REFLEXION SUR LE MOUVEMENT FEMINISTE ACTUEL: COMMENT LA FEDERATION DES FEMMES DU QUEBEC SE SITUE-T-ELLE PAR RAPPORT A BETTY FRIEDAN ET REAL WOMEN?
PAR
ANNE-MARIE GINGRAS
ET
GINETTE BUSQUE
POURQUOI UNE TELLE REFLEXION AUJOURD'HUI?
Le 5 décembre 1986, Grace Petrasek, alors présidente
de REAL
Women of Canada, affirmait devant une vingtaine de suppor-
ters réunies dans un auditorium de la Banque Royale à
la
Place Ville-Marie que même Betty Friedan partageait son
point de vue sur le mouvement féministe. "Dear Aunt
Betty
just realized that radical feminists forgot the family, and
that it was a mistake, of course. Poor old Betty!"
Pour elle, c'était la preuve que le retour à
la famille et
la valorisation du rôle de mère et épouse
rejoignent davan-
tage la femme moyenne - une telle femme existe-t-elle? - que
la multitude de revendications mises de l'avant par les
groupes féministes depuis vingt ans, la preuve en
somme que
le mouvement féministe avait fait fausse route.
A l'occasion du 8 mars, la Fédération des femmes du
Québec
croit utile de faire le point. Comment réagissons-nous
face aux attaques de REAL Women contre l'ensemble du mouvement
féministe? Que dire de Betty Friedan pour qui le
féminisme
s'est trompé de cible en pointant l'autonomie
financière
comme objectif central du mouvement des femmes? Est-il vrai
qu'avec la diffusion de plus en plus grande des idées
féministes et leur intégration croissante dans la
vie des
femmes et des hommes, le mouvement soit à bout de
souffle?
L'analyse du mouvement féministe que fait aujourd'hui
la
Fédération des femmes du Québec vise à
démontrer la récupé-
ration de la remise en question de Betty Friedan, par REAL
Women, un groupe de Canadiennes anglophones voué à
la
promotion des valeurs traditionnelles. Il est, croyons-
nous, assez troublant de constater que l'analyse de Betty
Friedan, de qui la Fédération des femmes du Québec
s'est
longtemps sentie proche, a évolué dans une
direction
tellement étrangère à ce que nous sommes que
l'organisme
REAL Women puisse s'y reconnaître.
Cette analyse vise également à démontrer que le
mouvement
féministe au Québec s'est attaqué
simultanément à tous les
dossiers de condition féminine et a cherché à
répondre aux
besoins de toutes les femmes, travailleuses au foyer ou
à
l'extérieur du foyer. Nous récusons donc les
ténors de la
droite pour qui les féministes sont d'abord et avant
tout
"anti-famille".
1. BETTY FRIEDAN TRANSFORMEE, OU LE GRAND VIRAGE A
DROITE
Washington, novembre 1986. Lors d'une conférence
dont
l'objectif était de faire le bilan de santé du
mouvement
féministe américain, Betty Friedan affirmait que
les
objectifs du mouvement des femmes avaient radicalement
changé. Pour elle, ce sont maintenant les questions de
survie dont il faut s'occuper, des questions moins
excitantes que l'Equal Rights Amendment mais beaucoup plus
importantes pour la majorité des gens. De plus, Betty
Friedan prétend que le féminisme doit en venir à
un accomo-
dement avec la famille, qu'il a toujours dévaluée.
L'essentiel de sa thèse se trouve dans Femmes.Le
second
souffle.
Betty Friedan a choisi de faire le bilan du mouvement
féministe en l'abordant sous l'angle des problèmes
qu'il n'a
pas encore réglés. A notre avis, il faut faire fi de
toute
notion sociologique élémentaires - ou faire preuve
de
mauvaise foi - pour accuser le mouvement féministe
de n'avoir pas rendu facile et pleinement épanouissante
la
vie des femmes en 25 ans, après des siècles de
domination
patriarcale. Il faut ne pas avoir compris que les
batailles idéologiques mettent des générations
à aboutir et que les adversaires du mouvement féministe ne manquent
pas
de moyens pour faire valoir leurs vues.
Ainsi, la lutte pour l'Equal Rights Amendment aurait
été
perdue parce que les féministes ont utilisé de
mauvaises
stratégies, selon Betty Friedan. Pour quantité
d'autres
observateurs, cette défaite est bien davantage due aux
tactiques parlementaires utilisées pour contrer l'ERA
qu'à
l'inaptitude de ses défenseur-e-s.
En analysant ainsi le mouvement féministe et en le
quali-
fiant d'anti-famille, Betty Friedan rejoint la droite,
Phillis Schlafly et la Moral Majority.
Le terrain privilégié de l'attaque de la droite
contre le
mouvement féministe est en effet celui de la famille et
par
corollaire, des valeurs traditionnellement associées aux
femmes, valeurs qui seraient sur le point de disparaître
(générosité, don de la vie, patience, partage,
amour,
compréhension, tendresse, etc.). De façon plus
accessoire,
le féminisme serait aussi responsable de l'augmentation
du /
cancer du poumon et des crises cardiaques des femmes (p.81).
En filigrane de son célèbre livre Femmes. Le
second souf-
fle, Betty Friedan soutient que le féminisme a rendu
les
femmes égoïstes, incapables de s'occuper d'une
famille.
Elle identifie ainsi un "nouveau malaise", vingt ans
après
le "malaise sans nom" de la ménagère isolée dans
sa maison
de banlieu remplie de gadgets électriques. Le nouveau
malaise est ainsi résumé:
"... le féminisme a toujours refusé
d'admettre l'importance de la famille,
ainsi que la nécessité qu'ont les femmes
de donner et recevoir l'amour, de
nourrir et de prendre soin des autres
avec tendresse" (p.19).
et:
"Notre échec, ce fut cette tache aveugle
concernant la famille. Ce fut l'extré-
misme de notre réaction contre le rôle
de mère et d'épouse" (p.191).
Cette opinion d'une poignée d'Américaines dont Betty
Friedan
est la porte-parole la plus efficace, est reprise au Canada
par le groupe REAL Women sans nuance par rapport à la
valeur
relative de ce soi-disant échec et surtout sans
vérifier si
le même phénomène, à supposer qu'il se soit
véritablement
produit aux Etats-Unis, se soit aussi produit chez nous.
Pourquoi une telle prise de position de Betty
Friedan?
Il faut revenir quelques années en arrière pour
comprendre
d'où part Betty Friedan et comment elle en arrive à
conclure
que le mouvement féministe américain est un échec
à la fois
au plan de l'égalité formelle et de la lutte pour
l'amélio-
ration des conditions de vie des femmes.
D'abord connue grâce à son livre La femme
mystifiée dans
lequel elle exprime le malaise de nombreuses femmes face
à
l'évolution de leur vie, dans les années 60, Betty
Friedan
est un peu la mère du féminisme américain. Elle a
brillam-
ment analysé la situation des épouses américaines
enfermées
dans leur maison de banlieue. Vivant par procuration, sans
pouvoir pleinement exploiter leurs talents et leurs ressour-
ces, elles ont été appelées à développer
leur personnalité
en-dehors de leurs rôles de mère et d'épouse.
Le terrain de lutte de Mme Friedan a toujours été
très
réformiste. Elle semble même avoir traversé les
années 70
sans que sa pensée en ait été le moindrement
modifiée, ce
qui nous apparaît décevant. Elle avoue en fait ne
rien
avoir voulu vraiment bousculer. "Il n'y avait aucun pouvoir
que nous envisagions de renverser, voilà tout!" (Femmes.
Le
second souffle, p.238).
Les années 70 dans le mouvement féministe
Ces années ont été porteuses de profonds
changements dans le
mouvement féministe, aux Etats-Unis comme au Québec.
Si,
durant les années 60, on a mis de l'avant la
nécessité
d'obtenir l'égalité juridique et économique la
décennie
suivante a été témoin de la valorisation de la
culture
différente des femmes.
L'évolution du mouvement féministe américain se
différencie
à maints égards par rapport à celle du mouvement
féministe
canadien et québécois. Au Canada, la reconnaissance
de
l'égalité formelle dans la Constitution a été
beaucoup plus
facile que celle de l'Equal Rights Amendment, cette
dernière
n'ayant d'ailleurs jamais abouti. Notre tradition de
programmes sociaux a probablement facilité, en quelque
sorte, la réception des idées féministes dans la
population
- et dans une certaine mesure, chez plusieurs de nos
gouvernant-e-s.
Mais il est aussi possible de faire des rapprochements
entre
le féminisme aux Etats-Unis et au Québec durant les
années
70. L'aile réformiste a été très active,
alors que de
nombreux groupes mettaient plutôt l'accent sur la
valorisa-
tion de certaines valeurs propres aux femmes: l'entraide, la compréhension, la contestation de la hiérarchie.
D'autres
éléments ont aussi marqué le féminisme des
années 70:
l'apprentissage de la prise de parole en public, la
nécessité d'écouter son corps, entre autres.
En même temps, les femmes ont réalisé que
l'égalité formelle
avec les hommes n'apportait pas toujours l'égalité
réelle,
et que des changements structuraux de grande envergure
devaient être entrepris dans le monde politique,
économique
et social pour que les femmes y trouvent véritablement
leur
place.
Mme Friedan a traversé les années 70 sans avoir
été touchée
par les nouvelles valeurs mises de l'avant par une partie du
mouvement féministe. Lorsqu'elle accuse ce dernier
d'avoir
rendu les femmes égoïstes et uniquement
préoccupées par leur
carrière, elle fait fi de tout ce qui s'est vécu
dans
certains groupes de femmes durant cette décennie et des
valeurs profondément chères aux femmes.
Mme Friedan se retrouve donc aujourd'hui (probablement
malgré elle) côte à côte avec Grace Petrasek
de REAL Women
pour affirmer que les valeurs traditionnelles des femmes -
de générosité, oubli de soi, patience,
tendresse... - ont
été perdues, et que la société s'en porte
beaucoup plus mal.
Les questions dites "sexuelles" dans la stratégie
féministe
Parallèlement à 1'accusation que lance Betty Friedan
aux
féministes d'avoir "oublié" la famille et les
femmes
travaillant au foyer, elle soutient qu'une trop grande
insistance a été mise, dans les années 70, sur la
pornogra-
phie, l'inceste, le viol et l'avortement. Elle qualifie ces
questions de "sexuelles"; ce serait pour elle des sujets
importants mais secondaires.
"Même à cette époque, la plupart d'entre
nous considérions la rhétorique de la
politique sexuelle comme une façon
pseudo-radicale d'échapper à la réalité
et à la difficile bataille économique et
politique pour 1'égalité des sexes dans
la société - égalité qui fournirait de
nouvelles bases pour l'égalité au sein
de la famille et un mariage, une mater-
nité, une sexualité débarrassée de la
victimisation, du masochisme et du
dénigrement des femmes. Nous n'avons
jamais pensé que cette révolution aurait
lieu dans la chambre à coucher. La
politique sexuelle était un acting-out,
un mouvement de colère qui, en réalité
ne changerait rien" (Le second souffle,
p.49).
Selon Betty Friedan, le fait d'insister sur le viol, l'in-
ceste, l'avortement et la pornographie occulte "la
globalité
du mouvement des femmes, sa revendication pour les femmes
d'accéder au statut d'êtres humains à part
entière, qui est
l'essentiel des raisons pour lesquelles ce mouvement a eu
lieu" (Ibid. p.198).
Malheureusement, Mme Friedan ne semble pas comprendre
qu'au
coeur même des questions dites "sexuelles", c'est le
statut
d'être humain à part entière qui est en jeu. La
question de
l'avortement, par exemple, met en cause le droit des femmes
de décider elles-mêmes de mettre fin ou non à une
grossesse
et d'exercer un contrôle sur leur corps. Et la
pornogra-
phie, en objectifiant le corps des femmes, réduit
celles-ci
uniquement à ce corps et les méprise en tant
qu'êtres
humains. C'est parce qu'elle s'attache encore trop à
1'égalité formelle que Betty Friedan refuse de voir
les
questions comme la pornographie, l'inceste, le viol et
1'avortement comme des questions liées à la place des
femmes
dans la société.
Qu'est-ce que le second souffle?
Examinons en quoi consiste le second souffle de Betty
Friedan pour le comparer à ce que le mouvement
féministe est
aujourd'hui. L'auteure de La femme mystifiée indique
deux
voies d'actions nécessaires: la première, collaborer
avec
les hommes pour affronter les problèmes de survie de la
planète et d'atteinte aux libertés; et la seconde,
réorgani-
ser les structures sociales pour reconnaître 1'importance
de
la famille.
Betty Friedan ne fait certes plus confiance au mouvement
féministe, qu'elle croit trop sclérosé, pour
entreprendre
une seconde étape. En ce qui concerne la première
voie
d'action suggérée, soit celle de la collaboration
pour
affronter les problèmes de survie, rappelons-nous que
les
femmes ont toujours été très présentes dans
les luttes
écologiques et pacifistes. Qu'on songe seulement à
Thérèse
Casgrain, fondatrice de la F.F.Q. et de La Voix des femmes,
àSolange Vincent, militante à la F.F.Q. et
spécialiste des
questions de militarisation, à Rosalie Bertell, Ursula
Franklin, Dorothy Rosenberg. Et il y en a tant d'autres.
Quant à la seconde voie, celle de la réorganisation
des
structures sociales pour reconnaître 1'importance de la
famille, deux commentaires s'imposent. C'est
précisément
parce que les structures de la société sont
restées les
mêmes malgré de profonds changements concernant le
rôle des
femmes dans la société que nous nous retrouvons avec
de
nombreux problèmes, dont celui, pour les femmes, de
concilier les rôles de mère et de travailleuse. Il y a
déjà
plus de 15 ans que les féministes revendiquent des
modifica-
tions structurelles; ce n'est que dans les années 80 que
Betty Friedan en réalise la nécessité!
Deuxièmement, l'analyse que fait Mme Friedan de la
famille
nous semble totalement fausse. Elle affirme d'une part que
les femmes ont abandonné la famille; d'autre part, que
la
personnalité fondamentale des femmes prend son essence
à
l'intérieur même de la famille. Examinons de plus
près ces
arguments.
Nous croyons, quant à nous, qu'il ne faut pas
considérer
l'équilibre que les femmes ont recherché entre leur
rôle
social et leur rôle familial comme un
désintérêt envers la
famille et encore moins pour un abandon de celle-ci. Une
telle méprise est inacceptable. C'est parce que les
structures familiales ne rencontraient plus les nouveaux
objectifs de participation des femmes à la société
et
n'étaient pas conformes au principe d'égalité dans
le couple
et la famille qu'elles ont été modifiées.
Aujourd'hui, moins d'une famille sur cinq est conforme au
modèle auquel les REAL Women veulent nous ramener (des
enfants vivant avec leurs deux parents biologiques, le
père
étant le seul soutien et la mère travaillant au
foyer). Il
est d'ailleurs intéressant de constater que ce modèle
n'est
pas en fait si traditionnel que cela. Madame Barbara
Mc Dougall, Ministre responsable de la condition féminine
au
gouvernement fédéral ne disait-elle pas
récemment:
Les femmes n'ont pas abandonné la famille. En fait, si
la
famille existe encore en 1987, c'est grâce aux femmes,
en
dépit des hommes et des difficultés économiques!
Qu'on en
juge à l'aide de ces quelques chiffres: 82% des chef-fe-s
de
famille monoparentale sont des femmes, 75% des hommes
séparés ou divorcés à qui la cour a
ordonné de payer une
pension alimentaire ne le font pas. Qui, des hommes ou des
femmes, a abandonné la famille?
Le second volet de 1'analyse de Mme Friedan porte sur la
personnalité fondamentale des femmes:
"... nous oublions parfois (...) à quel
point l'identité des femmes est enraci-
née dans la famille (...) ces racines
s'enfoncent si profondément dans notre
mémoire, nos sentiments, nos traditions,
notre biologie, quel que soit le lieu où
nous plaçons nos besoins, notre coeur et
notre âme, que nous ne nous sentons pas
réellement en vie si nous le nions trop
longtemps. (...) cet enracinement de l'identité des femmes dans la famille
est un fait, et un fait fondamental pour
toute femme, même celle qui recherche le
plus consciemment une nouvelle personna-
lité" (p.218).
Le point de vue de Betty Friedan sur la personnalité
fondamentale des femmes démontre qu'elle est incapable
d'entrevoir la situation des femmes autrement qu'à
travers
une "mystique". Après la mystique féminine qu'elle
a
analysée il y a 25 ans, elle a ensuite dénoncé la
"mystique
féministe", celle qui obligeait, selon elle, les femmes
à
performer sur le marché du travail aux dépens de leur
vie
familiale. Dans Femmes. Le second souffle, Betty
Friedan
en arrive à la mystique familiale, comme pour se
consoler
des non-succès des femmes dans la vie sociale!
Ainsi, après avoir accusé les féministes
d'avoir oublié,
négligé et dévalorisé la famille, elle fait
néanmoins le
constat suivant:
"La famille a récemment été renforcée
par
les revendications des femmes à l'égali-
té. Leur recherche d'une nouvelle
authenticité a en quelque sorte permis
de libérer les hommes, de leur donner
une plus grande indépendance, de nouvel-
les valeurs et priorités humaines"
(p.269).
Betty Friedan est tout aussi étonnante, lorsqu'elle
écrit, à
24 pages de distance, que "dans le mouvement des femmes,
nous avons fondamentalement desservi les intérêts de la
vie"
(p.281) et qu'elle vante ensuite le "bénévolat
passionné" du
mouvement des femmes qui s'enracine dans 1'intérêt que
les
femmes portent à la vie (p.305).
Que penser, en dernière instance, de ces
contradictions?
Nous croyons qu'elles démontrent les doutes de Betty
Friedan
face à son propre discours. Les rares affirmations
concernant le bien qu'a apporté le féminisme sont des
signes
que tout n'est peut-être pas aussi simple que ce qu'en
dit
publiquement Betty Friedan. Bref, des indices d'une
contrition inconsciente...
Mais le discours de Mme Friedan est suffisamment à
droite,
suffisamment décroché de ce que vivent les groupes
féminis-
tes pour que nous le récusions. Au Canada, c'est
maintenant
l'organisme REAL Women, qui prétend représenter
tantôt
20,000, tantôt 40,000 membres - mais dont les listes ne
sont
pas disponibles... - qui se retrouve tout à fait dans le
discours de Betty Friedan. C'est parce qu'il s'en sert
allègrement pour clamer bien haut qu'il a raison de
vouloir
retourner les femmes à "leurs" casseroles - "barefoot
and
pregnant?"! - que quelques mises au point s'avèrent
essentielles en ce 8 mars.
2. REAL WOMEN
Si 1'organisme REAL Women partage certaines des vues de
Betty Friedan, ses racines idéologiques diffèrent
grande-
ment. Digne représentant de la nouvelle droite au Canada
anglais, le groupe valorise les traditions - le mariage
indissoluble, le modèle familial d'il y a vingt ans, la
prééminence du rôle de mère et d'épouse
pour les femmes.
C'est un organisme anti-choix en ce qui concerne l'avorte-
ment; plusieurs associations pro-vie sont d'ailleurs membres
de REAL Women. L'organisme s'associe aussi à la
National
Citizens' Coalition, l'équivalent canadien de la Moral
Majority.
REAL Women fonde son analyse de la situation actuelle des
femmes sur une conception très particulière des
rôles
sexuels. En effet, selon l'Association, les hommes et les
femmes sont des êtres foncièrement différents, et
de là
découlent les rôles complémentaires qu'ils-elles
sont
appelé-e-s à jouer en société. Bien que REAL
Women se
défende de prêcher un mode de vie plutôt qu'un
autre pour
les femmes, ses recommandations vont toutes dans le sens du
retour des femmes au foyer; seules les femmes peuvent
assurer l'équilibre et le bonheur des membres de la
famille, car les rôles des femmes et ceux des hommes ne sont
pas
interchangeables. Quant à l'engagement des hommes envers
la
famille, le soutien financier suffit amplement pour REAL
Women.
La famille constituant le terrain d'action
privilégié pour
les femmes, selon cette association, tout ce qui peut la
modifier, ou modifier le rôle des femmes dans la
société,
est suspect. En conséquence, les lois, chartes et
règle-
ments qui visent l'amélioration de la situation sociale
et
économique des femmes doivent être combattus.
REAL Women s'est donc prononcé contre l'article 15 de
la
Charte canadienne des droits et libertés selon lequel,
entre autres, la discrimination fondée sur le sexe est
illégale. Cet article, en rendant la législation
"unisexe",
* défavoriserait les femmes, parce qu'elles sont
biologique-
ment différentes des hommes, ceci entraînant des
rôles
sociaux différents. REAL Women dénonce de plus
l'article 28
de la même Charte qui reconnaît formellement
l'égalité entre
hommes et femmes, ainsi que la Convention sur
l'élimination
de toutes les formes de discrimination envers les femmes,
adoptée par l'O.N.U. et ratifiée par le Canada.
La nouvelle présidente de REAL Women choisie en
février, Mme
Lynne Scime, a réaffirmé les valeurs auxquelles
l'organisa-
tion est attachée: Dieu, la famille et la patrie. Elle
est
en faveur de la prière et de la réintroduction du "0
Canada"
dans les écoles. Un de ses projets est d'étudier
pourquoi
les femmes travaillent. Dans une entrevue accordée à
une
journaliste du Globe and Mail, elle s'interrogeait: "Do
they
work because they have to, or because they want to, or do
they hâve an identity problem?" Elle décrivait un autre
de
ses projets de la manière suivante:
"People hâve been victimized by the
radical feminist movement because its
cut-and-dry emphasis on getting jobs is
not for everyone. We would like to look
at issues such as how a woman can pick a
husband to fulfil ail her needs" (Globe
and Mail, le 16 février 1987).
N'y a-t-il pas là de quoi faire bien davantage peur
aux
hommes que le partage des tâches ménagères et
celui des
responsabilités familiales dont les féministes font
la
promotion?
3. LA FEDERATION DES FEMMES DU QUEBEC
II est intéressant de comparer brièvement
l'évolution de la
F.F.Q., de sa création à aujourd'hui, et d'examiner
les
transformations idéologiques qui se sont produites dans
les
groupes féministes depuis 20 ans, en vue de remettre en
question l'analyse de Betty Friedan et le malaise auquel
elle fait constamment référence. Ce malaise, s'il
existe,
trouve davantage sa source dans les difficultés
qu'éprouvent
les femmes à concilier leurs rôles de mère et de
travailleu-
se que dans la remise en cause de leurs objectifs d'autono-
mie financière. Les revendications féministes pour
de
meilleurs congés de maternité, des congés
parentaux, la mise
en place d'un système universel de services de garde,
par
exemple, bien que n'ayant pas abouti de façon
satisfaisante
montrent bien le désir des femmes non pas de se cantonner
au
foyer mais d'intégrer, dans des conditions décentes,
le
marché du travail.
Créée en 1966, la Fédération des femmes du
Québec a été
décrite, à juste titre, comme une organisation
réformiste.
Ses premières revendications ont surtout concerné
l'égalité
juridique et économique entre les hommes et les femmes.
A
ses débuts, la F.F.Q. demandait une enquête
gouvernementale sur les conditions de travail des femmes, l'application de
la parité salariale, la création immédiate d'un
réseau de
garderies subventionnées par l'Etat, le remplacement du
concept d'autorité paternelle par celui d'autorité
parenta-
le, l'instauration d'un tribunal de la famille et
l'abolition des termes "ménagère" et "mère
nécessiteuse".
La F.F.Q. revendiquait également un "office de la
femme";
les gouvernements ont répondu par la création à
Québec du
Conseil du statut de la femme et à Ottawa par celle du
Conseil consultatif canadien de la situation de la femme.
Durant les années 70, la F.F.Q. s'est lentement
transformée,
dans le sens où ses militantes ont de plus en plus pris
conscience de la nécessité de changements structuraux
de
grande envergure. L'action politique de la F.F.Q. est
restée semblable dans sa forme, mais les objectifs ont
couvert de plus en plus de champs et ont visé des
transfor-
mations de plus en plus importantes.
Au Québec, une dynamique sans précédent s'est
instaurée dans
le mouvement des femmes durant la décennie 70. Le Front
de
libération des femmes a été créé, de
même que quantité de
centres de femmes; les centrales syndicales ont mis sur pied
des comités de condition féminine; le
phénomène des
Pour les travailleuses sur le marché du travail, la
F.F.Q. a
réclamé:
- l'égalité salariale
- l'accès à la formation et au recyclage
- des congés de maternité
- l'amélioration de l'ensemble des conditions de
travail
- des programmes d'accès à l'égalité
- le décloisonnement des secteurs de travail
- l'octroi d'avantages sociaux aux travailleuses a
temps partiel, au prorata des heures travaillées
- la bonification des régimes de rentes
- un réseau universel de services de garde
- un régime adéquat d'assurance chômage
Pour les travailleuses au foyer, la F.F.Q. a
revendiqué:
- la reconnaissance de la valeur économique de la
prestation de soins aux enfants et à des personnes
invalides par le biais de l'intégration au régime
de
rentes du Québec
- le partage des rentes quand le plus jeune conjoint
atteint 65 ans
- l'accès à la formation pour réintégrer le
marché du
travail quand les charges familiales diminuent
- 1'accès à des services de garde
- une réforme de la fiscalité
- un partage des biens familiaux au moment de la disso-
lution du mariage. Cette mesure s'applique aussi à
celles qui sont sur le marché du travail mais ce sont
Bien d'autres questions intéressant à la fois les
femmes au
foyer et les travailleuses rémunérées ont
été travaillées à
la F.F.Q. Qu'il suffise de mentionner l'éducation, la
santé
et les services sociaux, la violence, la pornographie,
l'avortement, l'accès au pouvoir, l'égalité dans
la famille,
le partage des tâches etc.
4. LE MOUVEMENT FEMINISTE QUEBECOIS
La Fédération des femmes du Québec n'a pas
été la seule à
porter toutes ces revendications, bien sûr. Notons,
entre
autres, le travail formidable de l'Association féminine
d'éducation et d'action sociale (A.F.E.A.S.) dans le
domaine
de la travailleuse au foyer et la création de centres de
femmes dont la clientèle est, selon l'R des centres de
femmes, constituée en grande partie de femmes au foyer.
De plus, voyant que les services offerts par l'Etat et
1'entreprise privée ne comblaient pas 1'ensemble des
besoins
des Québécoises, de nombreuses militantes se sont
engagées
dans la mise sur pied de ressources communautaires. Ont
ainsi vu le jour des centres de santé, de formation et
d'information pour le marché du travail, des maisons
d'hébergement pour femmes victimes de violence
conjugale,
pour victimes d'agressions à caractère sexuel etc.
Ces
ressources étant utilisées en majorité par les
travailleuses
au foyer, l'argument voulant que les groupes féministes
aient négligé les femmes à la maison s'avère,
à nos yeux,
tout à fait irrecevable.
Aujourd'hui, les différents types de centres se sont
regrou-
pés pour se donner une plus grande force de frappe
lorsque
leurs intérêts sont en jeu. Leur importance dans la
société
québécoise ne fait pas de doute et un récent
document du
Conseil du statut de la femme confirme que les gouvernements
se sont appuyés sur les organismes bénévoles pour
alléger
leurs responsabilités à l'égard des services
sociaux, de
santé et d'éducation.*
5. BILAN DU MOUVEMENT FEMINISTE EN 1987
Le bilan du mouvement social doit tenir compte d'une part
de
l'intégration des idées qu'il prône dans la vie
quotidienne
et d'autre part de l'état de santé des structures
mêmes du
mouvement.
En ce qui concerne le premier volet de l'analyse, soit
l'assimilation idéologique du féminisme dans le
quotidien,
de nombreux indices indiquent qu'il a rejoint les femmes
dans leur ensemble. La vie quotidienne n'est plus la
même.
On ne vit plus en 1987 comme on le faisait il y a 25 ans:
pensons seulement au partage des tâches ménagères
(souhaité
ou obtenu...), à la place des femmes sur le marché
du
travail, à l'existence des sages-femmes (toujours
illéga-
les), aux centres qui offrent des services alternatifs, à
la
littérature et l'art féministes.
Quant au féminisme organisé, si l'époque des
grandes mani-
festations et des déclarations péremptoires est
terminée, on
aurait tort de conclure à sa fin. L'étape actuelle
que
vivent les groupes féministes est axée sur
l'organisation
politique. Depuis le début des années 80, tous les
types de
centres décrits plus haut ont senti la nécessité
de se
regrouper dans des fédérations et/ou des
coalitions.
Depuis plusieurs années, le réseau des groupes
féministes se
resserre; on discute fréquemment de stratégie
politique, et
les actions concertées sont de plus en plus nombreuses.
Enfin, il nous faut ici faire état d'une autre voie
d'expression du féminisme, que nous qualifierons de
"souter-
raine". Il s'agit de réseaux informels créés
grâce à la
présence de féministes dans tous les secteurs de la
société.
Entreprises privées, fonction publique, secteurs
technolo-
giques , médias... les femmes qui tiennent à faire
avancer
les dossiers se retrouvent aujourd'hui partout. Beaucoup
collaborent étroitement avec celles qui militent. La
boucle
est bouclée: elles vont ensemble modifier les structures
sociales, économiques et politiques, lentement mais
combien
sûrement.
|