Hydro-USA: Hydro-Québec flirte avec l'oncle Sam et le secteur privé!


Une entrevue de Ronald O’Narey

L’ambitieux projet d’Hydro-Québec de profiter de la déréglementation de l’énergie chez nos voisins du Sud, pour y vendre de grandes quantités d’électricité, remet en question le pacte social électrique québécois issu de la nationalisation. Sommes-nous prêts à ouvrir cette boîte de Pandore? Voilà la question posée aujourd’hui par un regroupement d’associations de consommateurs, d’organismes environnementaux, syndicaux et sociaux, baptisé Vigie-énergie.Pour comprendre leur point de vue, Changement a rencontré M. Jean-Marc Pelletier, président du syndicat professionnel des scientifiques de l’Institut de recherche en électricité du Québec (IREQ).

En quoi la nationalisation de l’électricité a-t-elle été avantageuse pour les Québécois?

Avant la nationalisation, le Québec comptait une multitude de compagnies d’électricité. Il y avait des duplications de lignes de transport et d’équipements. On utilisait des standards et des voltages différents d’une compagnie à l’autre et surtout les tarifs étaient très inégaux d’une région à l’autre. L’électricité coûtait, par exemple, 5 fois plus cher en Gaspésie qu’à Montréal.

En 1962, pour corriger cette situation devenue inacceptable, le gouvernement de Jean Lesage nationalise l’électricité. On normalisera alors les standards. On rationalisera et optimisera l’utilisation des équipements. Et on uniformisera les tarifs à travers tout le Québec avec l’objectif principal d’offrir un service électrique de qualité au plus bas coût possible. La nationalisation permettra alors à tous les Québécois de profiter des retombées économiques d’une de leurs ressources naturelles la plus importante, l’hydroélectricité.

Ces changements majeurs ont toutefois pris du temps à se réaliser. On devra attendre près de 15 ans avant que les tarifs ne soient définitivement uniformisés. Il fallait prendre le temps nécessaire pour bien asseoir la pierre angulaire sur laquelle repose le pacte social électrique québécois.

Pourquoi dites-vous aujourd’hui que le Québec est en voie de dénationaliser l’électricité et de retourner 50 ans en arrière?

Depuis plusieurs années, de nombreux gouvernements ont renoncé à intervenir dans l’économie de leur pays pour s’en remettre aux forces du marché. Plusieurs d’entre eux sont même prêts à ne plus intervenir face aux investisseurs étrangers (Accord Mondial sur l’Investissement). Ils déréglementent pour favoriser la concurrence. Ils s’en remettent à l’entreprise privée parce qu’elle gérerait plus efficacement la plupart des services dits publics. Ils sont convaincus que la concurrence favorise la diminution des coûts et des tarifs, même si les expériences récentes, en téléphonie ou dans le transport aérien, démontrent le contraire.

C’est le gouvernement Thatcher, en Angleterre, qui a été le précurseur de la déréglementation dans le secteur de l’énergie, comme dans de nombreux autres secteurs. Plusieurs pays ont suivi son exemple.

Que se passe-t-il chez nos voisins du Sud?

Depuis quelques années, les Américains ont eux aussi commencé à déréglementer le secteur de l’énergie. Ils ont permis à une multitude de compagnies d’électricité privées de se concurrencer entre elles en brisant leur monopole sur leur territoire respectif. Ce sont les États du Nord-Est (New-York, Vermont, Maine, etc.) et la Californie qui devraient profiter le plus de cette déréglementation parce que les tarifs y sont beaucoup plus élevés que dans les autres régions.

Pour permettre la concurrence, les autorités américaines ont obligé les compagnies d’électricité qui intégraient et géraient toutes les activités reliées à l’électricité sur leur territoire à les diviser et à se scinder en autant d’entités différentes (producteur, transporteur, grossiste et détaillant). Cette mesure permet ainsi aux détaillants nouvellement créés d’acheter leur électricité du ou des grossistes de leur choix et d’en négocier le prix. Évidemment, on a aussi obligé les nouvelles compagnies de transport à livrer cette électricité moyennant un coût de transport fixe et uniforme.

Cette révolution dans le secteur de l’énergie électrique américaine a ouvert des perspectives alléchantes pour toutes les compagnies d’électricité qui voient leur marché potentiel s’élargir (un marché de 250 milliards de dollars selon certains experts). Mais, pour conquérir ce nouveau marché et séduire de nouveaux clients, les grossistes devront offrir des meilleurs tarifs que leurs concurrents.

Comment Hydro-Québec a-t-elle réagi à la déréglementation américaine?

De ce côté-ci de la frontière, on voulait aussi profiter de ce nouveau marché déréglementé. Hydro-Québec a donc demandé un permis à la «Federal Energy Regulatory Commission» pour obtenir le statut de grossiste et vendre son électricité aux grossistes et aux détaillants américains. Mais, pour qu’Hydro obtienne ce statut, la commission exigeait en retour que les compagnies américaines d’électricité aient aussi le droit de vendre leur électricité au Québec.

Le gouvernement Bouchard a donc autorisé, depuis le mois de mai 1997, les distributeurs québécois à acheter leur électricité aux États-Unis. Ainsi, les 10 villes du Québec qui avaient échappé à la nationalisation, dont Chicoutimi, Joliette, Sherbrooke et Westmount, et qui ont le statut de distributeurs, peuvent dorénavant acheter leur électricité d’une autre compagnie qu’Hydro-Québec. Hydro-Québec devra transporter jusqu’à Chicoutimi ou Joliette l’électricité achetée aux États-Unis ou ailleurs, tout comme les compagnies américaines devront transporter l’électricité qu’Hydro-Québec vendrait à un distributeur de Boston. Avant la déréglementation, Hydro-Québec vendait déjà de l’électricité aux États-Unis, mais la livraison se faisait à la frontière. Ce changement est un pas vers la dénationalisation de l’électricité au Québec et la fin des tarifs uniformes.

Le processus de déréglementation n’est cependant pas terminé et plusieurs États américains ont même commencé à permettre aux consommateurs (entreprises et clients résidentiels) d’acheter leur électricité du détaillant de leur choix. Ils obligent alors les compagnies d’électricité, qui possèdent les réseaux de distribution, à ouvrir leurs réseaux à tous les détaillants. Tout récemment encore, Hydro-Québec projetait d’entrer dans ce nouveau marché de la vente au détail en faisant miroiter des profits plus qu’intéressants. Elle y a cependant renoncé, en décembre dernier, suite aux demandes répétées des opposants au projet et même du gouvernement qui exigeaient le dépôt des études économiques démontrant la rentabilité de cette aventure en terrain américain. Contrairement aux Américains qui poursuivent aujourd’hui la déréglementation jusqu’au niveau de la vente au détail de l’électricité, le Québec a, pour l’instant, arrêté le processus à mi-chemin.

Mais, y a-t-il vraiment de l’argent à faire pour Hydro-Québec de l’autre côté de la frontière dans le marché de la vente d’électricité au détail et même dans le marché de la vente en gros?

Ce n’est vraiment pas certain car les risques sont très importants. Cette aventure pourrait facilement devenir un gouffre financier, surtout si l’on développe de nouveaux projets uniquement pour l’exportation, comme le mégaprojet de Churchill Falls (10 à 15 milliards, 800 millions d’intérêts par année).

Il faut d’abord considérer les limites techniques imposées par le nombre restreint de lignes d’interconnexion à courant continu qui relient le Québec et le Nord-Est des États-Unis. La quantité d’électricité que ces lignes peuvent transporter est limitée.

Il faut aussi tenir compte des contraintes financières de ce projet. Actuellement l’électricité est moins chère au Québec qu’aux États-Unis. Mais, pour acheminer l’électricité à un détaillant ou un consommateur de Boston, par exemple, Hydro devra défrayer des coûts de transport qui s’ajouteront aux coûts de production. Son électricité sera alors, probablement, moins compétitive avec celle qui est produite localement. Sans compter que l’électricité produite par les nouvelles centrales d’Hydro-Québec pourrait coûter plus cher que prévu. Rien ne garantit, en fait, que nous serions vraiment compétitifs sur le terrain, au point de livraison.

La concurrence du gaz naturel constitue également un problème économique important auquel nous serons forcément confrontés. Il ne faudrait surtout pas sous-estimer le potentiel du nouveau gisement de gaz naturel de l’Île de Sable, au large des côtes de la Nouvelle-Écosse, qui d’ici un an ou deux fournira une énergie abondante et relativement peu coûteuse à tout le Nord-Est des États-Unis. Ce nouveau gisement est suffisamment important pour provoquer une baisse du prix du gaz naturel. De plus, il est situé à proximité d’un vaste marché de clients potentiels qui pourraient être alimentés en électricité par des usines de cogénération (qui transforment le gaz naturel en électricité).

Les obstacles sont donc très nombreux et il serait très risqué de construire de nouveaux équipements uniquement pour exporter de l’électricité. Personne ne peut prédire si nous pourrons vendre cette électricité, surtout si les ventes se font à court terme contrairement à ce qui se faisait dans le passé. Ce qui est certain, par contre, c’est que nous devrons assumer pendant de nombreuses années le coût des nouvelles installations mises en service pour l’exportation.

Hydro-Québec a arrêté à mi-chemin ses projets d’exportation et de déréglementation. Est-ce vraiment rassurant ?

Certainement pas! Les grandes entreprises continuent et vont continuer leurs pressions pour obtenir la déréglementation totale de l’électricité (vente en gros et vente au détail) et avoir le droit d’acheter leur électricité du fournisseur de leur choix. Elles se plaignent depuis longtemps que leurs tarifs sont trop élevés à cause de l’interfinancement pratiqué par Hydro-Québec (elles paieraient leur électricité plus cher parce que les clients résidentiels ne paient pas leur part). Elles affirment qu’elles sont de moins en moins concurrentielles avec les grandes entreprises américaines. Elles sont convaincues qu’elles obtiendraient de meilleurs tarifs si elles pouvaient négocier directement avec plusieurs fournisseurs. Mais, si elles arrivaient à obtenir ce qu’elles désirent, ce qui n’est pas impossible, ce sont vraisemblablement les tarifs des clients résidentiels d’Hydro-Québec qui augmenteraient.

Advenant la déréglementation totale de l’électricité, où chacun pourrait choisir son fournisseur, les consommateurs qui résident dans les grands centres comme Montréal ou Québec réussiraient probablement à s’organiser collectivement pour négocier des tarifs acceptables. Mais qu’adviendrait-il des régions éloignées moins populeuses et plus coûteuses à desservir? Quel pouvoir de négociation auraient-elles?

Si nous déréglementons l’électricité au Québec pour exporter davantage aux États-Unis, nous briserons le pacte social conclu lors de la nationalisation. Ce serait la fin du principe de tarif universel sur lequel repose cette entente: un seul tarif par catégorie de clients à travers tout le Québec. Si nous sommes attentifs à ce qui se passe actuellement, il y a de quoi être inquiets. Les consommateurs et les associations qui les défendent devraient questionner sérieusement tout projet d’exportation d’Hydro-Québec et s’opposer farouchement à la déréglementation au Québec.

Les consommateurs auraient-ils d’autres raisons de s’inquiéter des projets d’Hydro-Québec et que peuvent-ils faire?

Les médias et les partis d’opposition ont été scandalisés quand ils ont découvert qu’Hydro-Québec avait gaspillé beaucoup d’argent pour organiser la conférence de presse annonçant le développement du projet hydroélectrique de Churchill Falls. Malheureusement, personne ne réagit devant les bouleversements que le projet lui-même pourrait entraîner.

Hydro projette de créer une société en commandite avec les Innus du Nouveau-Québec pour développer Churchill Falls. S’ils appuyaient ce projet, ces derniers recevraient une rente annuelle substantielle. Cette nouvelle formule de partenariat est plus équitable envers les autochtones, mais elle risque, tout comme la déréglementation, de remettre en question le pacte social électrique québécois. Depuis 35 ans, personne (aucun individu, groupe, communauté, ou région) n’a profité directement des projets de développement hydroélectrique même lorsque ces projets se réalisaient dans leur région. Si Hydro-Québec concluait ce genre d’entente avec les Innus, il ne serait pas surprenant de voir d’autres groupes ou régions réclamer, à juste titre, le même genre de compensation. La Mauricie, par exemple, alimente le Québec en électricité depuis 50 ans, sans compensation. On peut donc imaginer à quoi cette nouvelle approche nous expose.

En déréglementant l’électricité et en développant le projet de Churchill Falls pour exporter plus d’électricité, le gouvernement ouvre une boîte de Pandore. Il remet en question le pacte social électrique qui a si bien servi le Québec, mais ne propose rien pour le remplacer, sinon la loi du marché et de la concurrence.

Les consommateurs doivent donc demeurer vigilants. Ils doivent faire entendre leurs voix et défendre les acquis de la nationalisation auprès des députés et ministres. Ils doivent aussi intervenir devant la Régie de l’énergie, qui devra prendre des décisions cruciales sur ces questions dans un proche avenir. Si nous ne réagissons pas, ce sont les autres, le gouvernement, Hydro-Québec et les grandes entreprises, qui décideront pour nous!


Source : Ronald O'Narey. "Hydro-USA : Hydro-Québec flirte avec l'Oncle Sam et le secteur privé". Changements vol 8, no 1. Fédération des ACEF. Septembre 1998, p. 7,8,14.