Les compteurs d'eau domestique


La goutte qui fait déborder le vase : Entrevue avec François Patenaude, chercheur à la Chaire d'études socio-économiques de l'UQAM


Après avoir flirté avec l’idée de privatiser leurs services d’eau potable, certaines municipalités songent maintenant à introduire un nouveau mode de facturation pour l’eau domestique, fondé sur le principe de l’utilisateur-payeur. François Patenaude, chercheur à la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, nous prévient des effets très négatifs qu’aurait l’application de ce principe à un service aussi essentiel que l’eau potable. La facture sera établie en fonction de la consommation, sans égard au revenu, ce qui viendra appauvrir encore davantage la population, car on peut difficilement se passer d’eau. Les plus démunis pourraient même être forcés de réduire leur utilisation d’eau, en dessous d’un seuil acceptable, faute de pouvoir payer la facture. De plus, le prix de l’eau grimpera, car la facturation au compteur coûte cher.


Un premier pas vers la privatisation?

Tarification à la consommation et privatisation sont deux choses différentes, nous dit François Patenaude, bien qu’il y ait un mouvement d’entraînement entre les deux. L’installation de compteurs d’eau dans le secteur résidentiel faciliterait, le cas échéant, le transfert au privé de la gestion des infrastructures municipales. Un risque qui est loin d’être écarté, selon lui, malgré les déclarations contraires du gouvernement Bouchard. Bien que plusieurs études aient clairement démontré que les expériences de privatisation ailleurs dans le monde ont été de véritables fiascos, François Patenaude fait remarquer que, contre toute logique, la question de la privatisation était ramenée à la discussion, en décembre dernier, lors du symposium sur la gestion de l’eau au Québec : «Ce symposium aurait pu tout aussi bien s’intituler, “Comment aider SNC Lavallin à améliorer son business”. En fait tout ce symposium était orienté vers l’appropriation privée de l’eau.

La position du gouvernement est pour le moins nébuleuse. Depuis un an, on a eu droit à de multiples volte-face. Mais dans les faits, il continue à nous servir le même discours que le secteur privé, le discours néolibéral, sur le nécessaire partenariat privé-public, la mondialisation qui ne nous laisse pas le choix, etc. Une chose est claire cependant : les firmes privées visent toujours à mettre la main sur l’expertise des municipalités en gestion des infrastructures de l’eau, celle de Montréal en particulier. Ce que le discours ne dit pas cependant, c’est que cela ne servirait que leurs seuls intérêts. Nous, collectivement, n’y gagnerions rien. Au contraire, nous avons tout à perdre à céder un service public aussi vital à des intérêts privés. L’eau est un bien collectif qui doit rester sous contrôle public.»

Une hausse de taxe déguisée
Optant ou non pour la privatisation, explique François Patenaude, les municipalités pourraient bien nous imposer les compteurs d’eau. Elles subissent actuellement beaucoup de pression pour trouver des sources de financement autres que la taxation directe, pour entre autres faire face au pelletage de 500 M$ de Québec. C’est ce qui explique le recours de plus en plus fréquent au principe de l’utilisateur-payeur, soi-disant plus équitable, qui force les usagers de certains services municipaux, comme les bibliothèques ou les patinoires, à payer des frais. Certaines municipalités voudraient maintenant, en vertu du même principe, appliquer une tarification à la consommation de l’eau potable dans le secteur résidentiel, ce que dénonce fortement François Patenaude.

L'eau à juste prix
«On invoque l’équité lorsqu’on parle de tarifer l’eau à la consommation, mais l’équité ce n’est pas faire en sorte que tout le monde paie pour la quantité d’eau qu’il consomme. C’est faire en sorte que tous les citoyens aient accès à l’eau potable peu importe leur capacité de payer. Actuellement à Montréal, par exemple, le système est équitable. Mis à part certaines grandes industries qui paient des tarifs établis en fonction de leur consommation d’eau, tout le monde paie la facture d’eau par le biais des taxes municipales, taxes résidentielles et taxes d’affaires confondues. Ce système est le plus courant au Québec, bien qu’un certain nombre de municipalités dispose déjà de compteurs. On peut craindre, dans le contexte actuel, que d’autres soient tentées de les imiter. Chose certaine, il y aura des résistances, parce que, lorsqu’on touche à l’eau, on touche à quelque chose de vital. Personne ne peut vivre sans eau.»

Le coût des compteurs d’eau
Les compteurs d’eau, nous dit François Patenaude, entraîneraient inévitablement une hausse du prix de l’eau : «L’installation de compteurs d’eau dans chaque résidence représente à elle seule des coûts énormes. Une étude menée par la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM évalue à 60 M$ environ le coût d’installation d’un compteur dans chaque résidence à Montréal, soit l’équivalent du coût de production d’eau potable pour deux ans. À cela, s’ajoutent des coûts de gestion et d’entretien élevés, pour faire les relevés, la facturation, les réparations, etc. Selon notre évaluation, à Montréal toujours, cela représenterait un coût annuel d’environ 4,3 M$.»

Tout le monde serait perdant
Si nous sommes assurés de devoir payer plus cher pour l’eau avec les compteurs, plusieurs questions restent en suspens quant à la façon dont serait partagée la facture. Pour François Patenaude, une chose est sûre cependant. Que nous soyons propriétaires ou locataires, ce mode de facturation ne comporte aucun avantage : «On nous dit que la tarification de l’eau au compteur pourrait alléger notre fardeau fiscal. Mais même s’il y avait effectivement une baisse de taxes, rien ne nous garantit qu’elle serait proportionnelle à la nouvelle facture que nous aurions à payer pour l’eau. De plus, les locataires seraient pénalisés si leurs propriétaires ne leur accordaient pas une baisse de loyer équivalente, ce qui, on s’en doute, serait plutôt étonnant.»

Pour François Patenaude, l’enjeu majeur dans cette question de la tarification est de s’assurer que tout le monde puisse avoir accès à une eau potable de qualité à un coût abordable : «Le prix de l’eau doit demeurer assez bas, c’est-à-dire correspondre au coût de production réel. Personne ne devrait être autorisé à faire des profits sur un bien aussi essentiel. On nous dit pratiquement que le prix de l’eau est trop bas, comme si c’était une calamité. Effectivement, à 38 sous le mètre cube, l’eau du Québec est parmi les moins chères au monde, en plus d’être d’excellente qualité. La ressource ici est abondante et demande relativement peu de traitement. De plus, les municipalités ont développé une excellente expertise en gestion des infrastructures de l’eau. Il n’y a donc aucun problème avec l’eau ici. Tout le débat actuel autour de l’eau potable n’émane pas de la population, ni d’un problème qu’on aurait. Il s’explique uniquement par la convoitise du secteur privé qui y voit les sommes colossales qu’il pourrait aller chercher sur ce marché au cours des prochaines années.»

Une question de santé publique
François Patenaude rappelle qu’à l’époque où on a construit les réseaux d’aqueducs et d’égouts, c’était d’abord pour des raisons d’hygiène et de santé publique. Il ne faudrait pas revenir en arrière, précise-t-il : «La consommation d’eau est incompressible à un certain point. Il ne faudrait pas forcer les gens à réduire leur consommation en dessous d’un seuil minimal, faute de pouvoir payer la facture. La capacité de payer ne doit pas entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’un service essentiel comme celui de l’eau potable. Qu’arriverait-il en cas de non-paiement? En viendrait-on aux coupures d’eau, comme cela s’est produit en Angleterre après la privatisation? Il ne faudrait pas en arriver là.»

Réduire le gaspillage?
Un motif souvent invoqué par les municipalités pour justifier l’implantation de compteurs, explique François Patenaude, est l’usage abusif que nous faisons de l’eau potable. Il est vrai, reconnaît-il, que notre consommation est plus importante qu’ailleurs, deux fois plus qu’en Europe par exemple. Mais s’il admet qu’il faut viser à réduire notre consommation, il tient à préciser que les consommateurs résidentiels ne sont pas les plus grands gaspilleurs : «À Montréal, les commerces, les industries et les institutions consomment à eux seuls 75% de l’eau produite, alors que les citoyens n’en consomment que 25%. Certaines industries en particulier consomment l’eau de façon immodérée et c’est d’abord elles qu’il faudrait viser. Un exemple parmi d’autres, des usines utilisent des systèmes de refroidissement qui sont branchés directement sur l’aqueduc. Après avoir circulé dans le système de refroidissement, l’eau est rejetée dans l’égout au lieu d’être recyclée. Non seulement cette pratique est coûteuse pour nous collectivement, mais elle est aussi très dommageable pour l’environnement. On aurait donc tout intérêt à prendre des mesures pour mettre un frein à de telles pratiques. En ce qui concerne le secteur résidentiel cependant, des études ont démontré que l’installation de compteurs n’influence pas la consommation, sauf chez les gens à très faible revenu.»

Des moyens plus efficaces
Il existe, selon François Patenaude, des moyens plus simples et plus efficaces que les compteurs d’eau pour réduire la consommation, sans entraîner une hausse du prix de l’eau : «On peut penser, par exemple, aux toilettes à faible débit qui réduisent de beaucoup la quantité d’eau utilisée. Une bouteille d’un litre d’eau placée dans le réservoir de la toilette peut d’ailleurs donner le même résultat. Une étude menée par la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM a montré que l’installation de toilettes à faible débit, dans tous les logements à Montréal, pourrait à elle seule réduire de 25% la consommation d’eau résidentielle. Les aérateurs de douches et les pommeaux de douche à faible débit peuvent aussi réduire de façon substantielle la consommation domestique.»

«D’autres exemples nous sont fournis par la Ville de Laval qui a piloté diverses initiatives pour réduire la consommation d’eau sur son territoire. On a entre autres mené une campagne d’information auprès des élèves du primaire pour les sensibiliser à la nécessité de préserver la ressource. Parallèlement, on a mis au point un système très poussé de détection des fuites à travers le réseau. On a également imposé une taxe spéciale aux propriétaires de piscines et mis en vigueur des règles très strictes pour l’arrosage des pelouses. Entre 1989 et 1995, l’application de toutes ces mesures a permis de réduire de 30% la consommation d’eau résidentielle, et ce malgré l’arrivée de 40 000 nouveaux citoyens durant cette période.»

Source : Monique Villemaire. « Les compteurs d’eau domestique. la goutte qui fait déborder le vase : Entrevue avec François Patenaude". Changements vol 7 no 2. Fédération des ACEF. Mars 98.p. 4-5.