, op. cit