RÉFLEXION   SUR    L'ÉDUCATION POPULAIRE

CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE EN ÉDUCATION POPULAIRE

RAPPORT DE SÉMINAIRE

MONTRÉAL, MARS 1978

PRÉSENTATION

Les textes qui suivent ont été rédigés à l'occasion d'un séminaire international sur les pratiques d'éducation populaire tenu à Montréal du 10 au 12 mars 1978.

Ce séminaire, qui regroupait une quinzaine de praticiens d'ici (Québec, Ontario, Nouveau-Brunswick) et quatre d'Amérique latine (Chili, Argentine, Pérou, Mexique), a centré sa réflexion sur la critique et l'autocritique en éducation populaire. Les deux premiers textes ont été présentés pour inviter les participants à élaborer des instruments de critique et d'autocritique. Un des trois ateliers les a effectivement repris pour élaborer un tel instrument; les deux autres ont toutefois préféré procéder à une critique et autocritique effective de la session de présentation de ces textes autour des thèmes de la manipulation et du rôle des intellectuels en éducation populaire, tout en liant ces thèmes à leurs propres pratiques dans leurs groupes respectifs.

Une journée et demie de discussion en ateliers n'a certes pas permis de présenter la réflexion ultime sur ces deux thèmes; tout au plus a-t-elle suscité un début de réflexion personnelle et collective des participants et d'en arriver à des conclusions préliminaires quant à l'utilisation de la manipulation dans nos pratiques éducatives courantes et au rôle des intellectuels - définis de façon large - dans cette éducation. Leur présentation, dans les textes qui suivent, vise à alimenter la réflexion des éducateurs populaires qui s'interrogent sur leurs pratiques, en leur apportant le fruit de la discussion tenue avec des participants de pays latino-américains engagés dans un travail semblable chez eux.

Ce document s'adresse donc à des praticiens d'éducation populaire intéressés à s'interroger sur leur travail pour atteindre une plus grande cohérence entre leurs objectifs et leurs pratiques.

Juillet 1979

Monique Ouellette

ICEA

SOMMAIRE

 

CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE  EN EDUCATION POPULAIRE

1. L'EDUCATION POPULAIRE EST-ELLE TOUJOURS LIBERATRICE?

2. CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE,CONDITIONS INDISPENSABLES DE COHERENCE

3. C'EST QUOI, LA CRITIQUE ET L'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE?

4. QUELLES SONT LES IMPLICATIONS DE LA CRITIQUE ET L'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE?

5. LES MOMENTS,MODALITES ET INSTRUMENTS DE CRITIQUE ET D'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE

GUIDE D'ELABORATION D'UN INSTRUMENT DE CRITIQUE ET D'AUTOCRITIQUE

RAPPORT D'ATELIER

LA MANIPULATION DANS LES INTERVENTIONS D'EDUCATION POPULAIRE

1. CE QU'ELLE EST

2. LES OBJECTIFS POURSUIVIS

3. DES OUTILS DE MANIPULATION

4. LES CONDITIONS OBJECTIVES QUI FAVORISENT LA MANIPULATION

5. COMMENT S'EN SORTIR?

RAPPORT D'ATELIER

LES INTELLECTUELS ET L'EDUCATION POPULAIRE

1. LES INTELLECTUELS, C'EST QUI?

2.  LA SOCIETE ET LES INTELLECTUELS

3. LES INTELLECTUELS EN EDUCATION POPULAIRE

CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE  EN EDUCATION POPULAIRE

La critique permanente de la théorie et de la pratique, en éducation populaire, est rendue nécessaire à la fois à cause de l'ambiguïté du rôle de cette éducation et par le fait qu'elle constitue un élément central de l'action éducative elle-même. Nous devons nous interroger de façon constante sur nos objectifs déclarés, sur les méthodes, stratégies et instruments que nous utilisons; et notre responsabilité sociale envers les milieux populaires auxquels nous sommes liés de près et de loin nous oblige à poser cette interrogation de façon systématique et rigoureuse.

1. L'EDUCATION POPULAIRE EST-ELLE TOUJOURS LIBERATRICE?

La première question qui se pose à nous a trait à nos objectifs, nos méthodes, nos activités: servent-ils à élever le niveau de conscience et d'organisation des participants? ou au contraire, se traduisent-ils dans des formes de collaboration pour les intégrer passivement dans la structure sociale? L'éducation populaire contribue-t-elle à modifier le pouvoir? ou aide-t-elle à maintenir et légitimer les structures sociales en place?

A ces questions, nous apportons deux types de réponses pour amorcer une réflexion sur le rô1e de l'éducation populaire, dans la perspective du projet politique nécessairement sous-jacent qu'elle concrétise.

a) Il y a une éducation populaire dont les objectifs et les buts sont clairement d'engager les milieux populaires dans un projet politique de maintien et de reproduction du système social en place. L'histoire de l'éducation populaire nous montre d'ailleurs qu'elles'est développée grâce au financement et à la participation d'agences de l'Etat (ex. multimédia, les Commissions scolaires); or, celles-ci n'ont jamais eu comme objectif de modifier le système économique ou, encore moins, le système de production.

Le rôle de cette éducation populaire est de canaliser les efforts et les énergies vers la promotion individuelle de chacun des participants. Elle est orientée fondamentalement vers la solution de problèmes quotidiens (santé, logement, etc.) et les moyens utilisés n'impliquent absolument pas une modification des structures de rapports sociaux qui sont à la source de ces problèmes.

b) Par ailleurs, certaines expériences d'éducation populaire s'inscrivent dans la ligne d'un projet global de libération sociale, et ses objectifs visent à élever les niveaux de conscience et d'organisation autonome des participants. Elle ne cherche pas à résoudre superficiellement des problèmes dont la solution ne peut être que structurelle, en même temps qu'elle place son action dans une perspective historique.

Il faut remettre en cause toute position qui considère l'éducation comme une fin en soi ou qui prétend que toute activité éducative - quelle que soit son orientation et sa méthodologie - est justifiée du simple fait de son existence et de son développement. L'existence d'une clientèle intéressée à participer à des activités éducatives ne justifie pas en soi n'importe quelle éducation populaire.

2. CRITIQUE ET AUTOCRITIQUE,CONDITIONS INDISPENSABLES DE COHERENCE

S'interroger en permanence sur la théorie et la pratique, en éducation populaire, est une condition indispensable pour que le projet politique visé, les objectifs et l'action soient cohérents.

Ne pas faire de critique et d'autocritique indique une acceptation passive des objectifs ou simplement, qu'on n'a pas clarifié le rôle réel de l'ensemble de ses activités éducatives. Celles-ci deviennent une forme d'activisme et une marche à l'aveuglette. Il y a danger que, dans les faits, on en arrive à attacher davantage d'importance à la satisfaction des besoins immédiats, en oubliant l'objectif plus global d'une supposée libération populaire.

3. C'EST QUOI, LA CRITIQUE ET L'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE?

Les deux, critique et autocritique, ont en commun d'être une démarche de remise en question de nos objectifs explicites et des objectifs réellement atteints, de nos méthodes, de nos stratégies, de nos instruments, en d'autres mots, de notre théorie et de notre pratique.

Dans le processus de critique, nous tentons de situer notre travail d'éducation et ses résultats dans le cadre de la conjoncture sociale dans laquelle notre action se situe, dans la perspective de notre projet global de libération sociale. Par exemple, notre travail d'éducation sur la question du logement a-t-il permis aux citoyens qui y ont participé de s'organiser de façon autonome pour faire avancer leur droit au logement ou, au contraire, a-t-il servi à l'Etat ou l'entreprise privée pour récupérer leur lutte et leur faire mieux accepter des conditions de logement inadéquates? Comment? Le front de lutte a-t- il avancé ou reculé par rapport à nos objectifs fixés? Et ces objectifs sont-ils encore réalistes et actuels? Quelles sont les cohérences? Quelles sont les contradictions?

Le processus d'autocritique porté, quant à lui, sur les objectifs plus immédiats du travail d'éducation, mais toujours dans la perspective de notre projet global de libération sociale. Pour reprendre le même exemple: quelle transformation le travail d'éducation sur la question du logement a-t-il amené chez les participants dans leur attitude sur cette question? Ce travail a-t-il haussé leur niveau de conscience et d'organisation autonome? Ou les a-t-il démobilisés et découragés d'entreprendre quelque action que ce soit? Quels ont été les effets de nos méthodes éducatives? Comment étaient-elles adaptées aux besoins et aux objectifs que nous visions à travers elles? Etc.

Si l'autocritique est une démarche de réflexion-confrontation du groupe impliqué dans le travail d'éducation, la critique peut inclure dans cette démarche des gens ou des organismes qui n'y ont pas participé mais qui partagent un même projet politique.

4. QUELLES SONT LES IMPLICATIONS DE LA CRITIQUE ET L'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE?

Les processus d'apprentissage sont des relations qui s'établissent entre un groupe d'individus, avec l'objectif commun de trouver des réponses aux problèmes posés par la situation réelle dans laquelle ils se trouvent. Ce sont, en fait, des processus de communication entre des individus pour faire face à une tâche commune d'agir sur la réalité pour la changer.

En ce sens, les gens sont en relation dans le processus d'apprentissage et y jouent des rôles complémentaires; la façon dont sont distribués ces rôles et dont sont définis les objectifs détermine, en définitive, le type d'objectifs qui seront atteints.

La critique et l'autocritique sont des pratiques spécifiques d'une relation de type démocratique et participatif. Il n'y a pas de division du travail dans laquelle les uns pensent les autres agissent, les uns enseignent et les autres apprennent, les uns décident et les autres exécutent. Elleconcrétise plutôt une relation où les rôles complémentaires sont rotatifs, où les objectifs sont réellement définis en commun et assumés par l'ensemble et surtout, où les décisions et les responsabilités sont une partie essentielle de l'apprentissage même. C'est une praxis dans laquelle les sujets participent avec une égalité de droits et d'obligations et s'impliquent dans toutes les phases du processus d'apprentissage sur un pied d'égalité.

Entre le projet politique explicite de l'éducation populaire et la réalité des relations qui s'établissent dans les processus d'apprentissage, il peut y avoir une différence considérable. Ce que nous disons être et voulons qui soit une éducation libératrice peut, dans la réalité, aboutir a des relations tout à fait inégales où les objectifs sont définis par quelques-uns plutôt que par l'ensemble, où certains prétendent avoir les connaissances à transmettre à d'autres qui "ne savent pas", etc. En d'autres mots, notre pratique peut avoir un projet politique inconscient qui soit en contradiction avec notre projet politique explicite.

La critique et l'autocritique visent justement 3 rendre explicite le projet politique sous-jacent à notre pratique éducative et que concrétisent les relations d'apprentissage. Elles visent à le rendre explicite pour le confronter au projet politique déclaré que nous avions au départ, de façon à ajuster la réalité de nos activités éducatives pour les rendre plus cohérentes avec ce dernier.

5. LES MOMENTS,MODALITES ET INSTRUMENTS DE CRITIQUE ET D'AUTOCRITIQUE EN EDUCATION POPULAIRE

a) les moments

La critique et l'autocritique doivent être permanents, c'est- à-dire qu'elles doivent avoir lieu avant, pendant et après l'exécution d'un programme d'éducation.

Avant, pour assurer sa cohérence avec les besoins des participants; pendant, pour que les méthodes et instruments soient adaptés aux buts visés et pour les ajuster si nécessaire; et après, pour réviser les résultats, les méthodes, les stratégies.

b)les modalités

Nous avons dit plus haut que tous doivent participer sur un pied d'égalité dans le processus d'apprentissage; la critique et l'autocritique étant une partie essentielle de ce processus, tous doivent également prendre part à la critique et à l'autocritique des activités d'éducation populaire. L'interrogation qu'elle amène est un élément crucial du processus d'éducation et la confrontation entre la théorie et la pratique, un facteur décisif pour élever le niveau de conscience de même que pour dynamiser l'action.

c)les instruments

Les instruments de critique et d'autocritique sont nécessairement multiples et variés mais ont comme caractéristique commune le fait de servir à l'action. Ils doivent servir une recherche dans l'action, recherche qui vise la croissance des participants et de l'organisme d'éducation populaire, de même que la remise en question de la théorie et de la. pratiqué du projet politique. Ilssont eux-mêmes des. moyens d'éducation.

Règle générale, ces instruments sont intentionnellement laissés de côté dans les pratiques traditionnelles d'éducation populaire. L'absence d'instruments d'évaluation rigoureuse de l'action d'un organisme d'éducation populaire porte à croire qu'il n'y a pas une intention délibérée de remettre en question ses objectifs et le projet politique qu'il se trouve à servir consciemment ou inconsciemment.

Pourtant, la nécessité d'instruments de critique et d'autocritique adéquats est une exigence du développement même d'une éducation populaire libératrice. Sans une remise en question permanente, nous ne pouvons progresser et éviter le danger continuel que nos actions ne finissent par encourager la soumission et l'individualisme, tout en visant à appuyer le développement de la conscience, de l'organisation et de l'action libératrice.

Il n'y a pas d'instruments "valides" ou d'instruments "inutiles" en soi. Ils se construisent dans l'action, en font partie, et c'est leur capacité de générer la critique et l'autocritique qui définit leur validité.

Il n'y a donc pas de méthodes ou d'instruments adéquats pour toutes les circonstances. Ilsdoivent être adaptés à chaque réalité et assez flexibles pour faire partie du processus même d'apprentissage.

L'échange d'instruments entre différents groupes favorise la mise en commun d'expériences; elle favorise également la création d'un climat d'action et de réflexion qui permet aux différents groupes d'avancer en solidarité dans la perspective commune d'une libération sociale.

GUIDE D'ELABORATION D'UN INSTRUMENT DE CRITIQUE ET D'AUTOCRITIQUE

5.   L'instrument de critique et autocritique se trouve nécessairement destiné à un groupe très spécifique de gens auquel la problématique est nécessairement identifiée. Pour que des instruments soient interchangeables et que l'expérience des uns soit utile à d'autres, les situations choisies doivent être aussi claires que possible; ainsi, même s'il n'est pas utilisé par un autre groupe, un tel instrument permet de comprendre la façon dont certains orientent leur critique et autocritique.

6. Un instrument de critique et d'autocritique est important pour centrer une discussion sur des aspects spécifiques d'une pratique tant avec le groupe même engagé dans le processus d'apprentissage qu'avec d'autres groupes du même milieu. C'est un outil de communication entre les sujets de l'éducation eux-mêmes, et avec ceux d'autres groupes dont ils font aussi partie ou qui partagent le même projet politique.

7. La construction d'un instrument de critique et d'autocritique doit tenir compte de son caractère spécifique: il fait partie d'un processus de révision de ce qui a été fait, et d'une planification de ce qui est à faire. Les conclusions auxquelles il doit mener, par une réflexion collective, doivent par conséquent être hautement systématisées afin de servir d'étapes vers l'avenir.

La sélection des situations à examiner est déterminée par le degré de systématisation auquel doit en arriver le processus de critique et d'autocritique, de même que par le degré de concrétisation des problèmes spécifiques. La tâche principale d'uninstrument de critique et d'autocritique est de présenter des situations sous forme de problème (problématiser) dans le but d'agir sur la réalité. C'est un instrument qui sert non seulement à analyser, mais aussi à rectifier ou à confirmer une pratique dans laquelle ses utilisateurs sont engagés.

En d'autres mots, le choix de la situation problématique ou problématisatrice de la réalité ou de la pratique éducative doit viser à systématiser la discussion qu'elle suscite et à ce qu'elle soit traduite dans une nouvelle action.

8. Dans cette optique, il peut y avoir diverses étapes à sa construction:

a) Le choix du thème. Par exemple, le problème du paternalisme dans les pratiques d'éducation populaire qui n'appuie pas un processus de libération mais, au contraire, renforce les habitudes de soumission ou d'acceptation du fatalisme personnel et social.

b) La sélection d'une situation concrète dans laquelle on observe de façon assez évidente l'existence de relations paternalistes.

c) La délimitation des objectifs spécifiques visés avec cet instrument, et de la forme d'utilisation qu'on désire en faire.

d) L'écriture sommaire de la façon dont on le présentera (quel que soit le mode utilisé) de façon à avoir un guide de construction et à permettre, néanmoins, aux participants d'improviser et d'incorporer une bonne dose de spontanéité.

e) L'étape de construction proprement dite.

f) La préparation d'un guide d'utilisation de l'instrument contenant les recommandations pour sa présentation de même que des moyens de systématiser la discussion qu'il suscite.

g) Une évaluation complète du processus incorporée à l'outil de façon à ce que ce processus fasse partie de l'expérience éducative susceptible d'être reproduite par ceux auxquels l'instrument est destiné.

9.  Le guide d'utilisation de l'instrument sert à assurer la systématisation ultérieure du processus de critique et autocritique de façon

à pouvoir connaître les étapes successives et cumulatives de discussion. Etant donné le caractère spécifique des situations présentées avec ce type d'instrument, il faut tenir compte, dans chaque cas, des questions ou aspects susceptibles d'être systématisés, de même que des rectifications ou confirmations de l'action qu'elles provoquent.

10.Ces instruments de critique et autocritique ne peuvent jamais être utilisés avec des méthodes directives. Ils visent au contraire à favoriser la participation des sujets à la réflexion sur leur propre pratique comme moyen de hausser les niveaux de conscience et d'organisation. Les relations autoritaires ou stéréotypées d'apprentissage sont directement contraires aux processus de critique et autocritique qu'on veut favoriser avec ces instruments.

Dans ce sens, leurs objectifs peuvent se modifier selon la façon dont les participants l'appliquent a leur action. Il est donc nécessaire d'accepter qu'ils ne soient pas des outils traditionnels d'évaluation mais, au contraire, des moyens pour développer des actions éducatives qui visent à accroître le niveau de cohérence entre les objectifs explicites et le projet politique qu'on essaie d'appuyer.

RAPPORT D'ATELIER

LA MANIPULATION DANS LES INTERVENTIONS D'EDUCATION POPULAIRE

Les organismes populaires - syndicats et groupes populaires - contestent les relations fondées sur le pouvoir, qu'ilsoit économique (le capitalisme), culturel (le savoir), social (sa place dans l'échelle sociale), etc. Ils refusent les relations de dominants à dominés caractéristiques de la majorité des sociétés actuelles: certains décident et d'autres exécutent, sans avoir un mot à dire - ou si peu, à l'occasion - dans les décisions.

A ce type de relations, les organismes populaires opposent un projet de société égalitaire dans laquelle le pouvoir est véritablement partagé par tous, où tous ont un accès à l'information disponible et peuvent prendre une part égale dans les décisions, et dans laquelle les tâches sont réparties équitablement et démocratiquement.

Si ce projet de société égalitaire est proposé dans le discours, la pratique des organismes populaires traduit souvent des tendances qui lui sont contradictoires. La manipulation s'inscrit en faux contre ce projet de société et elle est pourtant un outil, une méthode de travail courante dans les interventions en éducation populaire. Pour mieux la cerner, voyons ce qu'elleest, les objectifs poursuivis par ceux qui l'utilisent, ses outils, les conditions objectives qui la favorisent, et enfin, comment il est possible de lui faire échec.

1. CE QU'ELLE EST

Manipuler, c'est utiliser un individu ou un groupe qui a son propre objectif, sa propre stratégie et ses propres moyens d'action en vue de réaliser des objectifs cachés, définis par d'autres et étrangers à ceux des gens ou des groupes ainsi utilisés.

Ce type d'intervention peut être le fait d'intervenants intérieurs ou extérieurs au groupe, et peut être conscient ou inconscient. Sous l'apparence de la démocratie, il établit des rapports sociaux inégaux et reproduit la mentalité d'une société de domination où les gros mangent les petits, où les rapports sont de dominants à dominés, où on utilise les gens pour arriver à ses fins. Une société-jungle où chacun cherche à protéger ses intérêts soit en dominant, soit en fuyant, soit en se soumettant.

2. LES OBJECTIFS POURSUIVIS

Qu'elle sont consciente ou inconsciente, la manipulation est toujours dissimulée; et elle l'est avec plus ou moins de succès, plus ou moins de subtilité selon l'habileté des manipulateurs. En toute logique, ses objectifs seront, eux aussi dissimulés et conscients ou non, selon les cas et traduiront des conceptions des relations sociales et de l'action.

a)ses objectifs

Des manipulateurs peuvent vouloir, à tout prix, faire passer une idée, sans respect pour le groupe, son action, son cheminement ou le moment, qu'il soit approprié ou pas. Ce sont eux qui, d'autorité, déterminent que cette idée doit passer, être acceptée par le groupe.

Certains se considèrent comme les "guides du peuple", sur la base de leur conception de la "direction politique des masses" Ils se constituent en soi-disant "avant-garde" et imposent leurs idées en donnant l'impression "d'éclairer" ceux qu'ils prétendent guider.

D'autres cherchent à faire avancer plus vite les gens vers des objectifs pré-établis; ils les bousculent sans respecter leur rythme, leur cheminement, sous prétexte d'accélérer leur conscientisation.

Les intérêts personnels peuvent aussi être servis par la manipulation: maintien d'une situation de prestige, choix des rôles et des tâches les plus intéressantes, l'avancement professionnel, etc., bref un opportunisme servi par des moyens détournés.

Dans tous les cas, la manipulation est un instrument de luttepour le pouvoir: le manipulateur veut décider pour d'autres sans en avoir l'air, il utilise les groupes, les gens pour qu'ils l'aident S atteindre ses objectifs. Dans tous les cas, aussi, il s'agit d'unpouvoir élitiste, non partagé, réservé à un individu ou un groupe fermé et non d'un pouvoir socialisé, démocratique. C'est une forme de domination qui ne dit pas son nom.

b)   des conceptions sous-jacentes

La manipulation découle d'une conception élitiste et paternaliste des relations sociales: les manipulateurs prétendent à la supériorité, se considèrent "plus éclairés" que l'ensemble du groupe ou les individus qu'ils manipulent. Les règles du jeu sont faussées: un petit nombre connaît les objectifs véritables qu'ils poursuivent et ils les cachent à ceux qu'ils utilisent.

Elle est également reliée à une conception messianique de l'action et du changement des rapports sociaux. Les manipulateurs croient davantage à l'action individuelle (la leur) pour faire avancer une lutte, qu'à la conscientisation réelle et 3 l'action collective. C'est pourquoi ils cherchent à précipiter les choses. Et ils croient que leurs méthodes sont bonnes parce qu'ilscroient leur objectif juste.

3. DES OUTILS DE MANIPULATION

Comment les manipulateurs manipulent-ils? De quoi se sert-on pour manipuler?

a)   La culpabilisation

Ils culpabilisent ceux qui ne pensent pas comme eux, comme ces militants de groupes politiques qui, dans une garderie, ont accusé de sabotage des usagers qui faisaient des propositions pour faire avancer leur lutte et avec lesquelles ils n'étaient pas d'accord. L'accusation remplace toute discussion sur les mérites des propositions.

b)le contrôle de l'information

Ils contrôlent l'information sur les objectifs qu'ils pour- suivent, d'une part, et d'autre part, ils monopolisent l'in- formation relative à l'action du groupe (ex. sur le logement) au lieu de la partager.

c)   l'évacuation de la critique

Ils prennent les devants et cherchent à expliquer ou à justifier leurs attitudes ou leurs actions de sorte que les autres se sentent mal à l'aiseou mêlés et n'osent les critiquer.

d)la psychologie

Ils jouent sur la psychologie des gens pour les calmer, les soulever ou les récupérer, selon les cas. Ils font du chantage ou utilisent la peur des gens (ex. la crainte de perdre le service, la garderie) pour faire accepter leur point de vue.

e)la démagogie

Dans une assemblée, ils se posent en juges des interventions sur la base de leurs objectifs cachés ("c'est bon, ce que tu dis-la" parce qu'en réalité, ça va dans le sens de ce qu'ils veulent) et choisissent les idées qui leur conviennent pour faire leur synthèse ou leur résumé. Ils utilisent aussi des leaders naturels pour faire passer leurs idées sans débat véritable.

f)la procédure

Ils utilisent leurs connaissances de la procédure pour paralyser ou contrôler une assemblée. C'est utile pour éliminer des idées ou museler des intervenants.

g) le prestige de l'instruction

L'utilisation de mots trop savants permet de contrôler la discussion et le groupe. La science bourgeoise (celle élaborée dans les institutions de la classe dominante) est souvent présentée comme la seule vérité. Par leur langage, leurs méthodes de travail, leur logique, les cadres d'analyse qu'ils proposent, certains intellectuels désarment les groupes dans leurs propre lutte et les détournent de leurs objectifs. Ainsi, par exemple, d'un groupe qui a proposé un document de travail à des garderies populaires; ce document était rédigé dans un jargon politique pour initiés seulement et ne tenait pas du tout compte des expériences des groupes concernés, à l'intérieur desquelles ceux-ci auraient pu se reconnaître et poursuivre leur réflexion.

4. LES CONDITIONS OBJECTIVES QUI FAVORISENT LA MANIPULATION

a) Une population non-informée, non-politisée, non-organisée.

b) Les modèles capitalistes de domination que nous reproduisons constamment (ex. en contrôlant l'information, en gardant pour soi la vision d'ensemble et en entretenant le mythe de la "science" et du "scientifique").

c) L'habitude de la dépendance (ex. le locataire vis-à-vis son propriétaire); l'habitude de ne pas contrôler la situation.

d) L'habitude de la soumission et de l'obéissance, encouragée par la tradition religieuse.

e) Le culte de celui qui réussit, qui sait s'exprimer ("un p'tit gars de chez-nous qui a bien réussi").

f) Le défaitisme des vaincus ("quand on est né pour un petit pain, on n'est pas né pour un gros") et un manque de confiance dans ses capacités d'agir.

g) L'isolement des participants les uns par rapport aux autres, (ex. des assemblées qui réunissent des participants venant de tous les coins de la province et ne se connaissent pas).

h) Les grandes assemblées dans lesquelles la procédure sélectionne les intervenants et les sujets d'intervention.

i) La tolérance vis-à-vis les manipulateurs: on sait qu'ils manipulent mais on ne les empêche pas parce qu'on ne veut pas ou on ne peut pas prendre les responsabilités ou les tâches que cela impliquerait.

j) Certaines personnes plus capables de tactiques, plus habiles à jouer sur les mots ou les procédures sont plus menacées de devenir des manipulateurs.

k) Le patronage et le favoritisme: par les faveurs qu'il accorde, le "patroneux" oblige ceux qu'il aide à se soumettre et à se taire.

5. COMMENT S'EN SORTIR?

Nous sommes tous, à un moment ou à l'autre, susceptibles de d'être des manipulateurs: la société dans laquelle nous vivons et qui nous a formés et notre impatience devant la lenteur du processus de trans- formation des rapports sociaux sont autant d'incitations à choisir le raccourci que semble être la manipulation. Raccourci, toutefois, qui ne fait que renforcer l'ordre établi parce qu'il travaille contre une véritable conscientisation. Comment éviter cette embûche?

Il n'y a pas de recette magique mais deux conditions essentielles: le refus de la manipulation tant pour soi que pour les autres, et un examen des rapports sociaux à l'intérieur d'un groupe. Sont-ils des rapports d'autonomie ou de dépendance? Comment se manifestent-ils? Le pouvoir est-il monopolisé ou partagé et comment? Les objectifs sont-ils établis ensemble et par tous? Qui choisit les actions à mener? les moyens à prendre? etc.

RAPPORT D'ATELIER

LES INTELLECTUELS ET L'EDUCATION POPULAIRE

Discuter méthodes d'éducation populaire, c'est aussi discuter de la relation entre les éducateurs et les participants, entre les animateurs et les gens du milieu. Le rô1e que jouent les intellectuels dans ce domaine doit être examiné dans ce sens.

1. LES INTELLECTUELS, C'EST QUI?

Tout le monde, tous les Être humains pensent, réfléchissent et donc, font un travail intellectuel. Quand la ménagère calcule son budget, fait de la couture, prépare son repas, elle planifie, organise les choses "dans sa tête" avant de les faire ou en les faisant. Quand le mécanicien répare une auto, il analyse un problème mécanique et, sur la base de ses connaissances, décide de quelle façon il s'y prendra pour le résoudre.1

Par contre, si tout le monde exerce une activité intellectuelle, nous ne sommes pas tous, pour autant, des intellectuels. Sans vouloir donner une définition rigide, qu'on prétendrait universelle, disons qu'en éducation populaire, on appelle couramment "intellectuels" ceux dont l'activité principale se situe au niveau des idées. Idées à défendre, à promouvoir, à développer, ou encore idées à combattre, et ce, principalement par rapport aux conditions de vie et de travail des gens des milieux populaires, et par rapport au pouvoir dans la société.

En ce sens, les éducateurs populaires sont des intellectuels: éduquer, c'est travailler au niveau des idées avec les gens. Ce ne sont pas seulement ceux qui ont fait des études avancées qui font un travail d'intellectuel, mais c'est le cas pour la majorité des éducateurs populaires. Certains ont une scolarité limitée et jouent un rôle d'intellectuels dans leur groupe, leur organisme, puisqu'ils font un travail d'éducation qui est un travail intellectuel.

2.      LA SOCIETE ET LES INTELLECTUELS

Généralement parlant, par contre, la société appelle "intellectuels" des gens qui réfléchissent, qui écrivent, qui font des recherches, mais qui sont coupés de l'action; leur travail porte davantage sur les choses abstraites que sur la vie concrète des gens, sur des problèmes immédiats. Et la formation académique les habitue à un langage spécialisé, leur donne accès à des sources d'information auxquelles la majorité des gens ne peut avoir accès.

A cause de cette définition restrictive et de la valeur que la société attache au savoir et à l'expertise, nous avons tendance à être passifs devant des gens qui sont considérés comme des experts; nous acceptons ce qu'ils disent sans trop chercher à comprendre et sans remettre en question. Nous faisons confiance à des personnes-ressources et nous nous fions a elles pour qu'elles nous apportent leurs connaissances. Souvent, les intellectuels - experts ou personnes-ressources - acceptent, et même suscitent, ce genre de relations et reproduisent la division du travail: eux font le travail intellectuel et les autres, le travail pratique.

3.      LES INTELLECTUELS EN EDUCATION POPULAIRE

Les intellectuels formés à l'université sont habitués à une démarche de connaissance surtout déductive: ils partent des principes ou du général pour aller vers le particulier. S'ils regardent, par exemple, le problème du chômage dans une région, ilsl'étudieront a la lumière de théories économiques et verront comment ces théories s'appliquent a la réalité concrète de cette région.

Dans les milieux populaires les gens sont plus habitués à une démarche inductive: ilspartent de cas précis, concrets, pour remonter vers le général. Ils étudieront le problème du chômage à partir des cas de chômeurs qu'ils connaissent et, en confrontant ces cas entre eux et avec d'autres, remonteront vers les causes du problème.

Une démarche n'est pas toute bonne et l'autre, toute mauvaise. Dans le processus d'éducation populaire, il faut tenir compte des deux. Souvent, les intellectuels ont tendance a imposer leur approche et à donner leurs conclusions sur une question plutôt que d'aider les gens à faire leur propre démarche. Par contre, dans la démarche inductive,

on peut rester longtemps sur les détails des cas de chômeurs qu'on connaît sans déboucher sur une connaissance plus approfondie du problème du chômage et sans décider d'une action à faire. Les défauts que risque la démarche déductive sont d'être souvent dogmatique et autoritaire; ceux de la démarche inductive, d'être spontanéiste et anarchique.

Plutôt que d'imposer l'une ou l'autre démarche, une éducation populaire véritable vise à joindre les deux: la démarche inductive des participants et la démarche déductive de l'intellectuel. Elle part d'une situation concrète, vécue par les participants pour remonter vers ses causes plus générales et abstraites, et revenir ensuite au concret, c'est-à-dire à l'action à faire pour changer cette situation. C'est ainsi une démarche dialectique de réflexion sur sa pratique pour la comprendre et l'améliorer, l'ajuster.

Dans une telle démarche, le rôle de l'intellectuel n'est pas de donner sa connaissance aux participants mais de les aider à organiser, à systématiser ensemble leurs propres connaissances. Il brise ainsi le lien de dépendance envers les "experts" ou les personnes-ressources et aide les gens à acquérir une autonomie dans leur analyse de leur situation. Les participants font une démarche collective dans laquelle ils apprennent les uns des autres autant que de l'intellectuel qui travaille avec eux.

Ce compte-rendu de la discussion en atelier a été rédigé avec la collaboration de Michel Pichette.

1 L'odieux du travail hautement mécanisé des chaînes de montage, où le travailleur répète sans cesse un même geste sans avoir besoin de penser, vient justement qu'en lui évitant de penser, on le traite comme une machine.