Les M-L canadiens et la question de l'indépendance du Québec


Table des matières

PREAMBULE

INTRODUCTION

I. UNE CRISE DE LA BOURGEOISIE QUI DIVISERAIT LE PROLETARIAT

II. LA QUESTION NATIONALE COMME CONTRADICTION SECONDAIRE

III. POURQUOI FAUDRAIT-IL ETRE CONTRE L'INDEPENDANCE?

IV. LE P.Q., L'INDEPENDANCE ET LES SUPERPUISSANCES

CONCLUSION

PREAMBULE

Ce document de travail ne veut pas engager une polémique avec les organisations politiques "marxistes-léninistes" et ne cherche donc pas à les confondre.  Cependant, étant donné qu'ils sont présents dans certains secteurs du mouvement syndical et populaire et que leur position sur la question nationale influence indirectement ou directement plusieurs militants, nous avons jugé pertinent de fournir des éléments de réflexion pour que les militants du mouvement syndical et populaire puissent interroger leur approche.

Certains trouveront peut-être que ce texte est difficile d'accès.  Il s'articule en effet autour de l'utilisation que font les "m-1" de la théorie maoïste des contradictions, ce qui peut expliquer son allure plutôt abstraite.

Ce texte ne s'applique pas pourtant à déconstruire l'ensemble de la problématique théorique des "m-1" et à critiquer toutes les positions politiques qui en découlent.  Nous sommes allés à l'essentiel, à savoir quelle proposition politique ces groupes mettent-ils de l'avant dans la lutte contre l'oppression nationale?  Nous nous sommes donc limités à exposer et à expliquer leur argumentation à propos de l'indépendance politique du Québec: revendication cruciale pour le mouvement ouvrier québécois.

Le CFP

INTRODUCTION

Les années '60 ont été marquées par la résurgence d'un courant marxiste au Québec.  Presque disparu durant les années '50 à la suite de la scission du Parti Communiste en 1947 et de la forte répression anticommuniste des années qui suivirent, le marxisme redevint alors une force politique et idéologique significative, Il se développa à partir des positions critiques au sein du mouvement et au cœur de la pensée nationaliste. Il se forgea surtout dans la montée des mouvements de masse, syndicaux et populaires, qui ont marqué 1'après-duplessisme.

Pierre Elliot Trudeau accusait alors certains marxistes (quelques-uns uns de la première équipe de "Parti Pris", par exemple) d'être des nationalistes déguisés.  Quoique malveillante et d'inspiration conservatrice, cette critique contenait une partie de vérité.  L'indépendance du Québec était souvent proposée comme un absolu, le socialisme n'étant finalement considéré que comme une alternative possible dans l'Etat indépendant à construire, alternative certes ultimement visée, mais devant nécessairement passer par l'étape de l'indépendance.  Le Québec était présenté comme une colonie du Canada: on devait donc faire l'indépendance, c'était indiscutable.  Aussi, il n'a pas été étonnant de voir entrer beaucoup de ces "marxistes de la première heure" dans le Parti Québécois dès la fin des années '60.

D'autres ont heureusement trouvé d'autres voies.  Le courant marxiste s'est peu à peu détaché de la pensée nationaliste à la faveur des luttes syndicales et populaires.  Il s'est aguerri, entre autres, dans la critique du Parti Québécois.  Il n'est pas question de retracer ici l'histoire récente de la gauche marxiste: qu'il suffise de souligner que la question nationale a plus ou moins été délaissée au profit de l'organisation et de la formation politique des militants à cause d'une ligne politique dogmatique.   La critique du Parti Québécois déboucha pour beaucoup sur l'abandon de la thèse indépendantiste qui lui était faussement attribuée.1 L'urgence et la nécessité de l'organisation poussèrent beaucoup de militants à insister sur l'union canadienne du prolétariat. La question nationale fut mise en réserve et ne fut plus identifiée que comme contradiction secondaire.  Elle fut noyée dans des positions de principes sur l'affrontement absolu entre deux classes et soumise à une vision unilatérale des rapports mondiaux.

Beaucoup de militants sont actuellement confrontés avec les thèses de ces organisations politiques se réclamant du marxisme-léninisme.  Ces dernières constituent un pôle de référence d'autant plus séduisant qu'elles prennent l'aspect d'un ensemble parfaitement structuré et pleinement cohérent. Le marxisme y est utilisé comme un système de principes à la fois rigide et éternel.  Est-il possible de sortir de cette logique apparemment sans faille? Ce texte veut fournir quelques éléments de réflexions à cet égard.  Il ne s'agit pas ici de nous livrer à une déconstruction de l'ensemble des thèses de ces organisations sur la question nationale (définition de la nation, analyse des nations et minorités nationales au Canada...). Nous nous attacherons plutôt au plus pressant, c'est-à-dire à leur position sur la question de l'indépendance du Québec.  Nous tenterons de retracer le raisonnement qui a conduit les deux principaux groupes: En Lutte et la Ligue communiste à rejeter la revendication d'indépendance politique.

Pourquoi donc l'indépendance freinerait-elle le développement des luttes des masses populaires?

I. UNE CRISE DE LA BOURGEOISIE QUI DIVISERAIT LE PROLETARIAT

Dans un texte récent de la Ligue, on y trouve ces lignes paradoxales :

"La crise politique qui secoue le pays et qui risque de diviser la classe ouvrière et de retarder sévèrement la révolution prolétarienne est directement liée à l'oppression nationale du Québec".2

Il s'agit là d'un raisonnement à tout le moins étonnant.  Comment une crise politique risquerait-elle, d'abord et avant tout, de diviser les masses alors que, par définition, elle devrait surtout créer des problèmes à la bourgeoisie?  Pour le savoir, il nous faudra voir comment on analyse la crise actuelle, ainsi que les contradictions politiques les plus importantes au Canada, car la thèse que l'on nous propose en dépend directement.

Pour En Lutte, il y aurait "crise politique et économique du capital et de l'impérialisme au Canada"3.  Si l'existence de la crise économique fait l'unanimité, il importe de scruter d'un peu plus près la question de la crise politique.  Pour les deux groupes, la crise politique porte sur la question nationale.  Selon la Ligue, la crise "a éclaté depuis l'élection du Parti Québécois"4 ; selon En Lutte "la crise que connaît notre pays sur la question nationale québécoise n'a jamais été aussi importante"5.

La crise politique canadienne porterait donc, en tout ou en grande partie, sur la question nationale.  Alors que, pour la Ligue, la crise politique est "directement liée à l'oppression nationale"6, la position d'En Lutte est beaucoup moins claire.  S'il ne fait aucun doute que "la question nationale québécoise occupe une place importante dans la crise politique"7, on nous parle aussi "de la crise politique et économique du capital"8. Il importe de nous demander ici comment on peut actuellement parler au Canada d'une crise politique du capital, alors  qu'il n'y a même pas de parti révolutionnaire significativement organisé, menaçant la domination du capital.  Cette question est fondamentale, car seule cette affirmation (en fait, cette ambiguïté) permet à En Lutte de fonder sa position contre l'indépendance du Québec. On pourrait mieux comprendre en effet l'abandon, au moins provisoire, de la revendication d'indépendance si la révolution socialiste était en train de se réaliser au Canada.

Si nous admettons qu'il y a "crise politique", c'est bien d'une crise de l'Etat dont il faut parler, d'une crise de la forme de régime (fédéralisme renouvelé versus souveraineté-association) qui oppose directement des fractions de classes dominantes.  Nous sommes au sein d'une "crise politique" des capitalistes et non d'une crise politique du capital.  Il ne s'agit nullement ici d'un jeu de mots.  Dans le premier cas, la crise oppose au devant de la scène des fractions de classes dominantes et, dans le second cas, elle donne lieu à l'affrontement organisé entre la bourgeoisie et la classe ouvrière.

La position de la Ligue paraît donc à ce propos plus juste.  Mais ces positions, apparemment correctes, sont biaisées par l'utilisation de la théorie des fameuses contradictions.  Tout en soutenant qu'il y a actuellement au Canada une crise politique "directement liée" à la question nationale, la Ligue soutient que la contradiction principale se trouve ailleurs:

"Cette question (nationale) est une des trois contradictions les plus importantes au Canada, la contradiction principale étant celle entre la bourgeoisie et le prolétariat et, l'autre, celle qui oppose le peuple canadien aux superpuissances"9.

Ici, la Ligue rejoint En Lutte, l'identification de la contradiction principale (bourgeoisie-prolétariat) étant de mime nature que l'affirmation de l'existence d'une crise politique du capital.  L'analyse du processus politique réel et conjoncturel est délaissée au profit d'affirmations touchant à la structure des rapports de classes et des rapports mondiaux.

Les deux thèses produisent, en effet, le même résultat et sont fondées sur le mime fait: une absence d'analyse et une erreur d'appréciation de la conjoncture actuelle des luttes politiques actuelles au Canada.  Que l'on parle de la crise politique du capital ou de la contradiction principale entre la bourgeoisie et le prolétariat canadiens, on tend à confondre l'analyse concrète des luttes de classes actuelles avec la contradiction fondamentale (structurelle) existant entre la bourgeoisie et le prolétariat en système capitaliste. Pourtant, Mao Tsé-Toung, de qui s'inspire la Ligue, insiste pour distinguer la contradiction (politique) principale, changeante selon le développement des luttes et pouvant opposer des classes ou des fractions de classes différentes, de la contradiction fondamentale qui oppose par définition les deux classes antagonistes d'un mode de production (bourgeoisie et prolétariat).  Il est donc loin d'être assuré que la contradiction principale: 1) porte directement sur la question de la domination de classe et de l'exploitation (capitaliste); 2) oppose nécessairement et largement la bourgeoisie au prolétariat.  Il peut y avoir "crise politique" sans qu'il y ait opposition frontale entre la bourgeoisie et le prolétariat.  La crise ou la contradiction principale oppose alors des fractions des classes dominantes (la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie québécoise, par exemple) et porte sur un réaménagement des rapports de forces entre ces dernières sans que ne soit remise en question la réalité de la domination de classe.

Cette distinction entre contradiction principale et fondamentale est essentielle, car toute la politique marxiste de Lénine à Mao, en passant par Gramsci, insiste (en des termes différents) sur la nécessité d'identifier la conjoncture des rapports de forces entre les classes (la contradiction principale) quelle qu'elle soit, pour faire progresser les luttes des masses populaires.  Il ne s'agit pas d'un choix, mais d'un impératif politique.  On ne peut atteindre la contradiction fondamentale sans passer par la contradiction principale.  En d'autres termes, ceci veut dire que la réalité des luttes politiques actuelles ne se décrète pas, mais qu'elle s'impose à nous.

Il importe aussi de souligner, avant de terminer ce point, que nous avons jusqu'ici suivi le raisonnement d'En Lutte  et de la Ligue en respectant leur propre logique.  Ceci nous a permis d'affirmer qu'actuellement la contradiction politiquement principale n'oppose pas directement la bourgeoisie au prolétariat, mais des fractions de la bourgeoisie.  On a donc pu constater que ces groupes utilisent de façon erronée  la théorie des contradictions en l'appliquant mal au cas québécois et canadien.  Mais il nous faut aller plus loin et constater que nos marxistes-léninistes ont une conception purement formaliste de cette théorie. Pour eux, les classes s'opposent les unes aux autres dans des retranchements absolument clos: d'un côté, la bourgeoisie, de l'autre, le prolétariat.  Tous les théoriciens du marxisme ont pourtant insisté sur le fait que l'opposition entre les classes ne se donne jamais comme un seul affrontement entre la bourgeoisie et le prolétariat.  Même dans le cas où cette opposition constitue la contradiction principale, elle donne lieu à des alliances et à la constitution de blocs de classes et de fractions de classes.

Dans le cas qui nous occupe, même si nous admettions que la crise actuelle oppose la bourgeoisie et le prolétariat, ceci n'empêcherait nullement la nécessité de tenir compte des alliances: ainsi, l'importance pour la classe ouvrière de se lier aux fractions de la petite bourgeoisie et de la paysannerie.  De même, lorsque nous affirmons que la contradiction entre la bourgeoisie canadienne et la bourgeoisie québécoise occupe le devant de la scène politique, nous parlons bien sûr des classes qui dominent des blocs sociaux antagonistes: ainsi la bourgeoisie québécoise, hégémonique sur la petite bourgeoisie dans le Parti Québécois, tente d'étendre cette hégémonie dans l'ensemble de la société québécoise, sur les autres fractions de la bourgeoisie, ainsi que sur la classe ouvrière et la paysannerie.

Quoi qu'il en soit, nous aimerions au moins avoir une démonstration minimale du fait que la contradiction principale opposerait la bourgeoisie au prolétariat: où est le mouvement révolutionnaire des masses qui remettrait politiquement en question le capitalisme sur une base large, ainsi que la domination de la bourgeoisie canadienne?  Bien sûr, les luttes (surtout syndicales) de la classe ouvrière à l'extérieur du Québec sont plus radicales que ne veulent l'admettre les nationalistes québécois, mais on est loin d'une opposition ouverte et organisée des masses contre le capitalisme.  La contradiction politique principale se trouve ailleurs... malheureusement!

II. LA QUESTION NATIONALE COMME CONTRADICTION SECONDAIRE

Les conséquences d'une telle méprise ne s'analysent pas seulement au niveau de la contradiction principale elle-même, mais aussi dans l'évaluation qui est faite de l'ensemble du processus politique.  On pourra le vérifier dans le traitement spécifique de la question nationale.  La Ligue écrit, fidèle à la nécessité de relier les contradictions secondaires à la contradiction principale:

"La contradiction principale au Canada est celle qui oppose la bourgeoisie canadienne au prolétariat canadien.  La question nationale doit être subordonnée à cette contradiction, car à l'heure actuelle, la résolution de la question nationale dépend de la résolution de la contradiction principale, elle dépend de la victoire de la révolution socialiste"10.

Ceci est un raisonnement rigoureusement logique.  Mais voyons à quelle conclusion cette logique conduit:  "La contradiction qui caractérise la question nationale du Québec est celle entre la bourgeoisie monopoliste canadienne et le peuple québécois".11 Alors même que la transformation des structures politiques canadiennes est remise en question, et après avoir dit que "la crise politique... a éclaté depuis l'élection du Parti Québécois"12, voilà que l'on affirme que les luttes entre les bourgeoisies canadienne et québécoise portant sur la question de la forme de l'Etat canadien ne seraient même plus l'aspect principal de cette contradiction secondaire.  Les pressions à l'éclatement d'un Etat ne sont plus considérées comme des contradictions à approfondir, mais comme un simple obstacle à la réalisation du projet politique du prolétariat.  Ayant considéré que la contradiction principale opposait bourgeoisie et prolétariat, on ne perçoit plus les luttes politiques entre les fractions de la bourgeoisie, qui occupent pourtant le centre de la scène politique, que comme des épisodes tendant à freiner le développement des luttes de la classe ouvrière. Cette analyse a pour effet de pousser le mouvement ouvrier et populaire hors des luttes politiques réelles.

III.POURQUOI FAUDRAIT-IL ETRE CONTRE L'INDEPENDANCE?

On peut déceler deux grands types d'arguments: l'un touche à des raisons d'ordre "structurel", l'autre touche à l'évaluation du processus qu'enclencherait l'indépendance.

La première thèse touche au lieu politique des luttes.  En Lutte affirme:

"Et qu'on le veuille ou non, au Canada, c'est la bourgeoisie canadienne dans son ensemble qui détient le pouvoir d'Etat, et c'est elle qui maintient l'oppression nationale et qui l'accentue.  C'est donc à ce pouvoir qu'il faut s'attaquer, c'est contre cet ennemi qu'il faut unir les ouvriers de toutes les nationalités du Canada".13

On le constate, le raisonnement est tranché et en parfaite concordance avec l'affirmation selon laquelle il y aurait crise politique du capital au Canada.  Puisque le pouvoir d'Etat de la bourgeoisie canadienne est l'Etat canadien, c'est à lui qu'il faudrait d'abord s'attaquer.  La bourgeoisie doit être battue sur l'ensemble de son terrain sans chercher à profiter de possibles maillons faibles.  Toute tentative de raisonner dans ce dernier sens est bloquée par des formules du type suivant:

"Dès lors, les bourgeois canadiens-français au moment de la Confédération décident de s'intégrer aux industriels et aux banquiers du Haut-Canada, dès lors, les ouvriers du Canada n'ont qu'un seul ennemi: la bourgeoisie canadienne".14

Donc, pour En Lutte, 1) la bourgeoisie canadienne-française n'ayant jamais fait l'indépendance, il est inutile de penser à la faire; 2) l'Etat canadien ayant été créé, on ne peut mener de lutte révolutionnaire que dans le cadre du centralisme bourgeois.  C'est couper un peu court la réflexion stratégique.  En Lutte semble prendre le cadre étatique bourgeois comme une donnée figée dont il faudrait fatalement respecter l'intégralité.

Ceci se vérifie quand on considère la seconde thèse d'ordre "structurel" et qui n'est en fait que l'envers de la première.  Lutter pour l'indépendance serait par définition lutter pour la division des prolétariats canadien et québécois et pour le renforcement de la bourgeoisie.

Ainsi, pour En Lutte "travailler aujourd'hui à l'indépendance du Québec, ou à la lutte de libération du Québec ou même des Inuits et des Amérindiens du Canada ne peut mener qu'à une plus grande division du prolétariat face à la bourgeoisie canadienne"15.  De mime pour la Ligue, "la séparation du Québec affaiblirait le prolétariat canadien tout entier dans sa lutte pour le socialisme"16.

Quand on scrute la démonstration de cette thèse, on se rend compte qu'elle ne tient qu'à des énoncés d'évidence selon lesquels le plus on est nombreux, le plus on est uni, le mieux on lutte, ainsi qu'à des évocations d'ordre quantitatif, selon lesquelles "la séparation ne ferait que diviser le prolétariat canadien: elle le priverait du tiers de ses forces"17. L'unité de la classe ouvrière n'est donc analysée que de façon purement quantitative. Le nombre n'est pourtant pas, par définition, une garantie de la force.  L'unité n'a jamais résulté d'un refus de considérer la réalité des spécificités historiques et nationales.

Les deux arguments, on le voit, se complètent parfaitement: il y a un cadre politique pancanadien qui a été établi par la bourgeoisie, l'unité des masses populaires ne peut donc être réalisée que dans des organisations pancanadiennes et dans un Etat socialiste pancanadien.  On peut ainsi noter

1) comment ces thèses sont en filiation directe avec l'identification de la contradiction principale (ou de la crise politique du capital) et 2) comment elles demeurent abstraites, n'étant pas fondées de façon convaincante sur une analyse serrée du développement de la lutte des classes au Canada.

IV. LE P.Q., L'INDEPENDANCE ET LES SUPERPUISSANCES

Ceci ressort encore plus clairement quand on scrute les thèses antiindépendantistes cherchant précisément à rendre compte du développement de la lutte des classes.  Elles sont de deux ordres.  La première touche à la bourgeoisie québécoise et au P.Q., et la deuxième aux superpuissances.

1. La bourgeoisie québécoise et le P.Q.

Selon la Ligue "cette séparation (du Québec) aurait pour effet de consolider le pouvoir bourgeois.  Un Québec indépendant serait dominé par une bourgeoisie nationale jeune et agressive qui exigerait la "paix sociale" dans "l'intérêt national"18. Pour la Ligue comme pour En Lutte, il importe de le souligner, le Parti Québécois, véhicule de la bourgeoisie québécoise, a enclenché un processus visant ou pouvant aboutir à la création d'un Etat indépendant et d'une bourgeoisie nationale (toute première thèse de la première équipe de Parti Pris).  Ces deux groupes rejettent donc toutes les critiques de cette position qui sont développées dès la création du MSA (dans la gauche du RIN, par exemple) et approfondies récemment dans le cadre du comité du CFP, par exemple,  quant à la nature de classe et aux objectifs politiques du Parti Québécois.19

Le Parti Québécois est-il un parti indépendantiste?  La bourgeoisie québécoise vise-t-elle l'indépendance ou veut-elle renégocier l'union canadienne sans la faire éclater?  Nous soutenons, bien sûr, cette dernière interprétation qui nous semble la plus juste, la crise actuelle risquant autant de se solder par une réforme de la constitution que par l'indépendance du Québec.

Le P.Q. s'apprête à négocier une transformation de la constitution canadienne, certes profonde, mais qui ne remettra pas en question l'intégralité du pays, ni le commandement capitaliste.  Au contraire, la Ligue cherche elle-même à se convaincre, comme les anciens rinistes passés au P.Q., que ce parti est une formation politique indépendantiste,  Ainsi, récemment, un article de La Forge titrait:

"Le Conseil national du PQ dissipe tout doute: souveraineté-association-séparation"20

La Ligue se laisse entraîner dans une mauvaise analyse du Parti Québécois parce qu'elle nous propose un traitement mécanique de la question de l'unité et de la division.  La bourgeoisie divise, le prolétariat unit.  Si ces deux affirmations sont justes dans leur généralité, elles doivent toujours être rapportées au processus particulier de la lutte des classes dans une conjoncture.  Et c'est malheureusement ce qui n'est pas pratiqué.  Les positions d'En Lutte et de la Ligue: 1) surestiment les contradictions actuelles entre le prolétariat et la bourgeoisie et par conséquent, 2) ne peuvent rendre compte adéquatement des contradictions entre les classes dominantes (bourgeoisie canadienne et québécoise, petite-bourgeoisie).  Dans ce dernier cas, il est frappant de constater comment, en faisant du P.Q. un parti indépendantiste, on refuse de voir 1) comment ce parti prépare objectivement une réforme de l'Etat canadien allant dans le sens de la reproduction et de l'approfondissement de la division des masses, 2) comment, ce faisant, il reproduit la tendance à la balkanisation* qui a caractérisé toute l'histoire de ce pays (luttes fédérales-provinciales, contradictions nationales et régionales), 3) comment, dans ce contexte, la lutte pour l'indépendance politique pourrait permettre d'approfondir la crise actuelle de l'Etat canadien en accentuant les contradictions entre les classes dominantes et provoquer l'accélération du développement politique des masses populaires québécoises et canadiennes.

* Balkanisation d'un pays: morcellement, division, par référence au démantèlement de l'Empire austro-hongrois et turc et la création des Etats balkaniques d'Europe Centrale (fin XIXe siècle).

Cet Etat a toujours produit la division des masses populaires, cela est tout à fait juste.  Comment faire cesser cette division? Deux stratégies sont possibles: l'une reposerait sur l'opposition de la bourgeoisie et du prolétariat au Canada; l'autre déstructurerait le pays et porterait ainsi atteinte au pouvoir de classe de la bourgeoisie sans pour autant opposer les prolétariats.  Le choix entre ces deux stratégies ne dépend nullement de l'inspiration des acteurs, mais de l'évaluation correcte du moment actuel du processus de la lutte des classes.  Il en va, bien sûr, de l'efficacité de la pratique et de l'analyse.  Quand on voit ce que l'on nous propose comme analyse du projet politique du P.Q., on peut se poser des questions sur la justesse de l'évaluation de la contradiction principale.  Car, il y a bien sûr une grande différence entre soutenir dans la conjoncture une politique indépendantiste et se mettre à la remorque du P.Q. qui, objectivement, n'est pas un véhicule politique permettant de réaliser l'indépendance.

2. Le Québec et les superpuissances

Un deuxième argument contre l'indépendance, touchant à l'évaluation du processus, porte sur la fameuse question de l'impérialisme et des superpuissances.  La Ligue écrit: "Troisièmement, la division du Canada encouragerait les deux superpuissances, en particulier les Etats-unis, à s'ingérer dans nos affaires intérieures et à s'assurer une domination encore plus serrée sur notre peuple".21

Encore une fois, la réalité est plus complexe que cette analyse. Il est au contraire de plus en plus évident que l'impérialisme US poussera au compromis.  De multiples déclarations tendent à démontrer crue la rupture canadienne est considérée comme un danger dans le cadre de la géopolitique américaine: danger de débordement à gauche et menace de contagion à l'extérieur du Canada.  On poussera donc à la négociation et au compromis, et le plus rapidement possible, car la perpétuation de la crise risque de favoriser l'organisation des masses.  L'impérialisme a toujours profité de la division au sein de l'Etat canadien en jouant les provinces contre le fédéral.  Il est loin donc d'être évident qu'il profiterait politiquement de la séparation du Québec. De même, il est loin d'être assuré que l'URSS, comme le laisse entendre la Ligue, verrait d'un bon oeil la séparation du Québec. Elle-même déchirée par des conflits internes, elle reste fort discrète sur les problèmes nationaux existant au sein des pays capitalistes avancés.

Nous voilà donc en présence d'un parti faussement qualifié d'indépendantiste, à qui l'on attribue tout aussi faussement l'appui de l'impérialisme dans sa volonté supposée de faire l'indépendance. On pourra toujours affirmer "le principe que la question nationale est subordonnée à la révolution socialiste, aux intérêts du prolétariat, et non à ceux de la bourgeoisie"22, il restera toujours impérieux de clarifier les enjeux propres au développement politique des masses populaires au sein de chaque conjoncture. On pourra toujours affirmer que la bourgeoisie nationale québécoise constitue "une fraction tout aussi réactionnaire anti-ouvrière et anti-populaire que le reste de la bourgeoisie canadienne"23, il restera toujours nécessaire de tenir compte du fait que cette bourgeoisie a dû se créer un réseau d'alliances et a dû mobiliser des forces progressistes beaucoup plus larges dans sa marche au pouvoir que n'eut à le faire la bourgeoisie canadienne.  Elle a dû mettre le Canada en crise.  S'il n'est pas question de l'appuyer, il importe de considérer la mobilisation populaire qu'elle a déviée à partir de la volonté de lutter actuellement contre l'oppression nationale et de proposer une alternative crédible en ce sens.

CONCLUSION

On peut constater qu'à partir d'une mauvaise évaluation de la conjoncture politique actuelle, la Ligue et En Lutte nient que l'Etat canadien pourrait être ébranlé, et cela au profit de l'approfondissement des luttes populaires.  La stratégie qu'ils nous proposent pousse, à court terme et objectivement, au renforcement du centralisme canadien. En Lutte et la Ligue nous proposent de lutter pour le droit à l'autodétermination, mais de nous opposer à l'indépendance.  Cette seule revendication nous semble tout à fait insuffisante.  Elle est mime récupérable, aussi bien par des partis de droite (Union Nationale, Crédit Social) que par des éléments de la bourgeoisie canadienne elle-même (Rapport Pépin-Robarts).  Quand la gauche ne se démarque pas plus clairement des positions bourgeoises et petite-bourgeoise sur un problème aussi crucial, ceci ne peut avoir pour effet que de retarder le développement des luttes populaires et de paralyser la résistance à l'oppression nationale. 24

1 Voir Yves Vaillancourt: La position constitutionnelle du MSA-PQ de 1967 à 1979, CFP, document de travail, 68 p., 1979.

2 Résolution sur la question nationale québécoise, document du 2e Congrès de la LC(ML)C, in Octobre, no.2-3, p. 66.

3 Pour l'unité révolutionnaire des ouvriers de toutes les nations et minorités nationales, En Lutte, p. 7.

4 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit., p. 67.

5 Pour l'unité révolutionnaire des ouvriers de toutes les nations et minorités nationales,  idem, p. 7.

6 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit. , p. 66.

7 "La question nationale québécoise et la lutte pour le socialisme ", groupe En Lutte, in Positions des groupes politiques sur la question nationale, document de la Centrale de l'enseignement du Québec, p. 1.

8 Pour l'unité révolutionnaire des ouvriers de toutes les nations et minorités nationales, op. cit., p. 7.

9 Résolution sur la question nationale québécoise, Op. cit., p. 66.

10 Résolutions sur la question nationale québécoise, op. cit., p. 66.

11 Ibidem, p. 76.

12 Idem.

13 Pour l'unité révolutionnaire des ouvriers de toutes les nations et minorités nationales, op..cit., p. 16.

14 Ibidem, p. 23.

15 Pour l'unité révolutionnaire des ouvriers de toutes les nations et minorités nationales, op. cit., p. 16.

16 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit., p. 80.

17 "Intervention de la LC(ML)C sur la question nationale prononcée devant les militants de la CEQ", in Positions des groupes politiques sur la question nationale, op. cit., p. 1.

18 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit., p. 80.

19 Yves Vaillancourt, loc. cit.

20 La Forge,vol. 4, no. 7, p. 4.

21 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit. , p. 80.

22 Résolution sur la question nationale québécoise, op. cit. , p. 80.

23 Ibidem, p. 67.

24 Voir le dossier du CFP sur la question nationale, La question nationale: un défià relever pour le mouvement ouvrier, 1978, 61 p.