Les actes du Colloque organisé par le mépacq : le rôle de l'éducation populaire autonome dans les transformations de la société québecoise

6-7 et 8 novembre 1998 Saint-Augustin-de-Desmaures

Pour leurs contributions financières qui ont facilité la réalisation du colloque et de ce document, nous tenons à remercier la Conférence religieuse canadienne - Section Québec et le programme PSÉPA du Ministère de l'éducation du Québec.

Ce document a été produit par le Comité d'éducation populaire du MÉPACQ. Les articles n'engagent que leurs auteur-e-s; à moins d'avis contraire, ils ne représentent pas la position officielle du MÉPACQ.

Ont collaboré à la production de ce document : Steeve Émond, Linda Fortier, Carole Gadoua,Christiane Gadoury, Diane Gauthier, Nataly Gilbert, Vital Gilbert, Vincent Greason, Roch Lafrance etSylvia Roy. Nous tenons à remercier spécialement Denis Belzile qui a fait la révision des textes.

Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire autonome

3575, boul. Saint-Laurent # 202, Montréal (Québec) H2X 2T7

Téléphone : (514) 843-3236 Fax : (514) 843-6512

Courriel : mepacq@cam.org

Table des matières

NOTES

 

PRÉSENTATION GÉNÉRALE

La cohésion et l'échange sont essentiels à l'avancement et à la poursuite des objectifs d'un mouvement comme le nôtre. Pour ce faire, il faut plus que des rencontres fortuites entre les différents groupes de base. La tenue d'un colloque est donc un moment privilégié qui nous offre l'occasion de nous recentrer sur notre objectif commun, soit la transformation sociale.

Notre dernière grande rencontre collective a eu lieu les 6, 7 et 8 novembre 1998 à St-Augustin-de-Desmaures, près de Québec, à l'occasion du colloque triennal du MÉPACQ.Plus de 200 personnes provenant de partout au Québec ont participé à cet événement exceptionnel qui fut rempli d'humour et ponctué de moments sérieux, d'échanges formels et informels sans omettre les fous rires. On ne saurait les oublier!

Sous le thème « Le rôle de l'éducation populaire autonome dans la transformation de la société québécoise », ce colloque avait pour objectifs principaux :

La version 1998 des actes de ce colloque reprend les trois grands thèmes abordés, soit notre rôle, nos pratiques et nos orientations. En quelque sorte, vous pourrez immortaliser tous les débats et les échanges qui ont eu lieu. Des réunions plénières aux ateliers, en passant par la tragédie italienne (Darios) et les jeux de cordes et de cravates, ces actes sont le reflet fidèle des trois journées que nous avons vécu solidairement.

Bonne lecture!

LE MÉPACQ, Qui sommes-nous?

Le MÉPACQ est un regroupement national qui travaille pour la promotion, le développement et la défense de l'éducation populaire autonome (ÉPA). Il regroupe 11 tables régionales en ÉPA qui, elles-mêmes, regroupent397 groupes populaires et communautaires autonomes. Un groupe d'éducation populaire autonome est un organisme sans but lucratif auquel les membres adhèrent de façon volontaire. Ces groupes sont démocratiques et réalisent des activités d'éducation populaire autonome en compagnie de citoyens et de citoyennes faisant face à des situations similaires qu'ils ont vécues ou identifiées. Une table régionale est un regroupement démocratique de groupes d'éducation populaire autonome dont les activités ont lieu sur un territoire délimité. En plus d'adhérer à la définition de l'ÉPA, une table régionale réalise des activités qui vont dans le même sens. L'ensemble des tables régionales forme le MÉPACQ.

Le MÉPACQ est issu de la volonté des groupes populaires de se regrouper autour de la notion d'éducation populaire autonome: Réuni au sein d'un comité de travail de l'ICÉA en 1972, ce comité des OVEP se transformait, en 1973, en Comité de coordination des OVEP du Québec. C'est lors d'une assemblée générale provinciale des OVEP, en 1978, que la définition actuelle de l'ÉPA fut adoptée et que fut prise la décision d'étendre à la grandeur du Québec un mode d'organisation fondé sur des tables régionales qui, à l'époque, n'étaient que quatre. En 1981, le Comité de coordination des OVEP du Québec devenait le Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire du Québec.

Historiquement, le MÉPACQ a toujours travaillé à la reconnaissance de l'éducation populaire autonome en revendiquant un financement adéquat et une politique de développement de l'éducation populaire autonome. Le MÉPACQ s'est aussi efforcé de promouvoir la reconnaissance de l'ÉPA dans tous les secteurs de la société et de sensibiliser les bailleurs de fonds et la population en général. Un autre rôle du MÉPACQ fut de faire connaître l'éducation populaire autonome (les groupes, les pratiques, les luttes, etc.) en organisant des ateliers, des rencontres, des campagnes de revendication et en rédigeant des dossiers sur des sujets précis. Au cours des années, le MÉPACQ étendait son action et s'impliquait activement dans la défense des droits sociaux, mettant ainsi en pratique les principes de l'ÉPA.

L'éducation populaire autonome est :

« L'ensemble des démarches d'apprentissage et de réflexion critiqué par lesquelles des citoyens et citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie et de travail, et qui visent, à court, moyen ou long terme, une transformation sociale-économique, culturelle et politique de leur milieu. » Cette définition est portée par l'ensemble du mouvement.

Ses principes fondamentaux :

  • Avoir comme objectif la transformation sociale et travailler sur les causes des problèmes sociaux plutôt que sur leurs effets.
  • Mener des actions collectives qui susciteront une prise de conscience.
  • Rejoindre des populations qui ne contrôlent pas ou qui contrôlent très peu leurs conditions de vie et de travail.
  • Amener le groupe à se prendre en main et favoriser les démarches d'apprentissage de la population.

LE DISCOURS ÉCLATÉ!

Jean-Yves Joannette

Coordonnateur à la Table régionale des OVEP de Montréal

Mesdames et mesdemoiselles...

hum! hum! ça se dit plus mesdemoiselles.

Camarades et amies,

hum! ça se dit plus.

Citoyens-citoyennes !

hum! ça c'est tu déjà dit?

On va y aller plus simple... Allô! ! ! ! ! !

Le comité organisateur...trice... du colloque m'a demandé de venir vous présenter

l'histoire du mouvement... du mouvement...

Comme toute présentation qui se respecte sur ce sujet,

je débuterai cette conférence par une définition

de ce que nous pouvons entendre par

une organisation populaire... hum... ça se dit tu encore?

ou communautaire autonome.

Nous pouvons définir un organisme et/ou populaire

et/ou communautaire et/ou autonome

et/ou d'éducation populaire autonome

et/ou communautaire autonome d'économie

et/ou d'économie sociale autonome

et/ou communautaire autonome du social.

Bref, c'est un mouvement qui ne manque pas de définition.

J'pense que ma présentation va aller mal.

Aussi ben vous le dire tout suite.

Vous ne me croirez jamais, il m'est arrivé une malchance incroyable.

Mon discours a éclaté!

Vous auriez dû voir le bureau

pendant quelques instants, les papiers revolaient, revolaient

et pour la première fois de ma vie...

j'ai eu l'impression que toute ma vie avait été... des paroles en l'air.

Complètement découragé

j'ai vu les paroles en l'air... tomber à terre.

Et ça fait mal à une parole en l'air de tomber à terre.

J'en ai entendu plein se plaindre.

Une parole en l'air, c'est fait pour voler haut.

Mon discours devait voler trop bas.

Mon discours a éclaté...

Tous les mots ont revolé... j'trouve plein de lettres patentes.

Plein de lettres patentes dépareillées.

Sûr que c'est un mouvement compliqué.

Ils ont fabriqué des lettres patentes avec

des noms où chaque mot du nom

doit dire tout ce que la patente est au complet...

Puis avec les noms trop grands, ils les rapetissent en abréviation qui ne signifie plus rien pour le citoyen moyen.

C'est dur de s'y retrouver... et là j'essaie de trouver un sens au fait que toutes ces lettres patentes se retrouvent ensemble. Y a ben trop de sortes de patentes pour faire UN mouvement.

Le mouvement sur lequel on m'a demandé de discourir doit exister, ça ne peut être une vue de l'esprit puisqu'il y a un colloque, un comité organisateur-triste.

C'qui est sûr, c'est un mouvement triste.

Tout c'que j'trouve, parle d'la misère humaine.

C'te mouvement-là a analysé la misère humaine sous toutes les coutures...

C'est pour ça qui sont contre les coupures,

ça fait le tissu social, qui est composé de mauvais coton.

De ce que je comprends, y ont formé des associations de gens qui filaient des mauvais cotons pis y ont essayé d'en faire une courtepointe. Une courtepointe de parole en l'air.

Mais là, j'ai perdu le fil.

Mais comment est-ce que j'avais tricoté ce discours?

Je relis des choses... et ça me semble complètement vide de sens.

Ce qui semble écrit au début de mon discours,

et ce qui est décrit à la fin... ça ne colle pas.

Qu'est-ce que le mot communautaire du début fait à la fin avec... police?

Qu'est-ce que le mot solidarité du début

fait à la fin avec... ministère?... Tout un parcours.

Reprenons ça du début.

L'histoire du mouvement commence vers 1963.

On voulait changer le monde.

35 ans plus tard... nous vivons complètement dans un autre monde...

Première conclusion : le monde a changé.

C'est ça, mon discours a éclaté parce que le monde a changé....Le monde a tu changé comme on voulait qui change?

Le monde doit avoir ben changé,

y a pu grand monde qui parle de le changer.

Le monde a dû changer, asteur, tout le monde parle de s'adapter...

Ça s'rais-tu que le monde a changé ?????

J'ai tu changé ? Moé, j'voulais tu changer le monde ? (pause)

Faut que je recolle les morceaux,

Faut que je refasse l'histoire.

C'est ça... refaire l'histoire...

c'est moins compliqué que de refaire le monde.

M'a refaire l'histoire (sort une pancarte), des paroles en l'air.Comment un mouvement a-t-il pu se construire sur des paroles en l'air ?

Quelques souvenirs...

NOTRE RÔLE

Après 25 années de luttes, de revendications, de mémoires et de consultations à essayer d'obtenir une reconnaissance politique de nos pratiques d'éducation populaire autonome et un accroissement significatif de notre financement, où en sommes-nous rendus?Dans un contexte où l'utilitarisme de l'État rime avec sous-traitance, que nous réserve l'avenir?

Qu'est devenue la démocratie dans la société québécoise? De la régionalisation à la localisation, surgissent de nombreux enjeux, dont, entre autres, la réduction du concept de citoyenneté au droit de vote des électeurs.

Des origines du mouvement populaire et communautaire à la mouvance contemporaine, sommes-nous encore en mesure de définir et d'affirmer ce que nous sommes et ce que nous revendiquons? Voulons-nous toujours changer le monde ou préférons-nous nous en accommoder? Qu'est-ce qui motive nos actions : les grands principes de notre projet de société ou l'odeur de nos subventions? Qu'est donc devenu le rôle de l'éducation populaire autonome dans notre société québécoise en transformation?

LA PETITE HISTOIRE DU MÉPACQ

Guy Fortier

Président du MÉPACQ

Coordonnateur à la Table ronde des OVEP de l'Outaouais

L'émergence du concept d'éducation populaire autonome

Pour comprendre l'originalité du MÉPACQ au sein du mouvement populaire et communautaire autonome, il est nécessaire de se souvenir d'où vient cette notion d'éducation populaire autonome.

Rappelons-nous que la Révolution tranquille des années 60 a provoqué la naissance d'un État moderne, l'apparition de nouvelles institutions et la transformation de la mentalité des gens. La croissance de la richesse entraîna la croissance des inégalités, des disparités et de l'exclusion. Petit à petit, la notion de charité faisait place à la notion de justice sociale et la notion de droit remplaçait la notion de privilège.

Les premiers comités de citoyennetés issus des milieux défavorisés firent alors leur apparition. Ils revendiquaient de meilleures conditions de vie, rejetaient la dépendance et misaient sur la participation des premiers concernés par les injustices, sur la reconnaissance de leurs droits et sur l'action collective. Finalement, ils décidèrent de créer des services communautaires contrôlés par les citoyen-ne-s eux-mêmes.

À travers cette pratique de prise en charge, les groupes populaires prirent conscience que leur travail était effectivement un travail d'éducation populaire autonome qui favorisait l'exercice de la citoyenneté active et que ce travail méritait d'être soutenu financièrement par l'État et, tout particulièrement, par le ministère de l'Éducation. C'est pourquoi l'Institut canadien d'éducation aux adultes (ICÉA) et certains groupes populaires firent pression afin d'obtenir la reconnaissance de l'ÉPA et un programme de financement. En 1967, le MEQ se décidait enfin à mettre en place un premier programme expérimental intitulé le « Programme provincial d'éducation populaire aux organismes et associations hors réseau institutionnel ».

Le temps du Comité provincial des OVEP (1972-1979)

De 1972 à 1975, il a fallu continuer la lutte pour la reconnaissance et le financement. Durant cette période, l'Isée assumait un leadership important et prenait l'initiative de former un comité provincial composé des représentant-e-s des groupes d'ÉPA et des représentant-e-s de fédérations et de regroupements nationaux. Les principaux mandats de ce comité étaient de mener des actions conjointes pour consolider le programme de financement qui deviendra, au début des années 70, le « Programme d'aide aux OVEP » et de travailler à la reconnaissance et au développement de l'ÉPA.

De 1975 à 1979, la recherche d'une plus grande autonomie au niveau du questionnement et de son organisation amenait le comité provincial des OVEP à connaître une première étape de maturation importante. À partir d'une liste d'envoi qui comprenait les noms de 450 groupes, le comité décida d'organiser une première assemblée générale. Durant cette période, nous nous interrogions sur la possibilité de mettre en place un regroupement régional et sur l'importance de développer une orientation commune et une plus grande unité de pensée.

Un des moments importants de la préhistoire du MÉPACQ fut l'assemblée générale de 1978, où, après plusieurs années de pratique, nous avons adopté une définition de l'ÉPA et où le comité provincial s'est donné une structure minimale de fonctionnement, soit un comité de coordination. Les principes fondamentaux de cette définition étaient clairs : favoriser la transformation sociale en intervenant sur les causes des problèmes sociaux plutôt que sur leurs effets, rejoindre les populations qui ont peu ou pas de contrôle sur leurs conditions de vie, mener des actions collectives aux endroits où vivent les personnes auprès desquelles nous intervenons et amener les personnes que nos groupes rejoignent à prendre en charge les groupes eux-mêmes, leurs activités et leurs projets. Les organismes qui ne se reconnaissaient pas dans les orientations énoncées par cette définition se sont retirés pour former un regroupement parallèle qui portera le nom de Regroupement des OVEP (ROVEP).

C'est au cours de ces années que sont nées plusieurs organisations : la Table ronde des OVEP de l'Outaouais en 1973, la Table ronde des OVEP de l'Estrie en 1975 et deux comités provisoires pour la mise sur pied des tables régionales de Montréal et de Québec et du projet d'une table des fédérations et d'organismes nationaux.

Le Comité de coordination des OVEP (1979-1981)

À partir de 1979, le comité de coordination des OVEP, composé de représentant-e-s de régions non organisées, de tables régionales existantes, de fédérations, de regroupements nationaux et de syndicats, prenait la relève du comité provincial des OVEP.

Tout en continuant le travail nécessaire à la reconnaissance et au financement de l'EPA par le MÉQ, le comité de coordination réalisait l'importance de structurer les groupes populaires sur une base régionale afin d'arriver à une meilleure coordination et d'être plus efficace dans nos actions. En même temps, surgirent des questions de fond sur l'autonomie et le rôle des regroupements régionaux, sur le regroupement d'organismes nationaux de plus en plus nombreux et sur la place des groupes de base dans ce nouveau portrait.

Cependant, le fait marquant de cette période fut la décision prise de favoriser l'organisation des régions. En 1981, cette question fut abordée plus directement dans un document intitulé « Pourquoi se regrouper en région ». Un projet d'été fut mis sur pied afin de consolider les tables existantes et d'en créer de nouvelles.

Au cours de ces années, d'autres tables ont joint les rangs, soit Montréal en 1980 et Québec, Saguenay-Lac St-Jean et Abitibien 1981.

Le MÉPACQ comme organisation nationale (1981)

Après toutes ces années de gestation, le MÉPACQ s'incorporait en 1981. C'était l'aboutissement d'une longue démarche vers l'autonomie et vers un rôle plus important à jouer sur la scène québécoise.

1.De 1981 à 1988

De 1981 à 1988, le MÉPACQ se concentrait principalement sur la défense du dossier du financement des groupes d'ÉPA par le M. Le point culminant de ce travail fut les efforts pour arriver à une plate-forme nationale de revendications et les actions menées dans le cadre de la refonte du Programme des OVEP de 1987. Nous sommes arrivés à faire en sorte que des positions nationales soient reprises au niveau régional.

Pour y arriver, nous avons dû mettre beaucoup d'énergies sur la question des structures afin de trouver un mode d'organisation qui puisse faciliter la prise de décision et assurer la réalisation des décisions prises. D'un membershipcomposé de groupes de base, de tables régionales, de fédérations, de syndicats, etc., nous en sommes arrivés, en 1987, à un membership composé de tables régionales. Au cours de cette période, les priorités, les projets et les énergies furent consacrés à l'organisation et au soutien des régions.

C'est ainsi que naquirent les tables de la Mauricie-Bois Franc en 1982, qui se scindera en deux tables distinctes en 1986,de la Côte-Nord et de Rivière-du-Loup en 1983, de la Montérégie en 1984 et de Lanaudière en 1988. Au cours du congrès d'orientation de 1988, les conditions d'adhésion à une table régionale furent révisées afin que le MÉPACQ, entant que regroupement en ÉPA, jouisse d'une plus grande cohésion.

Tout en gardant des liens et en menant des dossiers communs avec la Table des fédérations et des groupes nationaux, il nous a fallu conserver nos distances afin d'arriver à développer notre identité propre en tant que regroupement provincial.

2.De 1988 à aujourd'hui

La lutte pour la reconnaissance et le financement des groupes d'ÉPA et la bataille pour la reconnaissance de la structure nationale et des tables régionales furent ponctuées de moments mémorables : refonte du programme, moratoire et levée partielle du moratoire sur les accréditations, plate-forme nationale de revendications, menace de démantèlement du réseau par le gouvernement libéral, nouveau programme PSÉPA, revendications d'une reconnaissance formelle et d'une politique en ÉPA, etc.

Bien qu'il prenne encore beaucoup de place dans les préoccupations et le plan de travail du MÉPACQ, le financement de l'ÉPA par le MEQ est de moins en moins le dossier unique à défendre.

En effet, les tables régionales interviennent déjà sur les dossiers qui touchent directement les conditions de vie des personnes réunies par les groupes membres et sont amenées, par le fait même, à se prononcer publiquement sur ces dossiers. En mettant en commun ces pratiques lors des rencontres nationales, le MÉPACQ, en tant que regroupement est appelé à prendre position sur différents dossiers et à faire en sorte que ces positions soient reprises en région. Il est aussi amené à participer à des coalitions nationales sur des dossiers précis (aide sociale, assurance-chômage, coupures dans les programmes sociaux, etc.) et sur un projet de société commun (ex. : SPQ). En 1993, afin d'établir des balises et de légitimer ses interventions, le MÉPACQ entreprenait une réflexion avec ses groupes membres qui a eu pour résultat la production d'un document intitulé Cadre de référence pour un projet de société. Cette première démarche collective fut suivie de plusieurs autres démarches comme, par exemple, celle sur l'économie sociale qui visait à dégager une position nationale sur la question. Avec son dernier document de réflexion sur la politique de régionalisation, le MÉPACQ a démontré clairement sa capacité de leadership en menant une réflexion critique sur le sujet qui, par la suite, a permis aux groupes de se positionner face à la grande réforme de l'État qui nous est imposée.

Il est important de préciser que, durant cette période, le MÉPACQ est arrivé à consolider son financement et à maintenu-son équipe de permanents. Ce sont là deux éléments qui s'avèrent nécessaires et essentiels à la réalisation de ses mandats.

Malgré l'émergence et la prolifération de nouveaux groupes communautaires, la multiplication des lieux de représentation, l'imposition par le gouvernement de priorités concernant le financement des groupes et la mise en place du SACA, le MÉPACQ a eu à jouer et joue encore un rôle primordial dans la reconnaissance, le financement et le respect de l'autonomie des groupes d'action communautaire autonome. Malheureusement, ce rôle est souvent peu connu ou reconnu par les groupes et les autres regroupements.

Depuis quelques années, la cohésion du mouvement demeure une priorité fondamentale. Elle nous a conduits à l'organisation d'un premier colloque dont le but était, avant tout, de nous reconnaître entre nous. Ce fut un événement marquant de notre histoire que nous voulions revivre une fois encore.

À l'aube de l'an 2000, où la mondialisation des marchés sacrifie déjà trop de vie humaine et engendre une pauvreté politique, économique, sociale et culturelle, il est urgent de revenir au sens même de l'ÉPA afin de redonner aux gens un outil d'action qui leur servira à lutter contre toutes les formes d'injustice et de discrimination, à prendre collectivement part aux décisions qui les concernent et à bâtir ainsi une société plus juste et plus équitable.

En regardant le colloque et les thèmes des ateliers, il est clair que le MÉPACQ se trouve, encore une fois, à un moment crucial de son histoire et de l'histoire du mouvement populaire et communautaire autonome. C'est avec les personnes impliquées activement dans les groupes membres et avec ses alliés que le MÉPACQ entend prendre le tournant de l'an2000.

Bon colloque à toutes et à tous.

LA RECONNAISSANCE DE L'ÉDUCATION POPULAIRE AUTONOME ET DE L'ACTION COMMUNAUTAIRE AUTONOME : À QUEL PRIX ?

Guylaine Poirier

Coordonnatrice de la Table des fédérations et organismes en éducation populaire autonome. Organisatrice communautaire au Centre St-Pierre.

Reconnaissance et financement : deux préoccupations d'actualité au sein du mouvement communautaire autonome. Quels en sont les principaux enjeux pour nos groupes? Je voudrais partager avec vous ma réflexion à partir de mes expériences comme militante de groupes de femmes, comme formatrice et organisatrice communautaire au Centre St-Pierre depuis 12 ans et coordonnatrice de la Table des fédérations et organismes nationaux en éducation populaire autonome depuis janvier 1997. Pour illustrer mes propos, j'aborderai, tout particulièrement, la question de la reconnaissance de l'éducation populaire autonome et de l'action communautaire autonome en faisant des liens avec les démarches en cours au ministère de l'Éducation du Québec et au Secrétariat de l'action communautaire autonome.

Quelques repères historiques et statistiques

Déjà en 1964, la Commission Royan demandait un million de dollars pour financer l'éducation populaire autonome qui, à ce moment-là, s'appelait l'éducation des adultes.1 « En 1967, le Programme provincial d'éducation populaire aux organismes et associations hors-réseau institutionnel est institué à titre expérimental (...).» 2 II s'agit du plus ancien programme de financement destiné aux groupes populaires du Québec. Depuis ce temps, le nombre de groupes accrédités et financés n'a cessé de croître malgré des gels prolongés, des coupures et des menaces de disparition. De plus, depuis près de 30 ans, les groupes réclament une reconnaissance de leurs interventions spécifiques et un financement adéquat pour les réaliser.

Aujourd'hui, le Programme de soutien à l'éducation populaire autonome, sous la direction de la formation générale des adultes, octroie 8,76 millions de dollars aux 801 groupes d'éducation populaire autonome accrédités afin de financer leurs activités éducatives et les activités de représentation des regroupements nationaux et régionaux en éducation populaire autonome. De plus, 5,3 millions de dollars sont octroyés aux 125 groupes d'alphabétisation populaire autonome par le Programme de soutien à l'alphabétisation populaire autonome.

Rappelons-nous que le budget actuel du ministère de l'Éducation du Québec s'élève à près de 9,450 milliards de dollars. Selon les données fournies par ce dernier, 2,2 milliards de dollars seraient consacrés à la formation continue par différents ministères, dont seulement 700 millions par le MÉQ.3 Si nous faisons un calcul rapide, seulement 0,013 %du budget du MÉQ est consacré à l'éducation populaire alors que nous revendiquons 1,5 % de son budget global. Il est légitime de se questionner sur les véritables intentions du ministère quant à la reconnaissance du rôle éducatif des groupes d'éducation populaire. L'éducation des adultes est un parent pauvre au sein du MÉQ. Alors, imaginons la place qu'occupe l'ÉPA parmi les préoccupations politiques de l'appareil gouvernemental.

Quant au Secrétariat à l'action communautaire autonome, il a été créé par monsieur Parizeau le 27 avril 1995. Le premier ministre, dans son discours, annonçait « (...) la volonté de son gouvernement de reconnaître l'action communautaire et de soutenir son développement ».4 Lors de la rencontre nationale du mouvement communautaire des14 et 15 novembre 1996 et suite à une large consultation des groupes communautaires, « Le chat est sorti du SAC » ,nous nous sommes donné des balises qui devaient guider la politique gouvernementale de reconnaissance et de financement de l'action communautaire autonome. Une deuxième rencontre nationale, en avril 1998, réaffirmait les balises adoptées en 1996 et poussait plus loin la réflexion concernant les principes devant guider cette politique gouvernementale de reconnaissance.

Représentant maintenant vingt secteurs, le comité aviseur du SACA poursuit le travail en se concentrant surtout sur l'élaboration de la politique et l'attribution du fonds d'aide. Le fonds d'aide redistribue aux groupes d'action communautaire autonome 5 % des profits provenant des casinos. Il est divisé en trois programmes : le volet 1 (50 %du fonds) est consacré à la consolidation et aux groupes de défense des droits, le volet 2 (45 % du fonds) se concentre sur les cibles prioritaires (souvent du dépannage) et le volet 3 (5 % du fonds) finance des projets ponctuels.

Que demandons-nous?

Depuis le début, nos revendications s'articulent autour des mêmes pôles.

En décembre 1992, les quatre regroupements nationaux en éducation populaire autonome, soit le Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire du Québec, le Regroupement des groupes populaires en alphabétisation du Québec, le Regroupement des organismes volontaires d'éducation populaire et la Table des fédérations, déposaient un document conjoint auprès du ministère de l'Éducation du Québec qui faisait état de leurs revendications.

En résumé, ils réclamaient «(...) une reconnaissance accrue de l'éducation populaire autonome par des textes législatifs, par une politique en ÉPA, par un financement adéquat et par des modifications aux mécanismes d'accréditation et aux normes de financement ».5 Ces regroupements nationaux demandaient que l'éducation populaire autonome soit reconnue ans une loi afin de s'assurer que le MÉQ assume clairement sa responsabilité face à l'éducation populaire autonome. Cette reconnaissance accrue devait évidemment passer par l'adoption, dans une politique, de la définition que les groupes se sont donnée dans leur plate-forme. Rappelons cette définition : « L'éducation populaire autonome est l'ensemble des démarches d'apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyens et citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie ou de travail, et qui visent à court, moyen ou à long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu. » 6

Lors de la rencontre nationale des 14 et 15 novembre 1996, nous avons adopté plusieurs grands principes fondamentaux dont, entre autres, la définition d'organisme qui devra respecter les caractéristiques suivantes : la nature du mouvementcommunautaire autonome, ses principes, son mode de fonctionnement, son identité propre, son autonomie, sa pluralité et sa diversité. Nous réclamons l'assurance d'un financement de base adéquat mais refusons un guichet unique parcequ'il aurait un impact nettement défavorable sur l'ensemble du financement du mouvement communautaire autonome.

Dans une deuxième étape, en adoptant, le 18 avril 1998, une position concertée sur les orientations d'une politique de reconnaissance, nous sommes sortis plus forts et fortes d'une déclaration commune. Entre autres, nous avons pris fermement position sur la nécessité d'intégrer des balises nationales dans une politique gouvernementale de reconnaissance : « Face aux dangers de disparités régionales et locales, la politique gouvernementale doit affirmer l'importance que l'État détermine, en concertation avec les différents secteurs du mouvement communautaire autonome, des balises nationales fournissant de grandes orientations aux différents ministères et organismes gouvernementaux en matière de reconnaissance et de financement de l'action communautaire autonome. Le principe de l'établissement de telles balises doit s'appliquer pour l'ensemble des politiques sectorielles des ministères qui intervenant auprès des organismes d'action communautaire autonome. » 7

Autonomie et reconnaissance

Depuis le début de mon intervention, combien de fois ai-je mentionné les mots autonome et autonomie? Il s'agit d'un enjeu majeur lorsque nous parlons de reconnaissance gouvernementale. Nous voulons continuer à déterminer, librement et sans contrainte, nos objectifs de changement social et les moyens et les actions que nous choisirons d'entreprendre pour les atteindre. Nous tenons également à jouer notre rôle de chien de garde face à un État qui se désengage des programmes sociaux, remet en question leur universalité et contribue à créer un Québec cassé en deux.

Mais, me direz-vous, quel gouvernement serait assez fou pour reconnaître politiquement et financièrement des groupes qui encouragent le développement de l'esprit critique des citoyens et des citoyennes et les incitent à entreprendre des actions collectives en vue de changer leur réalité?

De plus, n'est-il pas étrange de revendiquer une autonomie entière tout en exigeant que l'État nous octroie un financement adéquat? Il est évident que l'État doit reconnaître l'apport essentiel des groupes populaires et communautaires oeuvrant dans tous les secteurs du domaine de la défense des droits sociaux, de l'éducation populaire autonome et du soutien aux populations appauvries en offrant des services qui répondent aux besoins exprimés par le milieu.

Les groupes d'éducation populaire et d'action communautaire autonome sont des lieux privilégiés d'exercice de la démocratie «(...) qui permettent aux citoyens et citoyennes de devenir eux-mêmes les acteurs de leurs projets et de leurs services, de leur devenir (...)»8. Bien qu'elle doive être liée au financement, la reconnaissance étatique est d'abord politique. C'est une question de choix de société. Nous revendiquons le droit à un financement public de base, stable, adéquat, récurrent et, au minimum, triennal.

Des démarches de reconnaissance

À l'heure actuelle, deux démarches concernant la reconnaissance et le financement sont en cours au MEQ et au SACA.À la suite de la parution, en juin dernier, du document « Vers une politique de la formation continue » émanant des travaux d'un comité mis sur pied suite aux États généraux sur l'éducation, des audiences publiques sur invitation auront lieu cet automne. Quelques paragraphes font mention de la nécessité de reconnaître dans une loi (sans en mentionner le nom) le rôle et la contribution des groupes d'éducation populaire. Je tiens à signaler que le document ne fait plus mention de la notion de reconnaissance de l'éducation populaire autonome en tant que concept et pratique alternative.

Même si, au SACA, les groupes populaires et communautaires ont adopté les grandes balises qui devraient guider l'élaboration d'une politique gouvernementale de reconnaissance et de financement, madame Harel, la ministre responsable , lancera, sous peu, une large consultation auprès de 9 000 groupes en vue de dresser un portrait du mouvement communautaire québécois et de recueillir leur point de vue sur cette future politique. Selon l'échéancier gouvernemental, cette politique devrait être adoptée à l'hiver 1999.

Nous ne pouvons présumer des résultats de ces deux démarches mais chose certaine, plusieurs pièges nous guettent et, à bien des niveaux, nous risquons de nous retrouver perdants et perdantes.

Qui l'État reconnaîtra-t-il?

À l'heure de la remise en question de l'État-providence, de la mondialisation des marchés, de la mutation en profondeur du concept même de travail et de l'exclusion et de l'appauvrissement d'un nombre toujours plus grand de personnes, au Québec comme ailleurs dans le monde, il est clair que l'État trouve un avantage certain à reconnaître et à financer d'une façon plus importante les groupes communautaires. À l'heure de la régionalisation et de la localisation, devenons-nous un tiers secteur agissant en complémentarité avec les services publics et offrant des services de haute qualité qui rejoignent les personnes exclues du système et ce, à des coûts imbattables? L'éclosion du courant d'économie sociale sourit à l'État parce qu'il répond à son désir de sortir tout un bassin de population des statistiques désastreuses de l'aide sociale et de l'assurance-emploi. Il sera alors tenté de soutenir des projets dans le domaine de l'économie sociale qui seront créateurs d'emplois et souvent précaires et sous-payés. Nous assisterons donc à la privatisation à peine déguisée de services autrefois assumés par les services publics. Dans le même ordre d'idées, nous croyons que la reconnaissance es groupes et le financement qui l'accompagne seront assortis de telles conditions que les groupes n'auront d'autre choix que de modifier leur mission et leur fonctionnement pour accéder à ce précieux financement. Pensons aux parcours obligatoires vers l'emploi pour les jeunes à l'aide sociale. Pour le ministère de l'Emploi et de la Solidarité, le mouvement communautaire ne représente-t-il pas un lieu propice à l'expérimentation de ces parcours?

Dans ce contexte, qu'adviendra-t-il des groupes populaires et communautaires qui poursuivront leur mission traditionnelle de défense des droits et d'éducation populaire autonome? Actuellement, par son programme de consolidation et de soutien à la défense collective des droits, le fonds d'aide du SACA représente un pas intéressant dans a bonne direction. Toutefois, le fonds d'aide est insuffisant et ne peut pas assurer l'existence de l'ensemble des groupes.

Lors des travaux du comité mixte sur la reconnaissance de l'éducation populaire autonome, les représentantes et les représentants des groupes se sont heurtés au refus catégorique des représentants du ministère d'inclure dans le document de travail la définition de l'ÉPA. Selon eux, notre définition est une prise de position idéologique trop exclusive. Force est de constater que le travail que nous réalisons est méconnu, voire même méprisé. Il est raisonnable de se demander ce qui sera reconnu si les principes fondamentaux tels que le rapport volontaire au groupe, la participation à la vie démocratique, les objectifs de transformation sociale et les pratiques d'ÉPA qui s'inscrivent dans la durée ne sont pas intégrés dans la reconnaissance. Il peut s'agir ici d'une porte ouverte à la reconnaissance de pratiques éducatives différentes qui ne s'inscrivent pas nécessairement dans les balises définies par les groupes d'éducation populaire autonome ou d'un signe indiquant la volonté du ministère de financer des groupes qui offriront des services répondant aux priorités déterminées par le MÉQ.

Et nos structures de représentation?

Historiquement, le mouvement populaire et communautaire s'est doté de structures démocratiques autonomes afin de répondre à ses besoins : regroupements nationaux, régionaux et, depuis quelque temps, locaux, multisectoriels ou sectoriels. Nous croyons que ces outils sont essentiels, qu'ils ont raison d'exister et que l'État doit respecter et soutenir notre mode d'organisation. Par contre, certaines indications nous font croire que l'État modèle patiemment notre mouvement selon ses propres visées. Peut-on encore parler d'autonomie quand nous voyons le mouvement populaire et communautaire être remodelé par l'État?

Dans un document du Secrétariat à l'action communautaire autonome concernant la démarche gouvernementale, il est fait mention de quatre comités de travail bipartites devant travailler sur différents thèmes afin d'alimenter l'élaboration de la politique gouvernementale de reconnaissance et de financement. Le comité, sur représentation du mouvement communautaire, devait évaluer «(...) les mécanismes de représentation existants ainsi que le rôle et les responsabilités d'une éventuelle structure représentative du milieu communautaire autonome au sein de l'appareil gouvernemental(...) » .9Comment réagirions-nous à cette proposition?

Au MÉQ, les fonctionnaires présents au comité mixte de l'ÉPA ont refusé d'inclure dans le document de travail intitulé« Reconnaissance du rôle éducatif des groupes d'éducation populaire » la participation gouvernementale au financement des tables régionales du MÉPACQ alors que ce dernier, appuyé par les autres regroupements nationaux, revendique depuis longtemps un financement stable et récurrent des activités de représentation pour ces tables.

Par ailleurs, le financement des regroupements nationaux subventionnés par le ministère de la Santé et des Services Sociaux est remis en question et menacé de disparaître. Le lien avec la régionalisation me semble évident. Maintenant que les groupes de base se sont organisés sur une base régionale, l'État a-t-il encore besoin des regroupements nationaux? Les groupes financés par les Régies régionales reconnaissent-ils encore la nécessité de regroupements nationaux? Se mobiliseront-ils pour en défendre l'existence? Les enjeux sont majeurs car le rôle des regroupements nationaux est d'autant plus fondamental que nous vivons un processus de régionalisation et de localisation. Ils contribuent, entre autres, à développer des analyses globales sur l'ensemble des enjeux sociaux et travaillent à l'élaboration de stratégies et d'actions collectives nationales afin de lutter contre la pauvreté et l'appauvrissement.

Reconnus et partenaires?

L'énergie nécessaire pour atteindre une réelle reconnaissance est gigantesque. Nous devons constamment nous tenir sur nos gardes afin de nous assurer que nos revendications seront bien reconnues et qu'une nouvelle définition de ce que nous sommes ne nous sera pas imposée.

Lorsque nos groupes sont reconnus ou sont en voie d'être reconnus, nous devons siéger à de multiples tables« partenariales » , à des tables de concertation et à de nombreux comités de travail locaux, régionaux, nationaux, sectoriels, multisectoriels, bipartites, tripartites, etc. « Partenaires reconnus » , plus souvent qu'autrement, nous n'avons aucun pouvoir réel. Sans contrôle sur l'ordre du jour et inondés de documents à la dernière minute, nous essayons, malgré tout, d'influencer un processus qui nous échappe. Étant souvent financés sous conditions et, de ce fait, obligés de participer, pouvons-nous encore dire que nous sommes vraiment des partenaires? Nos priorités étant déterminées par les bailleurs de fonds qui ont un droit de regard sur le type d'activités finançables, sur les populations à rejoindre, sur les critères d'évaluation et sur tout le reste, pouvons-nous encore dire que nous sommes autonomes?

La multiplication des lieux de partenariat, où un nombre de plus en plus grand de groupes s'impliquent, demande un investissement considérable de temps et d'énergie. Combinée à la multiplication des services que nous offrons aux personnes qui cherchent un soutien ou une réponse à leurs besoins criants, nous reste-t-il réellement du temps pour l'éducation populaire, la mobilisation et la promotion de nos revendications?

Sommes-nous encore assez enraciné-e-s dans nos milieux pour conserver toute notre autonomie de pensée, d'intervention et d'action? Nos missions ne risquent-elles pas de subir des pressions de la part des bailleurs de fonds qui veulent orienter nos pratiques vers des priorités déterminées par eux-mêmes? Pourrons-nous développer un rapport de force qui nous permettra d'obtenir une reconnaissance politique et financière qui ne nous bâillonne pas et qui respecte vraiment nos visions, nos pratiques et nos modes de fonctionnement?

Une réflexion encore en émergence sur le déficit démocratique créé par les nouvelles structures régionales où les partenaires deviennent des décideurs publics non élus, attire également mon attention. Selon Guy Dufresne :« L'insertion des groupes d'intérêts dans les processus décisionnels a un prix en ce qui concerne les objectifs et les intérêts des groupes, particulièrement pour les groupes communautaires. La participation des groupes communautaires aux diverses tables régionales permet de légitimer un exercice qui, sans eux, serait de type corporatiste. Certes, les groupes communautaires peuvent véhiculer des valeurs et des pratiques qui renforcent la démocratie mais, dans le cadre de ces instances régionales, ils sont soumis à une régulation étatique fondée sur l'efficacité de gestion. Les groupes d'acteurs impliqués dans ce système ont à faire la démonstration de leur capacité et de leur expertise comme partenaires dans la décision et la gestion. (...) Pour les groupes communautaires, invités comme « partenaires » régionaux à se concerter avec les autres forces vives de la région, il y a là un risque majeur. La participation à la décision ne conduirait-elle pas à l'abandon, ou du moins à la modification, des intérêts communautaires dans le sens d'une préoccupation de gestion et d'opérationnalisation? » 10

Des défis à relever......dans nos groupes

Comment faire en sorte que toutes ces démarches vers une reconnaissance ne nous empêchent pas de nous recentrer sur nos missions premières, sur notre travail d'éducation populaire et sur les luttes sociales et ce, en lien étroit avec nos membres?

...face à l'État

Quelles seront nos stratégies pour obtenir que la reconnaissance et le financement étatiques soient cohérents avec nos revendications historiques et nous permettent de nous consacrer majoritairement à nos priorités? Serons-nous capables d'arrimer les différentes démarches en cours, tant régionales que nationales, afin que nos revendications aillent dans la même direction? En collaboration et en appui à nos représentants et nos représentantes qui élaborent et négocient les conditions de la reconnaissance et du financement, saurons-nous concevoir des stratégies de mobilisation qui puissent faire pression sur l'État? Finalement, pouvons-nous envisager la possibilité de carrément claquer la porte si notre analyse collective de la situation s'avérait telle que rester à la table de négociation nous entraînerait à renier l'essence même de notre identité?

Le mouvement populaire et communautaire a toujours été porteur d'un projet de société défini à partir des valeurs de justice sociale, de transformation sociale, de démocratie et de solidarité qui accordent une place à la personne et aux projets collectifs. La reconnaissance gouvernementale sera-t-elle l'occasion de nous mettre en valeur en tant que mouvement social alternatif essentiel à notre société ou serons-nous récupérés au point de ne plus nous reconnaître nous-mêmes?

UN PROJET DE SOCIÉTÉ : POUR QUOI FAIRE?

Normand Gilbert

Coordonnateur à la Table ronde des OVEP de l'Estrie

Depuis plusieurs années nous entendons souvent dire « qu'il n'y a plus de projet de société » et que cette absence est un signe du désarroi des mouvements sociaux dans la conjoncture actuelle. Mais pourquoi le fait d'avoir « un projet de société » est-il si important? En quoi cela affecte-t-il le travail quotidien des mouvements sociaux? À quoi peut bien nous servir un « projet de société » dans un contexte d'urgences où nous avons une surcharge de dossiers, certaines mobilisations à entreprendre, une multiplication de lieux de représentation à assumer, etc.? Je n'ai pas la prétention de pouvoir répondre à toutes ces questions et d'avoir LA bonne réponse aux questions abordées. Le présent texte se veut néanmoins une contribution à la réflexion sur cette question.

Qu'est-ce qu'un « projet de société » ?

Avant d'aborder l'objet de notre réflexion, j'aimerais définir le sujet discuté. Un « projet de société » est d'abord et avant tout un concept qui fait référence à une vision de l'organisation sociale dont le but est de rattacher les différentes réalités (économique, culturelle, environnementale et sociale) à un « tronc commun » idéologique accepté, plus ou moins consciemment, par l'ensemble de la population. Ce « tronc commun » idéologique vise à donner une certaine cohérence et une certaine unité à la mise en place de balises qui découlent du choix que nous faisons (capitalisme, communisme, socialisme, social-démocratie, féminisme etc.).

De plus en plus, les idéologies s'influencent les unes les autres en intégrant à leur propre idéologie des éléments qui proviennent des autres courants idéologiques. Nous n'avons qu'à souligner l'intégration de certains éléments de l'analyse féministe ou environnementaliste à d'autres orientations idéologiques comme le socialisme et la social-démocratie.

Absence d'un « projet de société » : Vraiment?

Un des obstacles à franchir est l'idée de l'absence de « projet de société » . En aucun moment, il n'y a eu absence de« projet de société ». À la rigueur, nous pouvons déplorer l'absence de « projet de société » qui serait clairement identifié comme étant basé sur la justice sociale et grandement accepté par la population. Mais cela ne signifie pas l'absence de « projet de société » . D'ailleurs, l'idée de l'absence de « projet de société » a largement été soutenue par certains idéologues qui annonçaient la « fin des idéologies » comme si l'organisation économique et sociale actuelle ne découlait pas de l'application de certaines idéologies. Bref, ce n'est pas parce que les mouvements sociaux ne semblent plus avoir de « projet de société » clairement identifié qu'il faut en conclure qu'il n'y a plus de « projet de société » .Cet énoncé peut sembler anodin. Cependant, l'adhésion à l'idée de l'absence d'un « projet de société » peut avoir un impact important sur nos interventions.

Une des conséquences importantes de l'adhésion à cette idée est sans aucun doute le fait de nier l'existence même d'un« projet de société » . Celui-ci se construit et se réalise sous nos yeux tout en intégrant les valeurs conservatrices et en faisant du libre marché le veau d'or de la liberté. Le fait de ne pas clairement identifier l'organisation économique et sociale actuelle comme un « projet de société » qui nous est imposé, quoiqu'il soit partagé par une grande partie de la population, peut nous amener à réduire nos interventions au niveau sectoriel (notre dossier principal) à une demande de changement à court terme. En niant que nous faisons face à un « projet de société » prôné par une classe sociale particulière, nous négligeons parfois l'analyse globale des problèmes et omettons de voir les nombreuses ramifications qui découlent de l'implantation d'un type de société qui favorise une minorité aux dépens de la majorité.

Une conséquence de cette négligence et de cette omission est de mettre sous le tapis certains éléments importants d'un« projet de société » qui sont pourtant endossés par plusieurs organismes impliqués dans les mouvements sociaux. En effet, des dizaines d'organisations défendent encore plusieurs des principes qui étaient très présents dans les années 60 et70 : principe d'égalité des sexes, d'équité sociale, de préoccupation environnementale, etc. De plus, certaines organisations ont effectué des démarches afin de se doter d'éléments essentiels qui serviront de balises au type de société dans lequel nous voudrions évoluer. Ces démarches demeurent une façon de se réapproprier l'espace idéologique et politique abandonné trop souvent aux tenants d'une société basée sur l'individualisme, la compétition, le soi-disant libre marché et la pseudo-liberté d'expression.

Le fait « d'oublier » certaines références aux principaux éléments d'un « projet de société » comportant des valeurs d'équité et de justice sociale ne fait-t-il pas l'affaire de plusieurs d'entre nous? Ne serait-il pas plus facile de travailler uniquement sur notre dossier ou mandat principal et d'éviter d'aborder les questions plus délicates et potentiellement « divisantes » pour notre organisme (racisme, chauvinisme, individualisme, partage de la richesse, etc.)? Combien de fois n'avons-nous pas entendu dire que le fait de s'arrêter sur des questions plus globales et politiques était une perte de temps et d'énergie et même, quelquefois, que ces réflexions et ces discussions n'étaient pas « rentables » pour l'organisme? Le fait de se limiter à des dossiers « très concrets » , donc prétendument moins idéologiques et moins politiques, ne favorise-t-il pas l'abandon des grilles d'analyse existantes plus globales telles que le féminisme, le marxisme, l'écologisme, etc.? En ce sens, ne faisons-nous pas le jeu du pouvoir en place?

Pourquoi est-ce si important?

Étant donné l'aspect globalisant d'un « projet de société » , nous pouvons affirmer qu'il chapeaute ou, du moins, devrait chapeauter l'ensemble de nos activités, de nos prises de position et de nos décisions. Nous utilisons plusieurs détours afin d'éviter d'aborder la question d'un « projet de société ». En effet, nous avons la fâcheuse habitude d'aborder cette question comme si c'était un objectif à très long terme et non comme un instrument d'intervention à court terme. Nous déchargeons de cette question en prétextant que c'est maintenant le « job » de notre regroupement régional ou provincial. Nous traitons cette question comme si elle dépendait d'un choix individuel et non comme si elle était une préoccupation dont notre organisme devrait tenir compte.

En ce sens, nous pourrions planifier des activités qui feraient partie intégrante du plan d'action de nos organismes et dont l'objectif principal serait de mieux cerner les valeurs communes partagées par nos membres, nos militant-e-s et nos bénévoles. Pourquoi ne pas alors utiliser le document du MÉPACQ intitulé « Cadre de référence pour un projet de société » ? De plus, les groupes d'éducation populaire autonome auraient tout à gagner s'ils clarifiaient leur vision concernant le rôle de l'État, la place de l'économie dans le développement humain ainsi que la place de la société civile dans la société que nous souhaitons...

De plus, si nous effectuons vraiment nos interventions et faisons notre formation en vue d'un « projet de société » où la justice sociale aurait une plus grande place, pourquoi diable cela ne change-t-il pas?

Je ne suis sûrement pas le seul à devoir répondre à cette question. Et vous, qu'en pensez-vous?

Références

« Cadre de référence pour un projet de société » , MÉPACQ, 1993

« La charte d'un Québec populaire » , Solidarité Populaire Québec, 1994

« Pour changer le monde - Le Forum Pour un Québec féminin pluriel » , Ed. Écosociété, 1994

Petit tableau pratique pour un exercice de réflexion concernant la question d'un« Projet de société » et ses impacts possibles sur nos pratiques (Réf.: C:.société)

Si on en tient compte

Si on l'ignore

À court terme

À moyen terme

À long terme

CITOYENNE À PART ENTIÈRE

Carolyn Sharp

Directrice de la revue Relations

« Redevenir citoyen, c'est redevenir un homme, une femme, conscient de sa dignité inaliénable, capable de gérer sa vie, de partager également ses idées et ses rêves, avec les autres, pour changer la vie, là où ensemble nous avons les pieds. »

Guy Paiement.

« Les femmes ont accumulé une expérience qui nous permet de contribuer aux réflexions sur la démocratie. »

Diane Lamoureux.

L'éducation populaire autonome est un mouvement où des milliers de femmes et d'hommes cherchent à se donner collectivement les moyens de prendre en charge leur vie, leur quartier ou leur village, leur société et leur monde. L'idée de la citoyenneté, en tant que valeur, revendication et projet, se trouve au cœur même de l'éducation populaire. D'où l'importance de se pencher sur la question de la citoyenneté pour mieux saisir ce que signifie ce terme et, surtout, pour mieux connaître la sorte de citoyenneté que nous prônons et le projet de société que nous voulons mettre en place.

Il est devenu commode de dire que la citoyenneté est en mouvance. En effet, nos sociétés sont en mutation :technologie, restructuration économique, redéfinition de l'État, « dualisation » sociale et marginalisation économique. Dans ce contexte, il n'est pas étonnant de voir la notion de citoyenneté se déplacer et d'entendre des voix discordantes se réclamer d'une nouvelle vision de la citoyenneté.

Certains disent qu'il faut passer d'une citoyenneté formelle à une citoyenneté active. D'autres soulignent l'insuffisance d'une citoyenneté politique tandis que d'autres essayent de développer une citoyenneté sociale. De plus, n'oublions pas la citoyenneté économique sans laquelle les autres citoyennetés n'auraient aucun sens. Décrier les effets pervers d'une citoyenneté basée sur le droit en annonce une autre qui privilégie les devoirs et obligations. Ne serait-ce pas la vision d'une citoyenneté responsable qui nous manque, demande le suivant? À l'aube d'un nouveau millénaire, ne faut-il pas renoncer aux identités nationales et proclamer la citoyenneté mondiale? Ou, au contraire, à l'heure de la mondialisation, ne faudrait-il pas plutôt revenir au plus simple et parler de la citoyenneté locale? Par contre, à l'âge du mélange des cultures, pourquoi ne pas parler de transcitoyenneté?

En effet, il est important de voir où nous voulons en arriver avec la citoyenneté.

Les cartes de la citoyenneté

Commençons par le commencement. Selon mon ami Guy Paiement, être citoyen, c'est être un homme, une femme, conscient de sa dignité inaliénable, capable de gérer sa vie, de partager également ses idées et ses rêves, avec les autres, pour changer la vie, là où ensemble nous avons les pieds. Or, être citoyen-homme ou citoyenne-femme n'est pas une affaire neutre. En effet, pour les femmes qui, depuis trois générations, ont réalisé une révolution, la pleine citoyenneté est un acquis récent. Notre société n'ayant cessé que tout récemment de les considérer d'abord et avant tout comme des personnes soumises à l'autorité familiale, les femmes, grâce à leur expérience, sont à même de saisir plus facilement les enjeux de la citoyenneté. Alors je vous propose un jeu de carte.

CARTE DE CITOYENNETÉ : Les femmes se font reconnaître comme membre à part entier de la communauté nationale et politique. C'est le droit de vote en 1940, le droit de se marier avec un étranger sans perdre sa citoyenneté et de transmettre sa citoyenneté à ses enfants au même titre que les hommes.

CARTE BANCAIRE : À partir des années 30, les femmes commencent à acquérir l'autonomie financière, le droit d'avoir un compte de banque, le droit de travailler et le droit de contrôler leur salaire et d'en disposer à leur gré. L'autonomie financière apparaît rapidement comme la clé de l'autonomie sociale et politique, ce qui leur donne la possibilité de se sortir de situations violentes.

CARTE ÉTUDIANTE : Cette carte évoque la bataille pour l'accès à l'éducation. Bien que l'éducation soit l'une des valeurs fondamentales d'une société démocratique, les femmes ont longtemps eu un accès limité au système d'éducation. Je pense à une femme telle que Marie Gérin-Lajoie, une pionnière de l'éducation universitaire et à toutes ces femmes courageuses qui, à partir des années 70, sont retournées aux études à l'âge adulte. Il me semble donc significatif que des amies de la syndicaliste Léa Roback aient décidé de créer, en son honneur, une fondation qui offre des bourses d'études aux femmes. Mais, je tiens aussi à souligner la résistance que plusieurs femmes ont rencontrée dans le domaine de l'éducation informelle. Une des premières présidentes de l'AFEAS, Azilda Marchand, racontait que, pour amener les curés et les maris à accepter que les femmes participent aux activités éducatives, il fallait les convaincre que cela en ferait de meilleures mères de famille.

CARTE DE SANTÉ : La carte de santé évoque d'abord l'intégrité personnelle et le contrôle sur son propre corps. Dans ses mémoires, Simone Monet-Chartrand raconte qu'elle était tombée malade alors que Michel était parti en voyage. Les médecins refusaient de la soigner sans la permission de son mari. Elle a pu se faire soigner seulement quand son père est venu donner son accord. Les femmes ont longtemps dû se battre pour obtenir le droit de prendre leurs propres décisions dans le domaine de la santé et de gagner le droit de protéger leur propre santé et de décider d'avoir ou pas des enfants. La carte de santé symbolise également le droit à des services de santé universels à titre d'individu et non pas à titre de mère ou d'épouse. De plus, dans le domaine de l'aide sociale, nous assistons à la fin du régime des mères nécessiteuses qui devaient trouver un notable qui voulait bien accepter de signer un papier attestant la bonne conduite des veuves et des épouses abandonnées avant que celles-ci puissent recevoir de l'aide.

CARTE DE CRÉDIT : Si la carte bancaire représente l'autonomie financière, la carte de crédit me rappelle la bataille des femmes pour l'autonomie économique. Dans les années 60, s'étant retrouvée seule avec trois enfants, ma mère a dû se battre pour avoir le droit de posséder une carte de crédit à son nom. Dans notre société capitaliste, sans l'accès au crédit, il est presque impossible de devenir propriétaire ou de se lancer en affaires.

L'ensemble de ces cartes et toutes celles que nous avons dans nos portefeuilles nous permettent de vivre affranchies. Elles mettent en pleine lumière notre autonomie politique, sociale, économique et juridique. Cette liberté et cette capacité d'agir librement, sans contrainte ni servitude, en tant qu'acteur de notre propre vie, sont au coeur même du concept de citoyenneté.

La citoyenneté et le travail

À elle seule, la liberté ne constitue pas la citoyenneté. Il faut encore y ajouter l'égalité. Or, dans notre société, nous ne sommes pas tous et toutes égaux. Il est vrai que ces cartes symbolisent aussi l'inégalité entre les citoyens. Avec l'inégalité croissante, une partie importante de la population se trouve exclue du marché du travail de façon plus ou moins permanente. Pourtant, certains soutiennent que la participation à la construction de la société par son travail est une des conditions nécessaires à la citoyenneté et à la jouissance des droits qu'elle accorde. Examinons donc la question du lien entre travail et citoyenneté.

Pour bien comprendre ce lien, il faut remonter jusqu'aux Grecs, chez qui les notions de citoyenneté et de travail étaient incompatibles. En effet, au temps d'Aristote, pour devenir citoyen, il fallait être suffisamment riche pour ne pas avoir à travailler. S'il voulait s'occuper des affaires de la Cité, l'homme-citoyen devait être complètement libre car il devait participer à la vie politique et aux débats publics et être disponible pour le service militaire, l'entraînement sportif n'étant alors qu'une forme d'entraînement militaire. Celui qui devait gagner sa vie par son propre travail était donc exclue la citoyenneté.

Au XVIe siècle, en Angleterre, nous retrouvons la propriété comme condition préalable à l'exercice de la citoyenneté. Le droit de vote était limité à ceux qui possédaient la terre. La propriété remplaçait également le service militaire, le roi devant avoir recours aux taxes foncières pour financer son armée. Les propriétaires insistèrent sur la nécessité d'être consultés avant que de telles taxes puissent être imposées. Les Anglais furent ainsi amenés à couper la tête de leur roi cent ans avant la révolution française. Ce n'est qu'au Xiang siècle que l'obligation d'être propriétaire va disparaître et que le droit de vote deviendra universel pour les hommes. Pendant ce temps, au Québec comme ailleurs dans le monde, le droit de vote d'un petit nombre de femmes propriétaires fut aboli.

Cela peut sembler loin de nous. Cependant, rappelons-nous que beaucoup d'organisations populaires de quartier des années 70 se sont donné le nom de comité de citoyens afin de faire échec aux comités de payeurs de taxes. C'est seulement à ce moment que le suffrage universel, au niveau municipal, voit le jour au Québec. Le mot« citoyen » englobe alors l'ensemble de la population, y compris les locataires, et s'oppose à l'élite des propriétaires qui, souvent, habitent à l'extérieur des quartiers populaires.

C'est donc au Xiang siècle que, tant en Europe qu'aux États-Unis et au Canada, nous assistons à l'émergence de la citoyenneté masculine universelle. Cependant, pour comprendre le lien entre citoyenneté et travail, il faut aussi tenir compte de l'éthique capitaliste. Dans une société capitaliste, un citoyen révèle son existence par le travail et c'est la raison pour laquelle, même chez les riches, le travail est valorisé. Dans l'imaginaire social, la valeur d'un homme est maintenant déterminée par son travail et non plus par la propriété et le service militaire. Un homme contribue à la construction de la société par son travail et, de ce fait, mérite de participer aux décisions concernant l'avenir de la société. Petit à petit, l'impôt sur le revenu et la taxe de vente remplacent les taxes foncières et les douanes en tant que fondement du système fiscal.

Ce lien entre travail et citoyenneté fut un obstacle au vote des femmes. D'un côté, on niait les droits politiques des femmes sous prétexte qu'elles ne travaillaient pas. D'un autre côté, certaines féministes soutenaient que les femmes contribuent à la construction de la société étant donné le rôle qu'elles jouent au sein des familles et que, par conséquent, elles devaient avoir le droit de vote. Même si le lien entre travail salarié et citoyenneté était remis en question par de tels arguments, le mouvement des femmes ne parviendra jamais à l'abolir. Au contraire, à partir des années 70, l'arrivée massive des femmes sur le marché du travail allait plutôt renforcer ce lien. Dorénavant, les femmes seront citoyennes non parce qu'elles votent et participent à la vie politique, mais parce qu'elles travaillent.

Cependant, la question de la reconnaissance du travail domestique et du partage des tâches ménagères restait entière. Certains craignaient que la reconnaissance du travail domestique presque toujours assumé par les femmes et le soutien que l'État lui accorde ne condamnent les femmes qu'à une citoyenneté de deuxième classe. D'autres allaient même jusqu'à dire que, sans une telle reconnaissance et un tel soutien, les femmes ne pourraient jamais accéder à une citoyenneté pleine et entière.

Si le lien entre travail et citoyenneté est apparu au moment où le suffrage universel entrait en vigueur, c'est aussi grâce au suffrage universel que ce lien fut remis en question. Le rôle classique de l'État est de traiter tous les citoyens avec égalité et de protéger cette égalité. Cependant, certains groupes pensent que l'égalité mérite mieux que cela et qu'en plus de protéger l'égalité, l'État se doit de la promouvoir et de créer les conditions nécessaires à sa réalisation. Au nom d'une citoyenneté commune, certains mouvements ont revendiqué le respect des droits des sans-travail et des pauvres. Lors de toutes ces revendications, l'éducation populaire autonome a joué un rôle important en aidant les sans-pouvoir à s'outiller et en insistant sur la nécessité d'agir ensemble si nous voulions prendre en charge notre propre vie.

N'est-ce pas cela, être capable de partager également ses idées et ses rêves, avec les autres, pour changer la vie, là où ensemble nous avons les pieds?

« À QUI APPARTIENT L'BEAU TEMPS ? »

LE CONCEPT DE CITOYENNETÉ DANS UN CONTEXTE DE LOCALISATION.

Vivian Labrie

Collectif pour une loi sur l'élimination de la pauvreté.

« À qui appartient l'beau temps? » Je cherche la façon d'amorcer ce texte sur la citoyenneté et cette phrase me vient à l'esprit. Incongru. Tout de même, curieuse des mots autour de cette phrase, je vais à la recherche du vieux vinyle où est reproduite cette chanson de Paul Piché. Je trouve ce couplet :

Assis su'l'bord d'mon trou J'me creuse la tête J'pense au bonheur des gens J'sais ben qu'ça va pas durer Ça l'air qu'ça prend des sous Pour faire la fête À qui appartient l'beau temps L'hiver l'été durant

Ce couplet me rappelle une remarque spontanée d'un participant lors de la Nuit des taons qui piquent à Québec, le 30avril 1997. Nous étions deux cents participants à passer la nuit à discuter de finances publiques, d'économie et d'emploi. C'était la nuit charnière entre la date limite pour remettre sa déclaration de revenus et la fête des travailleuses et travailleurs. Un des ateliers comportait une discussion avec Clément Guimond de la Caisse d'économie des travailleuses et travailleurs de Québec qui venait d'être élu membre du comité consultatif du Fonds de lutte à la pauvreté. Clément expliquait qu'une proportion plus importante des fonds avait été dirigée à Montréal en raison de la gravité du problème de pauvreté dans cette ville. Une personne, visiblement affectée par la pauvreté, s'était alors écriée : « Qu'est-ce qui vous fait dire ça? Les gens sont plus pauvres à Québec qu'à Montréal parce que l'hiver dure un mois de plus! » .Ce n'était pas une boutade. C'était dit sérieusement, après un peu de printemps au sortir de l'hiver. Je me rappelle avoir pensé que seule une personne vivant la pauvreté pouvait dire une telle chose. C'était à l'image de l'expertise dont nous avons besoin pour apprendre à prendre ensemble les bonnes décisions sur des questions de société. C'est une expertise dont nous nous privons quand nous excluons le monde des lieux où nous débattons les problèmes qui les concernent.

Aujourd'hui, nous devons réfléchir ensemble sur l'exercice de la citoyenneté dans un contexte de localisation. Autrement dit, comment penser ensemble pour saisir, agir et se régir dans un contexte où le « nous » change de point de mire?

D'un « nous » fondé sur l'appartenance reconnue à un même État, dans notre cas le Québec et le Canada, on nous propose d'investir davantage la société locale dans l'une ou l'autre de ses structures anciennes ou nouvelles, soit les CLD, les CLE, les Régies régionales de santé et de services sociaux, les différentes structures de concertations et les comités d'attribution de fonds. Nous avons appris à nous définir comme citoyens et citoyennes d'un pays, rêvé ou réel, qui l'atteste en nous délivrant un passeport. Par un curieux retour de balancier, la tendance présente nous ramène au lieu d'origine du mot citoyen : la cité. En effet, la mondialisation des économies a un double effet. Elle affaiblit les Etats nationaux qui deviennent alors les obligés des mouvements économiques et amène les gens à devenir plus responsables en s'impliquant davantage dans la société civile et au niveau local afin de permettre une participation effective et efficace. Comment réagir dans cette mouvance quand on se préoccupe de justice sociale? Je me suis posé trois questions. Je vous les propose :

La Cité, laquelle?

La personne et le nous, dans quelles conditions?

Le printemps, quand?

La Cité, laquelle?

Penser globalement, agir localement. Cette maxime est un héritage du militantisme vert. En cette fin de millénaire, nous avons conscience, plus que jamais, d'habiter une sphère isolée dans l'univers. Elle nous impose ses limites et nous fait rencontrer les nôtres. Elle nous oblige à nous réfléchir « dedans » ensemble. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, les humains ont la capacité technique de s'autodétruire. Y survivrons-nous en tant qu'espèce?

Trouverons-nous les moyens de nous régir sur sa surface pour la suite du monde, comme disait le citoyen d'un des films de Pierre Perrault?

La topologie de la citoyenneté a changé avec les siècles. Les contours du lieu dans lequel se conçoit et s'impose la règle commune ont changé. À l'origine du contour politique d'une partie de la planète, nous retrouvons la « polis » , la cité grecque de l'Antiquité qui était une ville-État. Une cité, d'autres cités, des terres « inconnues » et des no man's land.Des « dedans » isolés dans un immense dehors. Ces « dedans » se convoitent, se conquièrent mutuellement et annexent peu à peu les dehors. Des royaumes, d'autres royaumes, des règnes et des frontières. Des empires. Le Nouveau Monde. Des colonisations. Des nations, des parlements, des Etats, des blocs. Des marchés. Des mondes dits « civilisés » . À toutes fins utiles, c'est la fin des dehors : tout lieu est désormais dans un « dedans » . Des entreprises multinationales. Des guerres mondiales. Deux bombes. Les Nations unies et les nations organisées dans des institutions internationales. L'Est, l'Ouest, le tiers-monde. Le quart-monde. Le cinquième monde. La globalisation des marchés. À l'époque de notre point d'insertion dans l'histoire, la planète est entièrement cartographiée. Elle possède des systèmes de règles (les religions, les marchés, les lois, les cultures, les gouvernements) qui se confrontent, cherchent leur territoire et essaient de résoudre leurs contradictions. Avec l'arrivée de l'informatique, la notion de lieu change et Internet met en place des espaces virtuels où des échanges peuvent avoir lieu sans se soucier des distances. Enfin les frontières, qui ont pour propriétés propres de retenir et de laisser passer, n'ont pas un impac tidentique sur l'argent, les biens et les personnes. Sur la planète mondialisée, les monnaies fortes peuvent circuler instantanément. La tendance est à la libre circulation des biens tandis que les personnes et les populations sont encore souvent retenues dans leur territoire désigné.

La façon d'exercer le pouvoir, c'est-à-dire d'établir et d'imposer les règles du lieu, a évolué. L'histoire de l'humanité estune série d'expérimentations sur la façon de vivre ensemble. Nous n'en ferons pas le tour. Nous en rappellerons seulement quelques traits. La loi du plus fort est des plus vieilles et semble toujours des plus fortes. Les humains ont connu beaucoup de systèmes dominés par des rois détenteurs d'un pouvoir de droit divin transmis à leurs descendants. Les révolutions des derniers siècles ont fait passer beaucoup de pays de la monarchie à la démocratie, du moins de principe. C'est une idée admise sur cette planète que les personnes majeures résidant sur un territoire disposent du pouvoir de gérer en commun ce territoire, de s'organiser « dedans » selon les règles et les projets qu'elles désirent se donner et d'élire des personnes pour les représenter et exécuter les décisions. Sur papier, cela semble simple. Dans la réalité, c'est complexe, difficile et chargé de conflits.

En 1998, si nous prenions un cliché rapide de la situation sur la portion de planète où nous habitons, nous verrions deux régimes parlementaires gigognes qui continuent à être dirigés symboliquement par une reine, qui se disputent les juridictions et qui prétendent au statut de pays. Pourtant, nous n'avons qu'une seule citoyenneté officielle attestée par un passeport : la citoyenneté canadienne. Ces régimes participent aux réseaux internationaux (les Nations unies, l'OCDE, la francophonie, le Commonwealth, etc.) tout en ayant un niveau d'organisation local et, éventuellement, régional et un système scolaire organisé en commissions scolaires. Leurs représentants sont élus à la majorité, sur la base d'un vote par sous-section territoriale, parmi des candidats qui peuvent être indépendants ou associés à un parti. Ces quatre niveaux ont un pouvoir de taxation. Ils ont aussi le pouvoir de fixer des règles et de les faire observer. Ajoutons que nous retrouvons également beaucoup d'autres formes d'associations auxquelles nous pouvons être intéressé-e-s, assigné-e-s, nommé-e-s et élu-e-s : des comités, des conseils, des régies, des commissions, des syndicats, des groupes, des organismes, etc. Tout cela se fait selon des règles précises et, parfois, selon des lois. Par exemple, un organisme à but non lucratif doit préciser ses statuts et règlements, choisir ses membres et son conseil d'administration et déterminer la fréquence de ses assemblées.

En 1998, une personne qui réside au Québec peut, en principe, participer, voter, élire, être élue et exercer une influence à plusieurs niveaux. Nous vivons dans des mondes autogérés et « intergérés » qui se superposent. « Dedans » ,plusieurs citoyennetés et identités se manifestent. Si nous passons notre vie à ajuster nos positions relatives dans l'univers, nous pourrions voir l'exercice de la citoyenneté comme un processus d'ajustement continu dans des systèmes imbriqués.

  • Parce qu'elle tient compte des systèmes superposés, il m'apparaît que l'analyse systémique peut nous aider à identifier et à localiser les enjeux :
  • les micro systèmes, soit ce qui se passe dans chaque lieu physique que nous fréquentons (la maison, le lieu de travail, le local du groupe, etc.);
  • le mésosystème, soit ce qui se passe entre ces lieux physiques (entre la maison et l'école, entre les groupes, etc.);
  • le macrosystème, soit les systèmes de règles dans lesquels tout cela s'insère (le programme PSEPA, les politiques du ministère de l'Éducation, celles du gouvernement du Québec, l'ALÉNA) (il peut y avoir plusieurs macrosystèmes superposés);
  • l'exosystème, soit les influences externes qui viennent bouleverser ce qui se passe dans la portion du monde où nous vivons (la crise économique en Asie);
  • le chronosystème, soit l'évolution dans le temps (l'évolution des mentalités, les cycles économiques, les changements de générations).

Si nous regardons l'exercice de la citoyenneté à partir de ces contours, des questions se posent :

À quel niveau (le monde, le pays, Canada et Québec, la région, la ville, l'école, le système de santé et de services sociaux, le syndicat et les autres formes d'associations et de regroupements, le voisinage, le réseau informel, la famille ou la maison) et de quelle façon exerçons-nous effectivement notre citoyenneté?

  • Quels sont les lieux ou les niveaux où nous avons vraiment l'impression d'exercer une influence et de participer aux décisions? À quels signes le reconnaissons-nous?
  • Quel est le niveau qui nous inquiète le plus? Pourquoi?

Une autre question nous conduit à la section suivante.

La personne et le nous, dans quelles conditions?

L'été c'est tellement bon Quand t'as d'la chance D'avoir assez d'argent Pour voyager sans t'inquiéter Pour le fils du patron C'est les vacances Pour la fille du restaurant C'est la sueur pis les clients

Encore faut-il, dans ces mondes superposés, avoir le droit de cité et de forum et le droit d'exister en tant que personne et citoyen-ne. Le principal constat de l'histoire en est un d'inégalité et de domination. L'aspiration profonde de l'être humain est bien exprimée par ce cri de la révolution française : liberté, égalité, fraternité. Toutefois, le désir de justice est constamment blessé et heurté et l'aspiration qui nous pousse à chercher une place au soleil est souvent contrecarrée.

En principe, notre planète a souvent proclamé au cours de ce siècle qu'elle était disposée à inclure chaque personne dans sa définition du « nous » . La Déclaration des droits de l'homme dont nous célébrons le cinquantième anniversaire cette année confirme cette préoccupation. En réalité, nous n'en avons pas fini avec la discrimination et l'exclusion, avec les classes sociales, les castes et les humiliations que les peuples s'infligent les uns les autres. Ce siècle est en même temps le champion de l'exclusion, de l'extermination et de l'anéantissement des gens non désiré-e-s. Ceci nous rappelle que nous sommes en présence d'un mirage quand nous pensons à la citoyenneté dans la démocratie. Les Romains distinguaient trois classes de personnes : les citoyens, la plèbe, les esclaves. Les Grecs pratiquaient également l'élitisme. Et les femmes ne faisaient pas partie du nombre. Pourtant, nous avons fait du chemin sur la question des femmes. Faisons-nous mieux pour le reste?

Une partie du boulot consiste donc à mettre et remettre constamment la personne au centre et, en particulier, les personnes qui déboulent du centre. Ce qui m'amène à un schéma que, depuis deux ans, nous utilisons souvent au CAPMO parce qu'il a le mérite de permettre de conceptualiser plusieurs dimensions de notre vie en société.

La personne se retrouve au centre dans son « je » et ses « nous ». A ce moment-ci, il peut être utile de rappeler l'origine du mot personne : persona, c'est-à-dire masque. Dans l'Antiquité, les acteurs portaient un masque. Dans ces schéma, nous pourrions considérer l'exercice de la citoyenneté comme un volet d'un ensemble de trois visages ou de trois masques :

  • répondre à ses propres besoins ce qui, dans l'économie, touche à la dimension de la consommation de la richesse et nous amène à considérer la personne en tant que consommateur;
  • s'intégrer à l'emploi et aux activités ce qui, dans l'économie, touche à la dimension de la production de la richesse et nous amène à considérer la personne en tant que travailleur;
  • exercer sa citoyenneté, ses droits et son pouvoir d'influence ce qui, dans l'économie, touche à la dimension de la redistribution de la richesse et de l'organisation des services communs et nous amène à considérer la personne entant que citoyenne.

À partir de ce schéma, nous voyons apparaître deux genres de problèmes. Premièrement, nous pouvons percevoir une tendance à réduire le projet de société au modèle identifié par la loi du marché qui est, elle-même, fondée sur l'offre et la demande. À ce moment-là, nous nous replions sur les besoins et l'emploi et sur la production et la consommation de la richesse. Sans cesse, nous perdons de vue la troisième dimension, soit celle de la citoyenneté, parce que cette dimension déséquilibre la loi de l'offre et de la demande en instaurant une tension entre le marché et nos droits. Nous avons là un grand défi à relever parce que les gens eux-mêmes participent à ce repli qui est à la fois facile et tentant. Ils cherchent à obtenir le meilleur avantage pour eux-mêmes au moindre coût et au moindre effort. Autrement dit, ils cherchent à gagner leur vie sans se soucier que d'autres peuvent la perdre. L'exercice de la citoyenneté exige de faire l'effort de se sentir responsable des problèmes globaux et locaux et d'essayer de trouver des solutions globales et locales pour les résoudre. Il n'est donc pas étonnant de constater que beaucoup préfèrent consommer les solutions toutes faites. De toute évidence, la propagande du marché est la plus forte et tire parti de la passivité de la population rivée au petit écran. C'est pourquoi, pour plusieurs, les masques se superposent dans l'ordre suivant : en premier lieu, nous retrouvons le consommateur, en second lieu, suivant les limites du marché, il y a le travailleur et, en dernier lieu, vient le citoyen.

L'autre problème tient à la différence d'accès aux trois pôles selon sa position dans l'échelle sociale. La pauvreté pourrait se définir comme une restriction quant à l'accès aux trois pôles, soit une restriction quant à la possibilité de couvrir ses besoins et ceux des siens, d'avoir une activité reconnue et d'influencer sa société. A la limite, quand les manques et les précarités se cumulent, nous assistons à la négation du statut de la personne et au viol de droits pourtant indivisibles et reconnus de tous. C'est alors la misère et l'exclusion. Quand les personnes qui profitent de la manière dont la société est organisée sont bien équipées pour l'influencer et que les personnes qui en souffrent ne peuvent influencer les décisions qui les concernent, nous avons alors un énorme problème de justice. En fait, nous sommes dus pour un accroissement des inégalités. D'où la double importance que représente l'exercice de la citoyenneté par les plus pauvres.

D'autres questions se posent :

  • Sur quel « nous » le mouvement communautaire s'appuie-t-il quand il entreprend une lutte? Est-ce le
  • « nous » des permanents et de la hiérarchie ou le « nous » des membres et des personnes qu'il représente? À quels signes le reconnaissons-nous?
  • Quels moyens prenons-nous pour repérer et réparer les situations d'exclusion civique?
  • Quelles parts respectives prennent les statuts de personnes consommatrices, de travailleuses et de citoyennes dans nos existences respectives et dans la vie de nos associations?
  • Quels moyens prenons-nous pour améliorer l'exercice de la citoyenneté dans les sphères d'action que sont les nôtres?
  • Notre action est-elle corporatiste ou fondée sur le bien commun? Comment le savons-nous?
  • Acceptons-nous l'idée d'échelle sociale? Quels compromis faisons-nous ou ne faisons-nous pas à ce sujet dans une société qui s'appuie sur cette échelle?
  • Croyez-vous qu'il est possible de renverser la hiérarchie des pouvoirs et d'instaurer une plus grande justice dans notre société grâce à l'exercice judicieux de la citoyenneté?

Le printemps, quand?

La chanson de Paul Piché commence par le couplet suivant :

Heureux d'un printemps

Qui m'chauffe la couenne

Triste d'avoir manqué

Encore un hiver

J'peux pas faire autrement

Ça m'fait d'la peine

On vit rien qu'au printemps

L'printemps dure pas longtemps

Elle se termine par celui-ci:

Faut qu'j'm'en retourne dans mon trou

Creuser ma peine

J'ai vu l'surintendant

J'peux rien t'dire en attendant

Le jour où ce sera nous

Qui ferons la fête

Imaginez l'printemps

Quand l'hiver sera vraiment blanc

II nous faut en effet poser le problème du printemps. Est-il possible de s'influencer suffisamment les uns les autres et, en même temps, d'influencer le système lui-même et d'en modifier les règles locales, nationales et internationales de façon à avoir un printemps pour tout le monde qui dure un peu plus longtemps? Est-il exact de penser qu'aussi longtemps que les « autres » seront là, rien ne changera vraiment et que le jour où « nous » serons là, ce sera la fête et l'hiver suivant sera meilleur?

Nous pourrions entrer dans des débats bien connus qui se posent avec encore plus d'acuité après les luttes où nous avons beaucoup investi sans obtenir de gains notables. Je pense, notamment, à la lutte qui a duré trois ans et que nous venons de mener pour la réforme de l'aide sociale et à la loi 186 qui fut passée en pleine nuit à la fin de la session parlementaire. Avons-nous exercé notre citoyenneté en vain, à coup de mémoires dans les commissions parlementaires, de démarches dans les forums officiels, de présence dans les sommets et de parlements de la rue et autres manifestations dans des lieux créés de toutes pièces, contrôlés par les gens eux-mêmes et situés en dehors des structures officielles de la citoyenneté?Nous serons-nous rapprochés du printemps?

Les uns diront que le processus lui-même et la « qualité d'être » acquise pendant le processus étaient suffisants. D'autres diront que le succès d'une lutte repose dans son résultat. Les uns diront que toute tentative de dialogue est un piège et qu'un dialogue entre un oppresseur et un opprimé est impossible. D'autres diront que c'est ainsi que les mentalités se transforment. Les uns analysent les succès et les échecs en mode binaire : oui ou non. D'autres sont plus nuancés.

Pendant ces trois dernières années, une tendance s'est confirmée. Le gouvernement fait davantage appel à la société civile (partenariat, concertation) qui est invitée à participer à la gestion des décisions, une gestion en partie relocalisée dans des structures locales. Cette tendance occupe les intervenant-e-s mais, comme il arrive trop souvent, elle laisse de côté les personnes qui vivent dans la pauvreté. Par ailleurs, les décisions importantes sont prises en suivant un système d'influence traditionnel, soit l'influence des marchés et l'influence de l'opinion publique qui a un mot à dire sur vos chances d'être réélu. Alors s'agit-il de penser globalement et d'agir localement ou de diviser pour régner?

Quand je révise l'histoire du lieu de la cité et de la composition de son « nous » , j'arrive à la conclusion que nous avançons lentement et que cette évolution est entrecoupée d'avancées rapides et de retraits décevants. Rien n'est jamais acquis, mais certaines choses s'acquièrent. La condition première pour exercer intelligemment notre citoyenneté serait d'accepter de faire partie d'une humanité en évolution qui tienne compte des limites de son époque tout en sachant que son pouvoir d'influence varie selon les conditions réunies à chacun des niveaux où nous nous plaçons. Il y a toujours au moins un lieu dans nos cités imbriquées où le potentiel de printemps est présent et où nous pouvons changer au moins une chose pour le mieux, si petite soit-elle. Et nous ne savons jamais si un changement à un niveau ne provoquera pas un changement à un autre niveau. Cela peut sembler futile mais la théorie du chaos nous enseigne que le frottement de l'aile d'un papillon à Bornéo finit par provoquer une tempête. Par ailleurs, tout en agissant pour le mieux là où le changement est possible, il faut contribuer à créer les conditions de changement souhaitables aux autres niveaux, quitte à user de patience historique.

Sur quels enjeux pourrions-nous faire un bout de chemin ensemble?

Après les bouts de chemins faits par les femmes, les travailleurs et les travailleuses au cours du dernier siècle, il m'apparaît que nous sommes prêts à aborder de front le problème de la pauvreté et des inégalités. Sur cette question, le local rencontre le global.

De la Marche des femmes contre la pauvreté au projet de loi sur l'élimination de la pauvreté, en passant par la clause d'appauvrissement zéro, nous avons réussi, au Québec, à intégrer certaines convictions structurantes aux actions citoyennes dérangeantes. Nous revenons à des principes de base fondés sur notre humanité commune tout en visant à corriger le pacte social et fiscal. Au lieu de dépendre uniquement de l'ordre du jour du gouvernement, nous devenons pro-actifs. Nous invitons un maximum de personnes, en particulier les personnes qui vivent la pauvreté et l'exclusion, à entreprendre des actions qui défendent ces principes. Les idées font leur chemin.

Pendant ce temps, les Nations unies proclamaient la première décennie pour l'élimination de la pauvreté. En 1997, le Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) portait très précisément sur l'élimination de la pauvreté dans le monde. Ce rapport identifiait six domaines d'actions prioritaires qui s'appuient beaucoup sur l'exercice accru de la citoyenneté :

  • Mettre en place des mesures axées sur les personnes qui donnent aux individus, aux ménages et aux communautés un meilleur accès aux ressources économiques, sociales, politiques, environnementales et personnelles.
  • Travailler à une plus grande égalité des chances entre les hommes et les femmes.
  • Mettre l'accent sur une croissance en faveur des pauvres.
  • Mieux maîtriser la mondialisation et promouvoir un marché plus équitable avec les pays pauvres.
  • Créer un environnement politique qui permette aux personnes et aux communautés pauvres d'être entendues au lieu d'être bâillonnées et opprimées.
  • Prendre des mesures spéciales pour empêcher les désastres économiques.

Devant la pression citoyenne, les gouvernements du monde, y compris les nôtres, pourront difficilement se défiler complètement parce qu'en 1995, ils ont signé des accords internationaux qu'ils doivent respecter, notamment, lors du Sommet mondial pour le développement social à Copenhague. En 1996, dans son rapport à la Commission des droits de l'homme des Nations unies, Landru Despouy insistait particulièrement sur la responsabilité qu'ont les gouvernements de voir à l'application des engagements qu'ils ont pris (paragraphe 217) : « II est indispensable que lemodèle de développement retenu au niveau intérieur repose sur une large assise, ait un caractère participatif et permettede répartir équitablement entre tous les membres de la collectivité les avantages offerts par le progrès. Autrement dit, il s'agit d'éviter les modèles de développement qui, en étant exclusivement fondés sur la réalisation d'objectifs macroéconomiques, aggravent la situation des secteurs les plus défavorisés, accentuent la pauvreté et contribuent à l'exclusion sociale. L'expérience le prouve, si le modèle choisi a un caractère élitiste et engendre la pauvreté et l'exclusion, les politiques sociales appliquées ultérieurement ne pourront jamais compenser les coûts de la détérioration du tissu social provoquée par ledit modèle. »

Alors, à défaut de changer le monde pour toujours et prenant acte des cycles du printemps, il pourrait valoir la peine d'entreprendre ce boulot sur la citoyenneté contre les inégalités en ayant pour objectif l'élimination de la pauvreté. Ce boulot devrait se faire au niveau local et global, tout en étant branché, réaliste, créatif et solidaire de sa planète et de son époque. Nous n'avons qu'à faire notre possible et à utiliser les moyens à notre disposition. Perd-on son temps en attendant pour agir d'avoir le contrôle sur la météo pour programmer le grand soir, la veille d'un beau temps idéal garanti pour toujours? On ne le perd jamais, en tout cas, en faisant en sorte que le beau temps appartienne à de plus en plus de monde et qu'il y ait des abris en quantité suffisante quand le temps se « morpionne » .

Et si, maintenant, nous faisions un résumé?

De cette réflexion sur les personnes agissant sur leur monde, il me reste cinq idées.

  • La cité, autrement dit, l'espace de citoyenneté de notre époque, est composée de plusieurs cités imbriquées, mouvantes et juxtaposées. Nous ne connaissons pas encore très bien la meilleure manière de répartir l'effort de citoyenneté « dedans » , mais nous savons que nous sommes loin d'en avoir fini avec la loi du plus fort et que toute cette mouvance implique une vigilance active.
  • En tant que partie prenante, nous devons nous positionner dans ces cités multiples et faire des choix existentiels auxquels il n'y a pas une réponse toute faite : en être ou ne pas en être?
  • Le statut de citoyen-ne a tendance à passer en dernier lieu, après celui de consommateur et de travailleur. Promouvoir l'exercice d'une citoyenneté active où le projet de société est pris en main en ayant comme objectif le bien commun contribue à maintenir la société basée sur le droit face aux forces du marché.
  • Notre société est encore très inégalitaire et a tendance à exclure les plus pauvres des lieux où les choses sont pensées, conçues, décidées et évaluées, ce qui tend à reproduire les inégalités et l'exclusion. Une société plus juste passe par l'exercice accru de la citoyenneté par les plus pauvres. Ceux et celles qui en sont persuadé-e-s doivent trouver les moyens de le faire. Les autres ne le feront pas.
  • L'utopie a des cycles. Ce n'est pas une raison pour s'en priver ou pour s'éteindre. Mais, c'est une bonne raison pour penser plus loin qu'une génération. Nous avons à voir, juger et agir en tenant compte de la réalité de notre époque, de nos solidarités avec l'espèce humaine et des rêves que nous faisons ensemble pour la suite du monde. La révolution permanente est réaliste et pro-active. Parce qu'elle reconnaît ses limites et celles de l'espèce humaine, elle a du contenu, de la forme, de la compassion et de la patience. Elle a aussi de l'audace, le sens du beau, le sens de soi, le sens de l'autre et le sens de l'humour. À la frontière du connu, il est impossible d'avancer si nous ne prenons pas de risques, même si ces risques sont calculés, et si nous ne mettons pas notre existence en jeu. C'est ici qu'intervient l'exercice de la conscience et de la liberté.

On ne franchit qu'en franchissant.

LES CONDITIONS DE FINANCEMENT ET LEUR IMPACT SUR L'ACTION DES GROUPES POPULAIRES ET COMMUNAUTAIRES

Yves Couturier

ACEF Estrie et Action Réseau Consommateur (ARC)

Comme administrateur d'un groupe de consommateurs et de consommatrices (ACEF Estrie) et d'une fédération de groupes de consommateurs et de consommatrices (ARC), j'ai souvent été placé, en matière de financement, devant des choix curieux, difficiles et paradoxaux. Ces groupes vivent dans une relative pauvreté alors que l'argent que nous pourrions aller chercher dans les industries et les commerces pourrait facilement les alimenter. De temps à autre, je ferai référence à cette situation paradoxale afin de mettre en évidence l'évolution et parfois l'involution des modes de financement et les conséquences potentielles de ces changements sur la mission des groupes d'éducation populaire autonome. Par la suite, je donnerai des pistes de réflexion qui serviront à baliser, en matière de financement, les décisions des administrateurs et administratrices de ces groupes. Enfin, je conclurai par une réflexion sur la place de l'argent dans la vie de nos groupes.

Évolution, involution et dévolution des modes de financement

Nous constatons tous et toutes que, dans de nombreux secteurs d'activités, l'État recule : il s'agit du fameux désengagement, une réponse étatique aux pressions des chantres du néolibéralisme. Mais si nous regardons plus attentivement, nous nous rendons compte que l'État ne fait pas que reculer mais qu'au contraire, dans nombre de secteurs, il va de l'avant.

Prenons l'exemple du domaine qui m'est le plus familier, soit celui du secteur de la consommation. D'une part, nous remarquons, dans ce secteur, une très forte volonté d'allégement réglementaire, un euphémisme qui se traduit par« casser des protections légales qui, il y a quelques années, étaient jugées essentielles » . Cette déréglementation se permet même de proposer de fermer les bureaux régionaux de l'Office de protection du consommateur et de cesser de subventionner les ACEF. D'autre part, à l'invitation explicite de ce même État, nous pouvons trouver du financement relativement facilement pour des études de marché qui, au bout du compte, finiront par transformer nos groupes en autant de ressources disponibles aux différents acteurs sociaux tels les ministères et les entreprises privées. Vous voyez, ici, poindre les conflits d'intérêts possibles et les transformations éventuelles de la mission de nos organismes.

Cette « évolution » se produit sous l'impulsion de deux grandes transformations dans le domaine social. Je vais tenter de les décrire brièvement en faisant ressortir les conséquences de ces transformations sur l'action de nos groupes.

L'avancée de la rationalité instrumentale

La rationalité instrumentale est une conception du monde qui met l'accent sur le pondérable, sur l'objectivité, sur l'efficacité et, en bref, sur l'aspect comptable des choses. Alors que l'État délaisse en partie ce que le sociologue français Pierre Bourdieu considère comme des « acquis d'humanité » (politiques sociales, assurances collectives, éducation et santé), ce même État exerce de plus en plus de contrôle sur les groupes populaires et communautaires dits autonomes, en multipliant, notamment, les contrôles bureaucratiques. En d'autres mots, il y a un recul politique mais une avancée bureaucratique. Je ne tenterai pas de démontrer ce postulat, votre expérience concrète suffira sans doute à vous en convaincre. Qu'il suffise pour l'instant d'évoquer deux pistes d'explication de ce double mouvement de l'État. La rationalité instrumentale serait le fondement du prétendu rationalisme de l'homo eoconomicus, donc du néolibéralisme. Le néolibéralisme serait efficace parce qu'il permet aux acteurs concernés de faire des choix rationnels et que le marché reconnaît que ces choix sont les meilleurs. D'autres s'en prennent plutôt au pouvoir technocratique en tant que force autonome. Sous cet aspect, l'État ne serait pas capable de se désengager. Je vous laisse faire la part des choses.

Dans notre milieu, cette avancée de la pensée instrumentale s'exprime surtout par des exigences de plus en plus élevées en ce qui concerne l'évaluation de nos projets. Pour obtenir une subvention, il faut mesurer et démontrer l'efficacité de nos pratiques. Cette démonstration se fait, sans plus de débats, en fonction de critères et de grilles d'évaluation, exigées, par exemple, par les technocrates de la Régie régionale. Cette imposition, car il s'agit bien d'imposer des instruments de mesure, modifie peu à peu nos pratiques quotidiennes. Nous assistons alors à la mise en place de nouvelles pratiques telles que la gestion de dossiers, les rapports statistiques mensuels, la comptabilité des usagers, les recherches évaluatives universitaires, les plans stratégiques, l'embauche de firmes spécialisées en gestion de projet, etc.

Il n'est évidemment pas question ici de rejeter toute forme d'évaluation, bien au contraire. Mais il importe de comprendre qu'il existe différentes modalités d'évaluation qui ont chacune leur fondement théorique. Et ces fondements peuvent provoquer de grandes tensions avec les fondements axiologiques de nos actions. Ainsi, l'évaluation démocratique, soit la mesure politique de l'efficacité de l'action du groupe, peut heurter de front une évaluation quantitative en démontrant que, par exemple, cette année, notre groupe a décroché le téléphone 7,5 % moins souvent que le groupe voisin.

L'exemple est certes caricatural, mais il démontre bien que la rationalité instrumentale est insidieuse; elle modifie nos pratiques de façon lente, mais efficace. La professionnalisation des employés du groupe est un indice de ce changement. L'embauche d'une psycho éducatrice, d'un avocat, voir d'un économiste désoeuvré plutôt que d'une militante formée de longue date par l'organisation est un bon exemple de cette évolution.

L'imposition d'instruments de mesure influence donc nos pratiques concrètes d'action sociale. Cette influence se manifeste dans la façon de tenir les dossiers, dans les politiques d'embauche, dans le recentrage sur les « clientèles cibles » , voire dans l'adaptation de nos missions aux exigences du marché communautaire. Nous pouvons en constater les effets à l'intérieur des groupes et du « mouvement » dans son ensemble. L'effet le plus visible est la mise en compétition des groupes. En effet, nous les voyons souvent arriver avec leur étude de marché sous le bras afin de démontrer, de façon rationnelle, l'efficacité de leur action. À certaines assemblées de la Régie régionale, nous avons déjà vu trois ou quatre groupes, une recherche universitaire sous le bras, tenter d'obtenir une meilleure« reconnaissance » que leurs concurrents en démontrant leur plus grande efficacité. C'est ce que nous appelons un marché. Le passage de la logique de « mouvement » à la logique de « marché » aura des conséquences qu'il est impossible de prévoir actuellement dans toute leur ampleur.

Le renforcement de la perspective « communautarienne »

Comme seconde transformation sociale, nous considérons le renforcement de la perspective « communautarienne » .Les « communautariens » représentent une tendance de l'idéologie néolibérale jouissant d'une forte audience auprès des gouvernements néo libéraux centristes. À titre d'exemple, nous pouvons citer les noms des sociologues Etzioni etPutnam qui sont les conseillers de M. Clinton et de M. Blair. Ce courant affirme qu'il faut éviter les règles à portée universelle promulguées par l'État et privilégier les contrats négociés de bonne foi entre les membres d'une même communauté. D'une part, nous avons la légitimité de la démocratie et du bien public et, d'autre part, la légitimité de la liberté de transiger et de l'intérêt privé, à la base même de l'intérêt commun. Illich et Alinsky, deux des penseurs du mouvement communautaire, ont grandement contribué au développement et à la diffusion de cette pensée.

Dans cette perspective, il y a donc développement du « contractualisme » en tant que principe de gestion du social. Ce principe se substitue aux principes démocratiques et républicains qui, normalement, sous-tendent la promulgation des lois.

En terme de financement, il y a sous-financement étatique et développement du potentiel de financement privé. Soyez sans crainte. Même si les firmes McDonald et Burger King financent nos écoles, elles ne financent pas encore l'ACEF Estrie. La réalité du débat est beaucoup plus complexe. Quand il s'agit d'un montant d'argent provenant d'une coopérative d'habitation, tout est clair. Mais, quand il s'agit des Caisses populaires, c'est un peu moins clair. Qu'en serait-il si Agropyrum, une grande coopérative québécoise, nous subventionnait pour faire une étude sur le marché des yogourts? Et si l'Association des distributeurs alimentaires, un OSBL, nous demandait d'effectuer une étude sur la fraîcheur des légumes au Québec en nous donnant toutes les garanties d'autonomie possibles?

Comme vous pouvez le constater, rien n'est simple en matière de financement. Bien sûr, il existe probablement un groupe de soutien pour les joueurs compulsifs, subventionné par le SACA et l'argent des casinos. La légitimité du financement est fondée sur l'entente, de gré à gré, entre deux parties civiles. Dans cette perspective, le groupe qui refusera l'argent des casinos ou de l'Association des détaillants de hamburgers n'aura qu'à vendre des macarons. Ce sera son choix et il devra en assumer les conséquences. Nous quittons irrémédiablement la logique universaliste où le financement est un droit pour la logique des forces du marché.

Le « localise » , qui recentre les lieux de pouvoirs sur la communauté, est le second facteur d'évolution des modalités de financement. Le « localisme » , revendiqué depuis longtemps par les « communautariens » et de nombreux groupes communautaires, implique une gestion différenciée des ressources selon les rapports de forces qui s'établissent dans chacune des communautés. Il existe des recherches qui démontrent que le rapport à la douleur dans un village minier du nord du Québec diffère de celui que nous retrouvons dans les rues de Westmount. D'une façon caricaturale, nous pouvons dire que, si ces recherches, qui, par ailleurs, sont de grande qualité, étaient utilisées dans une perspective « localiste » , elles pourraient légitimer la réduction des services d'anesthésie dans les villages miniers, puisque leurs habitants et habitantes sont plus tolérants à la douleur.

Le financement sera donc conditionnel aux rapports de forces que le groupe pourra établir et aux alliances qu'il pourra bâtir, à la table de concertation, avec l'épicier, le directeur de CRD et le représentant de la CIDAC. La compétence

NOS PRATIQUES

Dans la conjoncture actuelle, nos pratiques d'éducation populaire autonome semblent s'égarer ou, du moins, s'empêtrer dans les dédales du désengagement de l'État. Il arrive trop souvent que les groupes d'éducation populaire et d'action communautaire autonome restent confinés aux services individualisés de première ligne, n'ayant pas le temps de conscientiser les gens, de les amener à se prendre en main et de mener des actions collectives ayant pour but la transformation sociale. Quels sont donc les moyens à prendre afin de ramener nos interventions de l'individuel vers le collectif? Faut-il se recentrer sur notre mission?

De plus, quand nous parlons d'actions collectives, nous devons nécessairement parler de mobilisation. Or, il s'agit là d'une problématique à laquelle notre mouvement est confronté depuis au moins une décade. Comment devons-nous nous y prendre pour mobiliser nos membres? Existe-t-il des moyens d'action alternatifs?

Enfin, l'arrivée en masse des nouvelles technologies dans nos groupes est venue remodeler l'implication de nos membres dans la vie associative. Qu'en est-il exactement?

DE L'INDIVIDUEL AU COLLECTIF...

Liane Flotte

Union des travailleurs et travailleuses accidenté-e-s de Montréal (UTTAM).

I. Introduction

Le passage de l'individuel au collectif est indubitablement un des plus grands défis qu'ont à relever les groupes d'éducation populaire autonome. Bien que ce passage n'ait jamais été automatique et qu'il ait toujours commandé une bonne somme de boulot, il est peut-être, depuis quelques années, plus exigeant. Il n'en est pas pour autant moins possible, ni moins nécessaire. J'estime conséquemment que nous devons nous questionner sur les obstacles qui se dressent sur son passage et sur les moyens nous permettant de le réaliser. Un tel questionnement devrait nous amener à mieux concevoir, à mieux réaliser et à mieux évaluer notre travail d'éducation populaire autonome et le rôle qu'il peut jouer dans les transformations de la société québécoise...

II. Les obstacles au passage de l'individuel au collectif...

Comme c'est souvent le cas pour les tâches importantes, le passage de l'individuel au collectif se heurte à certains obstacles. Ils ne s'agit toutefois pas d'obstacles insurmontables et en ce sens, ils ne devraient pas nous décourager de poursuivre notre travail...

A. Le climat ambiant : le syndrome assis ou debout?

La lutte collective n'a pas la cote actuellement. En effet, l'air n'est plus, nous dit-on, à la confrontation. Nous serions en effet, entré-e-s dans l'ère de la concertation, de la participation et du partenariat. Ainsi, ceux et celles qui refusent devoir tous les intérêts se fondre et se confondre sont dépeint-e-s comme des dinosaures qui refusent de comprendre que les temps ont changé. Il serait plus facile d'admettre une telle chose si les conditions de vie et de travail des membres de nos organisations s'amélioraient... Ce n'est malheureusement pas le cas !

Ceux et celles qui estiment encore et toujours que la lutte collective est nécessaire aux changements sociaux, économiques et politiques que nous souhaitons sont présenté-e-s comme des « belliqueux » . Ce n'est pourtant pas nous qui avons déclaré la guerre aux classes ouvrière et populaire et particulièrement aux femmes qui en font partie, ni nous qui appauvrissons toujours davantage la population, ni nous encore qui condamnons des milliers de femmes, d'hommes et d'enfants à vivre dans des conditions devenues intenables. Non, ce n'est pas nous qui avons déclaré la guerre... Nous ne sommes pas des « belliqueux ». Peut-être même ne le sommes-nous pas assez... Mais il ne faudrait quand même pas ajouter l'insulte à l'injure et nous demander de nous entendre et de dégager des consensus avec ceux qui détruisent nos vies et la vie des gens dont nous nous devons (dans le sens de se devoir à soi-même) d'être solidaires.

D'ailleurs, il est intéressant de noter que les tenant-e-s de la nouvelle approche ne nous expliquent pas souvent en quoi cette dernière a empêché la détérioration des conditions de vie et de travail de la vaste majorité de la population et, notamment, les attaques au Code du travail, l'effritement du régime de santé-sécurité, les attaques aux lois environnementales, à l'assurance-chômage (je sais qu'il faut dire assurance-emploi mais je suis une obstinée), à l'aide sociale, à la santé, à l'éducation et j'en passe...

Il m'apparaît juste d'évaluer les stratégies et les tactiques à la lumière des résultats qu'elles obtiennent et des conséquences qu'elles entraînent. Et à la lumière des résultats obtenus par la concertation, la participation et le partenariat, il m'apparaît que ces approches ne sont pas les planches de salut qu'on nous promettait et que certain-e-s nous promettent encore.

D'autres diront qu'il faut adopter ces stratégies par dépit parce que les gens ne veulent plus se battre. Je ne partage pas leur point de vue. Mais même si c'était vrai, ne serait-il pas temps de quitter toutes les tables où nous sommes pour nous consacrer à une tâche qui serait devenue primordiale, celle de redonner à nos membres la conscience de leurs intérêts et la volonté de les défendre?

Il est d'ailleurs questionnant de voir certains groupes d'éducation populaire autonome, autrefois si critiques face à l'approche de concertation qui avait fait son apparition dans le mouvement syndical à la toute fin des années 70, adopter aujourd'hui cette même approche. Cela est évidement d'autant plus curieux que l'on connaît les ressources limitées de nos groupes. Dans un contexte où nous ne pouvons pas tout faire, il me semble que nous devrions nous interroger plus rigoureusement sur nos priorités.

Bien sûr, il est vrai que la lutte collective n'obtient pas toujours les résultats voulus. En effet, dans la conjoncture actuelle où le rapport de forces n'est pas en notre faveur (en partie parce que nous avons beaucoup de difficulté à faire l'unité qui favoriserait qu'il le soit davantage), la lutte collective n'empêche pas tous les reculs. J'estime toute fois qu'en ces temps plus difficiles, elle a, au moins, l'avantage d'être porteuse de plus de clarté que de confusion. Elle a aussi le mérite de mettre en lumière notre conscience de nos intérêts et de préserver notre dignité.

Évidemment, même convaincues de la nécessité de la lutte collective, plusieurs personnes, sinon toutes, voient bien que le climat ambiant a des effets sur notre capacité à passer de l'individuel au collectif. C'est la raison pour laquelle une partie des énergies de nos organisations doit être consacrée à la transformation de ce climat dans des lieux où nous nous retrouvons entre véritables alliés et où nous pouvons nous organiser sur la base de nos intérêts propres, plus aisément conciliables.

B. Des bailleurs de fonds et des fonds qui bâillonnent...

Nos bailleurs de fonds, surtout quand il s'agit de bailleurs de fonds gouvernementaux, n'ont évidemment pas intérêt à ce que nos groupes deviennent des lieux de rassemblement et d'organisation de la résistance politique et sociale. Ils tirent néanmoins certains avantages de notre existence surtout s'ils peuvent influencer directement ou indirectement l'action de nos groupes que l'on veut autonomes. Notre réponse aux volontés des bailleurs de fonds n'est pas toujours celle à laquelle on pourrait s'attendre... On peut donc, à l'occasion, se retrouver aux prises avec des fonds qui bâillonnent...

1. La reconnaissance ou la récupération?

Il semble bien que l'État vienne de découvrir les organismes d'éducation populaire autonome et d'action communautaire autonome, qu'il se plaît à appeler des groupes communautaires. Certaines personnes pourraient être tentées de voir, dans cette découverte, une reconnaissance demandée depuis longtemps par notre mouvement. Je serais plutôt tentée d'y voir, principalement, une tentative de récupération. Certain-e-s pourraient penser que je suis paranoïaque, je ne le pense pas... Combien de groupes financés par le ministère de la Santé et des Services sociaux, le ministère où la supposée reconnaissance a fait son entrée en premier, constatent aujourd'hui qu'ils sont appelés à devenir les déversoirs de l'État, qu'ils sont appelés à remplacer les services que l'État devrait offrir à la population?

Face à un tel constat, il faut rester sur nos gardes. En effet, à quoi servirait-il que notre mouvement soit reconnu si c'est pour être récupéré par l'État? Nous voulons être reconnus pour ce que nous sommes. Notre volonté d'être reconnus peut, si elle n'est pas bien enracinée dans ce que nous sommes, nous jouer de mauvais tours...

2. Des fonds qui assurent notre survie ou notre détournement?

Il ne faut pas négliger le fait que plusieurs de nos groupes sont dans une situation où leur financement est tout juste suffisant pour éviter leur disparition. Ainsi, combien d'organismes, par souci de survie, acceptent des fonds en échange desquels ils doivent faire réaliser des mandats qu'ils ne se seraient pas donnés eux-mêmes? Nous pouvons, dans ces cas, nous demander à quoi il sert d'accepter des fonds qui nous forcent à faire des choses que nous n'avions pas choisi de faire et qui nous empêchent de faire celles que nous avions pourtant choisi de faire.

Évidemment, dans un contexte de démantèlement social, la tendance des bailleurs de fonds gouvernementaux est à la prestation de services individuels. Ils ont en effet besoin d'organismes susceptibles de « réparer » leurs pots cassés...Ceci peut, bien sûr, présenter un risque, soit celui que nous soyons détournés de notre mandat d'action collective. Il faut donc nous assurer de faire des choix conformes à nos perspectives quant aux services offerts dans nos groupes et surtout quant à la manière de les offrir.

C.Notre inégal niveau de cohérence : être contradictoirement contre...

Les pressions dont nos groupes sont l'objet ne sont pas sans effet sur notre capacité d'avoir une pratique qui soit cohérente avec nos principes que nous estimons pourtant justes. Cela se traduit de différentes façons, mais je m'attarderai ici à deux éléments qui m'apparaissent être parmi les plus importants ou les plus révélateurs des difficultés que nous éprouvons comme mouvement...

1. Le discours technocratique : parler pour être compris ou pervertis?

S'il est vrai que nos groupes sont souvent confrontés à des fonds qui bâillonnent, il leur arrive également de se bâillonner eux-mêmes. J'en prends pour preuve le discours technocratique qui fait pernicieusement son entrée dans nos rangs.

Quand je constate que dans nos groupes on commence à parler de clientèles, je m'inquiète. Je m'inquiète parce qu'il est plus difficile de passer de l'individuel au collectif avec des clients et des clientes qu'avec des membres, des travailleurs et travailleuses, des citoyens et des citoyennes, des sans-emploi...

Quand j'entends certaines personnes parler de populations à risque, j'ai des frissons. J'ai des frissons parce que cela mène insidieusement à agir sur les gens individuellement plutôt que sur les risques que présentent leurs communes conditions de vie et de travail, et parce que cela peut révéler une ouverture à participer au contrôle social des personnes dites « à risque »...

De nombreux autres exemples pourraient ici être exposés mais nous les connaissons tous et toutes. De plus, l'objet de mon texte n'est pas de vous faire part des nombreuses réactions que provoque chez moi le discours technocratique...

Certaines personnes diront que ce ne sont là que des détails, que ce ne sont que des mots, qu'il est souvent plus efficace de parler le langage des technocrates quand on veut être compris d'eux. Je ne partage pas leur point de vue. Je ne vois pas en quoi le fait de se perdre peut augmenter nos chances d'être compris. À mon sens, cela augmente plutôt les probabilités qu'on soit mal compris et qu'on opère de malheureux glissements idéologiques.

Je soutiens que les mots ont leur importance, que c'est à travers eux que s'expriment notre conception des gens avec qui on travaille et notre conception du monde qu'on veut changer. J'estime donc qu'il faut garder précieusement, quitte à devoir prendre le temps de les expliquer encore et encore, les mots qui sont les nôtres et qui sont les plus proches de notre action, les plus proches de l'éducation populaire autonome. Une action autonome suppose un langage qui lui soit propre, un langage autonome, un langage qui ne se laisse pas dénaturer...

2. Les programmes d'employabilité : survivre en gérant des pauvres?

Notre rapport aux fonds n'est pas toujours des plus limpides. Et c'est sûrement dans le domaine des programmes d'employabilité que nos contradictions sont les plus criantes. En effet, ces programmes ont déjà donné lieu à des débats houleux dans notre mouvement. Bien que les groupes dans leur ensemble soient habituellement d'accord pour contester ces programmes, plusieurs ne font pas le choix conséquent de refuser de s'en servir.

Les groupes auront à nouveau à se positionner sur ces mêmes programmes maintenant que la ministre Louise Harel a réussi à faire adopter sa contre-réforme de l'aide sociale. Il m'apparaît que notre mouvement ne doit pas laisser ses volontés de survie l'amener à contribuer à l'organisation ou à la justification d'un régime s'apparentant au« workfare » . J'estime que nous devons refuser de « gérer » des pauvres, des pauvres maintenant conscrits. Dans le nouveau contexte, l'adoption de codes d'éthique relatifs à l'utilisation de ces programmes ne réussirait pas à les rendre acceptables et elle témoignerait plus de notre rétorsion que de notre développement éthique. Je considère que notre mouvement doit, aujourd'hui plus que jamais, refuser catégoriquement de contribuer à l'atteinte des objectifs économiques gouvernementaux en matière d'aide sociale... Nous devons nous rappeler que nous existons d'abord et avant tout pour regrouper et mobiliser les pauvres et non pour les « gérer »... C'est du moins la cohérence que je nous souhaite !

III. Les moyens nous permettant de passer de l'individuel au collectif

S'il faut faire preuve d'une résistance certaine face aux obstacles qui se dressent devant le passage de l'individuel au collectif, cette seule résistance ne suffit aucunement. En effet, en plus d'une bonne dose de résistance, il nous faut toujours nous rappeler pourquoi on fait le choix de l'action collective, savoir contenir la place qu'occupent les services individuels dans nos groupes, et surtout organiser les services que nous offrons de façon à ce qu'ils servent la lutte collective plutôt qu'ils ne l'empêchent.

Dans la présente partie, je ferai part de l'expérience de l'UTTAM, groupe où je travaille actuellement. J'espère que l'expérience relatée ici saura jeter un éclairage plus pratique à mes propos et qu'avec certaines adaptations, elle pourra être d'une quelconque utilité dans l'amélioration de certaines pratiques propres à notre mouvement.

A. Se rappeler pourquoi on veut passer de l'individuel au collectif ...

Si les groupes d'éducation populaire autonome prônent le passage de l'individuel au collectif, ce n'est pas par pure fantaisie, ni par pur hasard. La volonté de passer de l'individuel au collectif repose, bien sûr, sur certaines convictions. Les principales convictions qui sont le fondement de notre volonté m'apparaissent être les suivantes :

  • Les injustices subies par les classes ouvrière et populaire sont systémiques en ce qu'elles sont engendrées par notre système économique, politique et social.
  • Les droits qu'on nous concède actuellement ne sont pas suffisants et leur respect, qui représenterait tout de même une nette amélioration sur la situation actuelle, ne serait pas synonyme de justice.
  • Les exploiteurs en veulent très rarement à leurs victimes personnellement et leurs actions sont plutôt motivées parleurs intérêts.
  • Nous ne viendrons pas à bout des injustices en nous attardant aux personnes qui en sont victimes une à une.
  • Des victimes épuisées peuvent, collectivement, devenir des militants et des militantes infatigables si elles sont placées dans des conditions propices.

Ces convictions m'apparaissent justes. J'estime que c'est à leur lumière que les groupes d'éducation populaire autonome peuvent le mieux évaluer et améliorer leur action. Je pense, de plus, que ces convictions devraient être largement partagées et que leur lecture ne devrait pas engendrer de grands débats de fond. Là où les choses se corsent, c'est quand nous les confrontons à notre pratique. En effet, il est si simple de perdre de vue les fondements de notre action. Et s'il est vrai que des convictions qui ne mènent pas à l'action ont peu de valeur, une action qui ne repose pas sur des convictions claires n'en a certainement pas plus...

Dans nos groupes, il nous faut donc nous assurer de nous rappeler régulièrement ces convictions. Et il importe que tous et toutes, dans nos organismes, les connaissent, particulièrement les membres de nos conseils d'administration et les travailleurs et travailleuses. Cela suppose qu'on trouve des moyens par lesquels on peut véritablement se les approprier. Bien sûr, cela prend du temps... Mais le temps qu'on prend pour partir sur de bonnes bases a habituellement la qualité de nous en épargner quand on est dans le feu de l'action.

À l'UTTAM, après chaque élection au conseil d'administration, nous tenons une rencontre où nous discutons de deux outils d'appropriation de l'éducation populaire et de la place prioritaire que doivent occuper l'éducation, la conscientisation et la mobilisation dans notre organisme. Ce débat d'une durée d'environ 2 heures, ponctué de situations concrètes auxquelles l'UTTAM a été confrontée, nous permet de nous assurer que tous et toutes, au conseil d'administration et à l'équipe de travail, partageront les mêmes orientations fondamentales au cours du mandat.

Les membres du conseil d'administration et de l'équipe de travail, même ceux et celles qui n'en sont pas à leur premier débat sur ces outils, y trouvent généralement quelque chose de stimulant : s'il s'agit de leur premier contact avec ces outils, une compréhension plus solide du mandat de l'UTTAM ou, s'il s'agit d'outils déjà débattus, un approfondissement de leur réflexion.

Une telle discussion nous apparaît incontournable. En effet, il faut plus qu'énoncer les convictions sur lesquelles repose notre action, il faut les avoir à l'esprit et savoir comment elles doivent être traduites dans chacune de nos prises de décisions.

B. Offrir des services individuels sans desservir la cause collective...

C'est souvent grâce aux services offerts par nos groupes que les gens entrent en contact avec ceux-ci. Le service a quelque chose de fort intéressant en ce qu'il répond à un besoin immédiat des membres du groupe. Il n'y a, bien sûr, rien de honteux au fait d'offrir des services si ces derniers sont conçus et utilisés comme des moyens nous permettant de regrouper des gens, des moyens de conscientisation et des moyens nous permettant de passer de l'individuel au collectif. Mais si le fait d'offrir des services n'est pas en soi contradictoire avec l'éducation populaire autonome, la façon dont on es offre, elle, peut le devenir. Et il faut bien admettre que les services sont porteurs de plusieurs pièges.

En effet, avec la détérioration des conditions de vie et de travail de la population, l'effritement des programmes sociaux, les attaques que subissent les législations du travail et le peu de ressources dont disposent généralement nos groupes, les services peuvent facilement, si on n'est pas à l'affût de leurs effets pervers, prendre le dessus sur le mandat du groupe.

Une telle situation présente des difficultés tant pour nos organisations que pour les membres de leur équipe de travail qui sont souvent les personnes appelées à dispenser les services individuels.

1. Éviter les pièges que présentent les services individuels pour nos organisations

II faut, en tant qu'organisation, déterminer la place que peuvent prendre les services individuels dans nos activités. En effet, si un groupe offrant des services individuels ne prend pas la peine de bien circonscrire la place du service en son sein, il risque fort de se retrouver confronté à des situations déchirantes qui sont susceptibles de compromettre le passage de l'individuel au collectif. Nous devons donc être conscientes et conscients des effets pervers que peut avoir le service dans nos groupes, demeurer lucides face à ceux-ci et être en mesure de contenir le service dans des limites où il peut effectivement être un outil de conscientisation et de mobilisation. Cette démarche est souvent difficile dans les groupes et suppose un processus exigeant qui peut présenter des difficultés importantes dans notre type d'organisations. Heureusement, c'est dans des débats comme ceux-là que l'éducation populaire autonome prend tout son sens...

a. Maintenir la perspective politique de notre travail

On sait que la prestation de services individuels a tendance à prendre beaucoup de place dans nos organisations. D'ailleurs, dans la conjoncture actuelle et compte tenu du peu de ressources dont disposent nos groupes pour répondre aux nombreuses demandes qui sont formulées par les gens qui les contactent, les services individuels pourraient très facilement prendre toute la place.

Il serait toutefois malhonnête de continuer de prétendre que les services sont un moyen par lequel les gens peuvent entrer dans nos groupes afin de se joindre à d'autres dans une lutte commune, si la place occupée par les services faisait en sorte que la lutte commune ne se mène plus faute de temps et d'énergie.

En ce sens, quand la place qu'occupent les services individuels dans nos groupes devient à ce point importante qu'elle ne permet plus que la lutte collective se mène, c'est habituellement un indice qui doit nous amener à prendre un temps d'arrêt et à réajuster notre fonctionnement de façon à ne pas compromettre l'objectif fondamental de nos organisations.

b. Garder le contrôle sur nos priorités et échéancier de travail

Un autre piège qui guette tout particulièrement les groupes qui offrent des services de représentation devant les divers tribunaux administratifs et les groupes qui offrent des services similaires, est celui de la perte de contrôle sur leurs priorités et échéancier de travail. En effet, dans de tels organismes, les gens qui offrent les services de représentation se trouvent constamment sollicités à l'extérieur à des moments que l'organisme n'a pas choisis. Il devient conséquemment très difficile de planifier le travail de l'organisme.

À titre d'exemple, lorsqu'une association de victimes d'accidents et de maladies du travail offre des services de représentation devant le tribunal administratif qu'est la Commission des lésions professionnelles (CLP), les personnes responsables de la prestation des services doivent se présenter au tribunal quand ce dernier les convoque. Évidemment, devant ce tribunal, il est possible d'obtenir une remise d'audience. Mais la préparation d'une activité de conscientisation, la production d'un bulletin d'information ou la tenue d'un rassemblement ou d'une manifestation, on s'en doute, ne font pas partie des motifs en vertu desquels une remise est accordée. Il ne faut pas non plus négliger les effets négatifs qu'une remise peut avoir sur la personne représentée, par exemple le fait d'avoir à attendre 4 mois de plus pour obtenir des prestations auxquelles elle a droit. Ceci rend les choix encore plus difficiles.

Ainsi, les groupes qui offrent des services de représentation ou d'autres services comportant des contraintes similaires à celles identifiées pour les services de représentation, peuvent facilement se retrouver dans une situation où la planification de leur travail devient infernale, voire quasi impossible, puisqu'une part significative de ce travail doit être réalisée à des moments déterminés par d'autres...

Évidemment, le passage de l'individuel au collectif peut s'avérer plus difficile quand nos plans de travail visant à l'opérer sont sans cesse modifiés par des éléments qui nous sont extérieurs. Nous devons donc nous assurer que les services individuels qui sont offerts dans nos groupes nous permettent quand même de contrôler notre travail et nos échéanciers.

Toutefois, même quand nous offrons des services qui ne nous imposent pas d'être à l'extérieur, le fait de les offrir peut être assez désorganisant sur le plan interne si les différent-e-s membres de l'équipe n'ont pas la préoccupation de coordonner leur travail. En effet, il devient assez difficile de travailler à la vie d'équipe et à la vie associative du groupe si personne n'est libre en même temps parce que personne ne se concentre sur le même type de tâche en même temps.Il m'apparaît donc important que les services individuels soient aussi concentrés dans le temps de façon à libérer du temps pour les autres tâches.

c. Une expérience parmi d'autres

Après avoir offert des services de représentation devant les tribunaux administratifs pendant près de 15 ans, I'UTTAM s'est retrouvée confrontée à la situation suivante : les membres de l'équipe n'avaient plus de contrôle sur leur agenda en ce que celui-ci était principalement déterminé par les convocations des tribunaux, la planification de notre travail en était fortement affectée, nos mandats d'éducation et de mobilisation, bien que nous les estimions toujours aussi importants, ne recevaient plus la quantité d'énergie nécessaire à l'atteinte de résultats satisfaisants, le travail réalisé avec les victimes d'accidents et de maladies du travail était l'objet d'un certain délaissement faute de temps... Bref, nous réalisions que si rien n'était fait, c'était notre mandat de défense collective des droits qui était menacé...

Bien sûr, tout ça se passait sans que quiconque ne remette en question les orientations du groupe ni son mandat. Nous n'avions pas la volonté de transformer le groupe. Il se transformait néanmoins sous nos yeux qui étaient, fort heureusement, encore attentifs...

Les membres de notre conseil d'administration ont reçu le mandat de l'assemblée générale de se pencher sur la question des services offerts par I'UTTAM et de revenir avec des propositions à l'assemblée générale de l'année suivante. Il fallait donc s'assurer que ce mandat soit dans les faits réalisé et qu'il ne soit pas sacrifié aux services qu'il visait justement à contenir.

Nous avons mis sur pied un comité de travail dont le mandat était d'accompagner les membres du conseil d'administration dans leur réflexion et de leur soumettre des recommandations. Ce processus a duré un an. Ce fut une année fort riche en enseignements pour les membres du conseil d'administration et pour les membres de l'équipe de travail.

En effet, les victimes d'accidents et de maladies du travail membres de notre conseil d'administration ont eu à confronter leur intérêt individuel, qui était bien sûr de recevoir gratuitement des services de représentation, à l'intérêt général des victimes d'accidents et de maladies du travail, qui était avant tout d'obtenir, par une action collective qui prend du temps et des énergies, des modifications au régime d'indemnisation qui est à l'origine des problèmes qu'elles rencontrent.

Les membres de l'équipe de travail, pour leur part, ont eu à prendre un recul face à leurs tâches et à examiner comment celles-ci pouvaient le mieux permettre la réalisation des mandats fondamentaux du groupe.

Après un an d'entrevues, de rédaction de documents, de débats et de formulation de recommandations pour l'assemblée générale, les membres de l'UTTAM décidaient que notre groupe ne devait plus offrir de services de représentation, sauf dans des cas exceptionnels devant être soumis au conseil d'administration. Il était toutefois convenu que l'UTTAM devait continuer d'offrir des services de première ligne visant à informer les travailleurs et travailleuses sur leurs droits et à les accompagner dans leurs démarches auprès de la CSST ou des tribunaux administratifs en se donnant des moyens concrets pour atteindre une plus grande prise en charge individuelle de leur part.

L'UTTAM est particulièrement satisfaite de cette démarche effectuée à la fin des années 80 qui a forcé un travail de réflexion sur la place que les services individuels occupaient dans notre organisation. Elle nous a permis de développer des réflexes de travail fort utiles et qui nous sont restés...

En effet, le régime d'indemnisation a connu une nouvelle réforme de sa structure d'appel en avril 1998 qui entraîne des conséquences sur notre travail. Tout de suite, l'assemblée générale a donné le mandat au conseil d'administration de mettre sur pied un comité ad hoc pour faire l'analyse des effets de cette réforme sur les services individuels offerts par I'UTTAM et pour identifier les moyens à mettre en place pour que I'UTTAM puisse continuer d'offrir des services de première ligne sans être submergée par ceux-ci.

On voit donc qu'une démarche rigoureuse sur la place qu'occupent les services individuels dans les groupes d'éducation populaire autonome peut s'avérer fort bénéfique et qu'elle est un moment précieux d'éducation sur les intérêts particuliers de nos membres et l'intérêt général de la collectivité qu'ils et elles forment.

Finalement, à I'UTTAM, nous avons adopté des mécanismes qui permettent une vie associative et une vie d'équipe plus intéressantes. Nous avons convenu que l'essentiel du travail sur le plan des services individuels doit être réalisé au cours des deux premières semaines de chaque mois. Une telle façon de faire, bien qu'elle présente certaines contraintes, permet que l'ensemble des membres de l'équipe soient disponibles pour travailler sur les autres mandats du groupe (rencontres d'information et des différents comités, rencontres du conseil d'administration et de l'équipe, travail en coalition, mobilisations, etc.).

2. Éviter les pièges que présentent les services individuels pour nos équipes de travail

Les services individuels ont quelque chose de stimulant pour les gens qui sont appelés à les offrir, et c'est très bien. Mais si l'éducation populaire autonome nous amène à développer notre sens critique face au monde qui nous entoure, elle doit aussi nous amener à être critiques face à nos propres attitudes et réactions en tant que travailleur ou travailleuse dans un groupe d'éducation populaire autonome... Loin de moi l'idée de faire de la psychologie, mais les individus sont mus par des émotions et des sentiments. Il serait plus nuisible de ne pas tenir compte de cette réalité dans notre analyse que de l'examiner lucidement afin de mieux la comprendre, la critiquer et d'agir sur elle.

a. Relativiser la valorisation...

On aime se sentir utile, on aime avoir l'impression qu'on a contribué à améliorer le sort de quelqu'un, on aime la reconnaissance que cela entraîne... Bref, les résultats qu'on obtient par les services individuels peuvent, pour certaines personnes, être plus valorisants que ceux obtenus par l'organisation d'une manifestation qui n'amènera pas nécessairement le gouvernement à changer son fusil d'épaule ou que ceux obtenus par la tenue d'une conférence de presse couverte par des journalistes parfois hostiles.

Bien sûr, ces réactions sont normales, mais on doit s'assurer qu'elles ne viennent pas provoquer un détournement de la mission du groupe. Il est utile de se rappeler que pendant que nous avons aidé une personne, le système qui l'avait placée dans une situation injuste a fait de même avec plusieurs autres et que conséquemment, notre travail sur le plan collectif doit rester prioritaire.

Loin de moi l'idée de dire que le travail que nous faisons n'est pas important pour les personnes qui ont accès aux services de nos organisations. Je pense toutefois qu'il est d'une importance relative si on tient compte du sort réservé à l'ensemble de la population que nous désirons regrouper et défendre. La valorisation qu'on peut éprouver à travers la prestation de services individuels doit donc être constamment remise en perspective et relativisée.

b. La motivation qu'on trouve dans des résultats mesurables

Les services individuels sont souvent une source de motivation pour les personnes qui les offrent en ce qu'ils donnent lieu à des résultats concrets, plus facilement mesurables et surtout plus immédiats. Il est en effet plus facile d'évaluer le nombre de personnes que le groupe a assistées dans leurs démarches et le résultat positif ou négatif des démarches en question que d'évaluer la portée d'activités de sensibilisation, de conscientisation, de formation, de débat et de mobilisation. Ainsi, tout en étant d'accord sur l'importance d'un travail de longue haleine, plusieurs personnes peuvent le trouver plus essoufflant.

On doit donc tenter de trouver des moyens d'évaluer et de constater les résultats de notre travail sur le plan de l'éducation, de la conscientisation et de la mobilisation. Il nous faut de plus revenir régulièrement sur les convictions fondant notre volonté de passer de l'individuel au collectif. Cela ne peut pas nuire...

c. Ne pas confondre obtenir gain de cause et obtenir justice...

Les services individuels ont aussi souvent pour effet d'entraîner une certaine confusion entre le fait d'obtenir gain de cause et le fait d'obtenir justice. Les personnes qui travaillent dans les groupes de défense de droits sont souvent confrontées à un étrange sentiment. En effet, quand on a travaillé pendant des jours avec quelqu'un-e afin de préparer une cause et qu'on reçoit une réponse positive d'un office, d'une commission ou d'un tribunal quelconque, il est humain de s'enthousiasmer. C'est bien de le faire. Mais il ne faut jamais perdre de vue que dans un contexte où les droits qui nous sont concédés sont insuffisants, ce qu'on peut gagner est, le plus souvent, encore injuste.

Peut-on véritablement se réjouir durablement du fait qu'une personne à qui on avait refusé l'aide sociale, obtienne finalement 490 $ par mois? Peut-on véritablement se réjouir durablement qu'un accidenté du travail à qui on avait refusé le droit à la réadaptation ait finalement droit à un programme à rabais le condamnant sans doute à l'aide sociale un an plus tard? Peut-on véritablement se réjouir durablement du fait qu'une travailleuse ait finalement droit à l'assurance-chômage mais qu'elle ait droit, parce que régulièrement mise à pied, à 50 % de son revenu brut à titre de prestations? Je ne le pense pas... Et j'estime que c'est cela qui doit toujours faire en sorte que notre action collective prime sur notre action individuelle.

d. Accepter qu'on ne peut pas répondre à l'ensemble des besoins

Le fait de limiter la place qu'occupent les services individuels dans nos groupes présente aussi parfois quelques difficultés pour les personnes appelées à les donner. En effet, il n'est pas toujours facile d'être face à une personne qui est désespérée et de devoir lui expliquer qu'elle ne pourra pas trouver le support qu'elle demande dans notre groupe. Et c'est de plus en plus difficile puisque les besoins deviennent de plus en plus criants et que l'accès aux ressources disponibles à la population est plus limité quand il ne disparaît pas tout simplement.

Bien sûr, une telle situation porte plus d'une personne et plus d'un organisme à prendre sur eux les services auxquels les gens n'ont plus accès ailleurs. Il faut toutefois réaliser qu'à long terme, on se tire dans le pied avec une telle stratégie. En effet, tant que l'État pourra nous faire accomplir le travail autrefois réalisé par les travailleurs et travailleuses des services publics, il continuera de pratiquer ses coupes, de placer ces travailleurs et travailleuses dans une situation toujours plus précaire, et nos groupes seront submergés de demandes sans cesse croissantes auxquelles il leur sera objectivement impossible de répondre même s'ils devaient se consacrer entièrement aux services individuels.

J'estime donc qu'il nous faut résister de toutes nos forces et de toute notre volonté. Je suis toutefois consciente des difficultés que cela présente. C'est la raison pour laquelle nous devons être fermement convaincu-e-s du fait que notre action sera plus utile aux personnes qui font appel à nous, de même qu'aux autres qui vivent des situations semblables, si nous continuons d'agir de façon prioritaire sur le plan collectif que si nous nous laissons emprisonner dans les services individuels.

e. Une expérience parmi d'autres

À l'UTTAM, nous nous sommes donné des mécanismes de contrôle collectif sur les services individuels que les membres de l'équipe sont appelé-e-s à donner. Ainsi, dans un premier temps, les membres du conseil d'administration ont adopté des balises claires quant aux interventions que l'UTTAM peut réaliser dans les dossiers des victimes d'accidents et de maladies du travail. Ces balises font en sorte que l'accès à certains services est réservé aux seules personnes qui sont dans les situations les plus difficiles. Toutefois, les membres du conseil d'administration, conscientes et conscients qu'aucune règle générale ne peut être universellement satisfaisante, ont laissé une certaine latitude à l'équipe de travail pour juger des exceptions qu'il fallait admettre dans notre fonctionnement.

Les membres de l'équipe de travail satisfaites et satisfaits de cette façon de faire ont toutefois réalisé que les exceptions possibles risquaient d'être fort nombreuses si nous n'encadrions pas davantage la latitude qui nous était laissée par les membres du conseil d'administration. Conscientes et conscients des effets pervers qui nous guettaient, nous avons décidé que toute exception doit être soumise à l'équipe avant d'être admise et que ce n'est que sur autorisation de l'équipe de travail qu'elle pourra l'être. Ceci permet donc des débats réguliers qui nous aident à bien situer notre travail dans sa perspective fondamentale.

Un tel fonctionnement a deux avantages principaux : il limite l'espace qu'occupent les services individuels dans le travail de l'UTTAM et il évite que le refus d'un service qui peut parfois être déchirant repose uniquement sur les épaules de la personne à qui la demande a été faite.

3. Le service mobilisateur est un service qui traduit notre volonté de passer de l'individuel au collectif...

Une fois qu'un groupe d'éducation populaire autonome réussit à faire en sorte que les services individuels n'occupent pas une place susceptible de compromettre son travail, il n'a pas pour autant mis en place des façons de donner des services qui viennent appuyer le passage de l'individuel au collectif. En effet, une fois qu'on a suffisamment bien circonscrit la place qu'occupent les services afin que ceux-ci ne soient plus des obstacles à la réalisation de notre travail, il faut ensuite les offrir de façon à ce qu'ils soient un moyen qui favorise, encourage et permette le passage de l'individuel au collectif.

a. Un service qui repose sur la réalité collective des gens que nous rejoignons

Ainsi, il est important, lorsqu'on offre des services individuels, qu'on prenne le temps de discuter avec les personnes que nous rencontrons; qu'on leur expose qu'elles ne sont pas seules, que, parce que les problèmes ne sont pas individuels mais systémiques, plusieurs personnes se retrouvent dans une situation identique ou similaire; qu'on leur explique ce quiprovoque les injustices dont elles sont victimes; qu'on leur présente la situation d'autres personnes aux prises avec lemême système provoquant des problèmes différents mais ayant la même origine; qu'on prenne le temps de leur expliquer concrètement les effets qu'ont les réformes dans leur situation particulière; et surtout, qu'on leur présente la vision denotre groupe sur leur situation, les limites des services que nous offrons et ce qui a motivé nos choix et que nous lesinvitions de façon soutenue à se joindre à l'organisation et à participer à ses diverses activités et actions.

En effet, si on veut que les gens qui font appel à nos organisations réalisent que les groupes d'éducation populaire autonome sont avant tout des organisations de lutte et non pas des organisations de services, il est absolument nécessaire que les services qu'ils y reçoivent soient différents et qu'ils incitent à l'action collective.

b. Une expérience parmi d'autres

Les associations de victimes d'accidents et de maladies du travail s'attendent au dépôt d'un projet de loi très bientôt visant à réduire les indemnités versées par la CSST suite à une lésion professionnelle reconnue. L'UTTAM a décidé de concevoir des outils permettant, chaque fois que nous rencontrerons un travailleur ou une travailleuses, de faire avec lui ou elle le calcul de la nouvelle indemnité qu'il ou qu'elle recevrait si les nouveaux modes de calcul de l'indemnité étaient adoptés. Ainsi, chaque personne rencontrée sera sensibilisée à la lutte à mener et systématiquement invitée à participer aux différentes actions que nous devrons mener et lors desquelles nous collectiviserons les informations.

Bien sûr, une telle façon de faire implique qu'on consacre plus de temps au service puisque cet exercice supposera qu'on passe au moins 20 à 30 minutes sur cette seule question avec chaque personne rencontrée. Nous pensons toutefois qu'elle est de nature à stimuler le passage de l'individuel au collectif.

IV. Conclusion

Au Québec, dans un contexte où les programmes sociaux et les législations relatives au monde du travail sont sous attaque constante, les groupes d'éducation populaire autonome ont un rôle fondamental à jouer, celui de regrouper des personnes qui sont opprimées et appauvries, et celui de leur fournir des lieux où elles peuvent faire entendre leur voix et agir collectivement afin d'obtenir une amélioration de leur conditions de vie et de travail. Le rôle de nos groupes n'est pas d'éteindre des feux, il est plutôt de les révéler et de contribuer à identifier et à combattre les orientations et les politiques qui en sont responsables.

LA DÉFENSE DES DROITS, C'EST QUOI ?

Andrée Desrosiers

Coordonnatrice au Comité d'Action des Non-syndiqué-e-s (CANO)

Quand on m'a demandé de présenter cet atelier, une question m'est tout de suite venue à l'esprit : comment ça se fait que, dans des groupes d'éducation populaire autonome et, donc, de défense des droits, on éprouve le besoin de réfléchir sur un concept qui, à mon sens, devrait être le reflet même de notre mission et de nos objectifs prioritaires? Sans trop m'y arrêter, j'ai toujours pensé qu'on travaillait ensemble à bâtir une société plus juste et plus équitable, avec les genset pour les gens. Cependant, j'ai bien été obligée de m'arrêter pour préparer ce texte. Et plus je réfléchissais, plus je me posais des questions. Questions pour lesquelles je n'ai pas éprouvé de certitude encore.

S'il est aisé de comprendre que les nouveaux militants et les nouvelles militantes de nos groupes puissent éprouver le besoin de s'approprier la notion de défense collective des droits, il en va tout autrement pour nous. Ce concept ne devrait-il pas représenter automatiquement une façon de vivre, de respirer et d'être, tout simplement? Ne devrait-il pas traduire une conviction profonde, voire un besoin fondamental de tout être humain : la recherche d'une transformationsociale, économique et politique, dans le but affirmé et réaffirmé que tous et chacun occupent une place, dans la société qu'il-elle habite, dans le respect et la dignité de ses droits les plus fondamentaux?

Et tout à coup, le doute s'est installé : si c'était devenu, au fil des ans et de nos contradictions bien humaines, rien d'autre qu'une notion théorique qu'on utilise surtout pour les besoins de notre travail rémunéré et du financement de notre groupe?

Aurions-nous donc oublié, collectivement, pourquoi nous nous battons? Serions-nous devenus des « polytechniciens à roulettes » ' qui passent plus de temps à gérer, à remplir des tonnes de paperasserie, à produire des mémoires et à chercher des lieux de « pouvoir » où siéger et donner notre avis qu'à revendiquer haut et fort, avec nos tripes et notre cœur? Avons-nous encore le courage de nous poser les vraies questions et d'en débattre autrement qu'en intellectualisant et en rationalisant?

Notre société idéale est-elle réellement faite d'une montagne de chiffres à aligner sur des prévisions budgétaires et desétats financiers bâtis exclusivement pour le bénéfice de nos bailleurs de fonds?

La poursuite de la reconnaissance nous a-t-elle à ce point obnubilé qu'elle nous a coupé de la perspective de cette sociétéidéale que nous voulons (ou voulions?) construire à tout prix avec et pour le vrai monde?

Et puis, pendant qu'on y est, parlons-en donc un peu de cette foutue reconnaissance de l'éducation populaire autonome et de l'action communautaire autonome. Je suis très consciente que je ne serai pas dans le ton, « politiquement correcte » , en vous avouant que ça sonne de plus en plus, à mes oreilles, comme une caisse enregistreuse plutôt que comme une nécessité pour l'avancement de la justice sociale.

Tous assis-e-s à une même table, négociant et revendiquant pour la reconnaissance et le financement... « Let's talkabout love » ... En réalité, ça fait pas mal plus penser à une guerre de lobbying où les trafics d'influence et les contacts personnels font que les plus gros et les plus pesants vont inévitablement finir par avaler les plus petits et les plus faibles. L'histoire se répète-t-elle encore? ITT contre Bell Téléphone? Microsoft contre Softimage? Métro-Richelieu contre ses camionneurs syndiqués? En sommes-nous vraiment arrivé-e-s là?

Et, tout à coup, je réalise qu'on fait probablement fausse route. Que, si on a besoin d'une reconnaissance et d'une valorisation pour le travail qu'on accomplit, on devrait plutôt s'adresser à notre base, à notre monde ou à nos membres. Ce serait plus logique. Mais enfin, à qui devons-nous rendre des comptes? À qui sommes-nous redevables? Bien sûr, je désire autant que vous la consolidation des organismes et leur financement. Et je suis consciente que la base n'a pas les moyens de nous financer.

Mais, au bout du compte, quel sera le prix à payer pour obtenir une telle « reconnaissance » de la part d'un gouvernement qui, je l'espère, n'a pas la même vision que nous de la justice sociale? Un gouvernement pour qui ce concept égale nécessairement l'augmentation des profits pour les investisseurs des grandes entreprises et des marchés financiers, la déréglementation, le libre marché, le capitalisme sauvage... Un gouvernement de droite à qui nous devons sans cesse souligner les contradictions et qui refuse systématiquement de tenir compte de la réalité et des besoins de la population qui l'a porté au pouvoir. J'avoue que j'ai beaucoup de difficulté, et c'est un euphémisme, à saisir la logique de notre démarche.

Rendu-e-s presqu'au terme du processus de la reconnaissance, fatigué-e-s et usé-e-s, autant par les stratagèmes du gouvernement et de ses fonctionnaires pour nous affaiblir que par les guerres intestines qui nous séparent et nous anémient, les enjeux me semblent de taille : déchirements internes, perte de vue de notre mission, perte de notre identité, perte de notre nécessaire différence, récupération de notre langage, professionnalisation de nos permanences, « clientélisation » de nos militant-e-s, partenariat avec le clan adverse, discours de l'adaptation et du consensus et j'en passe.

Avons-nous vraiment pris le temps, en cours de route, de réfléchir aux pertes nettes que nous devrons absorber et comptabiliser au bout du compte?

Est-ce vraiment avantageux? Pour qui? Nous devrons pourtant nécessairement, un jour ou l'autre, nous le demander.

D'un autre côté, on parle beaucoup, depuis quelque temps, de la difficulté à mobiliser la population derrière les causes que nous défendons. C'est vrai, c'est presque devenu un fléau dans certains groupes et même dans certains regroupements. On a déjà commencé à se poser des questions. On cherche de nouveaux moyens de mobiliser. On se dit que ce n'est pas notre faute. Que c'est parce que les gens sont de plus en plus individualistes et ne pensent qu'à leur petite cause et à leur petit confort. On pointe du doigt la société et le « cocooning » . Et puis, en même temps, d'un même souffle, on se branche sur Internet. On embauche quelqu'un pour créer un site Web. On obtient une subvention salariale et on « plogue » quelqu'un à temps plein sur le service de consultation individuelle. On développe des alliances avec les fonctionnaires locaux pour faire avancer le dossier des personnes qui viennent en consultation. On fait du cas par cas. On est les premier-ère-s à individualiser notre intervention. Pire, on est rendu-e qu'on « fait à la place des autres » , plutôt que de fournir les outils pour la prise en charge. Et, bien sûr, subtilement ou non, consciemment ou non, on finance le désengagement de l'État sans poser trop de questions.

On se plie facilement, trop facilement à mon goût, à toutes ces règles venues « d'en haut » et qui nous empoisonnent pourtant la vie de groupe. On adopte, trop facilement à mon goût, le langage et l'attitude du « de toute façon, je ne peux rien y faire. Le train passe, je dois embarquer, sinon je resterai seul-e sur le quai. ». Et si la solution résidait, justement, dans la décision consciente et collective de ne pas prendre ce train-là, s'il ne nous emmène pas là où nous avons choisi d'aller.

L'autre raison que nous invoquons pour justifier la démobilisation, c'est le manque de temps. Et Dieu m'est témoin si c'est vrai! Il y a d'abord ces tonnes de papiers à remplir avant, pendant et après l'obtention d'une aide financière. Ensuite, il y a toutes ces personnes à défendre, lors de consultations individuelles. Sans oublier les sondages de la ministre Harel. Et puis, finalement, il y a toutes ces tables, ces regroupements et ces instances auxquels on doit nécessairement siéger, en ces temps de localisation, de régionalisation, de décentralisation, de... de... de que sais -je encore! Nous siégeons à des tables sectorielles, à des CLD, à des instances locales, régionales, nationales et communautaires, condition féminine, à des chantiers gouvernementaux et à bien d'autres endroits encore...

C'est vrai qu'on est « occupé-e». Bien trop occupé-e à siéger pour faire... Bien trop important-e, pour faire...

En fait, je pense qu'on s'est laissé-e emporter dans un tourbillon et qu'on joue, volontairement ou non, le jeu de l'occupationnel. On se trouve des sièges et on reste assis-e dessus. Et on parle de « lieux de pouvoir » ! Mais allons-nous enfin nous décider à réagir et, surtout, à agir, individuellement et collectivement, avant de devenir les « basbruns » de la « fonction communautaire » et de rester « drab » à tout jamais?

Lieux de pouvoir? Bullshit! Le pouvoir ne réside jamais en ces lieux qui ne représentent, à mon avis, qu'une façon d'occuper les personnes, leur enlevant, par la même occasion, le temps de se consacrer aux vrais besoins, aux réelles urgences.

En réalité, si nous sommes devenu-e-s incapables de mobiliser, c'est peut-être simplement parce que nous ne défendons plus les vraies causes, parce que nous ne parlons plus au nom de la base, parce que la lutte pour la reconnaissance et lefinancement de nos groupes et regroupements est en train de prendre le pas sur les luttes sociales, parce que nous perdons de vue notre mission et nos objectifs au profit de la bataille pour la protection de nos « jobs » , de notre visibilité personnelle, de notre « expertise » d'organisme et de la « sectorialisation » de notre action et de nos revendications, parce que nous n'y croyons plus et que nous n'avons plus la conviction, le feu sacré...

D'ailleurs, le langage que nous utilisons est-il encore celui de la population? Ne sommes-nous pas en train de nous donner un langage d'intervenant-e et de personnes qui savent, qui connaissent et qui dirigent les discussions et les décisions? Il serait peut-être utile et révélateur de répondre à cette question : comment réagissons-nous, personnellement et en groupe, lorsqu'une décision prise démocratiquement par l'ensemble de nos membres ne fait pas notre affaire, entant que permanent-e ou en tant qu'expert-e?

Parlant d'expert-e-s, combien de professionnel-le-s comptons-nous au sein même de nos conseils d'administration, comités de gestion et comités de coordination? Et combien de membres issu-e-s de la base, la vraie? Et combien de diplômes exigeons-nous des personnes que nous embauchons, souvent sur des mesures et programmes d'employabilité?N'est-ce pas ça qu'on appelle la professionnalisation des groupes populaires? Ne devrions-nous pas nous questionner à ce propos? Les décisions prises reflètent-elles encore les préoccupations et besoins de la population au nom de laquelle nous parlons, nous revendiquons et, trop souvent, prenons des accords avec les « décideurs » ?

Dans le même ordre d'idées et tenant compte de ces facteurs, il est permis de se demander si nous avons encore réellement le goût profond de mobiliser? Nous souvenons-nous seulement de comment on fait? Pourquoi? Et, surtout, pour qui?

Quant à moi, personne ne pourra jamais me mobiliser autour d'une cause qui ne vient pas me toucher dans mes convictions profondes, dans mon vécu et dans mes tripes. Et puis, même si je suis touchée au plus profond de moi-même par les revendications mises de l'avant, personne ne me fera jamais sortir avec des gens à côté de qui je me sens plus petite, moins intelligente, moins connaissante, moins importante, sauf quand vient le temps de porter le flambeau.

Les revendications mises de l'avant doivent nécessairement me ressembler. Je dois faire partie intégrante du processus de réflexion et de décision. Et la réflexion doit déboucher sur une action concrète à laquelle je peux participer et que je peux, par la suite, évaluer selon mes propres normes. L'exercice réel de la démocratie se fait toujours par la base, parcequ'il est synonyme de participation et d'engagement.

Notre discours, quant à lui, s'est indéniablement transformé, depuis quelques années, en un discours de l'adaptation où les mots partenariat, consensus et lieux de pouvoir ont remplacé ceux qui qualifiaient si bien nos luttes : solidarité, justice, équité, accessibilité... Ne sommes-nous pas les premier-ère-s responsables de nos problèmes? Il serait peut-être temps de commencer à l'envisager et à prendre les moyens pour changer les choses.

L'ÉDUCATION POPULAIRE AUTONOME ; EST-CE QUE ÇA EXISTE ?

ALAIN ROBERT

ACEF ESTRIE

II y a de nombreuses différences entre les choses apprises dans un cadre d'apprentissage institutionnalisé et les choses apprises et intégrées dans un contexte d'éducation populaire autonome. Loin de suivre au pied de la lettre les programmes éducatifs balisés par le ministère de l'Éducation, l'éducation populaire autonome est une façon de faire différente qui rend la personne consciente et solidaire et l'amène à se prendre en charge et à mener des actions collectivesayant pour but de transformer et d'améliorer la société. L'éducation populaire autonome touche toutes les sphères de l'activité humaine. Elle possède sa propre approche pédagogique et respecte les besoins et le cheminement des personnes qu'elle rejoint.

Au fil des ans, serait-il possible qu'un glissement se soit effectué dans nos rangs et que l'ÉPA se soit transformée?Vingt et un ans ont passé depuis l'adoption de la définition de l'ÉPA. L'esprit et les principes reliés à cette définition existent-ils encore?

Quelques définitions des termes

D'abord selon le Petit Robert...

Éducation : Mise en oeuvre de moyens propres à assurer la formation et le développement d'un être humain. Voir pédagogie et formation. Apprentissage. Développement méthodique d'une faculté : ex. éducation des sens et de la volonté. Connaissance et pratique des usages de la société; sens de « savoir-vivre » .

Populaire : Qui appartient au peuple ou qui plaît au plus grand nombre.

Autonome : Qui s'administre lui-même (indépendant, libre). Qui se détermine selon des règles librement choisies.

... puis du dictionnaire à la tradition du MEPACQ

Connaissez-vous le document « Outil d'appropriation de l'éducation populaire autonome : l'ÉPA une nécessité pour l'avancement de la justice sociale? » Ce document a été produit, en 1992, par la TROVEP de l'Estrie. Il n'estcertainement pas parfait, mais il a le mérite d'exister! On y lit la définition de l'ÉPA du MÉPACQ : « L'ensemble des démarches d'apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyens et citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie ou de travail et qui visent à court, moyen ou long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu. »

Par la suite, les principes suivants sont identifiés :

  • Viser la transformation sociale en travaillant sur les causes des problèmes sociaux plutôt que sur les effets.
  • Adopter des démarches d'apprentissage qui mènent à des actions collectives.
  • Rejoindre ceux et celles qui ne contrôlent pas, ou peu, leurs conditions de vie.
  • Favoriser la prise en charge.

Ensuite, s'ajoutent 3 éléments complémentaires : le fonctionnement démocratique, la démarche qui vise l'ensemble de la population ayant peu de pouvoir et l'autonomie d'action.

Par ailleurs, il est important de faire une distinction entre l'éducation populaire autonome et l'éducation institutionnalisée dispensée dans les établissements scolaires. Il ne s'agit pas ici de dénigrer l'une ou l'autre mais de les différencier. Dans un cadre institutionnel, il est rarement question de justice sociale, de démarche de conscientisation et de principes inhérents à l'ÉPA. Il ne faut donc pas confondre le programme officiel du MÉQ (PSÉPA) et l'utilisation que les commissions scolaires font de ces programmes avec la façon dont les principes de l'ÉPA sont appliqués dans nos groupes.

Les expériences vécues

À l'ACEF Estrie, nous avons souvent des appels de gens qui ont des problèmes avec leur fournisseur d'électricité(Hydro-Québec ou Hydro-Sherbrooke). Ces difficultés dérivent régulièrement vers la menace de coupure ou la coupure effective. Puis, lors des discussions qui devraient mener à une entente de paiement ou au rebranchement viennent lesexigences de paiement du fournisseur qui sont souvent irréalistes parce qu'elles ne tiennent pas compte de la capacité réelle de payer de la personne en difficulté.

Au moment où la personne appelle à l'ACEF, elle est plus ou moins en état de choc. Elle est très émotive, parfois proche de la panique et souvent très agressive envers le distributeur. Bien souvent, cette personne ne veut qu'entendredire que nous allons intervenir et que nous allons trouver une solution à sa convenance, soit que nous allons forcer le distributeur à accepter ses propres conditions.

En plus d'être impossible, cette approche ne serait certainement pas une démarche d'ÉPA. Donc, il est important quecette personne et moi comprenions le cheminement qui a amené le distributeur à agir ainsi. Nous devons nous efforcer ensemble de comprendre le fonctionnement du service de recouvrement et d'identifier les bons arguments et les bonnes attitudes à avoir. Il faut trouver les bons recours afin de solutionner le problème ponctuel concret et, si possible, amener la personne à intervenir elle-même. Par la suite, nous devons essayer de mener une réflexion critique sur le besoin et le droit à l'énergie. Cette réflexion nous mènera inévitablement à parler des conditions de vie des personnes faible revenu et des moyens à prendre pour aider les gens pauvres qui ont le même problème. L'électricité est-elle un besoin essentiel, une commodité agréable ou un luxe bourgeois?

Idéalement, il y a donc toujours le volet concernant le besoin individuel immédiat, le volet concernant la réalité sociale et, enfin, la projection vers des actions collectives pour une meilleure justice sociale. Une tension s'est ainsi créée entre la notion de service (des « clients » qui attendent un service ponctuel) et la démarche éducative qui veut aller plus loin en favorisant la prise de conscience des réalités socio-politiques.

Quand une personne est menacée d'un débranchement parce qu'elle doit 200 dollars à la compagnie d'électricité et qu'on lui réclame un payement complet dans les prochaines 24 ou 48 heures, il est probable qu'elle ne souhaite qu'une solution rapide à son problème. Idéalement, il faudrait que notre intervention amène cette personne à mieux comprendre les liens entre sa situation précaire et les politiques du gouvernement, les impacts du libre-échange dans le secteur de l'énergie et dans d'autres secteurs, les recours possibles dans un cas comme le sien, la nécessité des gestes collectifs pour protéger ses droits et ses intérêts, etc. Bref, pour améliorer sa capacité d'analyser l'évolution actuelle de la société, cette personne doit développer sa curiosité et trouver la motivation pour faire cette analyse.

C'est seulement après ce cheminement qu'arrivera la conviction que nous pouvons changer les choses ou, du moins, que nous devons agir afin de limiter les dégâts du néolibéralisme triomphant. L'été dernier, j'ai entendu Yvon Deschamps dire à la télévision : « Le néolibéralisme, c'est injustifiable. C'est épouvantable ce qui se passe. » II nous faut doncconstamment chercher à développer le souci d'éduquer la personne en difficulté et l'amener à intégrer l'aspect« micro » et « macro » de son problème.

Que l'on travaille avec des personnes assistées sociales, dans des groupes de locataires, avec des accidenté-e-s du travail, pour les droits des femmes, avec les jeunes dans la rue ou dans tout autre milieu, nous avons le défi de surmonter un paradoxe. Nous devons relever le défi de lier le besoin d'un service immédiat, parfois urgent, à un processus d'éducation et d'implication à long terme.

Nous devons assumer le paradoxe que nous nous retrouvons entre le service ponctuel demandé par la personne, le travail de conscientisation en profondeur et la représentation ou le harcèlement auprès des petits et grands décideurs.

Un jour, nous sommes des fonctionnaires, un autre jour, nous sommes des agents d'information et, parfois, nous sommes des gestionnaires de la pauvreté. Nous faisons un travail de réintégration et de réinsertion sans effectuer d'analyse globale, c'est-à-dire que nous faisons un travail sans suite. Par contre, il est aussi possible de travailler à éduquer et à éveiller le sens civique des gens, c'est-à-dire que les gens doivent comprendre les articulations et les tendances lourdes de notre société et, par la suite, intervenir et s'engager dans des luttes.

Nous souhaitons aussi être des défenseurs des droits collectifs ou individuels. Dans ce cas, nous revendiquons plus ou moins habilement : conférences de presse, mémoires, pétitions, manifestations etc. Nous sommes plus ou moins efficaces : la modification de certains projets de loi comme lors de la réforme de l'aide sociale et la modification de certaines pratiques bureaucratiques comme le service de recouvrement des services publics. Parfois, nous procédons plus globalement et réclamons des changements profonds d'orientation politique. À ce moment-là, il nous trouve bien fatigants parce que nous dérangeons la quiétude publique, quand ce n'est pas l'ordre public.

Tenant compte des tendances exprimées, l'ÉPA existe-t-elle encore?

Comme conclusion

Les civilisations et les sociétés ne sont jamais statiques et nos organismes ne le sont pas, non plus! Il y a une évolution constante. Mais, ceci ne veut pas dire qu'il y a nécessairement progrès. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir, sentir et ressentir la puissante vague néolibérale mondiale qui se concrétise dans le désengagement de l'État dans beaucoup de secteurs, y compris le financement des organismes communautaires, la déréglementation, etc.

Dans nos milieux, ces changements entraînent un débat difficile sur le financement, sur le dosage théorique et pratique entre les services ponctuels et les activités éducatives et de conscientisation et sur la défense des droits collectifs. Faut-il se laisser enfermer dans une seule case? Faut-il condamner ceux et celles qui ne s'en tiennent pas au même dosage que le nôtre? Y a-t-il une pureté idéologique et une rectitude communautaire hors de laquelle nous trahissons la cause de la justice sociale?

Face à ce néolibéralisme « injustifiable » , certaines personnes qui font partie des optimistes pensent qu'il y a de plus en plus de gens qui prennent conscience que des changements radicaux sont souhaitables et s'imposent et que ce mouvement grandissant arrivera bientôt à renverser la vapeur. D'autres personnes qui font partie des pessimistes pensent que le pire est à venir et que les politiques néolibérales vont continuer à s'imposer avec les conséquences économiques et sociales qu'il est facile d'imaginer.

La question incontournable n'est pas tant de savoir s'il y a un peu, beaucoup ou pas du tout d'espoir d'améliorer les choses à court, moyen ou long terme mais, plutôt, de décider si nous, qui appartenons au milieu communautaire, allons baisser les bras et nous décourager ou si nous allons continuer à porter le flambeau de la justice sociale.

Nous ne sommes pas isolés. Nous ne sommes pas que quelques hurluberlus restés accrochés au vieux discours marxiste-léniniste, aux utopies de mai 68 ou aux rêves de la période hippie. Il y a des porte-flambeaux vedettes, commeFrançoise David, Albert Jacquard, Léo-Paul Lauzon, Michel Chartrand, Yvon Deschamps, etc. Plus ou moins subtilement, le courant dominant tente de faire passer ces vedettes pour des déconnectés, des rêveurs, des irréalistes ou pire encore, pour des comiques qui expriment le ras-le-bol populaire sans autres conséquences que le plaisir de rire comme lorsque nous nous moquons des politiciens à chaque Bye de fin d'année. C'est la soupape de sécurité du pouvoir établi !

Au Québec, il y a des milliers de personnes dans des centaines d'organismes qui font un travail moins spectaculaire mais tout aussi nécessaire. Il y a surtout près de 25 % de la population du Québec qui vit dans des conditions de vie et de travail précaires. Et, la situation est probablement la même dans tous les pays occidentaux ou occidentalisés et la proportion est encore plus élevée dans les pays non occidentalisés.

Au-delà des questions existentielles concernant notre mission, nos priorités, nos pratiques et notre financement, nous devons toujours garder clairement à l'esprit que nous devons rester à l'écoute et au service de ces personnes et, en même temps, les aider à prendre conscience de la réalité plus globale. Dans certains cas, nous devons essayer de les amener à s'engager dans des activités collectives et les encourager à devenir les meilleurs haut-parleurs possibles. Nos organisme sont été créés par et pour la population et appartiennent à la population.

En 1980, suite à une consultation auprès d'une quarantaine d'organismes oeuvrant dans le domaine de l'éducation populaire, à 3 séminaires et 2 assemblées générales et à la production d'un document, l'Institut canadien d'éducation des adultes publiait un rapport qui cherchait une réponse aux questions suivantes : Quelles sont les questions que les différents secteurs oeuvrant dans le domaine de l'éducation populaire se posent quant à leurs pratiques? Sur quels thème sou sur quelles questions serait-il important de centrer notre réflexion? Quels sont les instruments de travail qui pourraient ou devraient naître de cette réflexion? Quelles sont vos suggestions concernant cette démarche?

Près de 20 ans plus tard, certains pourraient conclure que nous tournons en rond! Je crois que, dans 20 ans, nous nous poserons les mêmes questions. Qu'en pensez-vous ?

LA MOBILISATION : ÇA S'ORGANISE!

François Saillant

Coordonnateur au FRAPRU

La phrase que j'ai probablement entendue le plus souvent depuis que je milite dans le mouvement populaire est sûrement : « Avant, c'était plus facile de mobiliser. » Je l'ai entendue dans les années 70. Je l'ai entendue dans les années 80. Je l'entends encore dans les années 90. Mais, « avant » , c'était quand au juste? Il ne s'agit pas de nier les difficultés actuelles de la mobilisation. Nous les avons vécues de manière suffisamment cruelle lors de la récente lutte contre le projet de loi 186 sur la sécurité du revenu. Toutefois, il faut reconnaître que chaque période et chaque lutte connaissent leurs difficultés propres et que la mobilisation représente un défi perpétuel.

La mobilisation est d'autant plus difficile qu'elle est à l'exact opposé des valeurs majoritaires de notre société. Alors que la mobilisation fait appel à l'engagement, la société cultive la passivité, relègue les personnes au rang de spectateurs et de spectatrices et réduit le rôle de citoyen à celui d'électeur. La mobilisation en appelle à la solidarité alors que c'est l'individualisme et le chacun pour soi qui sont généralement mis en valeur. Elle implique la notion de rapport de force alors que c'est la concertation qui a le haut du pavé, y compris dans les rangs des mouvements populaires etcommunautaires.

Le défi est encore plus difficile à relever lorsque nous tenons compte que le type de personnes que nos organisations tentent de rejoindre est souvent en grande difficulté financière et/ou autres. Évidemment, leur propre survie est la première préoccupation de ces personnes, ce qui est déjà une tâche plutôt considérable. Depuis des années, les gouvernements et les médias font tout pour les culpabiliser. Ces attaques incessantes ont aussi laissé des tracesprofondes chez certaines personnes qui se sentent dévalorisées, inutiles et responsables de leur propre sort. Est-il donc impossible de mobiliser la population? Au FRAPRU, nous avons, au contraire, acquis la conviction profonde que la mobilisation est non seulement une nécessité incontournable mais une possibilité bien réelle.

C'est de cela dont j'aimerais maintenant témoigner. Au préalable, je prends bien soin de spécifier qu'en tant que coordonnateur d'une organisation nationale, je ne suis pas ce que nous pourrions appeler un praticien de la mobilisation. Il y a des personnes dans les groupes membres du FRAPRU dont la tâche quasi quotidienne est la mobilisation. Ce n'est pas mon cas. Au mois d'octobre dernier, le FRAPRU organisait une session de formation sur la mobilisation. Des échanges très riches y ont eu lieu entre les personnes qui se chargent justement de la mobilisation dans nos groupes membres. Je m'inspirerai largement de ces réflexions pour le reste de cet exposé.

Pourquoi mobiliser?

Pour le FRAPRU et ses groupes membres, la mobilisation est à la fois un moyen d'action et une raison d'exister. En effet, notre expérience démontre clairement qu'il est carrément impossible de faire un gain quelconque ou d'éviter un recul quel qu'il soit, si nous ne parvenons pas à développer un réel rapport de force. La visibilité médiatique d'un groupe, son expertise ou même le radicalisme de ses actions s'inscrivent dans la construction d'un tel rapport de force, mais ils ne peuvent en aucune façon remplacer la capacité d'entraîner un nombre significatif de personnes derrière ses préoccupations.

Mais, la mobilisation est aussi une fin en soi. À un degré ou à un autre, nos organisations n'ont-elles pas pour objectif de permettre aux individus et aux collectivités de mieux contrôler leur propre vie? La prise en charge n'est pas qu'une formule passe-partout à foutre dans une demande du PSÉPA. Comment pouvons-nous espérer développer une telle prise en charge si ces personnes sont absentes de nos organisations, si elles n'y sont vues que comme des « clients » , un terme malheureusement de plus en plus utilisé dans nos milieux, et si elles ne s'y sentent pas partie prenante?

Oui, ça s'organise!

À moins qu'elle ne soit déclenchée par un événement bien précis, il est très rare que la mobilisation se développe spontanément. Je pense, entre autres, aux mobilisations sur la langue ou à l'affaire Chantai Daigle. Cependant, ici, il s'agit d'événements ponctuels. Une mobilisation continue et permanente exige une organisation bien différente. Elle exige le développement d'une culture de la mobilisation. Pour y parvenir, il est essentiel d'avoir une bonne connaissance du milieu d'intervention dans toute sa diversité. Il n'y a pas un modèle unique du pauvre, de la personne assistée sociale ou du mal-logé.

Une des difficultés actuelles des organismes de lutte contre la pauvreté, dont le FRAPRU, est de rejoindre ce que nous appelons, à tort ou à raison, les nouveaux pauvres. Ces personnes qui avaient un bon emploi et qui l'ont perdu alternent maintenant entre un emploi précaire, l'assurance-emploi et l'aide sociale. Souvent, elles ne s'identifient pascomme chômeurs ou chômeuses et encore moins comme personnes assistées sociales. Elles ne se reconnaissent donc pas dans les images plutôt stéréotypées qui sont souvent véhiculées par nos organisations. À des degrés différents, le même constat peut s'appliquer aux difficultés que nous rencontrons quand nous essayons de rejoindre et de mobiliser les membres des communautés ethniques et les jeunes.

La mobilisation nécessite des efforts continus. Il faut du temps, de la patience et de la continuité. Parmi les erreurs que nous rencontrons souvent dans les groupes membres du FRAPRU, il y a le découragement après quelques tentatives infructueuses ou le penchant, bien compréhensible, de s'asseoir sur ses lauriers après un ou deux succès. Le résultat est toujours le même : il faut tout reprendre à zéro.

La mobilisation exige des moyens. Il n'y a pas de recettes miracles. Parmi les moyens utilisés dans les groupes membres du FRAPRU, nous retrouvons l'existence de comités de mobilisations où des militants et des militantes réfléchissent en compagnie des permanents sur les moyens à utiliser pour développer la mobilisation qui sont mis en pratique par la suite. Nous retrouvons les chaînes téléphoniques et les objectifs de mobilisation donnés à chaquemembre du groupe (par exemple, nous demandons à chacun et chacune de recruter une nouvelle personne).

Par ailleurs, le travail de mobilisation ne peut et ne doit pas être séparé de celui des services développés par chacun de nos groupes. C'est souvent par le biais des services que les personnes entrent en contact avec nous. Le défi est d'amener ces personnes à aller au-delà de ces services et à s'impliquer dans des démarches plus collectives.

Il faut également éviter de réduire nous-mêmes nos capacités de mobilisation en ne proposant que certains grands moyens d'action tels que des manifestations, des occupations de bureaux ou des réunions. Pour diverses raisons, plusieurs personnes ne se sentent pas attirées par ces moyens ou ne sont pas encore prêtes à y participer. Il ne s'agit évidemment pas d'abandonner ces types d'intervention mais de les accompagner de moyens qui correspondent davantage aux possibilités et aux attentes actuelles de ces personnes : lettres aux autorités politiques, téléphones rouges, etc.

Nous devons développer un sentiment d'appartenance chez les gens qui fréquentent nos groupes. Il faut non seulement que les gens se sentent respectés, mais aussi que chaque individu acquière la conviction qu'il est quelqu'un d'important. Leur présence et leur contribution doivent être mises en valeur. Les personnes doivent également ressentir un certain plaisir à venir dans nos groupes, d'où l'importance d'organiser des moments de fête et la nécessité d'intégrer l'humour dans nos mobilisations, même quand les enjeux sont sérieux.

Les personnes doivent enfin sentir que leurs efforts ne sont pas inutiles et qu'il est possible de changer les choses. Or, nous avons à développer ce sentiment au moment où nous savons fort bien que les victoires réelles sont rares. Il ne s'agit pas de berner les gens en leur présentant des défaites comme des victoires. Il s'agit plutôt de bien faire ressortir les gains, même modestes, que la lutte nous a permis d'obtenir ou encore les reculs qui ont pu être évités. Présentement, ilexiste un purisme chez beaucoup de militants et de militantes qui fait que la seule utilisation du mot gain est considérée comme une trahison ou une approbation des politiques gouvernementales. Ce purisme a notamment provoqué toute une commotion à la fin de la lutte contre le projet de loi 186.

La plus grande difficulté rencontrée dans nos efforts pour susciter et maintenir la mobilisation n'est-elle pas justement celle du défaitisme engendré par des années et des années de mépris et de rebuffades de la part des gouvernements? Or, comment pouvons-nous espérer mobiliser les personnes profondément imprégnées par ce défaitisme si la seule image que nous renvoyons de nos luttes est celle de la défaite?

Bien sûr, nous aimerions obtenir des gains plus substantiels. Bien sûr, nous souhaitons tous et toutes des changements en profondeur de la société. Il ne s'agit pas de mettre au rancart notre propre colère et notre propre révolte. Il s'agit cependant de prendre la réelle mesure de l'apport de nos luttes. Pour l'instant, nous ne péchons sûrement pas par triomphalisme. Au contraire, plusieurs d'entre nous ont beaucoup plus développé une culture de la défaite qu'une culture de la mobilisation.

LES MOYENS D'ACTION ALTERNATIFS

Walter Zelaya

Coordonnateur au Regroupement d'éducation populaire en action communautaire (RÉPAC)

Des moyens alternatifs

Pour les fins de cet exposé, nous clarifierons, pour commencer, le sens à donner au terme alternatif et le sens qu'il faut éviter de lui donner. L'expression « moyens alternatifs » ne doit pas être prise dans le sens de « moyens contraires à ceux utilisés régulièrement » . Il faut éviter de l'interpréter comme une assertion vraie qui s'oppose nécessairement aux moyens dits traditionnels. Quand nous parlerons de moyens alternatifs, nous ferons plutôt référence à des moyens que nous avons peu ou très peu utilisés jusqu'à présent lors de nos actions ou encore à des moyens qui ne se sont pas encore concrétisés dans le temps. Nous incluons dans ces moyens alternatifs des actions qui vont d'actions qui peuvent, à cause de leur nature, être qualifiées de farfelues jusqu'aux actions de désobéissance civile non-violentes.

1. Pourquoi assiste-t-on à l'émergence de ce type d'action?

Plusieurs personnes, surtout parmi les militant-e-s les plus actifs qui s'impliquent et qui travaillent depuis plusieurs années dans le milieu populaire, nous disaient qu'elles étaient « tannées » des actions traditionnelles (manifestations, envois de fax, envois de lettres aux élu-e-s, etc.) et que, pour arriver à forcer le gouvernement à changer de stratégie, ilallait falloir utiliser des moyens d'action plus « corsés » . D'aucuns s'inquiétaient de voir le peu d'attention que portaient les médias à nos actions régulières. Pour d'autres, il était important de faire des actions qui favorisent l'expression de la créativité personnelle et qui suscitent une participation réelle des classes populaires. C'est dans ce contexte que sont apparues des actions que nous n'étions pas habitués ou si peu habitués à voir à Québec.

Depuis quelques années, certains groupes sociaux et communautaires de la région de Québec sont à l'origine de plusieursactions et manifestations sociales qui, par leur forme et leur nature, peuvent être considérées comme inusitées, différentes ou alternatives. À titre d'exemples, nous pouvons citer le Jeûne à relais du refus de la misère, le Parlement de la rue, les Cours dans la rue, la Nuit des taons qui piquent et l'occupation d'une succursale de banque. Bon nombre de ces groupes furent également très actifs lors de l'action du Plan G. Bien qu'elles ne se soient pas concrétisées jusqu'àprésent, d'autres actions furent envisagées, comme, par exemple, une grève de la faim.

En fait, nous avons pu constater que des groupes étudiants, des groupes populaires et des groupes communautaires se sont montrés particulièrement ouverts à l'idée d'organiser des actions sortant des sentiers battus. En plus de la créativité particulière de certaines personnes présentes au coeur même de l'action, d'autres éléments ont contribué à l'émergence de ce type d'action. Nous en avons identifiés cinq :

  • la difficulté de réaliser une mobilisation de masse en se servant uniquement d'actions couramment utilisées;
  • la difficulté d'attirer l'attention de l'opinion publique;
  • la détermination de lutter contre l'implantation en force du discours et des politiques néolibérales;
  • les réticences exprimées concernant les manifestations dites traditionnelles par le noyau dur des groupes;
  • le rapprochement entre les groupes communautaires, les groupes populaires et le mouvement étudiant (la CoalitionY) qui s'intéresse tout particulièrement aux actions dites de désobéissance civile.

2. Quelques exemples d'actions dans la grande région de Québec

Voici une courte description de certaines actions que nous pourrions qualifier « d'alternatives » et quelques-uns des éléments reliés à leur nature et aux objectifs visés.

Les Cours dans la rue

II s'agit d'un cours d'éducation populaire qui se tient dans la rue. Lors de l'action, nous bloquons ou occupons une artère « achalandée » sans faire la demande d'un permis de manifestation afin d'augmenter l'effet de surprise. Le premier cours a eu lieu en plein hiver et plus d'une centaine de personnes y ont participé. Les objectifs étaient de dénoncer publiquement les coupures dans les programmes sociaux et les conséquences des compressions budgétaires dugouvernement sur la démocratie participative.

Nous avons abordé le thème de la démocratie avec les participant-e-s. Nous nous sommes servis des histoires utilisées dans les groupes d'ÉPA, soit l'histoire du partage du gâteau et celle de la soupe aux cailloux. Une présentation des éléments théoriques de la démocratie fut suivie d'un échange entre les participant-e-s.

La Nuit des taons qui piquent

Entre le 30 avril et le premier mai, plus de 250 personnes ont passé une partie de la nuit ou toute la nuit à discuter, à échanger et à débattre sur la fiscalité, l'économie et l'emploi. Pourquoi l'avons-nous appelé la Nuit des taons qui piquent? L'idée nous est venue d'une série d'ateliers sur l'économie et les finances qui ont eu lieu à Atout-lire, un groupe en alphabétisation populaire de Québec. Lors de ces ateliers, Atout-lire se sert d'un conte populaire, soit Crotte mon âne. Dans cette histoire, il est question d'une personne qui se fait voler un âne qui crotte de l'argent et d'une nappe qui donne à manger. C'est alors qu'elle se fait donner un taon qui pique qui lui permettra de récupérer ses biens. C'est ainsi que l'action du 30 avril et du premier mai est devenue la Nuit des taons qui piquent. Pourquoi avons-nous choisi ces dates? Comme le 30 avril est la date limite pour remettre sa déclaration de revenus et que le premier mai est la fête des travailleurs et travailleuses, nous y avons vu là un symbole tout désigné du lien qui devrait exister entre la fiscalitéet l'emploi.

Tout au long de cette action, nous avons eu droit à la prestation de plusieurs artistes engagé-e-s. De plus, des économistes, une comptable et un directeur de caisse ont accompagné les participant-e-s dans leur démarche. Aux petites heures du matin, quelques artisans mettaient sur pied un atelier où des masques en forme de taon furent confectionnés. À six heures du matin, le premier mai, les taons sont sortis des lieux de veille et sont allés réveiller le premier ministre pour lui remettre en mains propres une lettre signée par tous les participant-e-s. Le groupe a pu rencontrer le premier ministre pendant une quinzaine de minutes à sa sortie de la piscine. Il s'est engagé à nous accorder un rendez-vous afin que nous puissions lui exposer nos vues sur la fiscalité, l'économie et l'emploi.

Le Parlement de la rue

Cet événement s'est tenu à Québec et s'est échelonné sur un mois, soit du 15 novembre au 15 décembre 1997. Cette action s'est déroulée dans le cadre de la lutte contre la réforme de l'aide sociale. C'était en pleine session parlementaire et sa durée nous a permis de cheminer, de progresser et de créer un momentum sur la question de l'aide sociale et de la pauvreté au Québec. Deux roulottes de construction furent installées dans un parc à deux pas de l'Assemblée nationale et, pour l'occasion, cette zone fut déclaré « zone libre d'oppression » .

Tous les jours, nous organisions des activités d'ÉPA et des actions « achalantes » . Nous recevions des délégations, tenions des points de presse et faisions des débats. Bref, le Parlement de la rue aura été un lieu de convergences, de résistance et de créativité pour les forces progressistes. Il fut le rappel vivant de la résistance de milliers de citoyens et citoyennes face aux orientations politiques néolibérales.

Grève de la faim pour la dignité et contre la pauvreté... une action avortée

Proposée dans la région de Québec dans le cadre de la lutte contre la réforme de l'aide sociale, cette action ne s'est jamaisréalisée à cause, entre autres, de divergences internes et du manque de soutien des militant-e-s du groupe qui avait proposé l'action. Nos objectifs étaient d'obtenir des gains substantiels dans notre lutte contre le projet de réforme de l'aide sociale, de montrer de manière radicale notre refus du projet de loi 186 et de gagner l'appui d'une bonne partie de la population en amenant certains secteurs de la population qui ne s'étaient jamais impliqués jusqu'à ce moment-là à se sentir interpellés.

H était prévu que la grève de la faim serait faite par un groupe de 8 à 10 personnes au minimum. Ce groupe, qui aurait été installé dans un lieu public de Québec, aurait été composé idéalement de personnes assistées sociales, de travailleurs, de travailleuses et de personnalités publiques et religieuses. Notre intention était de démontrer que le refus du projet de réforme de l'aide sociale venait de différents secteurs de la société.

Au début, l'idée de faire une grève de la faim fut bien accueillie par le groupe qui devait réaliser l'action. Elle fut acceptée sans aucune opposition et l'assemblée générale vota à l'unanimité en faveur de sa réalisation. Mais, à mesure que l'action se précisait, des réticences sont apparues qui, conjuguées aux difficultés internes rencontrées dans la lutte, ont amené le groupe à l'origine de l'action à retirer le projet étant donné que les conditions nécessaires à sa réalisation n'étaient plus là.

L'occupation des banques

À l'heure où les plus pauvres sont obligés de se serrer la ceinture, ces actions, organisées essentiellement par le mouvement étudiant de Québec, consistaient à faire un sit-in dans les succursales de banque afin de protester contre l'injustice économique et les profits exagérés des banques.

L'une de ces occupations s'est tenue en mai 1997. Elle a eu lieu dans une succursale de la Banque Nationale du quartier Saint-Jean Baptiste. Les participant-e-s pénétrèrent dans la banque et lurent un communiqué qui expliquait leur geste. Les services de police sont alors arrivés et les protestataires qui étaient pacifiques décidèrent de s'asseoir. Quarante-deux d'entre eux furent arrêtés, conduits au poste de police, fouillés à nu et détenus pendant plusieurs heures. On leur imposa de sévères conditions de libération qui furent adoucies par la suite. Même si aucune accusation n'avait été portée contre eux, ces conditions furent maintenues pendant plusieurs semaines.

Le Plan G

En novembre 1997, une action de désobéissance civile à caractère non-violent fut organisée. Quelque 300 personnes, provenant de différentes organisations, bloquèrent les vingt-trois portes d'accès du Complexe G. Les participant-e-s ont ainsi paralysé, pendant toute une journée, cet édifice qui abrite de nombreux ministères provinciaux dont, entre autres, le ministère de la Justice, le ministère des Finances et le ministère de l'Éducation. Pendant que l'action se déroulait, une manifestation d'appui avait lieu autour de l'immeuble gouvernemental en question.

Quant aux objectifs visés, nous voulions, entre autres, exprimer notre refus total de tous les projets gouvernementaux qui minent les droits universels fondamentaux. Nous voulions établir un nouveau tempo et provoquer ainsi une escalade crédible des moyens de pression face au rouleau compresseur du néolibéralisme. Nous désirions permettre auplus grand nombre possible de personnes et de groupes touchés par les politiques néolibérales d'acquérir et d'expérimenter un mode de manifestation plus radical.

3. Les moyens d'action « alternatifs » et la désobéissance civile

Bien que les moyens d'action « alternatifs » ne soient pas synonymes de désobéissance civile, plusieurs des actions que nous venons d'examiner s'inscrivent directement dans cette ligne.

La désobéissance civile est un moyen d'action qui fait partie de l'action directe. Elle fait partie d'un plus large éventail, soit des méthodes d'action de la résistance non-violente. L'action non-violente est en fait un moyen de résistance qui s'attaque aux mécanismes du pouvoir. Considérée comme un outil de lutte et de résistance redoutable, la désobéissance civile est utilisée par les groupes et les mouvements sociaux depuis de nombreuses années. Au cours de l'histoire, l'exemple le plus connu fut celui de Ghandi en Inde.

La désobéissance civile défie ouvertement et de manière non-violente le pouvoir en place. Considérée comme un geste légitime face à des lois et des politiques profondément injustes, la désobéissance civile est une méthode qui va au-delà des limites de la légalité, défiant ainsi ouvertement l'autorité. Les gens qui y participent posent donc un geste de citoyenneté et de profond humanisme.

Notre expérience des dernières années nous apprend que la réussite d'activités alternatives dépend de plusieurs facteurs. Sans être exhaustifs, nous pouvons identifier plusieurs éléments qui nous semblent essentiels.

1. L'adhésion à l'action

Il faut que le projet reçoive l'assentiment et l'appui d'une grande partie des membres actifs du groupe, des groupes qui proposent le projet et des groupes qui s'intéressent à la démarche. Le projet doit être un projet rassembleur.

2. Pas d'opposition majeure

II ne doit pas y avoir d'opposition ni de dissension importante à l'intérieur du groupe, tant sur le projet lui-même que sur les autres aspects de la vie interne du groupe. Faute de quoi, le projet risque d'exploser au moment de sa réalisation.

3. La collectivisation de l'action

II faut que le contenu de la démarche soit planifié collectivement. Il serait également très souhaitable que le plus de monde possible soit impliqué dans l'ensemble du processus. Il faut que chaque personne du groupe se sente partie prenante de la démarche et que le projet devienne le sien.

4. Les objectifs

Nous devons toujours avoir en tête les raisons pour lesquelles nous voulons entreprendre l'action et nous les rappeler régulièrement. Avant de passer à l'élaboration du plan d'action, il faut bien clarifier et expliquer les objectifs pour lesquels nous voulons entreprendre cette mobilisation.

5. La créativité

Nous devons laisser une place à la créativité, surtout dans le processus de mise en branle de l'action. Il faut présumer que toutes les idées peuvent être bonnes. Il faut éviter de s'autocensurer, de censurer les autres et d'avoir peur du ridicule. Il ne faut pas mettre de barrières à notre imagination. Nous devons essayer de créer une ambiance dans laquelle tout le monde se sent à l'aise de s'exprimer librement.

6. Un comité de stratégie

II faut former un comité de travail qui sera en charge des questions concernant la sécurité, les stratégies, les tactiques, etc. Ce comité est tout particulièrement important lors des activités où il est question de désobéissance civile non-violente. Ce comité doit fournir aux participant-e-s les informations pertinentes tout en s'assurant de ne pas dévoiler les renseignements dits stratégiques.

7. Bien informer les participant-e-s

II faut organiser des rencontres d'information pour les personnes intéressées à participer à l'activité. Lors de ces rencontres, il faut bien leur expliquer pourquoi nous entreprenons cette action, en quoi elle consiste, quel en est le déroulement, quel est leur rôle et quels en sont les conséquences et les risques, s'il y en a. En fait, la transparence est de rigueur!

Les pièges à éviter

Même si toutes les conditions de la réussite sont réunies, le succès n'est pas assuré. Il y a certains pièges qu'il vaut mieux éviter. En voici quelques-uns.

1. La place prise par l'action

Nous ne devons jamais oublier qu'une action est un moyen et non une fin en soi. Il ne faut pas que le moyen choisi prenne une place si importante que l'objectif de l'action soit oublié. Si nous entreprenons une action, c'est parce que nous avons quelque chose à revendiquer. Il faut éviter de tomber dans le piège de l'activisme pour l'activisme.

2. Éviter les agitateurs

Dans le déroulement de l'action, il peut arriver que des agents provocateurs se présentent. La meilleure attitude à adopter serait de ne pas répondre à leurs provocations, de les ignorer et, si possible, de les isoler. Pour ce faire, il faut prévoir à l'avance ce genre de situation et avoir un plan d'intervention déjà prêt.

3. Éviter l'improvisation

Toute action doit être préparée longtemps à l'avance. Cette affirmation est d'autant plus valable quand il s'agit de réaliser un type d'action que nous ne sommes pas habitués à organiser. Tout le processus d'organisation et de planification est très important. Ce processus est aussi important que l'action elle-même.

En conclusion

Dans la conjoncture actuelle où nous voyons le système utiliser toutes sortes d'outils et prendre toutes sortes de moyens pour appauvrir le monde et où l'écart entre les riches et les pauvres se creuse honteusement, les groupes populaires et communautaires se doivent d'éviter d'exclure l'utilisation d'actions alternatives. En fait, le temps est plutôt venu de revoir nos stratégies et de les adapter à la conjoncture actuelle en y incluant ce type d'action.

Évidemment, revoir nos stratégies ne veut pas dire mettre de côté ou abandonner les autres types d'actions déjà utilisés dans le milieu, tels que les manifestations traditionnelles, les visites chez les élu-e-s, le piquetage devant les bureaux gouvernementaux, les pétitions, etc. Ces activités ont toujours leur place. Cependant, il serait temps de s'ouvrir à d'autres types d'action et de faire place aux actions alternatives. Nous devons voir à ce que les actions dites traditionnelles et les actions alternatives deviennent complémentaires. Il faut voir notre action dans une perspective plus globale, c'est-à-dire dans une perspective où nous passerons de l'étape X à l'étape Y et du niveau A au niveau B, créant ainsi une escalade des moyens d'action.

Élargir notre éventail, s'ouvrir davantage à de nouveaux horizons et envisager d'autres types d'action nous permettra peut-être de créer un véritable rapport de force face aux tenants du projet néolibéral inhumain qui orientent leurs projets vers le libre marché, la libre entreprise, la concurrence, la compétitivité, la performance, l'exploitation des travailleurs et travailleuses et l'exclusion sociale. Nous convenons que l'inclusion de ces « nouvelles formes de résistance » à notre démarche exige d'agir de manière réfléchie, sérieuse et avec toute la rigueur qui s'impose. En faisant cela, nous croyons que le mouvement populaire et communautaire gagnera en crédibilité et trouvera fort probablement un élan nouveau qui nous rapprochera de notre objectif principal, soit la réalisation de notre projet de société où tous auront une place, seront respectés dans leur dignité et seront considérés en tant que citoyen et citoyenne à part entière.

LES NOUVELLES TECHNOLOGIES ET LA VIE ASSOCIATIVE

Luc Lignon

Militant à la Chaudronnée de l'Estrie

Dans les années 60, Marshall McLuhan exposait à la face du monde ses réflexions sur les effets de l'évolution technologique. Il disait que : « en réalité et en pratique, le vrai message, c'est le médium lui-même, c'est-à-dire, tout simplement, que les effets d'un médium sur l'individu ou sur la société dépendent du changement d'échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie » .

Au moment où il écrivait ces lignes, il connaissait bien sûr les progrès fulgurants qui avaient tant changé la vie depuis le début du siècle, mais il n'avait encore qu'une idée très vague des développements qui suivraient avec l'informatique. Ce sera cet universitaire canadien qui, plus tard, introduira le concept de « village global » en pensant à cette« communauté » d'ordinateurs tous reliés entre eux à travers le monde.

Il va sans dire que l'omniprésence des outils informatiques a modifié la réalité. D'instrument pour les scientifiques et les gestionnaires, l'ordinateur a rejoint les gens ordinaires. Il aura fallu à peine quelques années pour que cette technologie sorte des universités et des grosses compagnies pour s'étendre dans tous les milieux. Les groupes populaires ne font pas exception. Il est encore trop tôt pour relever, de façon exhaustive, les impacts de cette technologie. Pour notre propos, nous allons nous en tenir au milieu que nous connaissons bien, le communautaire.

Même si l'introduction des outils informatiques dans les groupes populaires s'est faite de manière inégale, la présence de l'ordinateur tend à se généraliser. Si Sherbrooke et ses environs sont représentatifs du reste du pays, nous pouvons affirmer que rares sont les organismes qui ne possèdent pas un ordinateur aujourd'hui. Parmi les organismes membres de la Table ronde des organismes volontaires d'éducation populaire de l'Estrie (TROVEPE), la majorité en possède actuellement au moins un.

Il y a seulement quelques années, dans les groupes, les mots ordinateur et traitement de texte étaient étroitement associés. Seuls les plus audacieux avaient informatisé leur comptabilité ou encore profitaient de la puissance de l'ordinateur pour tenir une base de données, une liste de membres ou le catalogue d'un centre de documentation. Mais, plus récemment, comme ce fut le cas partout, Internet a fait son entrée dans plusieurs groupes. En effet, il semble aller de soi que le courrier électronique soit pertinent pour les organismes de solidarité internationale ayant à communiquer à travers le monde. Mais les organismes ne joignent pas le réseau uniquement pour communiquer avec des correspondants éloignés, habitant des pays lointains. Prenons le cas du Regroupement des centres de la petite enfance des Cantons de l'Est. Au cours des derniers mois, cet organisme membre de la TROVEPE s'est branché à Internet tout en incitant lescentres qui en sont membres à faire de même.

Quoique l'arrivée des ordinateurs soit encore relativement récente, nous pouvons distinguer deux grands moments qui ont marqué leur implantation : les premiers micro-ordinateurs au milieu des années 80 et l'engouement pour Internet à la fin des années 90. Dans les prochaines lignes nous allons tenter d'évaluer les effets qu'ont eus les premiers ordinateurs sur la vie des groupes. Ce regard critique pourrait nous mettre en garde avant que plusieurs de nos groupes s'aventurent plus loin dans le village global.

La vie associative

Avant l'arrivée de l'ordinateur, les groupes ne connaissaient pas certaines performances qui sont impossibles à atteindre autrement. Prenons par exemple un centre de documentation. L'élaboration d'un catalogue comprenant des centaines de titres ne pourrait se faire aussi bien sans l'aide de l'informatique. Imaginons la quantité de travail nécessaire pour produire manuellement et tenir à jour un catalogue dans lequel les documents sont classés par titre, par auteur et par catégorie.

Je suis d'accord pour le rayonnement et la qualité des services offerts par les groupes. Mais les nouveaux outils s'insèrent aussi dans la pratique militante et viennent jouer sur la qualité de la vie associative. À l'aide d'un logiciel de traitement de texte, la version originale d'un document subira plusieurs transformations jusqu'à sa version finale qui reflétera les discussions et les débats qu'il aura suscités. Dans le même ordre d'idée, ceux et celles qui ont adopté l'ordinateur pour tenir la comptabilité de leur organisation ne voudraient sans doute pas retourner en arrière. Le temps requis pour faire des calculs est réduit au minimum et la production de rapports tels que le bilan et l'état des résultats est désormais un jeu d'enfant.

À titre d'exemple, prenons le cas de la Chaudronnée, un organisme sherbrookois qui offre des repas aux personnes démunies. La comptabilité est produite à l'aide d'un logiciel. À chaque réunion mensuelle, un état financier est remis aux membres du conseil d'administration. Cette instance décisionnelle composée à part égale de membres usagers et de membres de soutien est ainsi en mesure de prendre des décisions plus éclairées.

Pour les groupes et, plus spécifiquement, pour ceux préoccupés par l'éducation populaire, la vie associative fait partie de leur raison d'être. Bien qu'inégal dans son application, le principe de la participation démocratique des membres aux décisions concernant les affaires de l'organisation a toujours été central dans le discours militant. Dans la mesure oùelles sont prises par les membres, les décisions gagnent en légitimité. Les groupes constituent aussi un lieu d'apprentissage et de formation à la prise de décision collective, mettant ainsi en application un modèle démocratique que d'aucuns rêvent de voir un jour adapté et généralisé à l'ensemble de la société.

La professionnalisation de nos groupes

II s'avère que l'utilisation d'outils informatiques peut nourrir la vie démocratique du groupe. Mais, avant de trop s'enthousiasmer, il faut admettre que les nouvelles compétences requises par ces outils sont hors de la portée de la majorité des membres de nos groupes. En conséquence, ces derniers perdent le contrôle sur l'exécution du travail et doivent se fier à leurs « experts ». Il y a donc un risque réel que l'information soit concentrée entre les mains de quelques-uns et que ce petit nombre en arrive à tenir les ficelles du pouvoir.

Dans un autre ordre d'idée, il est impossible de penser à l'ordinateur sans revoir ces images désolantes d'utilisateurs ou d'utilisatrices ayant perdu des données. Il s'agit là d'une nouvelle réalité qui n'existait pas auparavant, du moins pas à l'échelle que nous connaissons aujourd'hui. Allons au-delà de l'excuse classique « mon fichier s'est effacé » . Les pertes de données constituent de nos jours un nouveau problème qui, de fait, peut être associé à un sinistre. Dans les dernières années, plusieurs groupes « sont passés au feu » . N'est-il pas juste de comparer la perte de toutes les données contenues sur le disque dur d'un organisme à l'incendie de son local?

Près de chez nous, un organisme de solidarité internationale a perdu presque tous ses documents importants alors qu'avec le temps, un virus s'était infiltré sur la plupart des disquettes servant à emmagasiner les données. Un autre groupe préoccupé par la question des accidents de travail a perdu les résultats de quelques mois de travail quand le disque dur s'est brisé. Les responsables de ce dernier groupe avaient implanté une procédure de sécurité (backup), mais ce dernier avait une défaillance. De sorte qu'ils ont été non seulement obligés de remplacer le disque défectueux, mais de reprendre unepartie de la comptabilité.

En plus de ces « feux » accidentels, que devons-nous penser des « incendies criminels » ? Un groupe qui travaille à la défense des personnes assistées sociales s'est fait voler les équipements informatiques. La direction de l'organisme avait été assez prévenante pour souscrire à une police d'assurance. C'est très bien. Mais cette mesure fut loin de résoudre entièrement le problème. Quand vous remplacez un ordinateur ainsi perdu, c'est comme remplacer le classeur volé par un nouveau classeur aux tiroirs vides. Les documents sont perdus. Quant à elle, une coopérative d'habitation a connu ce qui est vraisemblablement du vandalisme. L'auteur de cet acte aurait tout simplement fait disparaître le contenu entier du disque dur de l'ordinateur. Quel sinistre!

Avant l'arrivée de l'ordinateur, les groupes ne connaissaient pas ce type de sinistre qui résulte en une énorme dépense de temps et d'argent. En quelque sorte, cette technologie impose ses propres règles d'utilisation. Pour la faire fonctionner adéquatement et en toute sécurité, il faut un personnel spécialisé. Sans compter qu'il faut à l'occasion faire appel à des professionnels extérieurs à nos groupes pour effectuer certaines tâches exigeant des compétences particulières.

Choisir nos orientations

II serait utopique de prôner un retour en arrière. Quoique nous en pensions, les technologies informatiques sont devenues indispensables au bon fonctionnement de nos groupes, même si elles accordent de fait une position stratégique aux personnes qui savent les utiliser. Et, puisque nécessité fait loi, il s'en suit que bon nombre d'exigences se dressentdevant nous. Il faut affecter aux besoins informatiques une partie importante de nos budgets fort limités. Il faut embaucher des personnes aptes à utiliser l'ordinateur. Il faut assurer au personnel des sessions de formation adaptées à ces outils, surtout pour ceux et celles dont le salaire est défrayé par les programmes d'employabilité. Il faut s'adapter à la rapide « évolution » des versions des logiciels. Il faut adapter nos façons d'interagir avec les autres groupes, les bailleurs de fonds et les institutions auprès desquelles nous revendiquons. Bref, il faut adapter nos manières de travailler et de militer à la nouvelle technologie.

La vie associative aussi a ses exigences. Il faut s'assurer que les membres ont une réelle possibilité de participer. Il faut favoriser une prise de décision éclairée en rendant disponibles et accessibles toutes les informations nécessaires. Il faut être vigilant afin que l'organisme ne soit pas contrôlé par quelques-uns ou quelques-unes. Il faut prévoir la continuité des activités du groupe, même dans le cas du départ d'une ou de plusieurs personnes, membres ou employés.

Il est compatible avec la réalité de penser que, jusqu'à ce jour, le mouvement populaire a subi plutôt passivement l'intégration de l'informatique. Ce fut pour le meilleur et pour le pire. Ce mariage n'est sans doute pas tout à fait malheureux. Mais, en tant que mouvement qui prône le changement, ne devrions-nous pas être en mesure d'orienter consciemment notre propre destin? Technologie comprise!

L'absence de stratégie concernant l'implantation des nouvelles technologies n'est pas une exclusivité des groupes populaires. Il y a cette idée très répandue qu'il suffit que la technologie soit présentée comme une innovation pourqu'on la croie bonne. Il y a lieu de penser que cette conception a également cours dans les groupes populaires. Bien que nous prétendions avoir une vision d'avenir, nous avons pris le virage informatique au cours des dernières années, sans convenir d'un programme ou d'une stratégie commune. Aujourd'hui, c'est Internet qui est à nos portes. Il y a lieu de croire que ce deuxième moment d'intégration de l'informatique aura encore plus d'impact sur les pratiques de nos groupes.

Puisque, très prochainement, nous allons fort probablement joindre le village global, ne serait-il pas souhaitable que le mouvement populaire se coordonne et débatte de la pertinence de ce choix?

NOS ORIENTATIONS

Le rôle de l'État est en pleine mutation. De régulateur et de « redistributeur » de richesses, voilà qu'il se désengage, subit un régime amaigrissant et repousse dure vers de la main ses responsabilités, Est-ce là l'État que nous souhaitons?Nous vivons sur une petite planète! Certes. Cependant, pendant que les marchés se globalisent et se mondialisent et que les frontières disparaissent, nous sommestémoins de l'avènement du phénomène inverse, soit la localisation. Quels sont donc les effets et les impacts de cette localisation sur la réalité des groupes d'éducation populaire autonome? Par ailleurs, nous sommes en droit de nous interroger sur nos orientations actuelles et futures. Quelle est notre position pour ce qui est de la place accordée à l'avancement des luttes sociales? Est-il possible de coordonner les luttes sociales?

QUE SOMMES-NOUS EN DROIT D'ATTENDRE DE L'ÉTAT?À QUELLES CONDITIONS?

Raymond Johnston

Assemblée des travailleurs et travailleuses accidenté-e-s du Québec (ATTAQ)

Préambule

J'ai délibérément choisi de modifier la question à laquelle je devais tenter de répondre. Si je l'interprétais dans son sens commun, à savoir « que peut-on espérer de l'État dans sa forme et son orientation actuelles? », mon exposé serait déjà terminé et nous ne serions guère plus avancés. Comme l'avaient sans doute voulu les organisatrices et les organisateurs de ce colloque, j'ai donc décidé de me et de vous compliquer un peu les choses en allant au-delà du sens commun.

Mais, avant d'aller plus loin, je souhaite éclaircir ma situation. Je ne prétends à aucune compétence académique ou expertise dans ce domaine. Ma réflexion découle principalement de mon expérience militante.11 C'est donc en tant que militant que je m'adresse à vous. Je ferai un petit détour pour vous expliquer, à grands traits, ma perception de l'évolution de l'État et de son rôle et des facteurs d'interception de la démocratie. Par la suite, j'aborderai les attentes légitimes et les conditions nécessaires au succès de notre action.

1. L'évolution de l'État et son rôle

Même dans les sociétés occidentales, l'État incarne d'abord le pouvoir de contrainte imposé à toutes et à tous, c'est-à-dire le pouvoir de contrainte universelle. De la monarchie à l'instauration du vote vraiment universel, puis de l'Etat démocratisant à l'État néolibéral, l'utilisation de ce pouvoir de contrainte universelle a subi plusieurs changements d'orientation qui me semblent, à plusieurs égards, nous ramener au point de départ.

Avant la révolution bourgeoise, ce pouvoir de contrainte s'exerçait principalement en faveur des plus puissants, ceux-là mêmes qui détenaient l'instrument le plus élémentaire de répression : la force militaire. Le peuple était soumis et l'autorité était réputée venir d'ailleurs. Le régime fiscal s'apparentait davantage à un système de « taxage » . Seuls ceux qui ne participaient pas au pouvoir y étaient soumis, tout en ne bénéficiant que très rarement et qu'indirectement des largesses du trésor public.

Avec le développement du capitalisme, cette situation ne pouvait plus durer. En contrepartie de leur contribution fiscale, les bourgeois se mirent à réclamer une partie du pouvoir : « pas de taxation sans représentation » . Ce fut le début du déclin de la monarchie absolue et du pouvoir dominant de la noblesse. Cette révolution bourgeoise fut un succès grâce au mécontentement populaire croissant qui s'exprimait assez brutalement. Elle ouvrait une brèche au développement de la démocratie et au développement de la première génération des droits humains, soit les droits civils et politiques.

Ce fut l'évolution ultérieure du régime de taxation qui justifia progressivement l'élargissement du droit de vote à toute personne en âge de voter. Par contre, les femmes ont souvent été obligées d'attendre quelques générations de plus que les hommes pour avoir accès à la pleine citoyenneté, c'est-à-dire jusqu'au moment où leur contribution à la production des biens et services devint nécessaire comme ce fut le cas lors de la Seconde Guerre mondiale. Le pouvoir de contrainte universelle de l'État commençait enfin à tenir compte des intérêts bourgeois et des intérêts populaires grâce, notamment, aux pressions populaires croissantes et à de nouvelles théories économiques qui prétendaient asseoir le développement de l'économie sur la consommation de masse. Ayant une justification économique et subissant la pression populaire qui devenait de plus en plus efficace, la justice sociale faisait des progrès. Le « New Deal » et le « welfare » apparurent. Chaque pays était alors jaloux de sa souveraineté économique. La croissance économique était alors perçue comme dépendante du niveau de consommation interne d'où l'importance de la soutenir par des mesures sociales qui assuraient une certaine sécurité aux citoyennes et citoyens et qui réduisaient l'impact des secousses économiques. C'était le courant dominant dans les pays développés du monde dit libre de l'époque. Outre la volonté manifeste de la communauté internationale d'éviter la réédition des horreurs dévoilées au cours et à la fin de la Seconde Guerre mondiale et la concurrence internationale entre le communisme et le capitalisme, ce courant fut aussi un facteur déterminant de la proclamation de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du contenu de cette déclaration.

La justice sociale, la modernisation de l'économie et l'édification d'une bourgeoisie nationale faisaient toutes partie des objectifs affichés de la grande « Révolution tranquille » des années 60 au Québec. La société québécoise se lançait, en fait, dans une vaste opération de rattrapage qui devait, à la longue, lui permettre de moderniser son économie et faire émerger une classe de capitalistes québécois et francophones. Même si la justice sociale semblait être un objectif central de la « Révolution tranquille » , force est d'admettre aujourd'hui, sans nier pour autant les progrès sociaux incontestables qu'elle a permis de réaliser, qu'elle était d'abord un instrument économique au service du développement capitaliste de la société québécoise. Nous faisons, ici, référence à la démocratisation de l'accès à l'éducation, auxservices de santé et aux services sociaux, à l'instauration du régime des Rentes du Québec, à la création de la Caisse de dépôt et de placement, à la nationalisation de la production et de la distribution de l'électricité, à la préparation du premier régime intégré d'aide sociale fondé sur les besoins des personnes, etc. Toutes ces réalisations étaient nécessaires afin de s'assurer d'une main-d'œuvre formée et en santé et d'assurer et de soutenir la croissance économique et le développement des entreprises québécoises.

Ces progrès furent remis en question lorsque la « garde montante » 12réussit à s'établir. Mais elle commença à se sentir à l'étroit dans l'espace économique québécois et les théories dites néolibérales se répandirent au point de constituer, avec la chute du communisme, ce que d'aucuns qualifièrent de « pensée unique » . Les premiers signes annonciateurs de ce revirement apparurent en 1977 lorsque le gouvernement québécois décida de mettre fin au régime d'indexation automatique du salaire minimum légal à l'évolution de la rémunération hebdomadaire moyenne. Cettemesure annonçait alors le durcissement des relations de travail entre le gouvernement québécois et les personnes salariées du secteur public (1982) et une première révision à la baisse de la protection assurée par l'aide sociale (1983). Après le« tachisme » et le « reaganisme » , le courant politique du tout pour le libre marché s'imposait partout. La compétitivité devint la règle fondamentale du développement économique, social et culturel. Aujourd'hui, les marchés financiers qui ont acquis, avec la complicité des États, une plus grande liberté dictent, dans les faits, les orientations gouvernementales. Pour plusieurs, la « démocratie » se résume à la liberté économique et à la liberté des marchés financiers et économiques. Et ces « nouveaux démocrates » contrôlent tous les pouvoirs, à savoir les principaux médias, le pouvoir étatique national et international, le pouvoir économique et financier national et international. La croissance économique recherchée ne repose plus sur la demande interne des biens et services (qui est d'ailleurs volontairement comprimée) mais sur la conquête de nouveaux marchés.

La fiscalité différencie les contribuables (individuels ou corporatifs) plus mobiles qui ont à leur disposition plusieurs moyens légaux et illicites de réduire leur fardeau fiscal, des contribuables captifs qui absorbent une part disproportionnée du fardeau fiscal et qui n'ont aucun moyen d'y échapper. Les nombreuses exemptions sur les gains de capital, sur les revenus autonomes des professionnels et sur les revenus d'entreprises caractérisent bien ce nouveau clivage. Il en est de même pour la TPS. Elle met fin à la taxe sur les produits manufacturés qui était facturée et qui devait être payée sans distinction du lieu d'achat ou de consommation de ces produits. Afin de faciliter les exportations, on abolit cette taxe et on la remplace par la TPS qui demande aux consommatrices et aux consommateurs canadiens de supporter seuls un fardeau auparavant partagé entre le marché interne et le marché externe. Cette abolition libère ainsi progressivement les entreprises de toute participation à ce fardeau fiscal sur leurs propres produits et services. Dans la foulée de la préparation des travaux de la Commission sur la fiscalité et le financement des services publics, les documents produits par le ministère des Finances du Québec dévoilent, en fait, qu'il n'y a plus de progressivité de l'impôt sur le revenu au-delà d'un revenu annuel de 50 000 dollars. Les données publiées laissent clairement voir qu'au-delà de ce niveau de revenu, le taux effectif d'imposition régresse. Mais, les données du ministère ne fournissent pas un éclairage complet sur la distribution du fardeau fiscal global des particuliers. Contrairement aux gains de capital et aux gains d'entreprise, les gains salariaux sont complètement pris en compte dans l'établissement du fardeau fiscal des particuliers. De plus, lafiscalisation progressive des mesures sociales justifie désormais le ministère du Revenu de procéder aux croisements des diverses banques de données des organismes gouvernementaux ou para-gouvernementaux.

L'accessibilité universelle à des services publics de qualité en éducation et en santé et services sociaux est en recul. Les régimes à deux vitesses se développent rapidement dans les deux secteurs. La protection assurée par les autres programmes sociaux (aide sociale, logement social, aide juridique, assurance-emploi, etc.) est aussi en recul. Pendant cetemps, les gouvernements rejettent toute responsabilité en ce qui concerne la création directe d'emploi. Ils développentdes programmes sélectifs de subvention à la création de nouveaux emplois qui font en sorte que des entreprises qui ne paient aucun impôt profitent des contributions fiscales des autres contribuables. Ainsi, ces entreprises évitent toute contribution au financement des infrastructures physiques et sociales dont elles profitent de même qu'au financement des dépenses sociales qu'elles génèrent. Donc, la redistribution de la richesse collective s'opère des contribuables les moins bien nantis vers les contribuables (particuliers et corporations) qui profitent de ces largesses fiscales.

Ainsi, à la faveur du néolibéralisme ambiant, l'État abandonne les approches qui permettaient au monde ordinaire de profiter, soit par les services publics ou les autres programmes sociaux, d'une certaine redistribution de la richesse créée, pour revenir à des approches qui ressemblent davantage à celles qui prévalaient avant la révolution bourgeoise. Laprincipale différence réside dans l'appartenance de classe des nouveaux bénéficiaires du pouvoir de contrainte de l'État. Ce n'est plus l'aristocratie qui en bénéficie mais la nouvelle grande bourgeoisie qui, en toute liberté, peut déplacer rapidement ses capitaux sans aucune contrainte gouvernementale et miser sur le profit à très court terme ou sur l'expansion très rapide ou, pire encore, sur la spéculation financière qui n'apporte aucune contribution aux économies nationales. Il n'est donc pas étonnant que des poches de résistance se développent en plusieurs milieux à l'égard du fisc. Le régime fiscal évolue vers un système de « taxage » .

Non seulement l'État néolibéral procède-t-il à un dangereux resserrement de son investissement dans les services publics et dans les autres programmes sociaux, mais il profite de chaque phase de resserrement pour introduire des éléments dynamiques qui préparent les phases suivantes. De plus, après les coupures dramatiques imposées dans l'ensemble de la protection sociale sous prétexte que les déficits publics menaçaient jusqu'à son existence, il est de plus en plus question que les nouvelles marges budgétaires des gouvernements servent principalement à réduire la dette publique accumulée ou à réduire les impôts. Quelle façon élégante d'annoncer qu'il n'est pas question de renforcer de façon significative la protection sociale et de lutter efficacement, grâce à un régime fiscal vraiment et complètement progressif, contre la pauvreté et contre le développement et l'approfondissement des inégalités sociales! Cette approche feutrée confirme que le pouvoir de contrainte universelle de l'Etat continuera de s'exercer sur les citoyennes et citoyens captifs au profit des contribuables les plus mobiles! Mais, attention. Les prochaines réductions d'impôt pourraient bien aussi soulager légèrement la classe moyenne et permettre ainsi d'obtenir une certaine complicité de sa part dans l'œuvre de démantèlement en cours et de briser définitivement la solidarité résiduelle entre cette classe moyenne chagrinée et appauvrie et les plus démunis de la société. Une telle mesure viserait à assurer l'acceptation d'un retour progressif au capitalisme sauvage par une partie de la classe moyenne.

Personnellement, je suis d'avis que ce retour en arrière a été facilité par les critiques sans nuances qui ont été lancées contre l'État et contre son pouvoir de contrainte universelle. Ces critiques ne venaient pas uniquement de la droite québécoise. Dans le procès intenté à l'État démocratisant et que certains appellent faussement l'État-providence afin de pouvoir l'attaquer plus facilement, certaines fractions de la gauche québécoise, anciennes ou nouvelles, ont souvent eu tendance à jeter le bébé avec l'eau du bain.

En fait, il est normal que l'État exerce un pouvoir de contrainte universelle. Le peuple n'a rien à gagner d'une quelconque dilution du pouvoir de contrainte universelle de l'État, ne serait-ce que par une décentralisation/régionalisation massive qui, sous prétexte de rendre chaque région responsable de son développement, la rendrait tout simplement plus vulnérable aux exigences des « développeurs » de tout acabit et exacerberait, en fait, la concurrence entre les régions dans la course à l'investissement. Mais, nous ne devons pas pour autant écarter la participation populaire quant aux choix déterminants concernant le développement régional. Nous sommes en droit d'attendre d'un Etat démocratique qu'il exerce ce pouvoir de contrainte conformément aux intérêts immédiats et à long terme de la majorité, c'est-à-dire en respectant les droits humains, en redistribuant équitablement la richesse et en favorisant un développement viable et durable, de façon à ce que les progrès scientifiques, technologiques, culturels, économiques et sociaux profitent à toutes et à tous. Nous sommes aussi en droit d'espérer qu'il soutienne un débatdémocratique sur ces mêmes intérêts et sur les grandes orientations encadrant le développement.

2. L'interception13 de la démocratie

La démocratie14 comprend et outrepasse l'exercice de la démocratie formelle ou électorale.

La légitimité démocratique de l'exercice du pouvoir politique exige, notamment, le respect de la volonté populaire telle qu'elle devrait pouvoir ouvertement s'exprimer à travers un régime de vote universel et égal qui sert à déterminer la composition de l'instance qui détient le pouvoir législatif et de celle qui détient le pouvoir exécutif. Ainsi, le droit de vote doit être exercé par l'ensemble des citoyennes et citoyens en âge de voter (universalité du droit de vote), le vote de chacune et chacun doit avoir une influence égale sur la représentation politique de la population (représentation proportionnelle aux suffrages exprimés) et les privilèges consentis aux seuls partis dominants devraient être abolis. Ce sont là les conditions nécessaires, quoique insuffisantes en elles-mêmes, à la démocratie formelle définie en tant que gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple.

Aujourd'hui, nous sommes bien loin de ces conditions. Notre régime électoral ne reconnaît absolument pas le droit du peuple à définir directement la composition de son gouvernement au moyen du vote universel. Cette responsabilité est traditionnellement déléguée au chef du parti qui gagne la majorité des sièges. Il ne reconnaît pas non plus le suffrage égal puisque les voix qui ne servent pas à élire le député d'un comté sur la seule base d'une majorité relative sont totalement perdues (même quand c'est le cas de la majorité des voix exprimées). Au surplus, compte tenu de ses règles, notre régime électoral ne permet que l'alternance au pouvoir des deux principales formations politiques qui sont, pour ainsi dire, forcées de se tenir au centre de l'échiquier électoral (même quand le centre glisse vers la droite), ne tolérant qu'accidentellement la montée d'un tiers parti qui se construit inévitablement sur le déclin de l'une des deux principales formations politiques. Bref, notre régime électoral ne donne au peuple que le pouvoir de reléguer dans l'opposition la formation politique majoritaire.

Ici, notamment au début du Xiang siècle, la principale bataille politique d'envergure fut celle conduite en faveur d'un gouvernement responsable devant l'assemblée législative. Elle s'attaquait aux prérogatives du gouverneur colonial et d'une certaine élite réunie dans le conseil du gouverneur tout en luttant pour que les élus du peuple obtiennent le contrôle des institutions et des budgets. Après quelques décennies de guérilla politique et de soulèvement populaire, les transformations ainsi obtenues mirent fin aux privilèges royaux du gouverneur et de son conseil. Mais, par l'intermédiaire du parti majoritaire à l'Assemblée législative, elles menèrent au contrôle absolu du gouvernement sur les élus du peuple.

Plus récemment, en vue de donner plus de souplesse à l'activité législative, les législateurs instaurèrent une distinction entre la législation directe qui est l'adoption des lois par l'Assemblée législative et la législation déléguée qui est le pouvoir de réglementation des modalités d'application de la loi. Cette dernière sera officiellement confiée au conseil desministres ou aux ministres tout en étant grandement influencée par les « grands mandarins »15. Aujourd'hui, ce pouvoir délégué permet souvent au gouvernement de décider, en toute discrétion, de la date d'entrée en vigueur des dispositions législatives. Par exemple, des lois entières sont restées inopérantes depuis près de dix ans malgré qu'elles aient été votées par l'Assemblée nationale. Certaines dispositions législatives attendent depuis plus longtemps encore leur entrée en vigueur. De telles approches accordent, de fait, un droit de veto au gouvernement sur l'entrée en vigueur de dispositions législatives adoptées par l'Assemblée législative (au Québec, l'Assemblée nationale). Ce pouvoirdélégué permet également de confier au gouvernement le pouvoir de décider de la véritable portée de la loi (la loi sur la sécurité du revenu en est un bon exemple). Ainsi, ce pouvoir permet aux groupes les plus puissants de la société d'exercer leur influence sur le gouvernement à l'abri des réactions que pourrait susciter la publication de cesreprésentations.

Cette concentration du pouvoir politique est renforcée par le pouvoir absolu accordé au premier ministre de modifier, à sa guise, le conseil des ministres. Elle s'appuie aussi sur le pouvoir du premier ministre et du chef d'un parti reconnu à l'Assemblée nationale de redistribuer, à leur entière discrétion, les nominations qui donnent accès à une rémunération additionnelle et à une visibilité accrue. Le sacro-saint principe de fidélité au parti est enfin consolidé par la crainte bien réelle d'être exclu-e du caucus du parti et de la liste des candidats autorisés. Si le député potentiellement rebelle ose s'afficher, il sait qu'il ne pourra plus compter sur l'organisation et les finances du parti pour assurer sa réélection. C'est ainsi que le parti consolide son pouvoir sur ses députés élus et que ceux-ci deviennent des porte-parole du parti alors que,théoriquement, ils sont élus en tant que porte-parole de la population de leurs comtés respectifs. De plus, des budgets de recherche nécessaires à l'exercice de la fonction législative sont consentis aux partis reconnus de l'opposition tandis que le appareil gouvernemental est au service du parti majoritaire. En cette matière, les députés individuels n'ont aucune marge de manœuvre. Tout à fait dépendants de la direction de leur parti, la plupart des députés votent pour ou contre des projets de loi dont ils ont une connaissance bien superficielle et dont ils ne peuvent évaluer les effets réels. Ainsi, ils sont incapables de réorienter significativement la législation à l'étude à moins de compter sur l'appui de la direction du parti ou d'un fort mouvement de contestation extraparlementaire. Tout cela fait dire à certains députés, particulièrement aux simples députés d'arrière banc, qu'ils sont dépossédés du pouvoir que le public croit leur avoir accordé.

Mais, il y a plus. La participation à des accords commerciaux, régionaux, continentaux ou mondiaux qui contribuent à renforcer la liberté économique et la liberté des marchés entraîne parfois l'Etat à renoncer au pouvoir de réglementer, soit par voie législative ou réglementaire, le développement économique, social et culturel de la société et à imposer la compétitivité comme seule valeur structurante.

Ainsi, la démocratie formelle est maintenue dans des limites acceptables par les détenteurs du pouvoir économique qui sont ainsi à l'abri de tout débordement démocratique. Le pouvoir politique qui en résulte est concentré et privatisé donc, plus facile à influencer par le pouvoir informel des puissants. Il est soumis aux règles du marché économique (il est subordonné). Ce qui explique pourquoi le pouvoir de contrainte universelle de l'État se fait sentir uniquement sur le monde ordinaire. De toute part, le pouvoir politique est obligé de s'adapter aux contraintes d'un marché économique désormais à l'abri du pouvoir de contrainte universelle de l'Etat.

Pour que cette interception de la démocratie soit un succès, il faut contenir les forces d'opposition potentielles. Les alliances formelles et informelles sur la question nationale québécoise amènent une certaine retenue. La sacralisation du partenariat social et les consensus sociaux artificiels y contribuent pendant un certain temps. L'octroi de mesures permettant aux organisations syndicales de se construire des holdings financiers permet d'introduire dans le mouvement syndical des contradictions qui, on l'espère, suffiront à les rendre raisonnables. La contraction et le choix sélectif du financement public des organisations populaires et communautaires et de leur accès à un financement non gouvernemental les rendent plus vulnérables aux appels les incitant à délaisser le débat politique afin de se concentrer sur le service aux populations cibles ou de soutenir le désengagement de l'État. C'est souvent le prix à payer pour assurer la survie d'une organisation. La participation obligée à divers lieux d'application des orientations gouvernementales finit par enliser les militantes et militants dans la représentation institutionnelle. Tout cela contribue à diminuer la contestation de l'interception de la démocratie et, par défaut, à consolider la « pensée unique » .

Faut-il le rappeler? La vigueur démocratique dépend largement de la capacité des organisations représentatives de développer leurs propres espaces démocratiques autonomes, d'y formuler des objectifs particuliers et généraux, de mobiliser les gens, d'engager le combat social afin d'atteindre ces objectifs et de renforcer les alliances naturelles. Elle se nourrit des combats, tant particuliers que globaux, qui mènent à une plus grande justice sociale et à une répartition plus juste et complète 16de la richesse collective. Quand cette capacité perd de son élan ou quand les alliances naturelles se brisent ou se relâchent, la démocratie est encore plus facilement interceptée. Or, l'interception de la démocratie n'est que le déclin de celle-ci au profit d'une consolidation du pouvoir des possédants. Alors, faut-il s'étonner que des peuples en viennent à espérer la fin de la démocratie quand les pays occidentaux, qui les ont forcés à se doter de régimes démocratiques d'apparat (élection libre au suffrage universel qui permet l'alternance entre les principales formations politiques), sont incapables à cause des contraintes imposées par les organismes internationaux de donner suite aux espoirs d'une plus grande justice sociale qui émanerait de la volonté populaire? Le cynisme occidental à l'égard de la démocratie formelle n'est-il pas aussi le reflet d'une réaction similaire devant l'interception de la démocratie?

3. Des attentes légitimes à l'égard de l'État

Je n'ai pas fait ce détour dans le but de détruire tous vos espoirs ou de nourrir le fatalisme, hélas!, trop répandu. Au contraire, je crois que toute lutte sociale et politique efficace doit reposer sur une lecture froide de la réalité. Cela permet de se concentrer sur l'essentiel et sur les principaux éléments moteurs de l'évolution actuelle ou désirée de la société.

De l'analyse qui précède, nous pouvons en conclure que l'interception de la démocratie est le principal problème. Elle est la cause de la subordination de la démocratie au dogme de la compétitivité internationale, du renversement du courant démocratisant qui favorisait l'exercice temporaire du pouvoir de contrainte universelle de l'Etat au bénéfice partiel de la majorité et de l'instauration progressive d'une forme d'exercice de ce pouvoir contre le peuple et au bénéfice des acteurs lancés à la conquête tous azimuts de nouveaux marchés.

Je soumets cinq pistes prioritaires de réflexion et d'action qui nous aideront à nous attaquer au défi posé par cette nouvelle situation :

  • les droits économiques et sociaux;
  • une fiscalité juste;
  • une réglementation de la gestion des fonds de retraite;
  • une démocratie électorale vraiment représentative;
  • l'élaboration démocratique d'une constitution québécoise.

Chacune d'elles se conjugue étroitement avec les autres et ouvre un large espace de démocratisation de la société.

Les droits économiques et sociaux

Au moment où toutes les revendications sociales sont banalisées en étant soumises au filtre de la compétitivité internationale ou, tout simplement, en étant outrageusement classées comme corporatistes, il nous faut rechercher une forme de légitimité internationale à notre action. Comme nous le savons bien, nos gouvernements aiment utiliser lesjugements positifs que les agences internationales portent sur la situation qui prévaut dans notre pays. Même si ce n'était que pour se donner bonne conscience.

Je crois que les célébrations du 50e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, nous offrent uneoccasion exceptionnelle de reprendre l'offensive. Il suffit de relire, avec attention, les articles 21 à 30 de cette déclaration(voir l'annexe 1) pour prendre conscience de son potentiel de contestation légitime de l'utilisation actuelle du pouvoir de contrainte universelle de l'État et de justification de la légitimité de la plupart de nos revendications. À une époque où la mémoire collective semble défaillir, il faut rappeler à l'État ses engagements formels qui découlent de l'adoption de la déclaration universelle et de la ratification du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels.

Nous devons exiger que l'État soit plus transparent sur la portée de son action en ce qui concerne ces engagements et réclamer d'être mieux informés sur les recours internationaux disponibles lors de violations de ces engagements. Il nous faut questionner les choix du gouvernement. Nous devons exiger la création d'un observatoire québécois indépendant qui serait doté des ressources nécessaires à l'exercice de son mandat et qui aurait pour tâche de surveiller l'évolution de l'ensemble des droits économiques, sociaux et culturels. Nous devons militer pour que nos gouvernements recherchent activement des alliances avec d'autres gouvernements en vue de soumettre l'action des organismes internationaux (ONU,OCDE, FMI, BM, OMC)17 au test de la priorité des engagements compris dans la Déclaration universelle et dans les conventions et Pactes internationaux adoptés comme instruments d'application de la Déclaration universelle. En effet, il faut bien réaliser que l'action de ces institutions internationales dépend largement du consensus des États participants quant à l'orientation à adopter. De plus, nous devons exiger que les accords commerciaux, régionaux, continentaux et internationaux reconnaissent aussi la priorité de ces droits et libertés. Enfin, il faudra revendiquer le droit à des recourseffectifs contre les reculs subis par les citoyennes et citoyens ordinaires en matière de droits économiques, sociaux et culturels parce que ces droits ne bénéficient d'aucune protection légale dans la Charte constitutionnelle des droits et libertés. Ils ne sont l'objet que d'une protection symbolique dans la Charte des droits et libertés de la personne du Québec où ils sont constamment assujettis à la législation en vigueur. Ce serait probablement le meilleur moyen de faire obstacle au projet d'une véritable « constitutionnalisation » internationale des droits de l'investisseur.18

Cette approche permettrait, d'une part, de court-circuiter les objectifs recherchés par nos gouvernements dans le cadre de ces célébrations19 et, d'autre part, de donner un sens global à l'ensemble des luttes sociales que les diverses organisations représentatives des intérêts du peuple tentent de mener. « Tous les droits humains pour toutes et tous » pourrait alors devenir le nouveau slogan de la construction de la nécessaire solidarité sociale. En outre, ce mouvement contribuerait à élargir l'adhésion au projet de la « Marche de l'an 2000 » mis de l'avant par la FFQ.

Une fiscalité juste

Pour assurer la pleine réalisation des droits économiques, sociaux et culturels de la population et le développement des infrastructures physiques et sociales nécessaires à une société moderne, l'État a besoin de revenus. C'est principalement la fiscalité qui lui permet de se les procurer. Pour que cette ponction fiscale ait un bon effet de redistribution, la fiscalité doit être universellement et globalement progressive20, tout en tenant compte du revenu nécessaire à une vie décente. C'est cela qu'il nous faut réclamer au moment où les principales formations politiques mettent l'accent sur laréduction ciblée du fardeau fiscal. C'est la seule approche qui puisse permettre une répartition équitable du fardeau fiscal.

Dans la même perspective, il faut aussi revendiquer une action internationale efficace afin de bannir les paradis fiscaux et d'imposer un droit minimal sur les transactions financières (taxe Tobin).

Une réglementation de la gestion des fonds de retraite

Sans négliger les problèmes d'équité fiscale posés par les politiques actuelles, il faut maintenant questionner la gestion même des fonds de retraite constitués en bonne partie grâce à l'incitation fiscale.11 Ces fonds constituent une partie de l'épargne québécoise qui sert à assurer la sécurité économique des futur-e-s retraité-e-s. Mais, les futur-e-s retraité-e-s ne sont pas les seuls à bénéficier des effets de cette exemption fiscale. Les caisses de retraite et les fonds de gestion des réer en retirent un pouvoir économique de plus en plus déterminant qu'ils utilisent abondamment afin d'exporter l'épargne québécoise, rendant du même coup l'économie québécoise plus dépendante des investissements étrangers tant pour le financement des investissements publics que pour la réalisation de projets productifs. Certes, ces caisses et ces fonds peuvent occasionnellement réaliser des taux de rendement plus élevés qui ont pour effet de réduire le coût global de la préparation économique de la retraite. Mais, d'une façon ou d'une autre, les bénéficiaires de cette rentabilité accrue finissent par perdre les maigres avantages que devrait leur procurer la complète liberté des gestionnaires de fonds de retraite à cause, notamment, d'une fiscalité plus lourde, de services publics moins accessibles, de la prolongation de ladépendance économique de leur progéniture et de la rupture de la solidarité entre les générations. Il y a donc lieu d'examiner les pistes qui permettraient de lier les objectifs individuels des personnes qui épargnent en vue de leur retraite future aux objectifs collectifs qui visent à diminuer la dépendance des pouvoirs publics à l'égard des marchés financiers et à accroître le capital disponible pour l'investissement productif au Québec.

Il y aurait donc lieu de réclamer que l'avantage fiscal consenti à la préparation économique de la retraite soit désormais lié à l'utilisation de l'épargne confiée aux gestionnaires des fonds de retraite. Pourquoi ne pas obliger les gestionnaires de ces fonds à investir une partie déterminée de ces fonds dans le financement des emprunts des gouvernements?Pourquoi ne pas les forcer à investir une autre partie de ces fonds dans l'économie réelle du Québec?

Cette approche pourrait réduire la pression des marchés financiers sur les choix politiques des pouvoirs publics, donner un coup d'adrénaline à l'économie québécoise, relancer la création d'emplois et diminuer le coût d'une protection sociale améliorée. Mais pour que cette approche soit possible les règles de gestion de la Caisse de dépôt et de placement du Québec doivent être resserrées.

Une démocratie formelle vraiment représentative

Par ailleurs, je crois qu'il faut exiger une réforme en profondeur des institutions démocratiques afin d'assurer les conditions propices à une démocratie vraiment représentative. Les éléments clés de cette réforme m'apparaissent être lessuivants : une séparation réelle des pouvoirs exécutifs (gouvernement) et législatifs (Assemblée nationale), l'élection directe du conseil exécutif au suffrage universel et égal, un mode de scrutin à la proportionnelle fondé sur une dynamique démocratique qui évite les effets pervers connus, l'abolition des privilèges consentis aux partis reconnus, l'adoption de mécanismes qui donnent la possibilité aux députés d'infléchir la législation, la réduction à l'essentiel du pouvoir de législation déléguée, le pouvoir de l'électorat d'exiger des comptes fréquemment et, dans les cas manifestes de contradiction entre les engagements électoraux et l'action parlementaire, de mettre fin au mandat de représentation d'un-eélu-e.

Toutes ces mesures sont nécessaires pour mettre fin à l'interception de la démocratie formelle.

L'élaboration démocratique d'une constitution québécoise

La gestion politique du débat sur la question nationale québécoise n'aboutit qu'au maintien de l'impasse actuelle,22 réduit le débat politique dû au fait qu'elle engendre une polarisation entre deux camps dominés par les tenants du néolibéralisme et consolide l'emprise de la « pensée unique » .

Comment pourrait-on sortir de cette impasse qui pourrait perdurer encore quelques décennies et construire les éléments essentiels d'un véritable vouloir-vivre collectif québécois qui inclurait les minorités anglophones, les peuples autochtones et les communautés culturelles et qui, seul, peut nous conduire à une marche déterminée vers l'indépendance nationale? Il semble qu'il faille obligatoirement passer par une étape préalable à toute décision de faire ou non l'indépendance nationale, soit l'élaboration démocratique d'une constitution québécoise.

Dans l'état actuel des choses, nous n'avons aucun intérêt à laisser le gouvernement québécois contrôler l'élaboration et l'adoption d'une telle constitution. D'une part, un gouvernement souverainiste ne bénéficierait pas de la crédibilité nécessaire auprès des fédéralistes québécois et des minorités québécoises. D'autre part, les forces progressistes de changement n'ont pas intérêt à voir ce processus contrôlé par les forces acquises au néolibéralisme. Enfin, la loi fondamentale d'un pays doit refléter les multiples aspirations légitimes de la population québécoise et servir de levier à la démocratisation de la société québécoise.

Nous aurions donc avantage à revendiquer que l'élaboration de la constitution québécoise soit confiée à une assemblée constituante, indépendante du gouvernement et de l'Assemblée nationale et dont la composition serait déterminée par un suffrage universel et un mode de scrutin qui assurerait la représentation proportionnelle des courants politiques. Cette assemblée serait chargée de mener des consultations populaires appropriées et de soumettre directement son projet au peuple pour ratification lors d'un référendum populaire. Définir collectivement les contours23 du projet de société avant de faire le choix de la voie appropriée pour le réaliser me semble porteur d'un nouveau dynamisme politique etdémocratique24 et d'une plus grande convergence populaire.

4. Des conditions à satisfaire

Vous êtes au coeur d'un réseau québécois important qui possède un potentiel de sensibilisation et de mobilisation populaire et dont l'action peut avoir des effets d'entraînement non négligeables sur d'autres organisations. Même si ce n'était qu'à cause des liens formels ou informels établis, au niveau national et régional, entre vos organisations respectives et le mouvement communautaire, populaire, syndical, féministe, étudiant, etc., ce réseau est essentiel. Vous pouvez initier et influencer le mouvement.

Pour y arriver, il vous faudra mettre davantage d'efforts afin de répondre aux conditions qui vous permettront de contribuer, avec les autres forces progressistes, à redéfinir et à redynamiser la démocratie québécoise :

  • retrouver la capacité de dénoncer les contraintes inacceptables qui se multiplient dans vos propres secteurs d'intervention;
  • situer, sans pour autant les négliger, les enjeux propres à vos secteurs dans le cadre d'enjeux plus globaux;
  • agir avec le souci constant de respecter et de promouvoir, au sein de vos organisations ou des alliances auxquelles elles participent, les valeurs que l'on voudrait voir triompher à l'échelle de la société;
  • participer au regroupement des capacités d'analyse, de diffusion, de mobilisation et d'action en misant davantage sur les intérêts de la majorité de la population que sur les conflits d'intérêts institutionnels;
  • contribuer à réhabiliter la justification démocratique d'une fiscalité progressive25;
  • combler le vide politique progressiste dans l'exercice de la démocratie formelle.

Dans l'immédiat, vous pouvez y contribuer en mobilisant le mouvement derrière la déclaration conjointe de la Ligue desdroits et libertés et de leurs organisations alliées. Cette déclaration vise à canaliser la réflexion et la mobilisation des forces militantes et son objectif principal est la réhabilitation et la protection efficace des droits économiques, sociaux et culturels des citoyennes et citoyens. Par ailleurs, il faudra poursuivre, le plus rapidement possible, la réflexion sur les autres moyens d'action.

Si nous voulons infléchir l'action gouvernementale, la sensibilisation et la mobilisation des forces militantes ne seront pas suffisantes. Pour obtenir du gouvernement des engagements en faveur de la priorité des droits humains et de ladémocratisation de la société québécoise, il faudra amener le combat social et politique jusque dans l'arène politique formelle. Dans le cercle politique québécois représenté à l'Assemblée nationale, il ne sera pas facile de trouver des femmes et des hommes politiques disposés à se battre ouvertement en faveur du respect des droits humains et des moyens à mettre en oeuvre pour redresser la situation. En effet, il sera difficile d'en trouver qui seront prêts à se battre pour assurer la transparence publique des progrès ou des reculs enregistrés dans le respect des droits économiques, sociaux et culturels des citoyennes et citoyens et à entreprendre des recours efficaces en cas de recul. Les femmes et leshommes politiques actuels ont tendance à refuser de s'engager dans cette direction s'ils n'ont pas à confronter de nouveaux candidats qui acceptent de se mouiller franchement et de faire de ce combat leur principal cheval de bataille.

Bref, après avoir identifié quelques attentes légitimes à l'égard de l'État, je crois que nous devons nécessairement remettre en question la frilosité traditionnelle des milieux militants progressistes à l'égard de l'action politique électorale. Bien sûr, une telle action ne suffirait pas à mettre fin à l'interception de la démocratie. Mais elle est un élément essentiel à la poursuite du combat. Encore faut-il s'habituer à compter d'abord sur les effets indirects26 de cette action plutôt que sur les résultats électoraux à court terme? Si nous ne pouvons plus attendre des pouvoirs acquis aux politiques néolibérales qu'ils entreprennent, d'eux-même, une véritable restauration de la démocratie, il nous incombe collectivement de chercher à combler ce vide. Il ne pourra être comblé sans votre participation active, organisée et déterminée. La démocratie ne vivra que si les vrais débats se font. Pour cela, il faut que des gens acceptent de les soutenir jusque dans l'arène électorale et que des militantes et militants progressistes s'engagent à les supporter.

DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME Annexe 1

Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,

Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l'homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l'humanité et que l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l'homme,

Considérant qu'il est essentiel que les droits de l'homme soient protégés par un régime de droit pour que l'homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l'oppression,

Considérant qu'il est essentiel d'encourager le développement de relations amicales entre nations,

Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité des droits des hommes et des femmes, et qu'ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,

Considérant que les États membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l'Organisation des Nations unies, le respect universel et effectif des droits de l'homme et des libertés fondamentales,

Considérant qu'une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement,

L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE PROCLAME LA PRÉSENTE DÉCLARATION UNIVERSELLE

DES DROITS DE L'HOMME comme l'idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette déclaration constamment à l'esprit, s'efforcent, par l'enseignement et l'éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d'en assurer, par des mesures progressives d'ordre national et international, la reconnaissance et l'application universelles et effectives, tant parmi les populations des États Membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction.

Article 1

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.

Article 2

  • Chacun peut se prévaloir de tous les droits et de toutes les libertés proclamés dans la présente Déclaration, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation.
  • De plus, il ne serait fait aucune distinction fondée sur le statut politique, juridique ou international du pays ou duterritoire dont une personne est ressortissante, que ce pays ou territoire soit indépendant, sous tutelle, non autonome, ou soumis à une limitation quelconque de souveraineté.

Article 3

Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne.

Article 4

Nul ne sera tenu en esclavage ni en servitude; l'esclavage et la traite des esclaves sont interdits sous toutes leurs formes.

Article 5

Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Article 6

Chacun a le droit à la reconnaissance en tous lieux de sa personnalité juridique.

Article 7

Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.

Article 8

Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi.

Article 9

Nul ne peut être arbitrairement arrêté, détenu, ni exilé.

Article 10

Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

Article 11

  • Toute personne accusée d'un acte délictueux est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d'un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées.
  • Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaientpas un acte délictueux d'après le droit national ou international. De même, il ne sera infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'acte délictueux a été commis.

Article 12

Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, nid-d'abeilles à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes.

Article 13

  • Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un État.
  • Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays.

Article 14

  • Devant la persécution, toute personne a le doit de chercher asile et de bénéficier de l'asile en d'autres pays.
  • Ce droit ne peut être invoqué dans le cas de poursuites réellement fondées sur un crime de droit commun ou sur des agissements contraires aux principes et aux buts des Nations Unies.

Article 15

  • Tout individu a droit à une nationalité.
  • Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité.

Article 16

  • A partir de l'âge nubile, l'homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux en regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution.
  • Le mariage ne peut être conclu qu'avec le libre et plein consentement des futurs époux.
  • La famille est l'élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l'État.

Article 17

  • Toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité, a droit à la propriété.
  • Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété.

Article 18

Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites.

Article 19

Tout individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontière, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit.

Article 20

  • Toute personne a droit à la liberté de réunion et d'association pacifiques.
  • Nul ne peut être obligé de faire partie d'une association.

Article 21

  • Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit parle intermédiaire des représentants librement choisis.
  • Toute personne a droit à accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques de son pays.
  • La volonté du peuple est le fondement de l'autorité des pouvoirs publics; cette volonté doit s'exprimer par desélections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement, au suffrage universel égal et au vote secret ou suivant une procédure équivalente assurant la liberté du vote.

Article 22

Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays.

Article 23

  • Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
  • Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
  • Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu'à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s'il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
  • Toute personne a le droit de fonder avec d'autres des syndicats et de s'affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

Article 24

Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques.

Article 25

  • Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociauxnécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
  • La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu'ils soient nés dans le mariage ou hors du mariage, jouissent de la même protection sociale.

Article 26

  • Toute personne a droit à l'éducation. L'éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l'enseignementélémentaire et fondamental. L'enseignement élémentaire est obligatoire. L'enseignement technique et professionnel doit être généralisé; l'accès aux études supérieures doit être ouvert en plein égalité à tous en fonction de leur mérite.
  • L'éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.
  • Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d'éducation à donner à leurs enfants.

Article 27

  • Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.
  • Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur.

Article 28

Toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.

Article 29

  • L'individu a des devoirs envers la communauté dans laquelle seule le libre et plein développement de sa personnalité est possible.
  • Dans l'exercice de ses droits et dans la jouissance de ses libertés, chacun n'est soumis qu'aux limitations établies parla loi exclusivement en vue d'assurer la reconnaissance et le respect des droits et libertés d'autrui et afin de satisfaire aux justes exigences de la morale, de l'ordre public et du bien-être général dans une société démocratique.
  • Ces droits et libertés ne pourront, en aucun cas, s'exercer contrairement aux buts et aux principes des Nations Unies.

Article 30

Aucune disposition de la présente Déclaration ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés qui y sont énoncés.

L'ÉTAT POUR LES NULS ET NULLES... COMME MOI...

Pierre Valois

Citoyen, militant, formateur au Centre de Formation populaire (CFP)

Si j'ai choisi ce titre, ce n'est nullement pour vous mettre mal à l'aise. C'est surtout pour ajouter un peu d'humour dans un monde aussi triste et morne. De plus, je suis convaincu que seul l'humour peut nous sauver de la morosité ambiante. Par ailleurs, je pense et j'en suis certain que l'humour est indispensable lorsqu'il s'agit d'éducation populaire. Non pas que les sujets à traiter se prêtent facilement à l'humour, surtout lorsqu'il est question de pauvreté, decomplémentarité, de déficit zéro et de toutes sortes de choses qui font en sorte que nos organisations existent, mais à cause du petit côté subversif qu'il est possible de donner à l'humour.

Pierre - ras le bol - Valois, dit le cow-boy de Villeray

Saint-Augustin-de-Desmaures.. .stop.. .samedi 7 novembre 1998.. .stop.. .plus du quart de la population du Québec est exclu du marché du travail.. .stop.. .la régionalisation fait rage.. .stop.. .l'invitation au partenariat est omniprésente.. .stop... le mouvement communautaire autonome se cherche.. .stop... les alternatives de sorties de crise sont rares.. .stop... illusions et miroirs aux alouettes sont discernables.. .stop... le déficit zéro est encore et toujours à l'ordre du jour...stop... nos filets sociaux semblent en voie sinon de disparition du moins d'attrition importante... stop... le tout s'accompagnant d'un contrôle accru niant certains droits démocratiques .. .stop... élémentaire.. .stop... tout enstigmatisant les bénéficiaires de cette redistribution.. .stop... ailleurs on parle de la lourdeur de l'État central.. .stop... des aspirations que permettent la régionalisation et la décentralisation...stop... mais alors : Qu'attendons-nous de l'État?...stop ...stop... stop...

« Pourquoi voudrais-je un État? Pour que l'ordre règne? Mais nous avons un État et nous avons le désordre. Or je ne veux ni État ni désordre. Ni règlement ni hiérarchie. Tout cela est désordre, cause et conséquence du désordre. »(Bertolt Brecht)

Dans les années 30, au moment où Brecht écrivait ces lignes, la notion d'État-providence n'existait pas encore vraiment.Or si les logiques actuelles continuent d'avoir cours, j'endosserai sûrement cette citation. Même si l'État existe, je crois, comme Brecht, qu'il peut y avoir désordre. Pour nous en assurer, nous n'avons qu'à lire les journaux ou à regarderautour de nous. Mais je pense qu'il est encore possible d'espérer qu'un État puisse exercer ses prérogatives en vue dumieux-être de l'ensemble de la population. C'est pour cette raison que j'ai accepté l'invitation du MÉPACQ.

L'exposé que vous allez entendre ne vous paraîtra sans doute pas nouveau. C'est l'exposé d'une personne qui pense qu'il est possible d'assurer une certaine universalité sinon une universalité certaine des services gouvernementaux. C'est celui d'une personne qui ne se résout pas à admettre qu'il faille absolument que tout passe par l'entreprise privée à but lucratif ou non. C'est celui d'une personne qui craint une fracture encore plus grande entre les exclus et ceux et celles qui se considèrent encore comme inclus. C'est celui d'une personne qui voit grandir ses enfants alors que la tarification et le« faire faire » de certains services deviennent un leitmotiv incessant. C'est celui d'une personne qui croit encore à une fiscalité plus équitable et qui commence à en avoir ras le bol des diktats de l'OCDE, du FMI et de leurs appareils régulateurs internationaux. C'est finalement celui d'une personne qui pense qu'il est grand temps de le dire.

Depuis quelques années, certaines personnes que je côtoie et avec qui je discute ou m'engueule, me reprochent, selon les moments et les sujets de discussions, d'être un nul lorsque j'expose ma vision de l'État. Elles disent que je ne suis pas assez postmoderne, que je suis dépassé par les mutations en cours et que j'ai une vision trop idyllique de l'État. En fait, j'affirme tout simplement qu'il y a encore une place et un rôle à jouer pour cet État tant décrié. À la question à laquelle nous devrions répondre dans cet atelier : « Qu'attendons-nous de l'État? », je réponds, tout simplement, tout et rien. Tout, parce qu'il m'apparaît inconcevable qu'en 1998, il y ait plus d'exclus maintenant que quelques années auparavant et rien, parce que je suis tanné que les particularismes prennent le dessus sur le général. C'est donc en tant que« redistributeur » de la richesse collective que l'État doit poursuivre son rôle.

État-providence et nouveau contrat social

Comme André Comte-Sponville, je crois que : « Postuler des sujets libres et égaux (libres donc égaux), c'est le principe de toute démocratie véritable, et le creuset des droits de l'Homme. C'est en quoi la théorie du contrat social, bien plus que celle du droit naturel, est essentielle à notre modernité. »27 C'est ici que la mutation actuelle de l'Etat prend tout son sens. Aujourd'hui, sous la pression des organismes régulateurs internationaux et la poussée du néolibéralisme, certains tentent de réinventer un nouveau contrat social. Rappelons-nous que les néon libéraux n'ont qu'un seul désir, soit celui d'éliminer le rôle « redistributeur » de l'État en le confinant à la défense nationale et à la liberté du commerce et en considérant comme acquis que toute l'activité humaine pourrait se retrouver dans un environnement marchand dans le cadre d'une économie de marché. Voici venir la main invisible du marché, cette grande régulatrice. Si nous n'en sommes heureusement pas encore rendus à ce stade, il existe tout de même un nombre grandissant d'individus qui diffusent ce type de discours « Frieadmanien » ou ultra-libéral pour faire un pléonasme vicieux. Rappelons-nous les paroles de certains banquiers québécois. Il faut se rappeler que les principales critiques prononcées à rencontre de l'Etat-providence émanent de ce type d'individu pour qui l'État et la paresse sont les grands responsables de l'ensemble des problèmes sociaux (violence, toxicomanie et chômage).

Même si ce discours n'est pas repris dans son ensemble, nombreux sont ceux et celles qui voudraient que nous tentions de redéfinir le rôle de l'État et qui annoncent, à qui voudrait l'entendre, qu'il faut créer un nouveau contrat social. Mais, avant de définir un nouveau contrat social, il faudrait peut-être admettre la caducité de l'ancien, ce qui ne semble pas le cas. Comme la culture dominante actuelle parle plus facilement de liberté que d'égalité, l'interrogation capitale sur laquelle se fonde le débat sur l'État-providence et sur l'égalité n'est pas, bien entendu : « À qui profite la liberté ? Mais à qui coûte-t-elle trop cher? » (Touraine).

Nommons les choses

Pour que nous nous comprenions bien, je ferai miennes les deux citations suivantes qui définissent relativement clairement ce que sont l'État et l'État-providence. La plupart des auteurs présentent l'État selon quatre éléments fondamentaux : une structure d'organisation politique régissant, en régime d'obligation juridique, une collectivité sociale sur un territoire déterminé. Quant à l'État-providence, nous pouvons dire qu'il est l'ensemble des activités civiles(fourniture de services, réglementation, versement des revenus de transfert, etc.) exercées par la puissance publique en vue d'augmenter le bien-être de la collectivité nationale ou de modifier la répartition de ce bien-être au sein de lapopulation.28 Par ailleurs, vous ne serez pas surpris ni surprises si je crois, comme Alain Touraine, que l'État demeure un acteur important du changement social.

L'État-providence québécois

Au Québec, l'apparition de l'État-providence est le : « résultat d'un long processus commencé pendant la guerre. Il arrive à maturité durant les années 1960 et 1970, alors que se déploie la panoplie des mesures sociales qui en constitue l'aspect le plus visible. Ses trois modes d'intervention - réglementation, redistribution, assurance - touchent tous les secteurs de la vie sociale et tous les individus. La sollicitude de l'État ne semble plus connaître de bornes : il multiplie, réforme et intègre les programmes sociaux, et investit tous les domaines de la santé. C'est l'époque de la guerre à la pauvreté, de la société juste, thèmes susceptibles d'entraîner l'adhésion populaire. Cependant, les grands objectifs de correction des inégalités sociales ne sont pas atteints, et la gestion du système devient de plus en plus lourdeet coûteuse. » 29

On pourra toujours affirmer que la correction des inégalités n'a pas été atteinte et certains ne se gênent pas pour le dire. Il n'en demeure pas moins que les aménagements en cours ne laissent présager rien de bon et que, si l'État-providence ne semble pas parfait, ce n'est pas en le sacrifiant sur l'autel du néolibéralisme que les inégalités sociales se corrigeront. Les principaux motifs invoqués qui font que la tendance actuelle est de rogner les pouvoirs et les responsabilités de l'État-providence sont les suivants : la crise des dépenses publiques, le désir inassouvi des régions de mettre la main surcertains pouvoirs afin d'assurer leur développement et, finalement, la lourdeur même de l'appareil d'État.

Les principales critiques provenant du milieu associatif se font entendre seulement lorsqu'il est question de cette lourdeur. Certains ont l'impression, pourtant bien réelle, que le fait que nous soyons évacués du privé et que toutdevient public fait en sorte que ces interventions lourdes de conséquences servent, dans bien des cas, les principaux propagandistes du désengagement de l'État qui, souvent, proviennent de nos propres rangs. Par contre, cette analyse oublie le tour de force qu'a représenté l'instauration de ce type d'État et que : « C'est la réussite de l'État-providence, quels que soient par ailleurs ses effets pervers, que d'avoir désamorcé ce face-à-face (libéralisme et socialisme) par des

mécanismes de redistribution liée à une philosophie de la solidarité. » 30Mais, la question de la redistribution de la richesse collective ne doit pas nous empêcher de revendiquer un État moins contrôlant.

Peut-on réellement croire que, si l'État cessait d'intervenir au profit du secteur privé, cela permettrait la création d'une société non antagonique? Comme si la solidarité sociale pouvait naître par magie du désir altruiste de certainespersonnes bien pensantes. Pendant que nous parlons de régionalisation, de déconcentration et de localisation, une crise financière d'importance permet au gouvernement de promettre plus de pouvoir aux différentes instances mais refuse d'accorder les ressources financières qui permettraient aux parties concernées d'atteindre une réelle autonomie. En effet, dans certaines parties du Québec, certains auront un pouvoir effectif : dans un premier temps, ils auront le pouvoir de fermer nos écoles et, par la suite, par manque de ressources, celui de fermer nos villes et nos villages. Car la logique actuelle veut qu'il y ait, dans les années à venir, une reconstruction de la géographie québécoise autour de grands centres qui auront la masse critique nécessaire pour aspirer à l'ensemble des services assurés par un État en voie de décrépitude.

Réaffirmation du rôle de l'Etat

Par ailleurs, le Québec, à l'instar des grands pays industrialisés, connaît une crise du travail sans précédent. Il y a quelques mois encore, il appartenait à l'État de faire en sorte que ceux et celles qui se trouvaient exclus du marché du travail puissent compter sur les filets sociaux mis en place au cours des dernières décennies. Dans un souci derentabilisation (comme si l'on pouvait rentabiliser la pauvreté), l'État québécois a décidé, avec l'assentiment de certains d'entre nous, admettons-le, de mettre en place des mécanismes de contrôle qui visent la réinsertion forcée d'un grand nombre de bénéficiaires de la sécurité du revenu. Cette réinsertion forcée arrive au moment où le travail ne semble plus être le seul élément qui puisse contribuer à établir un lien social entre les individus. Vivre en société via le travail devient obsolète, même si cette avenue semble être privilégiée par l'État et par une multitude de personnes en provenance des centrales syndicales et du mouvement populaire et communautaire. Au moment où plusieurs tentent de proposer des alternatives viables à la crise vécue actuellement par l'État, il serait peut-être intéressant de lui rappeler son rôle de « redistributeur » des richesses en revendiquant une allocation universelle inconditionnelle.

« Pour les jeunes, le chômage est un art de vivre. Il fait partie du cercle vicieux du non-travail étatique ment subventionné. Pour les jeunes, le travail est une phase de la vie qui, comme l'herpès, revient périodiquement. » 31

Réintroduire l'universalité des programmes

Par où re-commencer?

Depuis quelques années déjà, un nouveau concept émerge des réflexions de nombreuses personnes ou groupes concernés. Ce concept est connu sous de nombreux vocables : revenu de citoyenneté, allocation universelle32, revenu d'existence, salaire social, basic income, etc. De plus en plus, cette tendance alimente les discussions portant sur le rôle de l'État. Au Québec comme ailleurs dans le monde, nous parlons de plus en plus de l'allocation universelle comme d'un mécanisme de redistribution de la richesse qui permettrait d'assurer un minimum vital à chaque individu, que ce soit un enfant, un adulte ou un retraité.

Pour ma part, je préfère la notion d'allocation universelle à celle de revenu de citoyenneté parce qu'il m'apparaît incongru de présumer que l'obtention d'un revenu quel qu'il soit puisse fonder la citoyenneté.

« Car, être citoyen, c'est dépasser son cas singulier, s'abstraire de ses conditions pour s'associer avec d'autres à la gestion de la vie publique, devenir avec eux copartageants et coparticipants au pouvoir. Il y a citoyenneté dès que l'individu accepte de suspendre son point de vue privé pour prendre en considération le bien commun, entrer dans l'espace public où les hommes et les femmes se parlent à égalité et agissent les uns avec les autres. » 33

L'allocation universelle ne devrait s'accompagner d'aucune condition, d'aucun mécanisme de vérification, d'aucune démarche culpabilisante pour les bénéficiaires et chacun devrait pouvoir faire ce que bon lui semble de ce fric. Bien que l'État québécois semble vouloir mettre de l'avant de nouvelles stratégies, personne ne devrait être obligé de travailler pour des miettes. « Dans le contexte de la crise du travail... nous croyons qu'il n'y a pas de solidarité sociale possible sans que tout le monde ne puisse avoir droit à un revenu d'existence inconditionnel assez élevé pour pouvoir refuser un emploi sous-payé, inutile et dévalorisant. »34 Chacun serait libre d'augmenter ses sources de revenu en travaillant comme il le désire, au moment où il le désire et avec qui bon lui semble. Pour ceux et celles qui le désirent, cela ouvrirait sans doute des possibilités insoupçonnées de trouver un emploi dans une entreprise quelconque. Sans aller dans les détails, il est entendu qu'en plus de cette allocation, l'État conserverait ses responsabilités en ce qui concerne l'éducation et la santé et maintiendrait, aussi longtemps que nécessaire, la sécurité du revenu et l'assurance-chômage.

Comme vous l'avez sans doute compris, cette proposition vise à civiliser le capitalisme car, à moins que je ne m'abuse, nous vivons toujours dans une société capitaliste et le jour où cette affirmation deviendra caduque semble bien loin. C'est donc dans le cadre et les limites de ce type de civilisation que nous avons à prendre parti. Lorsqu'il est question de développement et du mieux vivre, seule la réaffirmation de l'importance du rôle de l'État pourra nous permettre de poursuivre notre route vers les grands objectifs de correction des inégalités sociales qui ont, depuis toujours, orienté l'action des mouvements sociaux.

(Voir le tableau à la page suivante.)

Depuis les trente dernières années l'un de projets auquel nous nous sommes attelé a été de faire en sorte que l'État assure une meilleure répartition de la richesse, tout en permettant une autonomisation réelle des citoyennes et citoyens bénéficiant du support de l'État. Le travail qui nous reste à faire comme partie prenante de la société civile qui fonde dans une certaine mesure l'État lui-même est maintenant d'agir dans un cadre qui permettrait d'éviter le danger de repli sur les identités catégorielles tout en ayant comme souci de remédier aux injustices sociales. Le mouvement populaire communautaire s'est-il réellement questionner sur l'évolution du rôle de l'État ?

Comme le souligne Touraine: «Ce qui peut inquiéter ce n'est pas l'action de l'État-providence en elle-même, c'est d'un côté l'hétéronomisation des assis-tés et de l'autre l'inefficacité des mesures de redistribution ». Il ajoute, « qu'il ne faut pas accepter le discours hyper-libéral sur l'initiative nécessaire des individus, discours qui ne tient aucun compte des effets destructeurs de la pauvreté, du chômage et de la maladie sur la personnalité.» (Alain Touraine, Qu'est-ce que la démocratie?, Fayard, 1994)

Les pressions vers une communautarisation des services actuellement rendus par l'État nous mène directement à la notion de complémentarité ce qui dans les faits, contribue à la négation de la vision alternative dont les organismes communautaires se sont dotés au cours des dernières décennies.Nous sommes à un moment critique : le modèle actuel est épuisé et notre quête de solutions s'opère en pleine période de désarroi, ce qui permet le glissement précédemment identifié. Lorsqu'il est question du mouvement associatif, la multiplication des ressources communautaires émanant du réseau public etparapublic contribue à la confusion actuelle. Ce glissement lent mais inexorable vers la seule prestation de services pour des clientèles désignées remet en question les valeurs d'égalité de liberté et de solidarité que les organismes communautaires québécois portent depuis le début des années '60.

En effet, dans le cas de figure actuel, nous ne parlons plus de prise en charge, de responsabilisation et d'éducation à la citoyenneté. Au contraire, nous consacrons la notion de consumérisme qui, de tout temps, fut celle que nous tention d'éviter.

Nous vivons depuis quelques années dans une logique de privatisation qui fait la guerre aux êtres humains au profit de la reprise économique. L'une des principales conséquences de ces vagues de privatisation est la création quasi artificielle d'une chiée de micro-entreprises pourvoyeuses de services, et dont l'unique mission sera de desservir, moyennant rétribution, la foule de multi-poqués engendrés par le climat social actuel.

Certains voient dans les difficultés de la société québécoise une mine d'or et ça se garroche aux portillons pour ramasser le plus possible. Nous assistons à la prolifération d'un réel tiers-secteur contribuant à la tiers-mondialisation d'une fraction relativement importante des citoyennes et citoyens.

LA RÉORGANISATION DE L'ÉTAT ET SES IMPACTS SUR LES GROUPES

Vincent Greason

MÉPACQ, secrétariat national

Quand nous parlons de localisation et que nous nous penchons sur la réalité vécue par les groupes d'éducation populaire autonome, il est primordial de mettre en évidence deux hypothèses de départ.

En effet, il est impossible de comprendre le processus de régionalisation, de localisation et de décentralisation administrative actuellement en cours sans tenir compte du processus de réorganisation de l'État. C'est d'ailleurs monsieur Chevrette qui le situe ainsi : « Cette politique sera [...] la première étape d'un processus de réorganisation de l'État qui peut s'étendre sur quelques années [...] » .35

Dans ce processus de réorganisation ou de restructuration de l'État, les organismes communautaires jouent un rôle clé. Un document de la Banque mondiale nous fournit une indication sur ce que pourrait être ce rôle, soit celui de « réduire le coût social de la restructuration » 36

1. Impact sur l'État

Le processus de réorganisation étatique est, fondamentalement, une remise en question de l'État keynésien. D'autres le nomment État-providence. Les caractéristiques de cet État sont les suivantes : interventionnisme, régulation, centralisation, arbitrage entre les désirs de la classe capitaliste et les revendications de la classe laborieuse et un certain rôle de redistribution de la richesse. À la fin de ce processus de réorganisation, l'État jouera un nouveau rôle : « L'Etat ne doit plus être considéré comme un dispensateur de largesses, mais comme un partenaire qui permet aux individus de prendre des initiatives et de mieux maîtriser les aléas de leur existence et leur donner les moyens de le faire » ?

Depuis la crise économique du début des années 80, il est difficile d'imaginer qu'une personne vivant de l'aide sociale puisse percevoir l'État québécois comme un « dispensateur de largesses » . Pourtant, cette vision de l'OCDE estmaintenant partagée par le gouvernement québécois : « Le rôle de l'État n'est plus de créer une panoplie de programmes et de mesures. [Pour accoucher d'un nouvel État, il faut] changer les règles du jeu en établissant clairement la participation des prestataires, celle du gouvernement et celle de la collectivité » .37 Au bout de ce processus, l'Etat assumera une forme nouvelle, soit une forme qui le rendra plus « petit » et ce, à trois niveaux.

1.1 Un État de taille réduite

Après quinze ans de compressions budgétaires, de coupures de services et de mises à pied dans la fonction publique, la réduction de la taille de l'État est bien amorcée. Trois exemples suffiront à en démontrer l'ampleur :

  • Le projet Marois qui vise à mettre en place une immense restructuration du système public d'éducation survient dans un contexte où, en deux ans, le budget du MÉQ a été réduit de 1,2 milliards de dollars.
  • Durant la réforme en santé et services sociaux, environ 300 hôpitaux et centres d'accueil ont été éliminés du réseau de la santé. En 1993, il y avait 862 établissements de santé au Québec. En 1997, il n'en restait que 569, soit une diminution de 40 %.38 Dans la seule année 1996-97, le budget du MSSS a diminué de 760 millions de dollars.
  • Au cours de l'été 1997, à cause des mesures proposées pour atteindre le déficit zéro, 30 000 employés de la fonctionpublique ont été priés de se retirer. De ce nombre, il semble que seulement 9 000 aient été remplacés, dont 3 000ont été engagés d'urgence pour ouvrir les nouveaux centres de la petite enfance.

1.2 Un État au rôle amoindri

Le nouvel État sera plus petit car son rôle sera amoindri. Nous constatons déjà que les ententes de libre-échange ont réduit de façon significative la portée de la souveraineté de l'État canadien. Même si le Canada veut protéger son marché national avec des tarifs, ses industries culturelles avec des subventions aux organismes canadiens et ses citoyens et citoyennes avec des programmes sociaux, il ne peut plus légiférer comme il le veut à cause notamment des conditions reliées à l'ALÉNA.39 La couleur de la margarine en est un bon exemple. Si jamais l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI) était adopté, il renforcerait cette même tendance.

1.3 Un État qui en fait moins

Après avoir maigri et atteint le déficit zéro et après avoir vu sa marge de manœuvre politique réduite, le nouvel État sera nécessairement plus petit et en fera moins. Il offrira moins de services publics et ceux qui resteront seront offerts sur une base plus restreinte.

Deux considérations d'ordre philosophique :

II faut y voir là une remise en question de la notion même de services et de programmes publics. L'attaque contre l'universalité des programmes (pension de vieillesse et allocation familiale) est un élément important de cette remise en question. Elle est toujours en cours. Aujourd'hui, elle vise le régime d'aide sociale. Il n'y a plus de programme universel de dernier recours. À la place de ce dernier, nous retrouvons deux autres programmes : le premier programme est inconditionnel et concerne les personnes inaptes au travail tandis que le second programme est conditionnel et s'adresse aux personnes aptes au travail. Notons qu'ici le point de référence est l'emploi.

Chez les penseurs néo libéraux et dans les documents gouvernementaux nous retrouvons de plus en plus souvent l'idée que la responsabilité de l'État s'arrête au maintien du bien-être de ses citoyens les plus démunis. « Si un citoyen ne veut pas se prendre en main, l'État n'a plus d'obligation envers lui » . Ne s'agit-il pas là de la citoyenneté active mise de l'avant par le gouvernement québécois?

Deux constats, ayant une incidence sur le plan local et régional, découlent de la remise en question de la notion de services publics :

De plus en plus, l'État se limite à offrir des services de base. Tout ce qui n'est pas « de base » est soumis au marché. Mais quelle est la définition d'un service de base? Diffère-t-il d'une municipalité à l'autre? Qui détermine ce qui est de base ou ne l'est pas? Amènera-t-il l'instauration de services à deux vitesses? Et la tarification? Qui payera?

L'État se limite à offrir des services à des populations ciblées : femmes, jeunes, personnes handicapées, autochtones, etc. Quelles sont les conséquences, au niveau de la cohésion sociale, d'une telle vision des services et des programmes publics?

2. La fragmentation

Tout en devenant de plus en plus petit, l'État essaie de se rapprocher de la population. Ce qui nous ramène à la critique de l'État keynésien, une critique véhiculée, entre autres, par les régions et même par les groupes progressistes et qui dit :« L'État est trop loin de la population. Les bureaucrates de Québec ne savent pas ce qui se passe à Jonquière ou à Hull » . Il faut donc ramener l'État plus près des citoyens. Il faut le « fragmenter » de Jonquière jusqu'à Hull.

Je vois trois types de fragmentation dans la réorganisation.

2.1 Les structures

II y a dix ans les structures locales et régionales n'existaient pas ou n'existaient presque pas. Y a-t-il un transfert réel de pouvoir vers les régions et vers les localités? Qu'est-ce qui est décentralisé?

2.2 La consultation

Nous retrouvons un deuxième exemple du phénomène de la fragmentation dans l'utilisation de la consultation en tant qu'outil servant à gouverner. Je ne parle pas ici de l'utilisation des sondages bien qu'il y ait là une réflexion à faire.

Si le gouvernement voulait répondre à la critique disant qu'il est arrogant, loin du peuple et qu'il travaille « en vase clos » , il se mettrait à l'écoute de la population, quitterait sa colline parlementaire et descendrait au sein des masses. C'est une idée géniale, une idée tellement géniale qu'elle n'a pas échappé à l'attention des gens de la Banque mondiale :« Les pouvoirs publics sont plus efficaces s'ils sont à l'écoute des acteurs de la vie économique et des citoyens, et s'ils les associent à l'élaboration et à l'application des politiques » .40

Sans consultation régulière, les gouvernements ne peuvent pas tenir compte des attentes de la population : « [...] enparticulier de celles des minorités et des pauvres qui ont généralement beaucoup de mal à faire entendre leur voix dans lescoulisses du pouvoir [...]. Et même le gouvernement le mieux intentionné ne pourra pas répondre efficacement aux besoins collectifs, si la plupart d'entre eux lui sont inconnus » .41

Notre essoufflement collectif témoigne du désir du gouvernement actuel du Québec d'écouter la population :

  • forums régionaux et nationaux sur l'avenir du Québec, Forums sur le développement social, régional et national,Sommets socio-économiques, etc. Depuis l'automne 1994, nous assistons à une véritable explosion de consultations auxquelles sont conviés la population, les syndicats, les femmes, les usagers, les aîné-e-s, le milieu des affaires, les avocats, les anglophones et les groupes populaires et communautaires;
  • en éducation, bien qu'il ait duré 18 mois, le processus de consultation publique qui a mené aux États généraux fut probablement insuffisant puisqu'il a été suivi de quelque 25 autres mécanismes de consultation (chantiers, groupes de travail, comités conseils, comités consultatifs et groupes d'études);
  • en santé et services sociaux, l'adoption de la Loi 120 a été précédée d'une très longue consultation dont une commission parlementaire; en 1997-98, le processus s'est poursuivi avec la consultation et le bilan régional du ministre Rochon;

Malgré son besoin apparemment insatiable de sonder la population, jumelé à un discours sur la démocratie participative, il apparaît de plus en plus évident que le gouvernement actuel se sert de ces différents moyens pour ne mener qu'une politique de l'occupationnel. La consultation c'est comme du jello : ça bouge tout le temps, mais ça n'avance pas.

2.3 Des partenariats à privilégier

Lorsque nous parlons de localisation et de régionalisation, le partenariat est loin de représenter une fragmentation du pouvoir. Il semble n'être qu'une « reconcentration » du pouvoir. Ainsi, il est dit que le partenariat et larégionalisation sont des moyens de rapprocher les centres de décisions du citoyen afin de lui donner la possibilité d'intervenir directement dans les affaires « de la cité » . Dans les faits, nous assistons plutôt à la reconstitution de la bureaucratie et de l'élite locale. À titre d'exemple, Jean Garon, ancien ministre de l'Éducation et nouveau maire de Lévis, parle de sa Régie régionale comme de « la république des petits copains » .42 À cause du déséquilibre entre les ressources, les conditions de participation, la capacité de recherche et l'expérience des individus qui vivent l'expérience actuelle de partenariat dans le réseau de la santé et des services sociaux, ce nouveau mode de gestion entraîne une concentration de pouvoir accrue entre les mains de l'élite régionale. Nous sommes loin d'une réelle démocratisation du pouvoir. À cet effet, vous pouvez consulter l'article de Guy Dufresne (Relations, septembre 1998). Dans cet article, il associe l'expérience actuelle de « régionalisation » au « néo-corporatisme » .

3. Enjeux pour les organismes d'ÉPA

3.1 Le communautaire, un gagnant de la réorganisation?

L'entreprise privée est la grande gagnante de la réorganisation en cours. Mais qu'en est-il de l'entreprise communautaire? Y gagne-t-elle quelque chose? Et, par extension, le communautaire est-il aussi un grand gagnant? De quel communautaire s'agit-il? Ceci est une autre question.

En ce qui concerne le nombre d'organismes, les services offerts, les champs d'intervention, la crédibilité aux yeux du public et le financement, le communautaire sort gagnant de cette réorganisation.

Financement du communautaire :

  • En 1989-90 : 86 millions de dollars ont été versés au communautaire.
  • En 1997-98 : 306 millions de dollars (sans compter le Fonds de lutte à la pauvreté par l'insertion au travail ni les sommes investies dans l'économie sociale du volet CRD).

En somme, il y a quatre fois plus d'argent consenti au communautaire actuellement qu'il y a 9 ans.A) Qui en profite

D'après un sondage du MÉPACQ, 38 % de nos organismes ont, depuis 3 ans, un financement en croissance, 42 % ont un financement stable et 20 % ont un financement en décroissance. Nous avons plus d'argent. Que faisons-nous de cet argent? C'est une tout autre question.

B) Un retour sur une question plus philosophique

Nous l'avons déjà dit : « la responsabilité de l'État s'arrête au maintien du bien-être de ses citoyens les plus démunis. Si un citoyen ne veut pas se prendre en main, l'État n'a plus d'obligation envers lui. »

Ce même principe s'applique également aux organismes. Par exemple, au PLQ, le Rapport Ryan avait une section consacrée au financement des organismes communautaires où nous retrouvons l'idée suivante : « que, pour être admissibles à des subventions, les organismes communautaires soient tenus en principe de financer à même les sources de revenus autres que le gouvernement du Québec et ses ministères et organismes au moins la moitié de leur budget annuel de fonctionnement régulier » .43

De même, une idée en provenance du CRD de la Montérégie flotte dans l'air. Elle propose de mettre sur pied un fonds régional communautaire « dénormé » , soit un genre de guichet unique régional qui réunirait dans un seul lieu lesbailleurs de fonds gouvernementaux et privés dont Centrée. De même, nous savons que les subventions en économie sociale sont à la hausse et qu'elles semblent être la voie privilégiée par le gouvernement : l'idée de la tarification est au cœur même des programmes actuels en économie sociale.

Dans un contexte où l'allocation du financement et la prise de décision ont lieu au niveau local ou régional, le principe voulant que, si un organisme ne veut pas se prendre en main, l'État n'a plus d'obligation envers lui, risque de se retrouver rapidement dans le communautaire, que ce soit par l'intermédiaire de « l'utilisateur payeur » ou par tout autre moyen.

3.2 Le virage vers la démocratie déléguée

Au Québec, la naissance de l'action communautaire autonome remonte aux années 60 lors de la mise sur pied d'une première vague de comités de citoyens dans les quartiers ouvriers des centres urbains du Québec. Dès le début, les groupes populaires ont opté pour la démocratie directe et la prise en charge de l'organisme par ses membres. Ici, nous pensons, entre autres, à l'importance accordée à l'assemblée générale et aux autres pratiques démocratiques qui conduisent à la prise de contrôle de l'organisme par ses membres. En réaction au type de gestion venant d'« en haut » , le mouvement populaire tentait de redonner la parole aux citoyennes et citoyens.

La « découverte » par le gouvernement du rôle stratégique joué par le mouvement communautaire en tant que« partenaire » à l'intérieur des institutions a provoqué un conflit entre la démocratie directe qui a cours dans le communautaire et la « démocratie déléguée » . En effet, lorsqu'il s'agit de fixer des orientations, de défendre des droits et de déterminer une plate-forme de revendications, la démocratie directe est fonctionnelle. Mais, elle est fort mal adaptée lorsqu'il s'agit, par exemple, de siéger à une instance régionale en tant que représentant qui doit prendre des dizaines de décisions plus urgentes les unes que les autres et ce, mois après mois.

Malgré ces difficultés, le mouvement communautaire se retrouve de plus en plus souvent appelé à participer dans des lieux de « démocratie déléguée » , ce qui s'avère l'une des caractéristiques fondamentales du partenariat. Cette rencontre avec d'autres participants que certains ont décrite comme « un choc des cultures » n'est pas toujours heureuse ni harmonieuse. Le communautaire semble particulièrement peu préparé à affronter la transition qu'exige le virage de la démocratie directe à la démocratie déléguée.

Les régions qui ont déjà une pratique de concertation intercommunautaire bien rodée font partie des exceptions. En général, les différentes composantes du mouvement communautaire ne travaillent pas ensemble. Le manque de reconnaissance mutuelle rend encore plus difficile l'élaboration des procédés, des structures et des mécanismes de représentation et de leurs suivis.

Concrètement, au moment où l'État et la petite élite locale cherchent activement des représentants du communautaire pour siéger comme partenaires au sein de différentes instances, le mouvement communautaire n'arrive même pas à se concerter sur l'élaboration de mécanismes de représentation. Qui siégera au nom du communautaire? Comment cette personne sera-t-elle préparée à prendre des décisions? Quels mécanismes faudra-t-il collectivement se donner pour assurer la transmission de l'information aux populations que cette personne est censée représenter?

Vers le dépassement du champ de compétence du communautaire

Le virage vers la démocratie déléguée aura d'autres conséquences. Même si les groupes populaires et communautaires n'avaient qu'une place restreinte au sein des CLD et des CRD, comme c'est déjà le cas dans les Régies régionales, les représentants du communautaire participeront néanmoins aux décisions « démocratiques » qui y seront prises. À ce titre, le communautaire cautionnera donc les priorités locales et régionales en ce qui concerne le développement de l'économie, l'emploi et l'insertion à emploi, l'achat d'équipement médical et les compressions budgétaires.

Lorsque nous sommes délégués en tant que partenaires à des instances telles qu'une Régie régionale, nous sommes obligés de connaître un ensemble de dossiers dont plusieurs, sinon la majorité, dépassent le champ de compétence despersonnes déléguées. Ces personnes doivent donc statuer sur l'ensemble des dossiers et, pour ce faire, doiventdévelopper des compétences et des expertises nouvelles. Pendant cette phase de « professionnalisation » , ces personnes courent un risque réel de s'éloigner de leur propre milieu, ne serait-ce qu'à cause du temps à investir pour maîtriser ces nouveaux dossiers. De plus, il existe un risque de détourner la mission de l'organisme vers des champs d'activités« inexplorés » .

Enfin, le partenariat, autrement dit la démocratie déléguée, a d'énormes implications sur les ressources disponibles dans le milieu populaire et communautaire. Il nous faudra donc procéder à une analyse afin de savoir si nous avons les capacités humaines, logistiques, stratégiques et techniques d'assumer de tels mandats. Nous devrons aussi procéder à l'évaluation politique des confrontations qui risquent de surgir lorsque nous ferons face à nos « partenaires » locaux et régionaux.

Précédemment, la reconnaissance de l'expertise des personnes oeuvrant dans nos groupes (militants, permanents, membres) venait du milieu, des membres du groupe et d'une connaissance « vécue » de la problématique. Aujourd'hui, dans un contexte de complémentarité où nous devons offrir des services qui, autrefois, étaient publics, la reconnaissance de l'expertise vient de l'extérieur du groupe (diplôme universitaire, expérience en gestion, etc.).

3.3 Vers un nouveau rôle?

Il n'y a rien de nouveau au fait que les mesures de la politique active du marché du travail (PAMT) soient arrivées dans nos organismes. Ce qui est nouveau, c'est la place que le gouvernement a décidé d'accorder aux organismes dans sa stratégie de réorganisation étatique.

Le gouvernement envisage clairement une participation active des groupes communautaires dans la mise en oeuvre de son projet. Cette participation mènera nécessairement à d'autres enjeux.

La gestion locale de la pauvreté

L'insistance mise sur l'accompagnement des individus par les organismes communautaires sera problématique dans la mesure où le gouvernement entend refiler aux communautés locales la gestion des coupures ainsi que le contrôle des populations démunies. La réforme Harel nous laisse craindre que le gouvernement québécois n'ait choisi de se délester d'une partie de son rôle décisionnel au profit des CRD et CLD dans le seul but de déléguer aux CLE et aux groupes communautaires sous le couvert de contrats de services la responsabilité de réaliser les différents parcours d'insertion. Il est donc à prévoir que les organismes communautaires seront appelés sous peu à faire leur part pour consolider le processus de « réorganisation » .

Outre la nature coercitive des parcours de réinsertion dénoncée de façon quasi unanime par le milieu, la réforme Harelpose un autre enjeu important. Si le milieu communautaire est pleinement d'accord avec le fait que les personnes sans emploi doivent avoir accès à un maximum d'outils leur permettant de retourner à l'emploi, par contre l'approche retenue par le gouvernement pour « régler » le problème de l'emploi s'avère problématique. En effet, face au chômage, le gouvernement a choisi de responsabiliser les individus et les collectivités plutôt que de reconnaître le droit au travail pour tous et sa propre responsabilité dans l'élaboration d'une stratégie globale de création d'emploi. Investir toute son énergie dans la mise en oeuvre de parcours d'insertion sans aucune politique réelle de création d'emploi comme c'est le cas avec la réorganisation en cours démontre que le gouvernement a choisi de gérer les « pauvres » plutôt que d'entreprendre une véritable lutte contre la pauvreté.

Chaque organisme communautaire risque donc prochainement d'avoir à déterminer s'il est prêt à assumer la tâche de contrôler les populations qu'il est censé défendre et représenter. Et, dans un contexte de localisation, le débat va se faire au niveau du groupe local. En d'autres mots, la stratégie de fragmentation revient à dire qu'il vaut mieux diviser pour régner. En acceptant d'encadrer les « aptes » dans leurs parcours d'insertion, les groupes communautaires vont-ils devenir des gestionnaires de la pauvreté locale et devenir ainsi le gérant des pauvres du quartier ou du village?

Une atteinte à l'autonomie des groupes

Dans un parcours vers l'insertion, la formation et l'emploi, il est dit que les groupes communautaires détiennent une forte expertise dans le domaine de la préparation et de l'insertion à l'emploi des personnes sans emploi. Dans le cadre d'un partenariat au sein des CLE, il est prévu que les organismes seront fortement mis à contribution. En langage bureaucratique, « être mis à contribution » veut dire recevoir plus l'argent. En ce sens, il est à prévoir que le gouvernement exercera une forte pression pour que les organismes révisent leurs approches afin qu'elles soient conformes aux critères de financement élaborés au gré des différentes mesures d'insertion et de contrôle. Mais il est aussi à prévoir que cette pression viendra aussi du sein même de ces organismes.

Le danger est réel. Les exemples suivants serviront de conclusion. D'abord, dans sa démarche visant à doter l'Etat québécois d'une politique en action communautaire autonome, madame Harel procède actuellement à une« consultation » auprès du milieu communautaire. Dans un document approuvé par le Comité ministériel du développement social, l'instance du Cabinet qui a approuvé la démarche actuelle de madame Harel, il est dit que le comité convient « de faire porter la consultation...sur la finalité de l'action communautaire, c'est-à-dire sur commentlutter contre l'exclusion sociale » .44 Par ailleurs, un document en provenance du CRD de la Montérégie met l'accent sur l'importance d'arriver à une entente spécifique sur le développement communautaire de cette région et « reconnaît le secteur communautaire comme créateur d'emploi » .

Qui définit le communautaire autonome? Un comité gouvernemental? Un CRD? Les enjeux sont majeurs. Le débat est lancé.

LES GROUPES D'ÉDUCATION POPULAIRE AUTONOME (ÉPA) ET LA LOCALISATION

Jean-François Aubin

Économie communautaire de Francheville (ÉCOF)

Lorsque nous parlons de localisation, la question peut être abordée sous deux angles différents. Nous pouvons questionner les principes et les objectifs qui guident le développement local ou nous interroger sur la façon de concrétiser ces principes et ces objectifs dans des structures particulières qui auraient leurs propres modes de fonctionnement. À vrai dire, il est impossible d'étudier le phénomène de la localisation sans tenir compte des deux côtés de la question.

Mais qu'est-ce que le développement local?

Le développement local est le courant de pensée sous-jacent à la localisation. Pour bien comprendre le phénomène de la localisation, il nous faut donc définir ce que nous entendons par développement local. Le gouvernement du Québec lui-même, dans sa politique de soutien au développement local et régional, n'en précise pas la définition. Cependant, il en explique les objectifs : intégrer ou regrouper des services sur une base territoriale dans une perspective de simplification, d'efficacité et de rationalisation, responsabiliser les instances locales et régionales dans le domaine de la gestion des services, favoriser le partenariat entre les intervenants locaux et régionaux, assurer l'adaptation locale et régionale des politiques et des programmes gouvernementaux et adopter des modes de gestion modernes et adaptés qui font appel à une plus grande responsabilisation et à une gestion par résultats.

La vision du développement local sous-jacente à ces objectifs est une vision basée sur une nouvelle conception du rôde l'État qui privilégie des formes d'intervention plus indirectes, plus déconcentrées et, parfois, décentralisées. C'est une vision basée sur la gestion des services et des programmes. Nous pouvons même y voir une intention non dite d'économiser.

Une autre approche du développement local

À l'occasion d'une réflexion, certains groupes communautaires de la région de la Mauricie présentèrent la définition suivante : « Le développement local est un ensemble d'objectifs, de priorités, de stratégies, de moyens, d'investissements, de programmes et d'interventions qui doit viser, de façon simultanée, l'amélioration du cadre de vie, du milieu de vie et du niveau de vie de chacune des personnes vivant sur le territoire. »

Mais, cette définition étant trop large, elle fut étayée de principes qui devraient guider le développement local. Ainsi, le développement local devrait correspondre aux véritables besoins économiques, culturels, sociaux et communautaires identifiés par l'ensemble de la population, intégrer les intérêts et les réalités des femmes, mettre de l'avant des activités génératrices d'une vie sociale de qualité, compter sur la contribution optimale des ressources humaines, naturelles, technologiques et financières du milieu et être le résultat d'une mobilisation des acteurs et des décideurs locaux. De plus, il devrait éviter de compter uniquement sur l'exportation et/ou les investissements extérieurs comme levier principal, intégrer les éléments de participation démocratique dans sa planification et ses réalisations, favoriser la diversification de la structure économique, s'appuyer obligatoirement sur des pratiques commerciales équitables, s'insérer dans un développement régional, national et international et se développer dans une perspective de développement durable. Tous ces objectifs ne devront en rien diminuer le rôle de régulation économique et de redistribution de la richesse que l'État doit assumer.

Pas de développement local intéressant sans éducation populaire!

Nous remarquons une différence significative entre les deux définitions. La dernière définition met l'accent sur l'amélioration du bien-être des populations d'un territoire donné tandis que l'autre se rapporte à la manière de donner les services à la population. Cette question est la première que nous devrons débattre. Quelle est notre définition du développement local? Si le développement local signifie pour nous que les populations se prennent en main, participent à la démocratie et se mobilisent pour améliorer leur situation, l'éducation populaire devient incontournable. Seule l'éducation populaire permettra une plus grande participation des gens qui mènera à une transformation de la réalité par des actions collectives. Alors, une première façon de faire le lien entre éducation populaire et localisation serait d'affirmer qu'il ne peut y avoir de localisation sans éducation populaire.

À ce titre, nous avons un rôle majeur à jouer si nous voulons que la localisation ne soit pas une simple réorganisation des services ou un pelletage de compressions budgétaires mais qu'elle devienne réellement une politique de réappropriation des pouvoirs par les collectivités locales, permettant ainsi d'améliorer les conditions de vie des populations concernées.

Comme beaucoup de concepts, la localisation n'est ni bonne ni mauvaise en soi. Cela dépend du sens que nous lui donnons et de l'objectif visé. Nous ne pouvons pas rester passifs devant la proposition sur la localisation du gouvernement. Nous ne pouvons pas nous contenter de critiquer. Il faut être en mesure d'élaborer des propositions et de définir le type de localisation que nous voulons. C'est à nous qui avons à coeur l'éducation populaire de mettre en lumière son caractère indispensable.

Les structures du développement local :

Maintenant, regardons quelles sont les conséquences des structures mises en place actuellement par le gouvernement. Depuis quelques années, nous assistons à un mouvement de décentralisation et de déconcentration. Ce mouvement concerne de nombreux secteurs d'activité et s'insère à l'intérieur d'une tendance que nous retrouvons dans tous les pays occidentaux. Comme c'est souvent le cas avec les phénomènes sociaux, il serait simpliste d'essayer d'expliquer l'accélération du mouvement de localisation par une seule cause. Nous n'en citerons que deux.

D'une part, il y a de plus en plus de gens qui questionnent la façon de fonctionner de ceux et celles qui prennent les décisions, tout particulièrement dans les régions, les municipalités et les quartiers éloignés des lieux de décision. Eneffet ces gens sont convaincus que les décideurs ignorent la réalité vécue par ceux et celles qui doivent vivre avec leurs décisions. C'est pourquoi plusieurs d'entre eux revendiquent une réelle décentralisation afin de rapprocher les pouvoirs des populations concernées.

D'autre part, depuis quelques années, le vent du néolibéralisme souffle sur l'ensemble de la planète. Un des objectifs dela pensée néolibérale consiste à réduire la taille de l'État. C'est pourquoi les gouvernements voient la localisation comme une façon de se désengager, tout en conservant un certain pouvoir d'orientation.

C'est au point de jonction de ces deux grandes tendances que nous retrouvons les démarches de localisation qui ont eu cours jusqu'à maintenant. La première grande expérience en localisation vécue par le mouvement communautaire fut lacréation des Régies régionales de santé et de services sociaux. Plus récemment, nous avons vu l'arrivée des Centres locaux de développement (CLD) et des Centres locaux d'emplois (CLE). Ces derniers ne sont qu'une déconcentration, c'est-à-dire qu'ils demeurent une structure gouvernementale qui relève de la ministre de la Solidarité et de l'emploi. Quelle est la place de l'éducation populaire à l'intérieur des CLD? Certains d'entre eux ont un-e représentant-e en« éducation » qui reçoit son mandat d'une des tables sectorielles en éducation. Le mouvement d'éducation populaire pourrait, s'il le souhaite, y être présent. Il pourrait, également, y être présent par le biais de la représentation communautaire que nous retrouvons dans tous les CLD.

Etre ou ne pas être?

Le mouvement d'éducation populaire a la possibilité d'y être. Est-ce le bon choix? Il n'y a pas de réponse toute-faite à cette question. Il faut évaluer ce que nous pouvons apporter au CLD et ce que nous pouvons en retirer. Il est vrai qu'ilserait intéressant de remettre en question le développement économique local, un sujet en vogue actuellement dans les CLD, et le type de projets d'économie sociale défendus par les CLD.

Certains diront que c'est peu et d'autres diront que c'est déjà beaucoup. En effet, la réalisation du projet de société que nous prônons n'est possible que si nous arrivons à défendre nos choix auprès des autres acteurs et actrices du développement.

Bien entendu, il y a un revers à la médaille. Nous devons nous poser plusieurs autres questions. Il faut déterminer à qui nos représentants dans ces lieux devront rendre des comptes. Il faut réfléchir sur la manière de faire circuler librement l'information afin d'éviter de se retrouver avec quelques initié-e-s qui risquent de devenir une des composantes de la nouvelle élite locale. Il faut également se donner les moyens d'appuyer réellement les personnes mandatées pour nous représenter. Il est trop facile d'envoyer quelqu'un au front pour ensuite le critiquer. Il faut établir une stratégie qui permettra d'augmenter en nombre les espaces démocratiques de ces structures. Il faut s'impliquer à long terme et non pas à court terme. Il faut se donner la possibilité de réagir et de créer un certain rapport de force qui nous permette de ne pas cautionner des décisions avec lesquelles nous ne serions pas d'accord. Il faut savoir inscrire notre dissidence et, en même temps, apprendre à travailler lorsque nous sommes minoritaires. Nous serons ainsi obligés de développer des alliances. Voilà de beaux défis à relever en perspective!

Nous devons respecter certaines conditions pas toujours évidentes à respecter si nous voulons que la participation du mouvement d'éducation populaire à ces structures ait un sens. Si nous abordons la question d'un point de vue structurel, cette participation remet en question les liens que les tables régionales en éducation populaire autonome ont établis avec les autres regroupements de groupes communautaires. Ce mouvement de localisation nous oblige également à redéfinir le rôle joué par le mouvement communautaire à l'intérieur des structures régionales et, surtout, nationales. En ce moment même, peu d'organisations nationales peuvent se vanter de ne pas être touchées par ce mouvement de localisation. L'importance du national ne s'en trouve pas pour autant amoindrie. Au contraire. Peut-être devrait-il seulement être un peu différent?

Et le PSÉPA?

Voici un mot concernant la possibilité que le programme de soutien aux organismes en éducation populaire autonome(PSÉPA) soit localisé. Cette éventualité ne serait possible qu'à l'intérieur d'un plus grand ensemble, entre autres, dans le cadre d'une décentralisation du Secrétariat à l'action communautaire autonome (SACA) ou à l'intérieur du cadre de financement de la Direction de la formation générale des adultes. N'oublions pas qu'à l'origine, le gouvernement voulait faire des CLD des « mini-gouvernements » qui se préoccuperaient non seulement du développement économique, mais aussi d'éducation et de santé.

Et l'avenir?

Seuls les devins peuvent prédire l'avenir. Cependant, nous pouvons affirmer qu'au moins pour quelques années encore, peu importe le gouvernement en place, nous vivrons, pour le meilleur et pour le pire, avec cette tendance à la localisation. Nous ne pouvons donc pas l'ignorer. Le minimum que nous puissions faire serait d'amorcer de vrais débats à l'intérieur du mouvement d'éducation populaire afin d'approfondir notre réflexion et d'agir avec prudence afin de ne pas tomber dans des analyses réductrices, dans un sens ou dans l'autre.

LA MULTIPLICATION DES RESEAUX

Paulette Beaudry

Réseau d'entraide-Amiante

Le mouvement populaire et communautaire est en transformation. La multiplication des réseaux communautaires évolue à une vitesse vertigineuse, ce qui n'est pas sans avoir plusieurs impacts sur le mouvement. En créant de nouvelles structures à l'échelle locale et régionale, la restructuration actuelle de l'État « territorialise » la fonction dereprésentation des groupes populaires et des organismes communautaires.

Quel est l'impact de cette multiplication des réseaux?

L'État serait-il en train de restructurer le mouvement populaire et communautaire? À l'origine, les groupes populaires et les organismes communautaires se sont définis, organisés et structurés à partir d'une réalité qui leur était propre et véhiculait des valeurs et des principes reliés à un projet de société. Ils ont développé une façon autonome d'intervenir. Les groupes populaires sont différents, uniques, créatifs et innovateurs. Ils travaillent en marge de l'État et cherchent à transformer la société en amenant les citoyens et les citoyennes à s'impliquer davantage.

Suis-je vraiment irréaliste? Puis-je encore parler d'autonomie, de créativité et de transformation sociale? Que vivons-nous dans nos groupes populaires et nos organismes communautaires? Et, surtout, comment vivons-nous les changements majeurs comme la régionalisation et la décentralisation? Avons-nous les ressources humaines et financières et les outils nécessaires pour comprendre nos membres et bien les informer? Pourrons-nous survivre à tous ces changements?

Un exemple de changement

II s'agit d'un organisme jeunesse composé déjeunes adultes âgés de 16 à 35 ans et déjeunes familles ayant des enfants âgés de 0 à 6 ans. Son conseil d'administration est composé exclusivement de jeunes adultes. L'organisme n'a pas de cadre de financement et est subventionné par sept bailleurs de fonds. En conseil d'administration, les membres décidèrent d'analyser les différents lieux possibles de représentation. Voici les résultats :

Niveau national :

  • Le Regroupement des organismes communautaires autonomes jeunesse du Québec (ROCAJQ) : assemblée générale annuelle et assemblées générales régulières, conseil d'administration et comités ad hoc.
  • Le Mouvement d'éducation populaire et d'action communautaire du Québec (MÉPACQ) : assemblée générale annuelle et colloque.

Niveau régional :

  • Le Regroupement d'éducation populaire en action communautaire (RÉPAC) : assemblée générale annuelle, assemblée de formation, conseil d'administration et comités.
  • La Table régionale des organismes communautaires de Chaudière-Appalaches (TROCCA) : assemblée générale annuelle, conseil d'administration, assemblée de secteur et conseil consultatif.
  • Comités régionaux : comité des priorités régionales, commission jeunesse-famille, comité régional prévention-promotion et comités ad hoc.

Niveau local (MRC) :

  • La Corporation de développement communautaire (CDC) : assemblée générale annuelle, conseil d'administration et comités.
  • Autres organismes et comités :
  • Table de Concertation des Intervenants jeunesse de la région de l'Amiante : assemblées régulières et conseil d'administration.
  • Équipe jeunesse-famille : assemblées régulières, comité de coordination, comité abus-négligence, comité troubles de comportement, comité toxicomanie et comité local de prévention-promotion.
  • Comité de suivi sur le développement local et la lutte à la pauvreté.
  • Solidarité Populaire-Amiante.
  • Regroupement des cuisines collectives.

Vous pouvez imaginer notre stupéfaction et les questions que nous nous sommes posées suite à l'énumération de cette liste. Que se passe-t-il? Pourquoi y a-t-il tant de structures? Répondent-elles à un besoin? Que sommes-nous en train de devenir? Bien que nous n'ayons pas encore répondu à toutes ces questions et que nous cherchions à circonscrire nos choix de lieux de représentation, il était primordial de s'interroger sur notre mission, sur nos moyens de la réaliser et sur nos objectifs. En un mot, il était temps de se demander pourquoi nous existons et quelle était notre réalité.

Les données de base à revoir

II est important de revenir à certaines données de base afin de bien comprendre les nombreuses demandes de participation provenant de ces multiples réseaux.

Le mouvement communautaire est appelé à intervenir dans un monde et une société en pleine mutation. Il est une composante particulière et originale de notre société. En effet, les organismes communautaires constituent un mouvement social autonome d'intérêt public ayant ses propres visées politiques et des caractéristiques communes. Selon madame Lorraine Guay1, le mouvement communautaire possède les caractéristiques de ce qui est maintenant convenu d'appeler « les nouveaux mouvements sociaux » . Ces caractéristiques sont de cinq ordres :

  • Un mouvement social est une conduite collective conflictuelle qui prend racine dans des situations d'oppression, d'exclusion et d'inégalité et dans des rapports sociaux de domination tels que la pauvreté, la violence familiale, l'analphabétisme, les problèmes de logement, le sida, etc.
  • Il concerne les conduites collectives qui présentent de façon prédominante une dimension culturelle et politique.
  • Les structures organisationnelles sont fluides, souvent peu durables et peu centralisées. Le leadership est diffus et peu concentré.
  • En aucune façon, il ne vise une transformation globale de la société qui nous amènerait à prendre le pouvoir.
  • Son articulation face aux classes sociales pose un problème. Souvent, les mouvements sociaux pointent du doigt despratiques sociales à propos desquelles les classes sociales apparaissent fragmentées. En effet, elles possèdent des logiques d'action et des appartenances sociales différentes des nôtres comme dans les questions de sexe, d'ethnie ou d'âge. Par exemple, les femmes se présentent dans les centres de femmes en tant que femme d'abord et non pas en tant que travailleuse, personne assistée sociale ou personne pauvre, etc.

Nous pouvons donc affirmer que les organismes communautaires québécois correspondent relativement bien à cette description et qu'ils peuvent être considérés comme une des composantes du mouvement social. Notre mouvement est pourtant pluriel puisque les organismes sont variés et multiformes et qu'ils diffèrent les uns des autres. Nous pouvons également dire que ces organismes s'impliquent dans tous les aspects de la vie, qu'ils abordent toutes les problématiques et qu'ils travaillent pour tout le monde et avec tout le monde. Et, malgré toutes nos différences, il est possible de prendre conscience que nous appartenons tous à un même mouvement. Cela se voit plus particulièrement lors d'actions collectives et dans nos divers lieux de concertation.

Caractéristiques principales de notre mouvement

Plusieurs documents font état des nombreuses caractéristiques de notre mouvement. Ces caractéristiques comprennent :une conception et une approche globale de la personne, une vision globale de la santé et du bien-être des personnes et de la société, une action basée sur l'autonomie des personnes et des groupes, une capacité d'identifier et de répondre différemment aux besoins des gens, un enracinement dans la communauté, des rapports humains égalitaires au sein des organismes, une vision autre du service, un fonctionnement démocratique, une approche différente en ce qui concerne l'exercice du pouvoir, un rapport volontaire à l'organisme, des collaborations librement consenties, une infrastructure stable, l'égalité entre les hommes et les femmes et, enfin, la priorité accordée à l'éducation populaire.

Dans cet ordre d'idée, rappelons qu'en 1978, le MÉPACQ définissait l'éducation populaire autonome comme étant :« L'ensemble des démarches d'apprentissage et de réflexion critique par lesquelles des citoyens et des citoyennes mènent collectivement des actions qui amènent une prise de conscience individuelle et collective au sujet de leurs conditions de vie et de travail et, qui visent à court, moyen ou long terme, une transformation sociale, économique, culturelle et politique de leur milieu.»

Ces quelques données balisent ce que nous sommes et nous indiquent quel est le travail à réaliser. Reconnaissance de notre mouvement

Cependant, depuis plusieurs années, nous sommes confrontés à de nouvelles réalités, soit, entre autres, le changement du rôle de l'État, son désengagement et la décentralisation des pouvoirs et des responsabilités.

De plus, les organismes communautaires sont de plus en plus reconnus. Nous n'avons qu'à penser à l'article 334 de la loi 120 sur la santé et les services sociaux, à la reconnaissance de l'éducation populaire autonome qui est en voie de se réaliser et aux consultations en vue de l'élaboration d'une politique de reconnaissance et de financement de l'action communautaire autonome.

Voici les grandes lignes de fond de cette reconnaissance :

  • Le financement est de plus en plus conditionnel à notre participation à des tables partenariales.
  • Le maintien des acquis est remis en question dans certaines régions.
  • L'approche MRC met en péril le maintien des acquis liés aux cadres de financement et au développement des organismes communautaires.
  • Le financement est de plus en plus lié aux « programmes clientèles » et aux programmes de prévention.
  • La tendance est d'aligner et de limiter l'action communautaire à la gestion de la pauvreté.
  • La complémentarité et la sous-traitance sont privilégiées par les nouvelles politiques.
  • Nous assistons à l'arrivée de nouveaux acteurs et décideurs tels que les CRCD, les CLD et le CLÉ.
  • Le développement est lié à de nouveaux programmes comme l'économie sociale et le fonds de lutte à la pauvreté. L'autonomie

Je me permettrai maintenant de mettre l'accent sur l'une des caractéristiques fondamentales de notre mouvement :l'autonomie. Selon Lorraine Guay, l'autonomie, c'est le fait d'affirmer que le mouvement communautaire constitue un mouvement social autonome d'intérêt public au même titre que le mouvement syndical et le mouvement coopératif. Ce mouvement se situe en dehors de l'appareil étatique et du marché. Il possède ses propres caractéristiques, ses propres analyses et ses propres visées politiques. C'est au mouvement communautaire lui-même qu'il revient de choisir les liens et la nature des liens qu'il veut entretenir avec les institutions de l'État (nous parlons ici de partenariat conflictuel).La lutte que mène le mouvement communautaire pour préserver son autonomie est essentiellement une lutte pour l'élargissement de la démocratie visant à contrer la présence envahissante de l'État et du marché. En effet, si l'État oriente, récupère ou utilise à ses fins les organismes sous prétexte de rationalité et de complémentarité, la société risque de perdre un élément essentiel de sa vitalité. Même si l'État les finance, les organismes communautaires ne sont pas issus de l'État mais bien de la communauté elle-même. Ce n'est que dans la mesure où un mouvement communautaire autonome existe bel et bien en dehors de l'État qu'il peut y avoir des collaborations librement consenties basées sur le respect mutuel.

Les impacts de la multiplication des réseaux

Quels sont les impacts de la multiplication des réseaux et de la restructuration de l'État qui « territorialise » la fonction de représentation des groupes populaires et des organismes communautaires? À l'origine, les groupes populaires et les organismes communautaires se sont donné une organisation répondant à leurs besoins. Depuis la réorganisation et la décentralisation, nous nous restructurons afin de répondre à cette nouvelle organisation étatique. Par exemple, nous avons la loi 120, une table régionale et une coalition provinciale. Ensuite, nous retrouvons la décentralisation, la création de nouvelles CDC, la mise sur pied d'inter-CDC dans les régions et une table provinciale. Enfin, il y a la formation de comités selon les programmes et les clientèles.

L'approche MRC se développe. Alors, organisons-nous et préconisons une équité intra-MRC, une équité par programme et une équité par clientèle. Organisons les MRC. Formons une équipe jeunesse-famille. Formons un comitéprévention-promotion qui regroupera des délégués appartenant aux structures existantes, soit l'équipe jeunesse-famille, la toxicomanie et la santé mentale. Le milieu, c'est-à-dire la MRC, aura à déterminer les besoins, à élaborer les priorités et le plan d'action et à affecter les fonds des programmes concernés. Un comité régional déterminera les orientations régionales. N'oublions pas que les CLSC seront les fiduciaires des budgets prévention-promotion.

Les impacts sont nombreux. Les appareils d'État ont progressivement détourné le sens de l'action communautaire. Les groupes et les organismes sont sollicités pour gérer, en complémentarité avec le réseau, des services liés à des problématiques prédéfinies et prédigérées. Quelquefois, on leur demande même de prendre le relais à moindre coût. On étend les pratiques, on mise sur les recettes et on exploite des concepts (C.J.E.).

Même si le réseau communautaire vit un transfert de responsabilités, l'État conserve le contrôle en définissant les règles du jeu. Des groupes naissent à partir de programmes. Les gens s'assoient ensemble mais ne définissent pas les besoins de la même façon. Cela amène parfois des incompatibilités comme, par exemple, quand nous organisons un travail de rue en collaboration très étroite avec les corps policiers.

Dans ce contexte, plusieurs enjeux majeurs resurgissent. Il y a un sérieux danger de voir notre approche globale se modifier, ce qui nous amènera à devoir fonctionner par problématiques et clientèles, surtout dans le domaine de la santé et des services sociaux. En répondant aux commandes de l'État, nous risquons de devenir de simples sous-traitants, de compartimenter nos actions et nos services et de modifier nos façons d'accomplir notre mission. Il est à craindre que nous en arrivions à minimiser l'action collective et la défense des droits et à rester silencieux devant tous ces problèmes. Il est clair qu'il serait avantageux pour l'État de n'avoir qu'une structure par MRC et de ne subventionner que cette structure.

Conclusion

Finalement, y a-t-il de l'espoir? Nous pouvons répondre oui, il y a beaucoup d'espoir. N'oublions pas que nous sommes dans un contexte de changement. En imposant collectivement des règles du jeu différentes, nous arriverons à donner naissance à une nouvelle action communautaire intéressante. Pour ce faire, nous devons définir notre projet de société avec les citoyens et les citoyennes, tout en articulant nos revendications et nos besoins. Nous devons clamer bien fort nos convictions, développer nos solidarités et remettre en question nos allégeances suivant la nature de notre projet.

Le mouvement communautaire est une de nos plus grandes richesses collectives. Ce mouvement appartient aux gens de chez nous, aux travailleurs et travailleuses, aux sans- emploi et aux hommes et aux femmes qui en sont les bâtisseurs. Qu'en ferons-nous?

C'est à nous de répondre.

UNIR LES LUTTES SOCIALES : UNE UTOPIE

Jean-Pierre Wilsey

Coordonnateur du POPIR-Comité logement

Petit guide d'ouverture

Quels sont les perspectives et les plans d'action à mettre de l'avant dans les prochains mois et les prochaines années si nous voulons que le mouvement populaire puisse véritablement devenir une force politique au Québec? Avec qui devons-nous faire des alliances et pourquoi? Les organisations populaires ont-elles une véritable volonté de se doter d'un regroupement national qui puisse assumer un leadership, que ce soit Solidarité Populaire Québec ou tout autre organisation? Comment s'organiser pour réduire les tentations à l'enfermement dans le corporatisme face à l'ensemble des coupures et à la réorganisation du rôle de l'État? En d'autres mots, comment faire un lien politique entre les diverses luttes sociales? Est-il possible de contrer la mise sur pied ad nauseam de coalitions de tout acabit? Et cela dans une période où des dossiers comme l'aide sociale, le logement social, la politique familiale, les politiques d'aide aux salarié-e-s à faible revenu sont de plus en plus organiquement liés.

Quelques éléments de conjoncture politique au Québec

Les choix politiques et budgétaires ainsi que la nature même du gouvernement Bouchard posent des défis de taille dans le domaine des luttes sociales. N'étant pas réglée, la question nationale parasite l'ensemble des enjeux sociaux et économiques. Et cela, que nous le souhaitions ou non.

Commençons par les choix politiques et budgétaires du gouvernement Bouchard. L'élimination du déficit, d'ici l'an2000, est la pierre angulaire de l'ensemble des politiques du gouvernement du Québec. Avec l'adoption de la loi anti-déficit en décembre 1996, cet objectif a été entériné d'une façon formelle et très contraignante. Nous en connaissons déjà es conséquences : dans presque tous les programmes sociaux du Québec, l'élimination du déficit passe presque exclusivement par des coupures de type « coupe à blanc » . Ces choix budgétaires ont aussi des effets structurants sur le rôle et le type d'État que nous aurons d'ici quelques années. Rappelons-le avec insistance : l'universalité des programmes sociaux est fondamentalement remise en question.

Les éventuels surplus budgétaires annoncés pour les prochaines années ne changeront rien aux orientations gouvernementales. Selon les scénarios mis de l'avant, ces surplus serviraient principalement à réduire la dette et à baisser les impôts. Accessoirement, certains programmes gouvernementaux pourraient bénéficier d'une portion de ces surplus. C'est le cas du secteur de la santé. Ces réinvestissements n'égaleront jamais l'ampleur des coupures que nous avons subies ces dernières années.

Maintenant, examinons les grandes orientations et les « méthodes de travail » du gouvernement Bouchard. Ce gouvernement semble obsédé par son image sociale-démocrate et par sa volonté de multiplier presque à l'infini les lieux de partenariat et de concertation : d'un Sommet sur l'emploi et l'économie en passant par une table de discussion sur le financement des groupes communautaires, presque tous les domaines y passent. Même s'il peut être intéressant de participer à diverses tables de discussions pour faire avancer certaines idées et certains dossiers, il est dangereux sinon carrément paralysant de ne miser que sur cette stratégie.

Transformations majeures des programmes sociaux

Vraiment, le moins que l'on puisse dire, c'est que le gouvernement Bouchard est déterminé dans sa volonté de transformer d'une façon substantielle l'ensemble des politiques sociales québécoises et qu'il s'appuie sur ces transformations pour se définir comme social-démocrate : coupures de plus de 500 millions à l'aide sociale (?!), adoption de la loi 186, adoption du régime d'assurance médicament, abolition de la gratuité des médicaments pour les personnes âgées et les personnes assistées sociales, modifications à l'aide juridique (un plus grand nombre de personnes sont admissibles au régime mais l'accessibilité y est réduite), mise en place d'une nouvelle politique familiale avec, entre autres, l'implantation d'une allocation unifiée pour enfant, mise sur pied d'un régime de garderies et de services de garde en milieu scolaire à 5 dollars par jour, nouvelle politique en habitation, etc.

L'adoption de ces nouvelles politiques pose certaines difficultés stratégiques aux organisations populaires. Premièrement, si certains changements appauvrissent encore davantage de personnes au Québec, à la suite, entre autres, des compressions de plus d'un demi-milliard à l'aide sociale et de la fin de la gratuité des médicaments pour les personnes assistées sociales, d'autres changements améliorent ou amélioreront la situation de milliers de personnes. Par exemple, la mise en place d'un régime universel d'assurance-médicament représente un gain social pour plus d'un million de personnes qui devaient payer précédemment la totalité de leurs médicaments. Ce gain ne doit nullement nous faire oublier que la mise sur pied de l'assurance-médicament a été bâclée et que l'intention du gouvernement Bouchard était d'économiser 250 millions sur le dos des personnes âgées et des personnes assistées sociales.

Deuxièmement, le gouvernement Bouchard a coupé au moins 500 millions à l'aide sociale et cela, bien avant l'adoption du projet de loi 186. En effet, la stratégie était d'aller chercher des sommes très importantes dans les poches des personnes assistées sociales et cela, morceau par morceau. Un règlement par ici, une mesure administrative par là et le tour est joué! Comment organiser une lutte d'envergure et d'ensemble avec une stratégie comme celle-là?

Dans ce contexte, il me semble évident que nous devons faire les analyses les plus fines possibles en tablant sur les gains obtenus par l'adoption des nouvelles politiques sociales et en luttant avec vigueur contre toutes les mesures appauvrissantes. En effet, il ne faut pas laisser le gouvernement Bouchard s'approprier tout le discours social. Au nom de l'équité, ce gouvernement finance une partie de l'amélioration de certains programmes sociaux en appauvrissant les Québécois et les Québécoises les plus pauvres et, au premier chef, les personnes assistées sociales. Et tout cela se fait au nom de la lutte au déficit.

Pour terminer cette partie sur la conjoncture, j'ajouterai quelques mots sur le Parti québécois et sur l'avenir de ce gouvernement. Plusieurs militants et militantes d'organisations populaires et syndicales croient qu'il est possible, voire même souhaitable, d'intervenir auprès de l'organisation politique qu'est le Parti québécois afin d'obliger le gouvernement du Québec à adopter des politiques sociales et économiques plus progressistes. S'il faut effectivement faire une distinction entre le Parti québécois et le gouvernement Bouchard, il n'en demeure pas moins qu'une stratégie trop axée sur le rôle que peut jouer le PQ créé de grosses illusions et atteint assez rapidement ses limites. En effet, une fois porté au pouvoir, un parti politique perd beaucoup de son influence car le véritable pouvoir politique est détenu par le premier ministre, le conseil des ministres et, dans une moindre mesure, par le caucus des députés. De plus, le membership du PQ est assez hétéroclite et sa cohésion s'articule essentiellement autour de la question de la souveraineté du Québec. Il ne faut pas surestimer l'importance et l'influence que l'« aile gauche » exerce à l'intérieur de ce parti. Certes elle existe et, dans toute stratégie de lutte, il ne faut pas se gêner pour lui demander d'intervenir dans les instances du parti mais sans se faire d'illusions sur les résultats car son pouvoir est loin d'être évident.

D'ici quelques mois, Lucien Bouchard déclenchera des élections générales. Si, au printemps 98, les péquistes étaient presque assurés d'une victoire électorale, cela n'est plus le cas avec l'arrivée de Jean Charest à la direction du Parti libéral du Québec. Il est impossible de prévoir quels seront les résultats des prochaines élections. Peu importe l'impact de l'effet Charest au Québec, les deux principaux partis politiques poursuivent essentiellement les mêmes objectifs politiques, sociaux et financiers. Face aux acteurs sociaux, leurs stratégies sont différentes mais leurs orientations sont similaires sauf sur la question nationale.

Les mouvements populaire et féministe, une force politique?

Le mouvement populaire et le mouvement féministe ont leurs champs d'interventions et leurs perspectives propres qui convergent à de nombreux égards. Examinons d'abord l'état des troupes au niveau du mouvement populaire.

En 1998, il serait pour le moins présomptueux de prétendre qu'il existe au Québec un mouvement populaire qui représente une véritable force politique avec une plate-forme de revendications et des interventions conséquentes. Les raisons qui expliquent cette quasi-absence politique sont complexes. Dans le cadre de ce texte, il n'est nullement question de tenter d'analyser en profondeur cet état de fait. Cependant, j'ai le goût d'émettre trois constats sur ce sujet.

Premièrement, au cours des trente dernières années, un vaste réseau d'organismes populaires et communautaires s'est développé avec des orientations et des pratiques très diversifiées. À peu près tous les domaines de la société dite civile ont leur organisme de défense des droits, d'entraide, de service de première ligne, etc. Ce foisonnement représente une grande richesse collective pour l'avancement des droits démocratiques, mais, a contrario, ce même foisonnement n'est pas très favorable au développement d'analyses et d'actions politiques communes. Comment développer une plus grande cohésion et défendre des projets alternatifs au sein d'un mouvement de plus en plus éclectique qui vit de profondes divergences sur la façon de défendre les intérêts des gens les plus pauvres? Et ceci est vécu dans un contexte où, au-delà de la question de la pauvreté, des notions comme la justice sociale et l'équité sont de moins en moins populaires.

Deuxièmement, au Québec, il n'existe pas de regroupement national qui puisse avoir la prétention de représenter l'ensemble ni même une majorité des organismes populaires. À court et à moyen terme, il n'existe aucune possibilité de constituer un tel regroupement. Jusqu'ici, les principaux acteurs du mouvement populaire ont plutôt privilégié la mise sur pied de coalitions ad hoc liées à des luttes spécifiques comme celle de l'aide sociale ou de l'aide juridique. Il s'agit d'une formule plus souple et moins contraignante mais qui atteint assez rapidement ses limites. Par exemple, aucune des organisations ne se sent liée par les décisions et les mots d'ordre émanant de l'assemblée générale d'une coalition à laquelle, pourtant, elles appartiennent.

Troisièmement, pour l'instant, la majorité des organismes populaires ne semblent pas avoir la volonté réelle d'entreprendre un travail d'élargissement des luttes qui irait au-delà des enjeux immédiats et qui serait accompagné d'une plate-forme de revendications, d'actions de promotion et de défense de ces revendications et d'un travail d'enracinement local et de mobilisation. Je dirais que nous sommes fondamentalement incapables de nous entendre collectivement sur les meilleures stratégies à adopter et de concevoir une lutte autrement qu'à court terme et, presque toujours, dans la perspective du tout ou rien. Pourtant, il n'existe aucun consensus en faveur de l'appauvrissement!

Malgré les énormes difficultés politiques et organisationnelles qu'implique la construction d'un rapport de force en vue d'obtenir des gains sociaux et économiques, il n'en demeure pas moins qu'il y a eu, ces dernières années, quelques« échappées belles » qui permettent de dégager certaines pistes de travail.

Mouvement féministe et pauvreté

Du côté du mouvement féministe, la conception et la réalisation de la Marche des femmes contre la pauvreté fut l'un des événements significatifs de ces dernières années. Cette action a permis aux organisations de femmes de relancer la lutte à la pauvreté sur une base plus large. Des revendications simples et structurantes, une volonté politique d'établir un lien entre la condition des travailleuses et celle des sans-emploi et une marche qui a entraîné une très vaste mobilisation partout au Québec sont quelques-uns des éléments qui en ont fait un événement majeur et qui ont permis au mouvement féministe d'être considéré comme un des leaders des luttes sociales au Québec.

Sans être un modèle ni une panacée, cette Marche et les retombées qui l'ont suivi demeurent une source d'inspiration qui devrait guider l'ensemble du mouvement populaire dans sa volonté de politiser ses interventions. Nous devrons suivre avec attention la Marche mondiale des femmes contre la pauvreté qui aura lieu en l'an 2000.

Du déficit zéro à l'appauvrissement zéro

Je ne ferai pas le bilan de notre participation à la Conférence socio-économique du mois de mars 96 et au Sommet sur l'emploi du mois d'octobre 96. Certains éléments du bilan des deux rencontres parrainées par le gouvernement Bouchard dont été présentés dans des textes du FRAPRU et lors d'interventions publiques des participant-e-s « socio-communautaires » (Coalition des femmes contre la pauvreté, FFQ, SPQ, Solidarité rurale, l'Assemblée des évêques, Coalition des organismes communautaires du développement de la main-d'œuvre et Coalition des aîné-e-s).

Je souhaite concentrer mon intervention sur la clause d'appauvrissement zéro présentée lors du Sommet d'octobre 96.Même si cet événement a eu lieu, il y a deux ans, il me semble important de revenir sur cette période qui, en terme de positionnement politique, a été un moment déterminant pour le mouvement populaire. Pour bien situer les tenants et les aboutissants de cette clause, il me semble intéressant de faire un rappel historique. Lors de la conférence de mars 96,le gouvernement Bouchard a réussi un coup de maître en faisant accepter son fameux objectif du déficit zéro par une majorité de participant-e-s. Sans être en accord avec un objectif qui signifiait un important recul politique, social et économique, les groupes « socio-communautaires » ont été incapables de s'en dissocier d'une façon claire et sans équivoque. Selon moi, cette incapacité a été provoquée par au moins trois facteurs. Premièrement, il n'existait nicoordination ni cohésion entre les représentant-e-s des groupes populaires, des groupes de femmes et des autresorganismes « socio-communautaires » . Deuxièmement, notre participation n'avait pas été précédée d'une mobilisation populaire qui nous aurait permis d'avoir un rapport de force minimum. Troisièmement, les organisations populaires et les organisations syndicales ont été incapables de développer un discours autonome sur le déficit zéro.

C'est donc dans la foulée de cette expérience plutôt traumatisante que les organismes « socio-communautaires » ontdécidé que, s'ils participaient au Sommet du mois d'octobre, cela se ferait à partir d'orientations et de bases plus solides. D'où l'importance pour certains d'élaborer une stratégie où devaient cohabiter une participation au Sommet et une importante mobilisation populaire. L'autre élément de cette stratégie fut de mettre de l'avant une plate-forme commune orientée sur les questions de la pauvreté et de la redistribution de la richesse. Dans le cadre de ce Sommet, nous nous devions de tenter d'imposer les enjeux liés à la pauvreté. Enfin, il nous apparaissait essentiel de clarifier le rôle et les mandats du représentant de Solidarité Populaire Québec afin d'éliminer les ambiguïtés et les contradictions d'une représentation à la fois syndicale et populaire. Le représentant de SPQ devait être le porte-parole des organisations populaires de SPQ et devait être mandaté par ces dernières.

C'est dans ce contexte que les organismes « socio-communautaires » ont présenté la clause d'appauvrissement zéro qui demandait au gouvernement Bouchard de n'adopter aucune mesure ni aucune politique qui appauvrissent les 20 % de la population les plus pauvres du Québec. La présentation de cette clause avait été précédée d'une importante mobilisation populaire (près de 6 000 personnes étaient présentes devant le centre Sheraton de Montréal lors de l'ouverture dusommet).

Je veux être clair. Pour la majorité des organismes « socio-communautaires » qui ont participé à ce Sommet, l'objectif prioritaire était d'imposer la pauvreté et ses conséquences pour des milliers de ménages québécois comme l'un des enjeux incontournables d'une rencontre contrôlée par les tenants du libéralisme économique et du laisser-aller et parles Bouchard et les ténors du patronat. Nous ne nous faisions aucune illusion sur les résultats concrets d'une telle démarche. C'est pourquoi, devant le refus du gouvernement Bouchard d'adopter intégralement la claused'appauvrissement zéro, les représentant-e-s de SPQ, de la Fédération des femmes du Québec et de la Coalition des femmes contre la pauvreté ont quitté le centre Sheraton avant la fin des délibérations.

Grâce à ce geste et à l'impact que la clause d'appauvrissement zéro a eu sur l'opinion publique, nous pouvons affirmer que nous avons fait des gains politiques. En effet, nous avons réussi à faire en sorte que tous les participant-e-s à ce sommet soient obligé-e-s, souvent à leur « corps défendant » , de se prononcer sur les questions relatives à la pauvreté. Et, n'oublions pas que nous avons obtenu un appui populaire significatif. Un sondage, réalisé pendant ce sommet, nous a permis d'apprendre que 69 % des personnes interrogées étaient contre l'adoption, par le gouvernement Bouchard, de politiques appauvrissantes.

Malheureusement, le momentum que nous avions réussi à créer avant et pendant le Sommet et les gains politiques que nous avons obtenus se sont plus souvent qu'autrement perdus dans de lamentables chicanes de lignes sur le concept d'appauvrissement zéro et sur celui de la pauvreté zéro. Selon moi, ce n'était pas un dogme que nous avions trouvé mais un filon intéressant qui aurait pu nous aider à reconstruire une unité et une certaine cohésion au sein du mouvement populaire et, ainsi, relancer nos luttes sociales.

Et l'avenir, maintenant!

Je vous ai présenté deux illustrations (la marche des femmes et la clause d'appauvrissement zéro) de ce qui me semble être des événements qui ont permis d'ouvrir certaines perspectives de travail : plates-formes de revendications plus larges,mobilisations populaires et coordination stratégique.

Il y a maintenant près de quatre ans, le FRAPRU décidait de réintégrer Solidarité Populaire Québec. Il s'agit une coalition populaire et syndicale qui regroupe près de deux cents organisations à travers le Québec. Nous nous étions fixé-e-s un certain nombre d'objectifs en redevenant membre de SPQ. Nous voulions que cette organisation devienne plus combative et plus significative dans le décor politique québécois. C'est la raison pour laquelle nous avons participé à toutes les assemblées générales et aux nombreux comités de travail et avons délégué le président du FRAPRU au comité de coordination en tant que représentant des organismes nationaux membres de SPQ. Malgré nos efforts, il est loin d'être évident que nous ayons réussi à faire une percée significative. Solidarité Populaire Québec est toujours une organisation au fonctionnement très lourd et, plus souvent qu'autrement, incapable d'intervenir sur les principaux enjeux sociaux. Voici deux exemples qui vont illustrer mon propos : le déficit zéro et le rassemblement à l'ouverture du Sommet d'octobre 96.

L'absence de position de SPQ sur l'objectif du déficit zéro est symptomatique des difficultés fondamentales qu'a cette coalition à gérer les différentes positions politiques de ses membres. Par exemple, comment concilier l'appui de la CSN au déficit zéro et l'opposition à ce même objectif d'une majorité d'organisations populaires? La réponse est malheureusement très simple. Afin d'éviter les risques d'éclatement de SPQ, il n'y a tout simplement pas de position claire. Avouons que c'est plutôt paralysant comme situation.

Dans la foulée de la Conférence socio-économique, les organisations populaires présentes à l'assemblée générale de SPQ du mois de mai 96 ont fait adopter une résolution qui invitait l'ensemble des groupes à se mobiliser lors de l'ouverture du Sommet sur l'emploi du mois d'octobre. Cette résolution fut adoptée à l'unanimité. À l'automne, plusieurs organisations syndicales ont modifié leur stratégie et ont manifesté clairement leur opposition à l'organisation d'un grand rassemblement. Malgré cette opposition et grâce à la détermination de plusieurs organisations populaires, le rassemblement a eu lieu et a regroupé près de 6 000 personnes. Cependant, le leadership et l'organisation de cet événement ont complètement échappé à SPQ qui n'a joué qu'un rôle mineur.

Si j'insiste tant sur cette période de notre petite histoire (le déficit zéro et le Sommet), c'est que je suis profondément convaincu que ces événements ont provoqué des tensions très importantes entre les organisations populaires, le mouvement féministe et plusieurs organisations syndicales. Je prendrai un raccourci pour me faire bien comprendre. La CSN, la CEQ et la FTQ n'ont pas apprécié (et ceci est un euphémisme) nos stratégies et notre sortie lors du Sommet d'octobre 96.

À ces rapports difficiles entre certaines organisations syndicales et les organismes populaires, s'ajoutent d'autres difficultés. L'équipe de travail de SPQ pourrait être plus efficace. Il est évident que plusieurs regroupements régionaux membres de SPQ ne sont pas toujours les plus représentatifs de leur région (la tournée de SPQ à travers le Québec le printemps dernier a malheureusement confirmé ce constat) et que plusieurs regroupements nationaux investissent relativement peu les instances de cette coalition.

Malgré ces constats qui peuvent paraître plutôt négatifs, je demeure convaincu que les organisations populaires membres de SPQ doivent y demeurer. Il s'agit d'un lieu qui nous permet d'avoir une certaine influence auprès de plusieurs membres. C'est aussi le seul organisme qui nous permet de débattre d'enjeux sociaux avec les organisations syndicales qui demeurent, à plusieurs égards, nos principaux alliés dans les luttes sociales. Sans oublier qu'il s'agit, pour l'instant, de la seule coalition populaire et syndicale à l'échelle du Québec.

Ceci dit, je sais que plusieurs organisations, à travers le Québec, ont amorcé des discussions et des débats dans le but de mettre sur pied une organisation nationale anti-pauvreté. Je suis en principe d'accord avec la constitution d'une telle organisation. Cependant nous devons nous entendre sur certains préalables et répondre à certaines questions :

  • Pourquoi les organisations populaires n'ont-elles jamais réussi à mettre sur pied une organisation nationale anti-pauvreté malgré le fait que le mouvement existe depuis plus de trente ans?
  • La majorité des organisations populaires souhaitent-elles vraiment qu'il existe un lieu qui permettrait la coordination des luttes sociales?
  • Existe-t-il une masse critique d'organisations prêtes à consacrer ressources humaines, argent, etc. pour une organisation anti-pauvreté soit viable?
  • Sommes-nous collectivement capables de dégager des perspectives de luttes et des stratégies qui nous permettraient, entre autres, de développer une plus grande unité du mouvement?
  • Sommes-nous collectivement capables de dépasser les intérêts immédiats et parfois corporatistes de nos propres organisations?

Sans être des conditions sine qua non à la mise sur pied d'une organisation anti-pauvreté, il me semble important de répondre à ces questions et ces préalables. Je n'ai nullement la prétention d'avoir présenté toutes les questions et les préalables sur le sujet. Je souhaite que nous puissions débattre avec le plus grand sérieux de ce sujet afin d'éviter, entre autres, les fuites en avant qui nous mèneraient inexorablement dans un cul-de-sac. Cela provoquerait encore plus que jamais des divisions et des éclatements. En terminant, n'ayons pas peur des « effets de réalité » . Il se peut très bien que nous en arrivions à la conclusion que, dans la conjoncture actuelle, il est impossible de créer une organisation nationale anti-pauvreté. Nous devrons respecter cette conclusion et nous contenter, pour un certain temps, des éternelles coalitions ad hoc.

Post-scriptum

Si jamais nous en arrivons à la conclusion qu'il est souhaitable et possible de construire une organisation anti-pauvreté, voici quelques suggestions pour fins de discussion :

1.Une organisation nationale anti-pauvreté

Une organisation nationale anti-pauvreté aurait un membership dans toutes les régions du Québec. Cette organisation serait exclusivement populaire et elle devrait se doter d'une permanence.

2.Une plate-forme pour changer l'état des choses

Adopter une plate-forme de revendications sur la fiscalité, un revenu décent, des conditions de travail et des conditions salariales décentes, etc. Mener des campagnes publiques pour faire la promotion de la plate-forme et de certaines de ses composantes (ex. : une campagne pré-budgétaire avec des objectifs précis). Cette plate-forme devrait être mobilisatrice, porteuse d'alternatives et tenir compte des conjonctures politiques concrètes.

3.S'appuyer sur une mobilisation populaire

Développer au sein de ce regroupement et de ses composantes, une culture de mobilisation. Organiser des rendez-vous importants selon la conjoncture politique. Inscrire ces mobilisations dans un travail d'éducation populaire et dans la stratégie des campagnes nationales.

4.Des stratégies diversifiées

Faire les analyses les plus fines possibles sur les stratégies gouvernementales. Ne pas hésiter à utiliser tous les moyens disponibles de façon coordonnée et cohérente (pressions, rencontres avec des ministres et/ou des militant-e-s du PQ ou du PLQ, tables gouvernementales de concertation, etc.). Se servir de nos gains (oui, il y en a!) pour relancer notre mobilisation.

5.Une base sociale à élargir

À moyen terme, il en va de l'avenir des organisations populaires de défense des droits de rejoindre davantage de travailleur-euse-s à faible revenu et non-syndiqué-e-s et de travailleur-euse-s autonomes. Bref, il faut être capable de regrouper les personnes qui sont victimes des transformations du marché du travail. Il ne s'agit pas de négliger le recrutement ni la mobilisation auprès des personnes assistées sociales. Cependant, quelque part, nous avons l'obligation d'être plus représentatifs des nouvelles réalités sociologiques.

LA COORDINATION DES LUTTES SOCIALES

Jean-Yves Desgagnés

Front commun des personnes assistées sociales du Québec

INTRODUCTION

Le Front commun des personnes assistées sociales du Québec (FCPASQ) est un organisme de défense des droits qui existe depuis près de 25 ans. Le FCPASQ regroupe plus d'une trentaine d'organismes locaux présents dans la plupart des régions du Québec. Au fil de son histoire, le FCPASQ s'est toujours préoccupé de développer des alliances avec les organisations populaires et communautaires et le secteur des mouvements sociaux. Cette préoccupation est tellementfondamentale pour nous qu'elle se retrouve enchâssée dans nos statuts et règlements, notamment dans le chapitre sur les objectifs où il est dit que le FCPASQ doit travailler à « créer des alliances avec le mouvement syndical, populaire, communautaire et le mouvement des femmes » .

Au FCPASQ, il est fondamental de travailler de concert avec nos alliés parce que :

  • nous sommes conscients que notre organisation ne rejoint pas toutes les personnes assistées sociales et qu'il y a d'autres types d'organisations qui les rejoignent;
  • nous sommes conscients qu'il existe d'autres organisations qui mènent la lutte sur d'autres fronts, comme le FRAPRU et le RCLAQ sur le front du logement, et qui contribuent à la défense des droits des personnes assistées sociales et à l'amélioration de leurs conditions de vie;
  • nous sommes conscients que le groupe des personnes assistées sociales appartient à une classe sociale beaucoup plus large, soit la classe populaire, et que nous avons des intérêts convergents avec cette classe;
  • nous sommes conscients que le changement s'obtient grâce à un rapport de force qui repose, en grande partie, sur notre capacité à mobiliser massivement les gens de la base.

Voilà pourquoi, au fil de notre histoire, nous avons participé à de nombreuses coalitions ponctuelles ainsi qu'à des coalitions permanentes dont Solidarité Populaire Québec. Ceci explique également pourquoi, surtout dans les grands moments de la réforme de l'aide sociale, nous avons été nous-mêmes à l'origine de coalitions ponctuelles.

Nous allons aborder maintenant une expérience plus concrète et toute récente, soit la coordination de la Coalition nationale sur l'aide sociale.

Une expérience concrète de coordination d'une lutte sociale : la Coalition nationale sur l'aide sociale

1. Origine de la coalition

Cette coalition ponctuelle fut créée officiellement au mois de décembre 1996 à la suite d'un appel du Front commun des personnes assistées sociales du Québec. Au début de l'automne 1996, le FCPASQ lançait un appel par écrit aux regroupements nationaux du mouvement populaire, du mouvement communautaire, du mouvement syndical et du mouvement féministe. Certaines coalitions régionales déjà constituées autour de l'enjeu de la réforme de l'aide sociale furent également invitées.

À la suite de cet appel et face à l'intérêt manifesté par plusieurs groupes, le FCPASQ convoquait une première rencontre afin de mettre sur pied la coalition. Lors de cette rencontre, le FCPASQ soumettait aux participants un document de travail qui précisait les objectifs de la coalition, la plate-forme de revendications, le membership et le mode de fonctionnement. En raison de certaines divergences idéologiques parmi les groupes présents, dues en grande partie à la diversité des groupes présents autour de la table et à de vieilles querelles historiques entre certains groupes de défense des droits des personnes assistées sociales, les débats furent très ardus. Les difficultés commencèrent vraiment quand le temps fut venu de préciser les objectifs de la coalition, la plate-forme de revendications et la distribution des sièges au sein du comité de coordination. Après trois rencontres et en mettant de l'eau dans leur vin, les groupes parvinrent finalement à surmonter leurs différents et à créer la Coalition nationale sur l'aide sociale.

2. Les objectifs de la coalition

Les deux principaux objectifs de la coalition étaient d'arrêter les coupures qui touchent les personnes assistées sociales et d'obtenir une réforme juste et équitable afin d'améliorer leurs conditions de vie.

Afin d'atteindre ces objectifs, nous convenions que le rôle de la coalition serait :

  • de développer, par un travail de sensibilisation, la mobilisation des groupes populaires et syndicaux et de la population en général;
  • de coordonner et de soutenir les initiatives régionales;
  • d'établir une stratégie nationale;
  • de stimuler les groupes par la production d'outils qui furent mis à leur disposition;
  • de mettre sur pied des réseaux d'information;
  • d'agir sur la scène nationale en tant qu'interlocuteur public et politique.3. La plate-forme de revendications de la coalition

En prévision du débat sur la réforme de l'aide sociale, nous nous étions entendus sur six principes à mettre de l'avant afin d'obtenir une réforme juste et équitable :

  • Toute personne a droit à un revenu décent lui permettant de vivre dans la dignité.
  • Toute personne a droit de participer à la société d'une façon pleine et entière, que ce soit par l'emploi ou autrement.
  • L'État est responsable d'assurer une réelle redistribution de la richesse et une véritable politique de création d'emplois de qualité.
  • Le régime de sécurité du revenu doit reposer sur les valeurs démocratiques reconnues dans notre société, favoriser l'autonomie des personnes et combattre toute forme de discrimination.
  • L'aide financière doit être dissociée de l'aide à l'emploi. Nous refusons donc toutes les mesures qui s'assimilent au« workfare » .
  • Le système de sécurité du revenu doit être démocratisé.

Au mois de décembre 1996, à la suite du dépôt du projet de réforme de l'aide sociale de la ministre Harel, nous nous entendions également sur trois revendications prioritaires :

  • Que l'on reconnaisse à toute personne le droit à un revenu décent lui permettant de vivre dans la dignité, peu importe l'aptitude ou l'inaptitude au travail, et que, dans cette perspective, le gouvernement commence par accorder, en tout temps, une prestation minimum qui corresponde aux besoins essentiels reconnus à l'annexe 12 du Livre vert ainsi qu'une couverture pour les besoins spéciaux réels.
  • Que la participation à un parcours, soit vers l'emploi ou soit d'insertion sociale, se fasse sur une base volontaire.
  • Que le régime soit démocratisé par la reconnaissance de l'expertise des personnes elles-mêmes, la mise en place de mécanismes d'évaluation indépendants, la reconnaissance des droits des prestataires, l'existence de recours indépendants à tous les niveaux et la reconnaissance du rôle des groupes de défense des droits des personnes.
  • Le mode de fonctionnement de la coalition

Sur cette question, nous nous dotions d'une structure décisionnelle à deux paliers :

  1. une assemblée décisionnelle des membres qui se réunissait au besoin, qui était composée des regroupements nationaux et des coalitions régionales et qui adhérait aux orientations de la coalition;
  1. un comité de coordination composé d'une dizaine d'organisations représentant les différentes composantes de la coalition : le mouvement communautaire, le mouvement syndical, les femmes, les jeunes, les groupes de défense des droits des personnes assistées sociales et les personnes handicapées.

Dans chacune de ces instances, les décisions étaient prises par consensus. En plus de cette structure décisionnelle, la coalition pouvait compter sur une permanence qui était assurée principalement par le FCPASQ, qui, à l'occasion de cette lutte, avait libéré un permanent pour travailler sur ce dossier. Cette personne assurait la coordination de la coalition En cours de route, grâce à l'apport de ressources financières autonomes, la coalition fut en mesure d'embaucher deux salariés sur une base contractuelle : une personne responsable des relations avec la presse et unepersonne responsable de la coordination des actions mises de l'avant par la coalition.

Afin d'élargir la base de la coalition, dans les régions où il n'y avait pas de groupes membres, nous pouvions compter sur un réseau de personnes-ressources. Ces personnes étaient principalement en contact avec le réseau du MÉPACQ.Elles assuraient la circulation de l'information et mettaient en branle certaines mobilisations.

5-Le financement de la coalition

Dès le départ, le financement de la coalition fut assuré grâce à la contribution des membres qui, pour adhérer à la coalition, devaient payer une cotisation dont le montant variait selon leur statut. Pour compléter le financement, des demandes de dons et de subventions furent adressées aux grandes centrales syndicales, à certains syndicats indépendants, à quelques fondations privées et au Secrétariat à l'action communautaire autonome.

6-Les moyens d'actions privilégiés par la coalition

Pendant toute la durée de la lutte contre la réforme de l'aide sociale, différents moyens d'actions furent mis de l'avant parla coalition : production d'outils de sensibilisation, pétition, envoi par télécopieur, manifestation, rassemblement politico-culturel, Le Parlement de la rue (une initiative d'une coalition régionale), une journée d'études, des actions d'éclats comme la Journée d'actions brûlantes, une vigile devant le Parlement et des actions de désobéissance civile. Nous avons également fait du lobbying auprès des élus (députés, caucus des différents partis politiques, ministres et premier ministre) et au près de certaines organisations de comté, de certains ordres professionnels et de certainespersonnalités publiques (artistes, maires, chefs syndicaux et évêques). Enfin, nous avons sensibilisé l'opinion publique par des conférences de presse, des communiqués de presse, des lettres ouvertes, des rencontres avec certain-e-sjournalistes et la participation à des tribunes téléphoniques.

Tous ces moyens d'actions n'ont pas été déployés en même temps. Ils faisaient partie d'une stratégie qui tenait compte de la conjoncture du moment, de la diversité des groupes composant la coalition et de notre capacité à mobiliser les gens En tenant compte de ces différents facteurs, la coalition s'est donné un plan d'action qui s'ajustait aux circonstances.

7. La circulation de l'information

Lorsqu'une coalition entreprend une lutte ponctuelle, la circulation de l'information est très importante. Les principaux mécanismes, mis en place pour assurer la circulation de l'information, furent : des envois aux groupes membres par télécopieur, des envois occasionnels de documents d'analyse par la poste, des appels téléphoniques réguliers aux coalitions régionales et aux personnes-ressources des régions et la création d'un site Web sur Internet.

Quelles leçons importantes pouvons-nous tirer de cette expérience?

Au moment d'écrire ce texte, le bilan officiel des groupes membres de la Coalition nationale sur l'aide sociale n'a pas encore eu lieu. Les propos avancés ci-après sont donc le fruit de ma réflexion personnelle en tant que coordonnateur de cette coalition et n'engagent que moi. Personnellement, je crois que les principales leçons à tirer de la présente lutte sont les suivantes.

1. Au niveau politique

Si nous ne tenons compte que des objectifs, des principes et des trois revendications prioritaires mises de l'avant par la coalition, nous pouvons affirmer sans l'ombre d'un doute que notre lutte a été un échec. Toutefois, si nous retournons au contenu du Livre vert intitulé « Un parcours vers l'insertion, la formation et l'emploi » , nous constatons qu'à cause de notre lutte, le gouvernement fut obligé de reculer sur certains points. En effet, le gouvernement a été obligé de retirer la coupure de 100 dollars par mois qu'il voulait imposer aux personnes âgées de 55 à 59 ans et de retarder de deux ans la mise en application de l'obligation de participer à des parcours sous peine d'une pénalité pour les personnes âgées de 18 à 24 ans. Grâce à notre lutte, le gouvernement fut également obligé de nous accorder quelques bonifications financières qui font, entre autres, que certaines mères monoparentales ayant des enfants de moins de 5 ans ont vu augmenter leurs chèques de près de 200 dollars par mois depuis le mois de juin 1998. Pourtant, nous devons nous poser une question. Pourquoi avons-nous eu si peu de succès malgré tous les efforts déployés? À mon avis trois facteurs expliquent notre insuccès.

Un adversaire coriace

La stratégie du gouvernement Bouchard de donner le mandat de mettre en place la réforme de l'aide sociale à la ministre Harel qui était identifiée, à l'époque, à l'aile sociale-démocrate de son parti fut très habile car elle donnait une allure progressiste à cette réforme. Cette confusion fut très bien exploitée par la ministre Harel qui, dès le départ, présentait un Livre vert à plusieurs volets : retrait des enfants de l'aide sociale, réorganisation des services publics de l'emploi ettransformation du régime de l'aide sociale pour les aptes en un régime d'assistance-emploi ou de « workfare » . En même temps qu'elle déposait son Livre vert, la ministre déposait un projet de loi qui imposait de nouvellescompressions à l'aide sociale. Dès le départ, la patinoire où nous étions invités à jouer était très vaste. Il était impossible de couvrir l'ensemble de la patinoire. Nous avons alors concentré notre riposte sur le volet de la transformation de l'aide sociale en un régime de « workfare » .

Dans cette section de la patinoire, la stratégie de la ministre Harel fut de mener une guerre d'usure et de cacher ses véritables intentions le plus longtemps possible dans l'espoir, il ne fait aucun doute maintenant, de contrecarrer nos tentatives de mobilisation. Ce fut une grande réussite de sa part. En effet, une fois les véritables intentions de la ministre connues à propos du projet de loi 186, c'est-à-dire au moment où les enjeux devenaient très clairs, nous fûmes incapables de susciter un vaste mouvement de mobilisation.

Il ne faut pas oublier également que la réforme du Parti québécois est en parfaite continuité avec la vague néolibérale qui déferle présentement sur le monde et qui se traduit, dans le domaine des politiques d'assistance sociale, par une remise en question du droit à l'aide et par son remplacement par des politiques d'aide conditionnelle.

Notre incapacité à amener le débat sur notre terrain

En plus d'avoir à confronter un adversaire coriace, il ne faut pas se le cacher, la coalition fut incapable d'amener le débat sur son terrain. Pendant toute la durée de la bataille sur la réforme de l'aide sociale, nous avons été incapables de traduire nos principes en revendications concrètes et de forcer ainsi le gouvernement à venir sur notre terrain. Personnellement, je crois que notre stratégie n'a pas assez tenu compte de celle du gouvernement, ce qui nous a empêchés d'être en mesure d'y répondre. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a eu aucun effort fait dans ce sens à l'intérieur de la coalition. Mais, nos efforts ne sont pas allés très loin dans ce sens parce que certains groupes membres étaient totalement opposés à cette approche. À la lumière de cette expérience, je crois que, lors d'une autre bataille du même type, nous devrions aller au-delà d'un accord sur les grands principes et nous mettre d'accord à l'avance sur le type de stratégie à mettre de l'avant.

2.Au niveau du fonctionnement

Personnellement, je crois que le fonctionnement de la coalition fut adéquat et que nous pouvons en tirer des leçons positives. Dès le départ, l'entente signée entre les partenaires était claire, ce qui nous a permis de cimenter l'unité des groupes membres. Les coalitions régionales ont été un facteur dynamisant dans les assemblées générales et ce facteur a favorisé l'enracinement, au plan local et régional, des décisions prises au plan national. L'existence d'une permanence nous a permis d'effectuer un meilleur suivi des décisions prises et de faire circuler l'information plus efficacement. La prise de décision par consensus nous a amenés à respecter davantage la diversité des groupes membres de la coalition.

3.Au niveau des moyens d'actions

Plusieurs moyens d'actions ont été déployés tout au long de cette lutte. Parmi la panoplie des moyens déployés, certaines actions ont mieux fonctionné que d'autres. Voici les leçons que j'en ai tirées :

  • Les journées d'actions nationales tenues simultanément dans différentes régions ont permis une meilleure mobilisation et une bonne couverture médiatique tant au niveau local que national.
  • Plus l'action est préparée de longue date, meilleure est la mobilisation. Il faut donc viser la qualité plutôt que la quantité.
  • La tenue d'une manifestation nationale, à Montréal ou à Québec, bien qu'elle soit désirée par le monde et qu'elle soit mobilisatrice, exige la présence de plusieurs milliers de personnes. Si un tel scénario s'avère impossible, la tenue d'un rassemblement politico-culturel dans une salle publique représente une alternative intéressante.
  • Les actions d'éclats sont un bon moyen à utiliser lorsque nous recherchons une bonne couverture médiatique et que nous ne voulons mobiliser qu'un petit nombre de personnes.
  • Les visites auprès des députés sont aussi à retenir. En effet, elles sont très dérangeantes car le ministre concerné parce dossier est aussitôt informé d'une telle visite.
  • Des activités comme le Parlement de la rue ou la vigile sont des activités intéressantes qui peuvent s'échelonner de quelques jours à quelques semaines. Pour qu'elles soient efficaces, le cadre dans lequel elles se déroulent doit être souple. Ainsi, chaque organisation qui le désire peut participer à l'activité et y apporter sa couleur locale. De plus, l'animation doit être assurée par un groupe vraiment concerné par le problème. Les deux activités, citées plus haut, ont très bien fonctionné. Il faut mentionner tout particulièrement le Parlement de la rue qui s'est échelonné sur un mois et dont la couverture médiatique dans la région de Québec fut très bonne.

4. Au niveau de la mobilisation

L'une des grandes déceptions de cette lutte fut notre difficulté à mobiliser beaucoup de monde. Au cours de cette lutte, il y a eu moins de gens qui ont participé aux actions nationales qu'au cours de celle de 1988. Pourquoi ?

Il est difficile de répondre à une telle question puisque nous devons tenir compte de plusieurs facteurs. Le facteur qui a joué plus particulièrement contre nous dans cette lutte fut, à mon avis, notre difficulté à intégrer dans notre coalition les organismes qui rejoignent les personnes assistées sociales par le biais de services tels que : le Regroupement provincialdes cuisines collectives, les tables de concertation sur la faim, les organismes communautaires de développement de lamain-d'oeuvre, les centres d'éducation aux adultes, les organismes communautaires du réseau de la santé et des servicessociaux, etc.

La journée d'étude du 6 avril fut une activité intéressante qui nous a permis de rejoindre ces réseaux. Nous étions alors à deux mois de l'adoption du projet de loi 186. C'était beaucoup trop tard. Nous aurions dû commencer ce travail bien avant. Personnellement, je crois que la diffusion de l'information et les activités de sensibilisation sur les enjeux de la réforme ont débuté trop tardivement.

ON REPART!

Jean-Yves Joannette

Coordonnateur à la Table régionale des OVEP de Montréal

OK gang on repart
préparez vos valises, nouveau départ...

Le train du changement va repartir.

En voiture, on repart!

Allez les tenaces, allez les impatientes
allez les rêveuses en couleurs
allez les pelleteux de nuages
en avant les idéalistes

on repart, on retourne au combat.

On n'a pas tout démêlé les fils
mais faut repartir
on n'a pas tout fait les liens
mais faut repartir
on se sent usé à la corde
mais faut repartir
on n'est pas au bout du rouleau.

 

Faut garder le fil
faut garder le fil de la pensée.

On retourne chacun à son poste

ramassez vos valises, ramassez votre courage

l'avenir c'est lundi matin.

On va repartir
chacun dans nos bases
à poursuivre le combat
poursuivre la résistance
la résistance quotidienne
contre la faim, l'ignorance et les préjugés
contre la misère et l'injustice

contre les attaques aux libertés.

On repart, on repart demain matin.

On va tenir notre boutte
on va tenir notre boutte
et continuer à croire
que les personnes qui viennent dans nos groupes
font partie de la solution.
Que malgré leurs difficultés personnelles
elles sont des citoyens, des citoyennes
capables de compréhension et de détermination.

 

Demain on repart
on va continuer à se défendre
on va continuer le combat
contre le désespoir et le cynisme
on remet du courage dans nos valises.
On remet l'espoir debout,

pis on tient notre boutte.

 

On va tenir notre boutte
devant les boss et les députés
on va tenir notre boutte
devant les partenaires imposés
on va tenir notre boute
devant un communautaire qui veut
se laisser faire
on va tenir notre boutte

pis on va continuer à tirer.

 

On va continuer à travailler pour le mieux.

On va continuer à dénoncer le pire.

 

Attention! Attention!

nouveau départ le train du changement va repartir.

 

On n'a pas tout démêlé
y a encore des noeuds
des noeuds dans la pensée
des noeuds dans la gorge.
Mais on a démêlé une couple de fils

juste assez pour continuer.

 

Pour continuer à se solidariser
sur le fil de la lutte anti-pauvreté
sur le fil d'une véritable reconnaissance
nous allons continuer à tirer
nous allons continuer à nous appuyer

nous allons continuer le combat.

 

Ce n'est pas parce qu'y mettent
le mot communautaire à côté de police
que ça va les rendre plus populaires.
Ce n'est pas parce qu'y mettent la
solidarité
dans un ministère
qu'on va leur laisser la gérer

pis la dégénérer.

 

Attention! Attention!
nouveau départ,

on repart.

 

En avant de nous
y aura d'autres politiques à contester.
Y aura d'autres luttes à mener
y va y avoir des débats compliqués.
Y va y avoir encore plein de difficultés.

 

Malgré tout, on repart.

 

On repart avec ce qu'on comprend

pis avec ce qu'on comprend pas.

 

On repart avec la certitude
que ce qu'on a fait jusqu'icitte
c'a aidé du monde
c'a freiné leur contre-réforme
c'a écoeuré les gens de pouvoir.

 

Pis ça c'est pas rien.

Tant qui va avoir des hommes et des
femmes qui vont se tenir debout
y pourront pas tout mettre à terre.
On gagnera pas toute
mais on va tenir notre boutte.

Debout, debout, debout on va tenir notre boutte.

Je vous propose un «standing ovation»
pour le bout qu'on vient de faire
pis pour le bout qu'on va faire.
Ce n'est qu'un combat

continuons à croire au début d'un monde meilleur.

 

Ramassez vos valises,
le train du changement
va repartir.

 

1 Lucie BÉLANGER, Perspectives de financement de l'éducation populaire autonome au Québec, MÉPACQ, juin 1989, p. 22.

2 COMITÉ NATIONAL DE RÉVISION DU PROGRAMME D'AIDE AUX ORGANISMES VOLONTAIRES D'ÉDUCATION POPULAIRE, L'éducation populaire autonome au Québec, situation actuelle et développement, (rapport présenté au ministre de l'Éducation du Québec), décembre 1987, p. 13.

3 GOUVERNEMENT DU QUÉBEC, MINISTÈRE DE L'ÉDUCATION, Vers une politique de la formation continue (document de consultation), juin 1998, p. 8.

4 DÉCLARATION MINISTÉRIELLE DU PREMIER MINISTRE DU QUÉBEC, JACQUES PARIZEAU, Assemblée nationale du Québec, 27 avril 1995, p. 1.

5 MEPACQ, RGPAQ, TABLE DES FÉDÉRATIONS ET DES REGROUPEMENTS NATIONAUX, Pour la reconnaissance et un financement accru de l'éducation populaire autonome par le ministère de l'Education du Québec, décembre 1992, p. 14.

6 Id., p. 3.

7 COMITÉ AVISEUR DE L'ACTION COMMUNAUTAIRE AUTONOME, Déclaration des organismes d'action communautaire autonome, Supplément au Bulletin Échos du comité aviseur de l'action communautaire autonome, no 3, juin 1998, p. 4.

8 Lucie BÉLANGER, Perspectives de financement de l'éducation populaire autonome au Québec, MEPACQ, juin 1989, p. 30.

9 SECRÉTARIAT À L'ACTION COMMUNAUTAIRE AUTONOME, Vers une politique de reconnaissance et de financement de l'action communautaire autonome : la démarche gouvernementale, 5 mars 1998, p. 3.

10 Guy DUFRESNE, Pour une régionalisation démocratique, Relations, no 643, septembre 1998, p. 216.

11 Mon expérience militante peut se résumer comme suit : plus de trente ans au sein du mouvement syndical, dont dix ans à la direction politique de la Centrale de l'enseignement du Québec, au moins 15 ans comme membre de la Ligue des droits et libertés et membre de son conseil d'administration, 7 ans comme membre du comité national de coordination de Solidarité Populaire Québec et 5 ans comme membre du comité de coordination d'une de ses sections locales, Solidarité Populaire-région de Trois-Rivières (récemment devenu Solidarité Populaire Mauricie) et bientôt un an comme militant pour l'émergence d'une véritable alternative politique progressiste québécoise.

12 C'est ainsi que Jacques Parizeau désigne cette nouvelle classe bourgeoise et francophone qui, souvent grâce à l'appui des contribuables québécois, contrôle les entreprises québécoises.

13 C'est le souvenir d'une intervention de Laurent La plante, journaliste et politologue, qui assimilait la remise en question des progrès sociaux à une interception de la révolution tranquille qui a inspiré l'angle d'approche de ma réflexion sur l'évolution de la démocratie.

14 Si nous pouvons mesurer le caractère démocratique d'une société à sa capacité de faire l'égalité plus qu'à la proclamer, il faut reconnaître que la démocratie formelle n'est pas sans influence sur l'évolution de ce caractère.

15 C'est ainsi que l'on désignait les hauts fonctionnaires ayant le plus d'influence dans l'appareil gouvernemental. Aujourd'hui, cette expression pourrait aussi couvrir les personnes les plus influentes de la fonction publique parallèle, soit le personnel politique du bureau du premier ministre et des ministres.

16 Les approches dominantes tendent à exclure la participation des contribuables mobiles à la répartition de la richesse collective. Une participation significative de leur part à cet effort réduirait, nous dit-on, la compétitivité fiscale et entraînerait l'exode des investisseurs et de leurs investissements de même que l'exode des spécialistes en demande à l'étranger.

17 ONU : Organisation des Nations unies; OCDE : Organisation pour la coopération et le développement économique; FMI : Fonds monétaire international; BM : Banque mondiale; OMC : Organisation mondiale du commerce.

18 Pensons au projet d'Accord multilatéral sur l'investissement (l'AMI) mis de l'avant par l'OCDE.

19 Ils voudront sans doute profiter de l'occasion pour tenter de faire croire qu'ici, tous les droits humains sont bien protégés en faisant l'éloge de la charte canadienne ou de la charte québécoise et en mettant davantage l'accent sur les pas accomplis que sur les pas à accomplir.

20 La progressivité universelle nécessite des taux d'imposition croissants selon le niveau des revenus et exige que tous les revenus équivalents soient traités de la même façon sans tenir compte de la source de ceux-ci. La progressivité globale implique une certaine cohérence et une intégration de l'ensemble des dispositifs fiscaux. Par exemple, il ne faudrait pas que des dispositifs fiscaux reconnus pour leur côté régressif, comme la taxe à la consommation et l'impôt foncier, réduisent ou annulent la progressivité éventuelle de l'impôt sur le revenu.

11 L'exemption fiscale accordée aux particuliers qui contribuent à un régime complémentaire de retraite ou à un RÉER vise, notamment, à éviter les coûts sociaux futurs qui seraient encourus en raison de l'indigence des personnes âgées.

22 Une grande majorité de Québécois s'opposent toujours à la ratification de la constitution canadienne qui ne serait assortie que de simples modifications esthétiques de même qu'à la réalisation de la souveraineté politique complète de l'État québécois sans garantie de transformations politiques, économiques, sociales et culturelles et sans un nouveau projet de société. Et la lassitude gagne une fraction importante de la population.

23 Outre le fait que cette approche pourrait réduire les résistances des premières nations, de la minorité anglophone et des communautés culturelles dans la mesure où ces groupes se sentiraient obligés de participer à ce processus afin d'obtenir une protection légitime de leurs droits et de bâtir des alliances avec la fraction progressiste de cette constituante, elle concourrait à mettre fin à la contradiction, constatée en 1995, entre le discours politique et le projet souverainiste réel. Alors que les slogans et certains discours souverainistes laissaient miroiter un Québec souverain progressiste, le projet souverainiste réel laissait plutôt entrevoir une augmentation des contraintes du marché sur la démocratie québécoise tout en maintenant celles découlant du maintien des alliances militaires et du dollar canadien.

24 La reconnaissance effective du principe de la souveraineté populaire commence par le contrôle populaire de la loi fondamentale d'une société.

25 Devant les signes annonciateurs d'une possible réduction du fardeau fiscal, il faut alerter et mobiliser toutes les forces sensibilisées à la nécessité démocratique de services publics de qualité et d'une protection sociale suffisante pour assurer une vie décente.

26 L'obligation morale des principales formations politiques de se rapprocher constamment du centre de l'échiquier politique et de tenter de récupérer les voix des citoyennes et des citoyens qui seraient tenté de faire confiance à d'autres formations politiques.

27 André COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus : La justice, PUF, Perspectives Critiques, 1995.

28 Ces citations sont de Gérard BERGERON, Petit traité de l'État, PUF, 1990 et de Bernard CAZES cité par Bergeron.Alain TOURAINE, Le retour de l'acteur. Essai de sociologie, Fayard, 1984.

29 LINTEAU, DUROCHER, ROBERT, RICARD, Histoire du Québec contemporain, Boréal compact, 1989.

30 Pascal BRUCKNER, La mélancolie démocratique, Points Actuels, p.48, 1992.

31 ACCEPTATION GLOBALE, Une histoire de génération : Ta Volvo contre mon B.S. ?

32 Lire à ce sujet l'excellent article de : François BLAIS, Relations, octobre 1997.

33 Pascal BRUCKNER, La tentation de l'innocence. Le livre de poche, 1995.

34 Louise BOIVIN et Mark FORTIER, Désacraliser le travail, dans : L'économie sociale : l'avenir d'une illusion, Fides, 1998.

35 Guy CHEVRETTE, ministre responsable du développement des régions, Message du ministre, Politique de soutien au développement local et régional, Québec, 1997.

36 BANQUE MONDIALE, Rapport annuel 1996. Dans ce document, on fait référence au rôle de l'approche communautaire en Europe de l'Est.

37 Un parcours vers l'insertion, p. 35.

38 Les effets majeurs, La Presse, 10 octobre 1997, p. A-6.

39 Voir : La Réforme de l'Assurance Chômage, Relations, mars 93, p. 36 et Les Canadiens ressemblent de plus en plus aux américains, Le Devoir, 4 et 5 octobre 1997, p. C-5.

40 L'État, p. 6.

41 L'État, p. 6.

42 La Presse, 6 février 1998, p B-l

43 PLQ, L'État québécois et la pauvreté, p 143, #166.

44 " COMITÉ MINISTÉRIEL DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL, Politique de reconnaissance et de financement de l'action communautaire autonome, note interne.

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