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VIOLENCE ET MARGINALITÉ CHEZ LES JEUNES

par Michel Parazelli

Texte rédigé le 18 février 1991 et révisé le 30 octobre 1992

 

Sommaire

 

La violence reliée aux jeunes : une pathologie ?

Une « thérapie » socio-économique: la réforme du Ministère de la santé et des services sociaux du Québec (MSSS)

La prévention précoce

La répression précoce

L'épidémiologie sociale

La violence comme maladie

La violence comme pollution

Une gestion permanente du provisoire

 

La violence reliée aux jeunes : une pathologie ?

 

De notre point de vue communautaire, le phénomène de la violence reliée à certains jeunes exclus constitue l'une des réactions sociales face aux processus d'aliénation [1] à l'oeuvre dans les milieux institutionnels que les jeunes fréquentent ainsi qu'à leur exclusion de la plupart des espaces socio-économiques. Réduits à vivre dans les circuits des emplois précaires, de l'aide sociale, de l'itinérance, de la pauvreté à long terme, de la débrouillardise, bref du décrochage social, certains jeunes expriment leurs frustrations contre eux/elles-mêmes ou contre d'autres. Ici, nous pensons à certains jeunes québécois/es parmi les milliers (50,000 en '86 [2] ) qui sont exclus de tout statut social, même celui d'assisté social donc non rejoints par les programmes gouvernementaux. Nous pensons aussi aux 10,000 jeunes itinérants [3] et aux 35,000 jeunes décrocheurs scolaires [4].

Devant une telle perspective, les jeunes sont face à la nécessité de bâtir eux-mêmes leurs propres repères sociaux même si cette opération de survie doit passer, pour certains, par la violence dite gratuite. Rappelons le développement relativement récent au Québec de certains groupes de jeunes skinheads fascinés par le mouvement d'extrême-droite où les repères sociaux sont clairs. Le choix de ces jeunes exclus est donc le suivant: adopter des normes de comportements socio-économiquement impossibles à atteindre ou « décrocher » pour devenir une anormalité sans avenir et sans pouvoir.

Une « thérapie » socio-économique: la réforme du Ministère de la santé et des services sociaux du Québec (MSSS)

Etiquetés « groupes à risques » par l'Etat et ses institutions, ces jeunes exclus sont actuellement l'enjeu d'une planification de moyens d'intervention dits préventifs, dans le contexte de l'élaboration et de la nouvelle politique de santé et de bien-être du MSSS (issue de la réforme élaborée par l'ex-ministre Thérèse Lavoie-Roux et de la loi 120 formulée par le ministre Marc-Yvan Coté).

Nous pensons qu'une sérieuse analyse de l'orientation du MSSS face au traitement du social est primordiale dans la compréhension des enjeux et dans l'évaluation des conséquences sur les jeunes. Dans les orientations de la loi 120, il est prévu de développer ce que le MSSS appelle la prévention précoce pour diminuer la gravité de l'incidence des problèmes que vivent les jeunes. Afin d'illustrer notre propos, nous avons relevé des exemples d'interventions issus de ce que nous considérons être les deux courants québécois (de source américaine [5]) qui influenceront le plus les pratiques de prévention auprès des jeunes dans les années à venir. Ces courants se sont inspirés, d'une certaine manière, de l'idéologie épidémiologique pour traiter le phénomène de la violence. Il s'agit de : a) - la mode écosystémique ou, si l'on veut, l'écologie sociale, préconisant actuellement des moyens d'intervention visant la prévention précoce. Ce courant est très lié aux mesures de la loi 120 ; b) la mode de la sociocriminogenèse (étude des réactions sociales menant à la criminalité) préconisant des moyens d'intervention visant la répression précoce comme panacée sociale de la délinquance (par exemple, détecter les futurs délinquants dès la maternelle [6] ).

La prévention précoce

Pour la prévention de type écosystémique, des interventions en périnatalité ont été expérimentées sur les mères menant à terme leur grossesse. Issues d'un milieu défavorisé, ces mères sont considérées à risques à la suite d'analyses indiquant un taux de comportements agressifs élevé envers leurs enfants. Des intervenants en CLSC proposent à ces mères de s'entraîner à la compétence parentale en améliorant la qualité de leur mode d'interaction avec leur enfant par des exercices moteurs (ex.: chansons, berceuses, massages, etc.). Ces séances de « formation » visent, dans son aspect préventif, à diminuer les scores de comportements coercitifs.

On a même envisagé la possibilité de produire un « kit de compétences parentales » qui serait distribué de porte à porte; une sorte de guide contenant des « prêts-à-agir sociaux » qui, théoriquement, éviteraient les coûteux recours aux services publics.

Conséquemment à la réforme Coté, plus personne ne fera de curatif, tous prendront le virage de la prévention. La conception de la prévention s'inspirant de la grille épidémiologique comporte trois niveaux: #1. primaire (dépistage),#2. secondaire (traitement) et #3. tertiaire (réadaptation). Cette vision transforme le concept de prévention en un continuum d'interventions curatives. Mis dans son contexte, nous pouvons comprendre que ce recours subit au concept de prévention, répond davantage aux besoins étatiques en matière de prévention des coûts financiers des services publics qu'aux besoins des jeunes citoyens-nes marginalisés-es et exclus-es.

La répression précoce

Pour la prévention de type sociocriminogenèse qui domine actuellement, on proposera des solutions simples et efficaces (par exemple: aux directeurs d'école qui souhaiteraient une école moins violente). Il s'agit, selon un éminent spécialiste de la question, d'augmenter la surveillance dans les écoles autant en ressources humaines qu'en quincaillerie telles des caméras vidéo.

Toujours selon cette approche, il faut travailler les dynamiques d'inhibition chez les jeunes en exécutant réellement les punitions annoncées suite aux gestes violents commis. On suggère aussi de créer des cloisons dans les espaces trop grands afin de les réduire à des dimensions qui favoriseraient la surveillance. Finalement: exclure de façon systématique les jeunes considérés comme leaders négatifs dans des actes de violence perpétrés à l'intérieur du territoire de l'école. Cette série de « petits moyens » (et nous en oublions) permettront, selon ce courant, de construire une « école communautaire »! [7]

L'épidémiologie sociale

Derrière les mobiles préventifs exprimés par ces deux courants se profilent des motivations politiques non élucidées à l'heure actuelle. Par exemple, pour un problème tel que la violence, le MSSS (par ses agences, les régies régionales) s'appuiera d'abord sur les techniques issues de l'épidémiologie pour justifier de façon scientifique les interventions de prévention sur les jeunes à risques à l'aide d'indices de prévalence et de déterminants environnementaux. Cette «épidémiologie sociale » a pour fonction d'identifier les facteurs de risques des problèmes sociaux à l'aide des mêmes techniques utilisées pour les maladies, violence et rougeole confondues.

La violence comme maladie

Nous pensons que cette façon d'aborder la réalité sociale constitue une nouvelle forme de violence technocratique. Au niveau théorique, l'Etat utilise une métaphore bio-médicale: «l'épidémiologie sociale», comme fondement de la lecture des réalités sociales. Les rapports sociaux ne se comportent pas comme un organisme vivant, ni comme une complexité de systèmes (si on utilise la métaphore de «système social»). Si l'on persiste à objectiver le social en lui imposant une définition techno-médicale, on accouche alors d'une absurdité théorique et politique. L'absurdité consiste dans le fait que d'attribuer un seul sens à la dynamique sociale qui, elle, est profondément contradictoire, soumise à une culture, donc aux forces des rapports sociopolitiques qui se confrontent et évoluent selon des valeurs et des points de vue différents. Donc, la réalité sociale présente plusieurs sens, elle est polysémique. Elle ne se réduit pas au seul point de vue épidémiologique, psychologique ou systémique.

De la même manière, la métaphore bio-médicale: «guerre chirurgicale», que les médias ont souvent utilisée pendant la guerre contre l'Irak, a joué un rôle actif dans l'effort de dissimulation des boucheries comme celle qu'on a pu constater dans un bunker rempli de civils de tous âges. Comme la nature même de la métaphore consiste à opérer un transfert de sens, la nature « chirurgicale » de la guerre a banalisé les effets destructeurs sur la vie humaine.

On peut comparer cet usage métaphorique à celui du MSSS et cela ne relève pas simplement d'une gymnastique stylistique pour un usage pédagogique. En se moulant à la métaphore bio-médicale « épidémiologie sociale », on tend à dissimuler la reponsabilité collective des rapports sociaux, incluant les problèmes de violence reliés aux jeunes, qui peuvent en découler.

De quelle manière ? En individualisant la responsabilité de ces problèmes dorénavant considérés comme des « comportements organiques ». Conséquemment, ce transfert de sens de la responsabilité collective à la responsabilité individuelle tend à occulter (sinon à banaliser) les causes socio-politiques, donc collectives, des problèmes sociaux.

En persistant, par une orientation administrative, à forcer les réalités sociales à se faire traiter comme des objets pathologiques ou comme un marché de clientèles à risques, on fait violence à l'intelligence, au pluralisme des visions sociales et au potentiel d'autodétermination des citoyens-nes. Dans ce contexte par exemple, les jeunes devront traduire leurs besoins de socialisation en maladie ou en déficience quelconque pour avoir accès à une ressource. Il y a là un enjeu démocratique indéniable.

La violence comme pollution

Par ailleurs, non seulement la réforme Coté consacre l'institution de la grille épidémiologique dans la lecture des réalités sociales mais elle vise à intégrer cette dernière à la compréhension de ces mêmes réalités selon le modèle de l'écologie sociale. Ce modèle exécute la même pirouette métaphorique que celle exécutée par l'épidémiologie. A son tour, « l'écologisation » du social donne l'illusion que la culture urbaine baigne dans un environnement naturel. Une sorte d'écosystème où le corps social risque de s'infecter par des virus comportementaux, contaminant ainsi l'environnement de certains groupes sociaux (bien sûr, si l'on ne dépiste pas avec exactitude la complexité des facteurs de risques et de vulnérabilité sur certaines populations!!). Même joliment enrobée d'un emballage idéologiquement recyclable, cette vision n'en demeure pas moins d'inspiration techno-médicale, à tout le moins, sanitaire.

Si l'on se rappelle bien, le ministre veut recentrer le système sur des objectifs de résultats à atteindre plutôt que sur les services à donner. Il est clair, ici, que cet apparent changement favorise davantage la visibilité statistique de la décontamination sociale plutôt qu'un véritable coup de barre vers une prévention favorisant l'émancipation sociale.

Une gestion permanente du provisoire

Si l'on envisage les techniques de ces deux courants d'une manière critique, la combinaison des deux nous donne une sauce à saveur amère pour l'avenir: de la répression préventive. En conséquence, l'Etat et ses appareils pratiquent ce que nous appelons: la gestion permanente du provisoire ou, si l'on veut, une gestion continue de solutions temporaires.

Les types de prévention que nous venons d'examiner n'interviennent que sur les modifications de comportements à risques, les attitudes, les réactions au stress, les désordres psychologiques, les compétences parentales, les patterns de désorganisation, etc. Cette «prévention» n'intervient que sur la manifestation et la récurrence des effets de la marginalisation des jeunes. Il s'agit donc de solutions provisoires et non de travail sur les causes réelles de production de la marginalité et de l'exclusion. Cependant, nos observations confirment que le phénomène de la violence ne se réduit pas à une pathologie individuelle ou sociale, ni à des troubles de la personnalité, encore moins à un désordre psychologique. Selon nous, les manifestations de violence représentent davantage une forme de gestes d'appropriation d'un pouvoir quelconque sous peine de vivre l'intolérable sensation de n'être rien et de n'avoir accès à rien dans la société. Pour nous, toute action de prévention n'a de sens que dans la mesure où elle cerne et freine les deux principales causes de la violence: la marginalisation socio-économique et l'exclusion institutionnelle (les lois de l'aide sociale, de l'assurance-chômage et la loi C-49, la TPS, la hausse des frais de scolarité et les projets éducatifs misant sur l'exellence, et la loi 120 du ministre Coté du MSSS).

Nous nous joignons à d'autres groupes sociaux pour affirmer que s'il y a risques pour la société ce n'est pas tant du côté des réactions sociales des jeunes que du côté de l'application de ces politiques. Les effets combinés de ces politiques à risques développent l'exclusion déjà amorcée des jeunes de la plupart des espaces socio-économiques et intitutionnels. De plus en plus de chercheurs confirment cette tendance en parlant de dualisation croissante de la société, entraînant ainsi un appauvrissement assuré des personnes déjà défavorisées et marginalisées. On peut prévoir une «production» massive de jeunes sans statut quelconque dans la société, des sous-citoyens-nes qui n'ont que le mal de vivre pour s'occuper. Conséquemment, agir véritablement de manière préventive c'est tenter d'éviter la multiplication des ruptures socio-économiques que subissent les jeunes actuellement; donc, éviter les conséquences éventuellement violentes que de telles conditions précaires de marginalisation peuvent susciter.

Nous craignons fortement que les nouvelles technologies pseudo-préventives, privilégiées par les orientations liées à la loi 120, autorisent les gestionnaires des services sociaux à utiliser de façon massive la situation d'anomie [8] urbaine des groupes particulièrement vulnérables pour déterminer et standardiser des normes sociétales, attitudes et comportements sociaux au nom de la prévention. Pourtant, cette gestion massive des effets sociaux de la marginalisation ne fait que déplacer les problèmes temporairement, en forçant des changements d'attitudes et en réaménageant les tensions et frustrations pour s'adapter au contexte de pauvreté existant sans jamais permettre aux jeunes de récupérer un statut social.

En aucune manière la tendance actuelle ne s'oriente dans le sens d'inviter les personnes isolées à s'impliquer pour acquérir un pouvoir sur leurs conditions socioculturelles et économiques selon des modalités qu'eux-mêmes auront déterminées. En d'autres mots, on ne s'appuie pas sur les dispositifs sociaux que les parents ou les jeunes ont construits eux-mêmes pour les supporter dans leur projet de vie, on standardise les comportements. Tout est mis en place pour faire semblant qu'on s'en occupe. La gestion permanente du provisoire se consolide.

[Sommaire]

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Notes :

[1] De façon générale, l'aliénation est entendue comme l'état de celui ou de celle qui appartient à un autre. Toutefois, dans cet article, nous utilisaons le concept d'aliénation selon les perspectives suivantes : « Selon les auteurs on insiste sur les mécanismes de conditionnement et de répression subtils qui caractériseraient les sociétés industrielles (Marcuse), sur le fait que les structures sociales privent l'individu de la possibilité de réaliser ses propres désirs et le forcent à réaliser les désirs d'autrui (Habermas), sur le sentiment d'absurdité qui résulte de la complexité de système sociaux dont l'individu ne parvient pas à comprendre le fonctionnement (Mannheim) ». Tiré du Dictionnaire critique de la sociologie, P.V.F., 1982, p.17.

[2] Tiré d'un article de La Presse daté du 10 octobre 1986: « D'ici un an, il y aura 50,000 jeunes sans ressources au Québec ».

[3] Tiré d'un article du Devoir daté du 16 mai 1986: « 15,000 jeunes sans logis erreront bientôt à Montréal ».

[4] Tiré du document d'orientations du projet de loi 120 : « Une réforme axée sur le citoyen », MSSS, p.28, 1990.

[5] Le modèle écologique provient de l'Ecole de Chicago : « Herpin (1973:25), de même que Rubington et Weinberg (1989:130), situent dans les années 1920 et le début des années 1930 les bases du développement du modèle de l'Ecole de Chicago, emprunté à l'écologie animale (Herpin, 1973:25). Selon Bachmann et Simonin (1981:23), les praticiens et universitaires de cette école de pensée concevaient effectivement l'univers urbain en référence à une métaphore écologique. La ville est divisée en zone naturelle (quartier), les territoires sont délimités, des modes de communication et d'échanges entre communautés s'établissent, des règles de coexistence s'instaurent; bref la ville s'organise selon le principe d'une adaptation mutuelle. Cela correspond à " l'équilibre naturel des espèces " pour le règne animal ». Revue Service Social, Les problèmes sociaux, vol. 39, no 2, 1990, p. 23-24. De façon plus précise, pour ces deux courants, il est davantage question d'un modèle intégratif où le courant systémique issu du fonctionnalisme vient tenter une fusion avec le modèle écologique.

[6] Tiré d'un article du Journal de Montréal daté du 26 avril 1989 : « On peut détecter les futurs délinquants dès la maternelle ».

[7] A ne pas confondre avec les efforts de concertation volontaire entrepris dans certaines écoles polyvalentes pour créer une dynamique de prise en charge collective des acteurs institutionnels et communautaires afin d'élaborer des règles claires et communes concernant la qualité de vie aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'école.

[8] Anomie entendue ici comme le vide socio-économique actuel empêchant toute possibilité d'insertion dans la société