Mémoire présenté par monsieur Georges Arès, président de la FCFA du Canada au Comité de révision de la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest

FÉDÉRATION DES COMMUNAUTÉS FRANCOPHONES ET ACADIENNE DU CANADA

Ottawa, 12 avril 2002

Introduction

«Une langue est plus qu'un simple moyen de communication; elle fait partie intégrante de l'identité et de la culture du peuple qui la parle. C'est le moyen par lequel les individus se comprennent eux-mêmes et comprennent le milieu dans lequel ils vivent.»1

En tout premier lieu, vous nous permettrez de remercier le Comité de révision de la Loi sur les langues officielles de l'occasion qui nous est donnée de venir exposer le point de vue de la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, ci-après la FCFA, sur un sujet qui nous tient particulièrement à cœur. Le mandat de votre comité concerne directement non seulement l'un de nos membres, la Fédération franco-TéNOise, ci-après la FFT, mais aussi et surtout l'ensemble de la communauté francophone que la FFT représente. En soi, la FCFA recherche, depuis sa fondation, tout avancement et toute progression des droits linguistiques des communautés de langue officielle vivant en situation minoritaire.

La Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest, ci-après la Loi, prévoit en son article 29.2 l'obligation suivante :

« L'examen porte sur l'application et la mise en œuvre de la Loi, l'efficacité de ses dispositions et l'accomplissement des objectifs énoncés dans son préambule; il peut être accompagné de recommandations visant à faire modifier la Loi. »

Naturellement, la FCFA supporte entièrement les objectifs de la Loi sur les langues officielles dans les Territoires du Nord-Ouest qui sont énoncés clairement dans le préambule de la Loi :

(...)

« désirant établir le français et l'anglais langues officielles des territoires, et les doter d'un statut, de droits et de privilèges égaux ; »

« croyant que la protection légale des langues en tant que mode d'expression favorisera le maintien de la culture des habitants des territoires ; »

« désirant que tous les groupes linguistiques des territoires puissent, sans égard à leur langue première, avoir les mêmes chances d'obtenir des emplois et de participer aux institutions de l'Assemblée législative et du gouvernement des territoires, compte tenu du principe de la sélection du personnel au mérite ; » (...)

Comme organisme porte-parole national, il nous semble approprié de tenter de situer dans son contexte les raisons véritables pour lesquelles il existe une Loi sur les langues officielles dans les Territoires du Nord-Ouest, ce qui, à prime abord, peut paraître surprenant pour qui ne connaît pas l'histoire de ce pays et la richesse de ses additions.

Bref rappel

Vous savez, les communautés francophones et acadiennes ne sont pas nées au Canada avec l'entrée en vigueur en 1969 de la Loi (fédérale) sur les langues officielles et des programmes de promotion de langues officielles du gouvernement fédéral.

Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada; elles ont un statut et des droits et privilèges égaux quant à leur usage dans les institutions du Parlement et du gouvernement du Canada2. Qu'en est-il de cette égalité au Canada? Il faut dire en tout premier lieu que la Constitution canadienne ne prévoit pas explicitement de compétence au niveau de la langue. La jurisprudence a reconnu que tant le fédéral que les provinces peuvent légiférer sur la langue. Les territoires aussi peuvent légiférer en matière de langues, bien que le statut constitutionnel des territoires, sur cette question, reste encore à être clarifié. Bien entendu, la Constitution canadienne prévoit des obligations strictes en matière de langue dans certains domaines très précis. Nous n'en ferons pas ici une liste exhaustive puisque tel n'est pas le mandat de ce présent comité, mais mentionnons principalement la Charte canadienne des droits et libertés, norme constitutionnelle, ainsi que la Loi sur les langues officielles, de compétence fédérale.

En effet, les communautés francophones et acadiennes ont réalisé des gains importants à l'issue de nombreuses luttes menées devant les tribunaux canadiens, comme le démontrent les derniers arrêts de la Cour suprême du Canada dans les affaires Beaulac3 et Arsenault-Cameron.4 Nous aurons également l'occasion de revenir sur d'autres décisions de juridiction d'appel. Malgré toutes ces luttes acharnées et ces victoires judiciaires, le français au Canada n'a pas encore atteint le plein statut d'égalité des droits et privilèges qui lui reviennent en vertu de la Constitution canadienne.

Il importe en premier lieu de situer les communautés francophones vivant en situation minoritaire. Les communautés francophones et acadiennes sont établies à la grandeur du pays depuis longtemps, de Terre-Neuve et Labrador jusqu'au Yukon, et veulent y demeurer. De près de sept millions de francophones au Canada, la très grande majorité se retrouve sur un territoire bien défini, à savoir la province de Québec où les francophones, largement majoritaires, contrôlent et administrent leurs affaires en français. Pour l'autre million, les lieux d'affirmation collective sont plus dispersés. En effet, leurs territoires ne sont pas circonscrits et les leviers institutionnels sont souvent difficiles à manipuler.

De plus, les réalités qu'elles vivent sont bien différentes. En milieu rural, par exemple le long de la Rivière Rouge au Manitoba, l'assimilation fait parfois de moins lourds ravages mais ces communautés ont grandement besoin d'institutions économiques, sociales et communautaires les rendant capables de non seulement résister à l'attraction qu'exercent les grandes villes, mais aussi de s'épanouir. À l'opposé, le milieu urbain prospère davantage comme dans la région de Toronto où se trouve la plus grande concentration de francophones au Canada, à l'extérieur du Québec évidemment. Cependant, le manque d'institutions francophones appartenant à la communauté, créées par elle et en fonction de ses besoins, accroît la progression de l'assimilation.

Nous pourrions ajouter à cela une longue liste de facteurs, comme la question des nouveaux arrivants francophones ou encore la place que réservent les communautés francophones et acadiennes aux francophiles, de plus en plus nombreux. Cette nouvelle problématique aura d'ailleurs un impact considérable sur la gestion scolaire à l'aube du XXIe siècle en milieu minoritaire. Déjà, en Alberta, pour ne nommer que cette province, où les communautés francophones contrôlent pourtant la gestion scolaire, il existe de véritables tensions quant à la place que l'on doit accorder aux francophiles dans les écoles francophones.

Il existe une multitude d'autres sources de questionnement par rapport à l'avenir des communautés. Tout comme le reste de la société canadienne, les communautés francophones et acadiennes sont confrontées aux mêmes défis, la santé, le développement économique, l'exode rural, pour ne nommer que ceux-là. Il faut ajouter à cela une difficulté supplémentaire en ce que les communautés francophones et acadiennes vivent justement en situation minoritaire. Aussi, le dossier de l'immigration prend un tout nouveau sens. Les communautés devront redoubler d'efforts et d'imagination afin qu'on leur permette de recevoir des services de santé en français. Les relations avec les majorités, avec les autres minorités ethniques, avec les premières nations doivent être revues et repensées. La question identitaire doit faire l'objet d'un débat plus important, surtout lorsque vient le temps de définir qui sont les membres d'une telle ou telle autre communauté. En marge de tout cela, nous devons vivre avec les chiffres inéluctables et inévitables de Statistiques Canada.

Sur une note plus positive, les communautés francophones et acadiennes contribuent à donner au Canada certaines des caractéristiques qui font sa notoriété à l'étranger. À travers elles s'illustre en effet la dualité linguistique, caractéristique essentielle de l'identité nationale. D'ailleurs, le Renvoi sur la sécession du Québec,5 rendu par la Cour suprême du Canada en août 1998, indique clairement que le respect des minorités constitue l'un des quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux.

Pourtant, les gains arrachés de longues luttes ne se sont pas faits sans heurts, ni en criant ciseaux.

«Au Canada, les francophones ont opté pour l'intégration économique et sociale, mais en sauvegardant leurs particularités linguistiques et culturelles. Ceci est vrai des francophones du Québec, mais aussi de ceux de l'Ouest, et de l'Est, dans la mesure où ceux-ci pensaient avoir garanti leur droit à des écoles françaises au moment de la Confédération, ce qui malheureusement devait s'avérer faux par la suite».6

Il n'y a pas si longtemps, l'enseignement de la langue française était interdit en Ontario ou au Manitoba, ou même ici dans les provinces atlantiques. Nous n'avons qu'à penser à l'infâme Règlement 17 de 1915 qui interdisait en Ontario l'enseignement du français dans les écoles. Si l'octroi aux provinces de la compétence en éducation avait pour objet la protection des francophones du Québec, devenus minoritaires dans l'ensemble fédéral canadien, cet octroi a aussi donné l'occasion aux provinces à majorité anglophone de bafouer les droits de leur minorité francophone.

Voilà pourquoi le Canada s'est doté, en 1982, de garanties linguistiques spécifiques par le biais de l'article 23 de la Charte :

Cet ensemble de dispositions, le législateur constituant ne l'a pas édicté dans l'abstrait. Quand il l'a adopté, il connaissait et il avait évidemment à l'esprit le régime juridique réservé aux minorités linguistiques anglophone et francophone relativement à la langue de l'enseignement par les diverses provinces au Canada. À tort ou à raison, ce n'est pas aux tribunaux qu'il appartient d'en décider, le constituant a manifestement jugé déficients certains des régimes en vigueur au moment ou il légiférait, et peut-être même chacun d'entre eux, et il a voulu remédier à ce qu'il considérait comme leurs défauts par des mesures réparatrices uniformes, celles de l'art. 23 de la Charte, auxquelles il conférait en même temps le caractère d'une garantie constitutionnelle. Quebec Association of Protestant School Boards c. Procureur général du Québec [1984] 2 R.C.S. 66 à la p. 79. (Nous soulignons)

Les constituants réaffirmaient ainsi le principe constitutionnel non écrit de protection des minorités linguistiques en tant que caractéristique fondamentale du Canada :

L'objet général de l'art. 23 est clair : il vise à maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu'elles représentent et à favoriser l'épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible, dans les provinces où elle n'est pas parlée par la majorité. L'article cherche à atteindre ce but en accordant aux parents appartenant à la minorité linguistique des droits à un enseignement dispensé dans leur langue partout au Canada. Mahe c. Alberta [1990] 1 R.C.S. 342 p. 362

Malheureusement, encore à ce jour, nous devons nous battre politiquement et juridiquement pour tantôt obtenir une école française à Summerside à l'Île-du-Prince-Édouard, tantôt pour empêcher la fermeture du seul hôpital universitaire francophone de l'Ontario (Hôpital Montfort). La dévolution administrative par le gouvernement fédéral ainsi que toutes les transformations gouvernementales taxent encore plus les communautés et, comme le mentionnait le Commissaire aux langues officielles dans son rapport annuel qui date déjà de 1997, on assiste à une érosion subtile des droits des communautés de langue officielle vivant en situation minoritaire.7 À ce jour, le train de mesures pour contrer l'isolement des communautés francophones et acadiennes n'est pas encore parti de la gare.

Bilinguisme institutionnel et dualité linguistique

Il nous semble important de vous entretenir quelques courts instants sur la question du bilinguisme institutionnel vs la dualité linguistique, concept que préconisent davantage les communautés francophones et acadiennes. Bien que ce débat puisse sembler pour le moins étrange puisque l'apprentissage de deux langues ne peut que contribuer à l'enrichissement individuel et dès lors collectif, d'aucuns 8 critiquent les coûts engendrés par la politique de bilinguisme au Canada. Il importe dès ce moment de s'entendre sur la notion de dualité linguistique à l'instar de la notion de bilinguisme institutionnel car certaines critiques importantes du bilinguisme canadien portent justement sur la supposée obligation pour les Canadiens d'apprendre l'autre langue officielle.

Nous entendons par bilinguisme institutionnel la capacité des institutions, des groupes publics et communautaires ainsi que des gouvernements de fournir des services égaux dans les deux langues officielles du Canada9. La Cour suprême du Canada, sous la plume inspirée du juge Michel Bastarache dans l'arrêt Beaulac rendu le 20 mai 1999, vient ajouter «...dans un cadre de bilinguisme institutionnel, une demande de service dans la langue de la minorité de langue officielle ne doit pas être traitée comme s'il y avait une langue officielle principale et une obligation d'accommodement en ce qui concerne l'emploi de l'autre langue officielle. Le principe directeur est celui de l'égalité des deux langues officielles».

Le bilinguisme institutionnel renferme donc davantage une notion d'obligation pour l'État de fournir des services en anglais ou en français. Ces services, bien évidemment, aident les communautés de langue officielle vivant en milieu minoritaire, mais ils ne peuvent combler les besoins au niveau de l'épanouissement et du développement des communautés francophones et acadiennes. Au Canada, le plus haut tribunal a même déjà confondu le droit de parler une langue au principe de pouvoir également être compris dans cette même langue devant un tribunal10. Cela peut sembler pour le moins étrange, mais cet aspect demeure fondamental pour qu'il y ait égalité réelle des deux langues officielles.

La dualité linguistique peut, quant à elle, être définie comme étant la capacité pour les membres d'une communauté linguistique donnée de pouvoir être éduqués, travailler, se divertir, s'épanouir dans leur langue et leur culture, tout en s'harmonisant avec l'environnement des autres cultures11. C'est la poursuite de la dualité linguistique qui importe le plus aux communautés francophones et acadiennes. La dualité linguistique se définit surtout par le principe de l'égalité, égalité du citoyen francophone de pouvoir s'épanouir en français au même titre que le citoyen anglophone.

Citons ici un passage de la Cour d'appel de l'Ontario :

La protection des minorités linguistiques est essentielle à notre pays. Le juge Dickson saisit l'esprit de la place des droits linguistiques dans la Constitution dans Société des Acadiens, précité, à la p. 564 : « La question de la dualité linguistique est une préoccupation de vieille date au Canada, un pays dans l'histoire duquel les langues française et anglaise sont solidement enracinées. » Comme l'énonce le juge La Forest dans R. c. Mercure, [1988] 1 R.C.S. 234, à la p. 269, les « droits concernant les langues française et anglaise […] sont essentiels à la viabilité de la nation ».12

La dualité linguistique se vit à travers des dispositions qui visent la collectivité dans son ensemble. Malheureusement, au Canada, l'obtention de ces droits se fait à la pièce, cas par cas. Un bon exemple est certainement l'article 23 de la Charte qui vise principalement le droit à des parents de pouvoir éduquer leurs enfants partout au pays en français ou en anglais, ainsi que le droit de contrôler par la gestion scolaire des établissements d'instruction publique même si cette activité relève du domaine de compétence provinciale. Voilà un droit fondamentalement individuel (les ayants droit) mais qui n'a de sens que pris collectivement. Voici ce qu'en disait le juge en chef Dickson de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Mahé13:

«Cette disposition énonce un nouveau genre de garantie juridique, très différent de ceux dont les tribunaux ont traditionnellement traité. Tant son origine que la forme qu'il revêt témoignent du caractère inhabituel de l'article 23. En effet, l'article 23 confère à un groupe un droit qui impose au gouvernement des obligations positives de changer ou de créer d'importantes structures institutionnelles» (l'emphase est de nous).

Puisque l'éducation a toujours été au coeur du développement et de l'épanouissement des communautés francophones et acadiennes, il est vital que ces communautés aient plein contrôle de ces institutions nécessaires au développement. La gestion scolaire, prévue dans l'article 23 et confirmée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Mahé ainsi que dans l'affaire Arsenault-Cameron, s'avère primordiale puisqu'elle permettra non seulement le contrôle de nos institutions scolaires, mais servira d'outil important qui assurera le développement et l'épanouissement de nos communautés.14 Il faut préciser aussi que les écoles des communautés peuvent servir parfois de centres communautaires donc de lieux de rencontres, des locaux où ils peuvent donner expression à leur culture.15

Le regard des tribunaux

Malheureusement, au fil du temps, les communautés francophones et acadiennes n'ont pu compter que sur elles-mêmes pour assurer leur épanouissement et leur développement. L'entrée en vigueur de la Charte canadienne des droits et libertés dont nous célébrons cette année le vingtième anniversaire, a permis de marquer un point tournant dans nos relations avec les gouvernements d'une part, mais aussi avec le reste de la société. Même si dans les faits les communautés minoritaires francophones n'étaient pas les égales de la majorité, nous pouvions, en théorie du moins, commencer à y croire.

Les communautés francophones et acadiennes ont eu droit à de nombreux coups de pouce. Les nouvelles lois sur les langues officielles, un peu partout au pays et notamment dans les Territoires du Nord-Ouest, ont eu un impact majeur dans l'état d'esprit des communautés. Dorénavant, les citoyens francophones de ce pays ne seront plus des citoyens de second ordre. En théorie.

Voilà pourquoi il nous a fallu d'autres encouragements afin de pousser un pas plus loin le respect des dispositions législatives en matière de progression de l'égalité de statut du français et de l'anglais par les gouvernements. Ces encouragements nous ont été fournis par la plus haute cour du pays.

Les tribunaux canadiens, plus particulièrement la Cour suprême du Canada, occupent une place de choix quant à l'évolution des droits linguistiques des minorités de langue officielle au Canada. Dès 198616, soit quatre années après l'entrée en vigueur de la Charte, la plus haute cour du pays adoptait une approche dite restrictive des droits linguistiques. Elle indiquait dans des jugements célèbres que les droits linguistiques étaient issus d'un compromis politique et que, dès lors, les tribunaux devaient adopter une approche de retenue judiciaire lors de l'interprétation de ces droits. Le plus haut tribunal avait même déclaré que le droit d'être entendu [en français] ne signifiait pas pour autant que l'on ait le droit d'être compris [par le tribunal] comme nous l'avons dit précédemment. Bref, on a isolé les droits linguistiques des autres droits de la Charte canadienne des droits et libertés, pourtant considérés comme des droits fondamentaux.

Depuis, la Cour suprême du Canada a bien tenté de se sortir du carcan dans lequel elle s'était compromise. Elle a d'abord dit qu'il fallait insuffler la vie à ce compromis politique. Puis elle a indiqué qu'il s'agissait de droits fondamentaux lorsque mis en relation avec le droit à l'expression17. Le Renvoi sur la sécession du Québec18 marque un tournant important puisque le respect des minorités est clairement défini comme l'un des quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux qui doivent guider toute interprétation de la Constitution.

L'arrêt Beaulac19 vient mettre un terme à toute la polémique entourant l'interprétation des droits linguistiques au Canada. D'une clarté sans précédent, la Cour suprême du Canada écarte l'approche dite restrictive et affirme que les droits linguistiques visent à protéger les minorités de langue officielle du pays et à assurer l'égalité de statut du français et de l'anglais. Elle ajoute qu'il existe une égalité réelle des droits linguistiques et que cette égalité réelle a une signification. Dorénavant, les droits judiciaires entraînent des obligations institutionnelles de la part des gouvernements.

Dans l'arrêt Beaulac, la plus haute cour indique de façon très claire que les simples inconvénients administratifs et les coûts financiers supplémentaires ne sont pas des facteurs pertinents lorsque vient le temps de mettre en oeuvre les droits linguistiques. Ces derniers comportent des exigences afin qu'il y ait une offre de service dans les deux langues officielles de façon égale. Pour la Cour suprême du Canada, les droits linguistiques doivent, dans tous les cas, être interprétés en fonction de leur objet, de façon compatible avec le maintien et l'épanouissement des collectivités de langue officielle au Canada. La Cour en rajoute en indiquant la nécessité d'interpréter les droits linguistiques comme un outil essentiel au maintien et à la protection des collectivités de langue officielle.

Plus encore, la Cour suprême du Canada ajoute qu'il existe une égalité réelle des droits linguistiques et que cette égalité réelle a une signification. « Il signifie notamment que les droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l'État. » Les droits judiciaires entraînent des obligations institutionnelles de la part des gouvernements, tout comme les droits en matière de travail, de communication et de services ou de bilinguisme législatif et même, pourquoi pas, lorsqu'il est question de l'application de la Partie VII de la Loi sur les langues officielles.

De plus, la Cour ajoute que « ...dans un cadre de bilinguisme institutionnel, une demande de service dans la langue de la minorité de langue officielle ne doit pas être traitée comme s'il y avait une langue officielle principale et une obligation d'accommodement en ce qui concerne l'emploi de l'autre langue officielle. Le principe directeur est celui de l'égalité des deux langues officielles. »

Ces nouveaux arrêts de la Cour suprême du Canada, Beaulac et Arsenault-Cameron, permettent aux communautés francophones et acadiennes de garder espoir quant à l'avenir. Ces arrêts fourbissent enfin des armes lorsque vient le temps de négocier avec les gouvernements alors que, justement, les communautés n'auraient pas besoin, en théorie, de rechercher à la pièce des mesures législatives ou autres qui leur reviennent de droit.

Dans l'affaire Montfort devant la Cour d'appel de l'Ontario, la Cour s'est longuement fondée sur le Renvoi sur la sécession du Québec. La Cour suprême du Canada y avait indiqué qu'il existe au moins quatre principes constitutionnels directeurs fondamentaux à savoir le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit (rule of law) et le respect des minorités. Ces principes déterminants fonctionnent en symbiose. Aucun de ces principes ne peut être défini en faisant abstraction des autres, et aucun de ces principes ne peut empêcher ou exclure l'application d'un autre.

En faisant un rappel historique de la fondation du Canada, la Cour d'appel de l'Ontario indique clairement que le respect des minorités est un principe de base. Elle indique que les acteurs politiques de l'époque croyaient que le fédéralisme était la structure politique qui permettait de concilier unité et diversité. La Loi constitutionnelle de 1982 est simplement venue réaffirmer l'engagement du Canada envers la protection des droits des minorités et des droits linguistiques.

La plus haute cour du pays continue en indiquant que la poursuite du fédéralisme facilite la poursuite d'objectifs collectifs par des minorités culturelles ou linguistiques qui constituent la majorité dans une province donnée. Le respect des principes démocratiques est également un facteur qui englobe la participation des femmes, des minorités et des peuples autochtones.

Au niveau du principe de constitutionnalisme, la plus haute instance indique « une constitution peut chercher à garantir que des groupes minoritaires vulnérables bénéficient des institutions et des droits nécessaires pour préserver et promouvoir leur identité propre face aux tendances assimilatrices de la majorité »20 .

La Cour suprême du Canada, toujours dans le Renvoi, ajoute : « Même si le passé du Canada en matière de défense des droits des minorités n'est pas irréprochable, cela a toujours été, depuis la Confédération, un but auquel ont aspiré les Canadiens dans un cheminement qui n'a pas été dénué de succès. Le principe de la protection des droits des minorités continue d'influencer l'application et l'interprétation de notre Constitution »21.

La Cour d'appel de l'Ontario prend acte de ce renvoi de la Cour suprême du Canada et plus particulièrement du passage suivant 22:

Les principes non écrits de la Constitution ont bel et bien une force normative. Dans le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.); Renvoi relatif à l'indépendance et à l'impartialité des juges de la Cour provinciale (Î.-P.-É.), [1997] 3 R.C.S. 3 (le Renvoi relatif aux juges provinciaux), à la p. 75, le juge en chef Lamer fait clairement savoir qu'à son avis, le préambule de la Constitution « invite les tribunaux à transformer ces principes en prémisses d'une thèse constitutionnelle qui amène à combler les vides des dispositions expresses du texte constitutionnel ». Cette affirmation a été reprise dans le Renvoi relatif à la sécession, à la p. 249 :

Des principes constitutionnels sous-jacents peuvent, dans certaines circonstances, donner lieu à des obligations juridiques substantielles (ils ont «plein effet juridique» selon les termes du Renvoi relatif au rapatriement, précité, à la p. 845) qui posent des limites substantielles à l'action gouvernementale. Ces principes peuvent donner naissance à des obligations très abstraites et générales, ou à des obligations plus spécifiques et précises. Les principes ne sont pas simplement descriptifs; ils sont aussi investis d'une force normative puissante et lient à la fois les tribunaux et les gouvernements.

La Cour d'appel de l'Ontario rejette les prétentions du Procureur général de l'Ontario pour le motif qui vise plus particulièrement les principes non écrits, ce que la Cour d'appel nomme les valeurs fondamentales :

La Commission n'a pas présenté de justification à l'appui de sa décision de réduire le rôle important de Montfort sur les plans linguistique, culturel et éducatif pour la minorité franco-ontarienne. Elle a affirmé que cette question dépassait le cadre de son mandat. La Commission n'a pas porté attention aux valeurs constitutionnelles pertinentes, ni n'a tenté de justifier le non-respect de ces valeurs au motif que c'était nécessaire pour atteindre un autre objectif important. Malgré le respect dû à la Commission, les directives qu'elle doit donner dans l'intérêt public, ne sont pas à l'abri d'une révision judiciaire lorsqu'elles empiètent sur les valeurs constitutionnelles fondamentales sans offrir aucune justification.23

(...)

Nous en concluons que les directives de la Commission doivent être annulées au motif supplémentaire que, dans l'exercice de sa discrétion, et contrairement au principe constitutionnel du respect et de la protection des minorités, la Commission n'a pas accordé suffisamment de poids et d'importance au rôle de Montfort sur les plans linguistique et culturel pour la survie de la minorité franco-ontarienne.24

Voilà, essentiellement, ce que nous dit la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Montfort. Il est question ici de sauvegarder un hôpital francophone, d'assurer à son personnel qu'il puisse continuer de travailler et d'être formé en français. On traite ici d'une situation où les francophones auraient perdu l'accès à des soins de services en français en tout temps comme cela est le cas présentement. Bref, il est question dans cette affaire d'un recul important et inacceptable pour la communauté. On ne parle pas ici d'un programme ou d'une autre initiative gouvernementale.

Le personnel médical de l'hôpital n'a pas demandé à se battre devant les tribunaux, entraînant des coûts effarants pour toute la communauté, tant majoritaire que la minorité. La communauté franco-ontarienne non plus n'a pas demandé cette bataille. Mais elle s'est tenue debout et elle a gagné son pari.

Tous ces gens n'ont pas volontairement choisi stratégiquement de se retrouver dans une situation où leurs droits ne seraient pas respectés. Ce n'est pas donc pas une question de priorités pour les communautés. Simplement de faire respecter les droits les plus fondamentaux.

L'importance de la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest

Nous l'avons vu, les tribunaux canadiens sont essentiels afin d'assurer aux communautés francophones et acadiennes qu'elles peuvent parfois, dans notre démocratie canadienne, lutter à « armes égales », toute proportion étant égale par ailleurs, avec les gouvernements canadiens afin que ces derniers respectent leurs obligations.

La Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest joue un rôle potentiellement crucial pour la communauté franco-ténoise, si elle devait être appliquée à la lettre par le gouvernement territorial. Nous croyons que la Loi a même un caractère quasi constitutionnel. En effet, dans l'arrêt Beaulac que nous avons cité précédemment, la Cour suprême du Canada a reconnu que la loi fédérale sur les langues officielles n'était pas une loi ordinaire. Comme toutes les lois sur les langues officielles au pays, la loi fédérale reflète à la fois la Constitution du pays et le compromis social et politique dont il est issu.

« Dans la mesure où elle est l'expression exacte de la reconnaissance des langues officielles inscrite aux paragraphes 16(1) et 16(3) de la Charte canadienne des droits et libertés, elle obéira aux règles d'interprétation de cette Charte telles qu'elles ont été définies par la Cour suprême du Canada. Dans la mesure, par ailleurs, où elle constitue un prolongement des droits et garanties reconnus par la Charte, et de par son préambule, de par son objet défini en son article 2, de par sa primauté sur les autres lois établies en son paragraphe 82(1), elle fait partie de cette catégorie privilégiée de lois dites quasi-constitutionnelles qui expriment « certains objectifs fondamentaux de notre société » et qui doivent être interprétées « de manière à promouvoir les considérations de politique générale qui [les] sous-tendent ».

Aussi, il est de notre avis que la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest est une loi quasi constitutionnelle. Aussi, son application par le gouvernement territorial devrait traduire cette réalité.

Conclusion : une vision commune de la société canadienne

L'égalité linguistique est un élément fondamental de la structure même du Canada. Les francophones ont participé à la fondation du pays, ont contribué à son développement et continuent d'y jouer un rôle actif et important. Les communautés francophones sont présentes dans toutes les provinces et tous les territoires. Les droits constitutionnels des communautés francophones et acadiennes sont de plus en plus reconnus par la constitution, par les tribunaux et par les législateurs. Le paragraphe 16(3) représente l'expression constitutionnelle de cette réalité. Tous les parlements provinciaux et territoriaux ont des obligations constitutionnelles à l'égard des communautés francophones et acadiennes, ne serait-ce qu'en matière d'éducation et de droit à des établissements d'instruction publique gérés par les communautés. Le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest a aussi ses propres responsabilités constitutionnelles. De plus, le gouvernement territorial s'est doté d'une loi, la Loi sur les langues officielles, qui quasi constitutionnalise plusieurs droits très précis et donne ainsi au gouvernement territorial des obligations d'agir, voire même des obligations de résultats.

Également, les récents arrêts de la Cour suprême du Canada confirment, notamment dans le Renvoi sur la sécession du Québec ainsi que dans les arrêts Beaulac et Arsenault-Cameron, que toute interprétation d'un droit linguistique doit se faire en fonction de son objet. On indique clairement également dans l'arrêt Beaulac que les droits linguistiques ne sont pas des droits négatifs, ni des droits passifs; ils ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. La plus haute instance du pays ajoute qu'il existe une égalité réelle des droits linguistiques et que cette égalité réelle a une signification. " Il signifie notamment que les droits linguistiques de nature institutionnelle exigent des mesures gouvernementales pour leur mise en œuvre et créent, en conséquence, des obligations pour l'État. " La Cour suprême du Canada poursuit sa pensée en indiquant que dans un cadre de bilinguisme institutionnel, une demande de service dans la langue de la minorité de langue officielle ne doit pas être traitée comme s'il y avait une langue officielle principale et une obligation d'accommodement en ce qui concerne l'emploi de l'autre langue officielle. Le principe directeur est celui de l'égalité des deux langues officielles.

Nous sommes reconnaissants d'avoir pu déposer notre mémoire devant ce Comité de révision et nous souhaitons avoir apporté une perspective nationale importante au regard de la compréhension de la Loi sur les langues officielles des Territoires du Nord-Ouest.

NOTES

1 Propos du juge en chef Dickson dans l'affaire Mahé c. Alberta, [1990] 1 R.C.S. 342 à la p. 362.
2 Article 16 (1) de la Charte canadienne des droits et libertés.
3 Arrêt Beaulac c. La Reine, [1999] 1 R. C. S. 768.
4 Arrêt Arsenault-Cameron c. Ile-du-Prince-Edouard, [2000] 1 R.C.S. 3
5 Renvoi sur la sécession du Québec, [1998] 2 R. C. S. 217.
6 BASTARACHE, Michel, juge, allocution présentée lors du Colloque marquant le 10e anniversaire de la Loi sur les langues officielles, organisé par le ministère du Patrimoine canadien à Ottawa, septembre 1998 à la p.7.
7 Commissaire aux langues officielles, Rapport annuel 1997, Ottawa.
8 L'Alliance canadienne, actuellement l'Opposition officielle à la Chambre des communes, a adouci lesanciennes politiques du parti de la réforme, que l'Alliance a remplacé. Cependant, il faut prendre soin debien lire les mots utilisés par la nouvelle formation politique pour constater que ce ne sont certainement pastoutes les communautés minoritaires qui seraient protégées par un gouvernement allianciste mais plutôt« selon la réalité des communautés servies ». La politique de l'Alliance canadienne concernant la langue selit comme suit :
Nous reconnaissons que le Canada est un pays bilingue, dont les deux langues officielles sont l'anglais et le français. Nous sommes conscients que les principales institutions fédérales, comme le Parlement et la Cour suprême, doivent servir les Canadiens dans les deux langues officielles, selon la réalité linguistique des communautés servies. Nous sommes déterminés à assurer que les lois fédérales respectent les compétences premières des provinces dans les domaines de la langue et de la culture, tout en acceptant la responsabilité du gouvernement fédéral de protéger les droits des minorités.
9 Il vaut aussi la peine de préciser qu'en ce qui concerne les communautés minoritaires, il faut offrir le service pour qu'il y ait une demande. Autrement dit, il nous faut appliquer le concept de l'offre et la demande inversée. En effet, les membres des communautés minoritaires généralement ne demanderont pas des services dans leur propre langue s'ils ne savent pas que ces services sont disponibles. Ainsi, les ministères et autres agences fédérales doivent promouvoir l'offre de façon active.
10 Voir l'interprétation de l'article 19 de la Charte dans l'arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswickc. Association of Parents for Fairness in Education, [1986] 1 R.C.S. 549.
11 C'est un peu ce que vise l'article 41 de la Loi sur les langues officielles où il est écrit :
Le gouvernement fédéral s'engage à favoriser l'épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu'à promouvoir la pleine reconnaissance et l'usage du français et de l'anglais dans la société canadienne.
12 Lalonde et al. vs. Commission de restructuration des services de santé, Cour d'appel de l'Ontario, 7décembre 2001, par.111.
13 L'arrêt Mahé, supra note 1 à la p. 365.
14 Mémoire de la Société franco-manitobaine présenté à la Commission royale sur les peuples autochtonesle 23 avril 1992, Ottawa, p.6.
15 L'arrêt Mahé, supra note 1 à la p. 363.
16 Voir les arrêts MacDonald c. Ville de Montréal, [1986] 1 R.C.S. 460 et l'arrêt Société des Acadiens duNouveau-Brunswick, supra note 10 p. 549.
17 Voir Ford c. P.G. (Québec), [1988] 2 R.C.S. 712 et Devine c. P.G. (Québec), [1988] 2 R.C.S. 790.
18 Voir le Renvoi sur la sécession du Québec, supra note5.
19 Voir l'arrêt Beaulac, supra note 3.
20 Renvoi sur la sécession du Québec, précité, note 5, par.74.
21 Ibid, par.82.
22 Lalonde et al. vs. Commission de restructuration des services de santé, précité, note 12, par.116.
23 Lalonde et al. vs. Commission de restructuration des services de santé, précité, note 12, par.184.
24 Ibid, par. 187.
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