Cette recherche a été rendue possible grâce à l'appui financier et la
collaboration du ministère de la Justice du Québec et du Ministre de la
Justice et du Procureur général du Québec, du Programme Promotion
de la Femme du Secrétariat d'État, de l'Institut canadien de
recherches sur les femmes, de la Ministre déléguée à la condition
féminine du Québec, du programme des organismes volontaires
d'éducation populaire du ministère de l'Éducation.

Comité d'encadrement:
Lucie Bélanger
Relais-Femmes
Denise Charette
Regroupement québécois des CALACS
Lise Lafrance
Chercheure
Diane Lemieux
Regroupement québécois des CALACS
Marie Letellier
Relais-Femmes

Marie Malavoy Professeure et chercheure, Université de Sherbrooke Nicole St-Martin Professeure et chercheure, Université de Sherbrooke
Claudette Vandal
Regroupement québécois des CALACS

Rédaction du cadre de référence(définition de l'objet d'étude,détermination de la méthode d'observation et des techniques decollecte de données): Lise Lafrance

Classification des informations, analyse des résultats et rédaction durapport final de recherche: Jasmine Godbout

Démarches pour obtenir le matériel d'étude et traitement de textes: Monique Dulac

Rédaction du résumé: Roseline Marceau

Conception graphique et mise en page du rapport et du résumé:Denyse Lamontagne

Le logo de la page couverture a été créé par Sylvie Breton du CALCACS de Sherbrooke

Supervision de l'ensemble des étapes: Diane Lemieux

Dépôt légal, 1er trimestre 1993           Dépôt légal, 1er trimestre 1993

Bibliothèque Nationale du Québec   Bibliothèque Nationale du Canada

ISBN 2-9803350-0-2

Avant-propos

S'interrogeant sur l'adaptation du système judiciaire québécois àla suite des modifications législatives d'importance en matièred'agression sexuelle apportées en 1983, les intervenantes des centresd'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel(C.A.L.A.C.S.) ressentaient le besoin de passer d'une connaissanceintuitive du traitement judiciaire à une connaissance fondée sur desrésultats de recherche. Par ailleurs, dans l'éventualité d'une telleétude, ses résultats permettraient de faire avancer leur réflexion quantà leurs pratiques comme accompagnatrices, de consolider leurexpertise et d'orienter leurs mandats vis-à-vis du Regroupement, leurreprésentant.

C'est dans ce contexte et dans le cadre de ses fonctions commelieu d'échange, d'information et de formation que le Regroupementquébécois des centres d'aide et de lutte contre les agressions àcaractère sexuel (C.A.L.A.C.S.) entreprend, en 1986, toutes lesdémarches nécessaires en vue de concrétiser un projet de recherche.

Cette recherche nous a fait vivre des moments d'emballements et de cauchemars! En effet, la cueillette du matériel d'étude a étéparsemée d'obstacles quasi insurmontables. Le plus important futl'incompatibilité entre les données centralisées au ministère de laJustice et celles disponibles localement auprès des palais de justice.Concrètement, cela a signifié que nous ne pouvions avoir à notre disposition qu'une partie seulement du nombre de dossiers identifiés.On nous a même remis des dossiers dont l'existence formelle n'a puêtre retracée Puis, la période de transcription des notessténographiques s'est avérée extrêmement longue et coûteuse. Làencore, le problème technique d'incompatibilité s'est manifesté puisquenous avons eu droit à des notes transcrites non réclamées alors que d'autres étaient manquantes. Nous vous épargnons la suite de nospéripéties. Ces éléments, hors de notre contrôle, expliquent lalongueur du processus de cette recherche et le fait que l'échantillon n'est pas aussi important que nous le souhaitions. Mais, nous avionstrop investi pour reculer. Ces difficultés n'ont pas ébranlé notre conviction de la pertinence de cette recherche et des outils que nousavions développés.

Un comité responsable de l'encadrement de la réalisation de cetterecherche sur le traitement judiciaire québécois des causesd'agressions sexuelles fut donc créé en 1986. Ce comité est composéde représentantes du Regroupement, Mesdames Diane Lemieux etDenise Charette (CALACS de Trois-Rivières) remplacée par la suitepar Claudette Vandal (Maison ISA de Chicoutimi) ont représenté leRegroupement tout au cours de la démarche. Les professeures del'Université de Sherbrooke, Mesdames Marie Malavoy et Nicole St-Martin ainsi que Lise Lafrance chercheure, nous ont conseillée à toutesles étapes de la recherche. La contribution de Relais-femmes a étéinestimable. Mesdames Marie Letellier, puis Lucie Bélanger quireprésentaient cet organisme ont permis de faire une jonctionharmonieuse entre les besoins du Regroupement et les ressourcesuniversitaires. Finalement, soulignons la rigueur de madame JasmineGodbout en ce qui a trait à l'analyse des données et la rédaction finaledu document de recherche. Qu'il nous soit permis de les remercier de cette collaboration soutenue tout au long du processus de recherche.

Par ailleurs, le Regroupement aimerait également remercier tousceux qui ont cru en l'importance de la réalisation d'une telle analyse etl'ont appuyée financièrement. Il s'agit du ministère de la Justice duQuébec (accès aux notes sténographiques) et du Ministre de la Justice et du Procureur général du Québec (parution de la recherche), duprogramme Promotion de la Femme du Secrétariat d'État (soutienfinancier de toutes les démarches de la recherche, de l'Institut canadiende recherche sur les femmes(analyse qualitative), de la Ministredéléguée à la condition féminine du Québec(définition de l'objet del'étude), du programme des organismes volontaires d'éducationpopulaire du ministère de l'Éducation(formation) et de Relais-Femmes(soutien tout au cours du projet).

Bonne lecture!

Table des matières

Introduction

S'il est une particularité de l'agression sexuelle plus quegénéralement admise, il s'agit de son caractère distinctif, sans faire dejeu mot constitutionnel! Suivant la littérature sur le sujet etl'expérience des intervenantes des groupes qui s'intéressent auphénomène, l'agression sexuelle se caractérise de la manière suivante:

  • la victime est femme, l'agresseur est homme;
  • le crime est d'une ampleur incontestable;
  • il est gravement sous-dénoncé, sinon le moins dénoncé des
  • crimes;

le traitement judiciaire qu'on lui réserve est perméable aux mythes, préjugés et stéréotypes relatifs à l'agression sexuelle, aux femmes et aux agresseurs et il entraîne des problèmes psycho-sociaux susceptibles d'être particulièrement intenses et durables1.

Révélée de façon plus percutante ces quinze dernières années,l'ampleur du phénomène est telle qu'elle a justifié les efforts dugouvernement fédéral pour aménager un cadre législatif plus propice àla dénonciation, plus efficace pour mieux réprimer ce type de criminalitéet, espérait-on, moins discriminatoire à l'égard des femmes.2 Contraintpar des groupes organisés de plus en plus alimentés par des résultatsde recherche aussi incontournables que nombreux, le législateur avaitdû agir. Début 1983, des modifications législatives mettaient de l'avantles éléments suivants:

Une nouvelle définition du crime qui met l'accent sur la violence del'acte plutôt que sur l'aspect sexuel et qui reconnaît tous lesgroupes susceptibles d'en être victimes.Une nouvelle définition qui reconnaît l'autodétermination des

1         Voir les ouvrages traitant de l'agression sexuelle cités en bibliographie.

Notamment : Elizabeth A. Sheehy (1987); ministère de la Justice du Canada(1990); Brigitte ROULEAU (1991); Regroupement québécois des centres d'aide etde lutte contre les agressions à caractère sexuel (C.A.LA.C.S.) (1991).

2 Pour une explication détaillée de l'histoire des modifications législatives de 1983,des buts qu'elles visaient, des mesures qu'elles comportaient et d'un résumé deleur impact, voir : Ministère de la Justice du Canada (1990).

personnes en matière sexuelle, même à l'intérieur de relations conjugales.

Une gradation des peines en fonction de la gravité des actes commis.

L'abrogation de règles de preuve discriminatoires, notamment la règle   de la   "plainte   spontanée",   la   corroboration   et les interrogatoires sur le passé sexuel des victimes.3

La lettre et l'esprit de ces modifications ont-ils été appliquésdans nos tribunaux québécois?

Poursuivant leur travail d'accompagnement auprès des victimesd'agressions sexuelles, les intervenantes des centres d'aide et de luttecontre les agressions sexuelles (C.A.L.A.C.S.) continuaient, quant àelles, à s'interroger sur le traitement judiciaire des causes d'agressionssexuelles.

L'un des rôles dévolus aux C.A.L.A.C.S. est l'accompagnementdes femmes victimes d'agressions sexuelles à différentes étapes duprocessus judiciaire. Avec les années, en assumant ce rôle, lesintervenantes des centres ont développé une connaissance certaine du processus et du traitement judiciaire de ces cas. Cependant leur savoirquant au phénomène des agressions sexuelles ne s'arrête pas à cesaspects légaux: elles connaissent aussi les victimes de même que lesconséquences des agressions et, nourries par divers types derecherches, elles ont développé une analyse sociologique féministe dece phénomène de société.

Sur la base de cette vision sociologique du phénomène del'agression à caractère sexuel, malgré les modifications législatives de1983, les intervenantes des centres demeurent insatisfaites dutraitement réservé aux victimes par le système judiciaire. Notamment,elles se questionnent sur ce qui leur apparaît comme un manque de lienprobant entre le sujet des interrogatoires et le délit en cause, surl'ampleur de l'interrogatoire relatif aux faits et gestes de la victime, sur

3         Pour une explication de l'origine et de la teneur de ces règles de preuve discriminatoires, voir : Marilyn G. STANLEY (1985).

la présence d'attitudes sexistes envers les femmes, sur le supportmitigé accordé à la victime par la Couronne... Même si elle varie enintensité, selon les régions et le sujet abordé, cette insatisfaction estgénéralisée chez les intervenantes des différents centres.

En fait, examinées de près, ces insatisfactions se traduisent enun sentiment commun, celui qu'une culpabilité potentielle pend au-dessus de la tête de toute victime d'agression sexuelle. Dans notresystème judiciaire, tout prévenu est présumé innocent jusqu'à preuvedu contraire; dans le cas des agressions sexuelles, il leur semble quel'innocence du prévenu passe par la culpabilisation de la victime. Laplaignante n'aurait-elle pas implicitement consenti? Son refus n'était-ilpas équivoque? Eu égard à son mode de vie, peut-on croire cettefemme? S'agit-il vraiment d'un viol?

Le questionnement des intervenantes a surgi à un moment oùl'impact de la nouvelle législation était encore peu connu4 et les constatations faites par les intervenantes des centres sur différentesétapes du processus judiciaire animaient leur désir d'en savoirdavantage sur le traitement judiciaire général.

Dans ce contexte, il semblait particulièrement intéressantd'établir un portrait du traitement judiciaire des causes d'actes àcaractère sexuel.

Sept ans après les modifications législatives qui devaientchanger l'esprit du traitement judiciaire des causes d'agressionssexuelles, l'évaluation de leur impact dévoile des résultats qui donnent raison aux intervenantes de s'interroger. À la face même des objectifsgouvernementaux, leur impact est pour le moins insatisfaisant5.

4        Depuis, le Gouvernement fédéral a publié les résultats d'une évaluation del'impact de ces modifications législatives. Sous le titre La loi sur les agressionssexuelles au Canada : Une évaluation, voir les rapports 2 à 5 : RUEBSAAT(1985), ROBERTS (1990) et Ministère de la Justice du Canada (1990).

5 Ministère de la Justice du Canada (1990). Les objectifs que visaient cesmodifications législatives sont énumérés en page 17.

S'il n'en tient qu'aux résultats de cette étude, l'histoire de notresociété bat toujours dans les veines de nos institutions: les mythes,préjugés et stéréotypes patriarcaux par rapport au viol, aux femmes etaux agresseurs traversent le temps. Mais les informations disponiblesmontrent également des aspects du traitement judiciaire qui ne s'expliquent que par l'existence d'une société sexiste: l'absence devision du phénomène social qu'est l'agression sexuelle et la négligencepar rapport à l'application des droits des témoins. Pourtant, il paraîtimportant de les relever à cause de l'impact qu'elles pourraient avoirsur les droits collectifs, en l'occurrence ceux des femmes, et l'intérêtgénéral de la société. Sous cet angle, le traitement judiciaire sembledevoir être interprété en fonction de la pensée libérale classique qui ainfluencé l'émergence et l'évolution du Droit. Selon nous, cette pensée,fondamentalement individualiste, tend à orienter une interprétation etune application individualistes des droits qui opposent les droits desuns à ceux des autres et empêchent la prise en compte de droitscollectifs et de l'intérêt général.

C'est le jugement dissident de la juge Claire L'Heureux-Dubé6 qui a inspiré les éléments de réflexion avancés pour discuter de cesderniers points. Nous les soumettons tout au long de notreinterprétation du traitement judiciaire, tout en considérant que, sous cetangle, il ne s'agit que d'une amorce de discussion.

Pour mieux comprendre dans quel cadre cette recherche a étémenée, nous vous invitons à prendre connaissance des deux premièresparties de ce rapport. La première explique les éléments qui, dansl'évolution de notre société et dans ses traits actuels, pourraientinfluencer fondamentalement le traitement judiciaire des causesd'agressions sexuelles. Il s'agit de la société sexiste et de la penséeindividualiste. La deuxième résume l'évolution de la démarche derecherche qui nous a conduit à définir précisément ce que nous voulionsétudier, comment et selon quelle étendue.

6         Claire LHEUREUX-DU BE (1991).

Afin de prendre contact avec la réalité du traitement judiciairedes causes étudiées, la troisième partie décrit le contenu desaudiences et en fournit une interprétation.

Finalement, pour mieux établir la pertinence du cadre d'analysesuggéré initialement, la quatrième partie consolide les ponts, d'unepart, entre la société sexiste et la pensée individualiste et, d'autre part,les résultats de la collecte de données.

Chapitre 1 UNE SOCIÉTÉ SEXISTE ET UNEPHILOSOPHIE INDIVIDUALISTE: SOURCES DU TRAITEMENT JUDICIAIREDES AGRESSIONS SEXUELLES?

Parmi les personnes qui analysent notre société, plusieurssoutiennent que la compréhension d'une institution ou d'un phénomènene peut se passer de la prise en compte du contextesocial7 dans lequelil existe. En fait, il semble que c'est ce contexte qui crée lesinstitutions et les phénomènes en même temps que ceux-ci influencentl'évolution de la société, c'est-à-dire la transportent d'un contexte à unautre.

Selon ce qu'enseignent, d'une part, les résultats de recherchesantérieures sur l'agression sexuelle et son traitement judiciaire et,d'autre part, l'observation des expériences individuelles des victimes, ilapparaît qu'il en va de même pour l'agression sexuelle et l'institutionqui doit traiter les crimes à caractère sexuel, c'est-à-dire le systèmejudiciaire pénal.

Selon toute vraisemblance, deux éléments créeraient etcontribueraient à reproduire le phénomène de l'agression sexuelle et letraitement judiciaire qu'on lui réserve. Ayant été une sociétéproprement patriarcale8, qui a engendré la violence contre les femmes,le Québec demeure, malgré des changements constitutionnelsimportants, une société fondamentalement sexiste. C'est le premierélément qui expliquerait la persistance des crimes violents commis

7        Le contexte social est entendu dans son sens large, à savoir qu'il réfère à toutes

les dimensions qui font une société : culturelle, économique, judiciaire, sociale, politique et psychologique, incluant son évolution historique.

8                                                                                  Nous croyons qu'il est important de distinguer une société patriarcale d'unesociété dite démocratique mais dominée par les hommes, héritage du passépatriarcal. Ainsi, dans la société patriarcale, le pouvoir de l'homme était valorisé,soutenu par les institutions et appliqué ; alors que dans une société ditedémocratique, ce pouvoir doit s'exercer incognito, notamment, en se dissimulantsous des argumentations fallacieuses, en négligeant les effets de la discrimination systémique, en s'appuyant sur des institutions encore contrôlées par des hommes.

contre les femmes et la façon d'en traiter dans les tribunaux. Ledeuxième élément résiderait dans l'influence de la pensée libéraleclassique sur l'évolution de notre société et, Conséquemment, sur le système judiciaire qu'elle a engendré et qu'elle alimente.

C'est l'objet de cette partie que d'expliquer à travers quellelunette le phénomène de l'agression sexuelle est perçu pourcomprendre ce qui fonde l'analyse ultérieure de son traitementjudiciaire. En l'occurrence, il s'agit, premièrement, de résumer l'étatactuel de la société québécoise par rapport aux conditions de vie qu'elleréserve aux femmes en général. Cette description met en évidence cequi favorise l'émergence et la reproduction de relations hommes-femmes, où l'homme est pratiquement toujours agresseur et la femmevictime, lorsqu'il y a violence. De plus, elle aide à mieux cerner dans quel contexte et par qui sont appliquées les lois.

Mais, pour mieux saisir ce qui inspire l'administration judiciaire, ilfaut également s'intéresser à la pensée libérale classique qui sous-tendtoute l'organisation de notre société et particulièrement celle de sonsystème judiciaire. Nous croyons que cette pensée nuit aux femmesdans le traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, commeelle défavorise peut-être d'autres groupes sociaux dans le traitementd'autres types de crimes. Selon nous, cette vision globale duphénomène de l'agression sexuelle et du traitement qu'on lui réservepermet de mieux comprendre pourquoi les modifications législatives, a priori favorables aux victimes, peuvent être impuissantes à transformerl'esprit et le fonctionnement d'un système judiciaire où, encoreaujourd'hui, des victimes se sentent accusées.

LE SYSTEME JUDICIAIRE DANS UNE SOCIÉTÉ SEXISTE

En général, en matière d'agression sexuelle, la victime est femmeet l'homme agresseur: c'est là un phénomène social, non un faitindividuel accidentel. Pour expliquer pourquoi il en est ainsi, il fautrésumer le contexte social qui consacre la supériorité de l'homme dans tous les domaines d'activité. C'est ce contexte qui perpétue l'agressionsexuelle comme phénomène de société eu égard aux rapports hommes-femmes qu'il cultive, notamment en matière de relations sexuelles.

La supériorité masculine et la domination de l'homme dans les relations hommes-femmes

Comme d'autres types de violence faite contre les femmes, lesagressions sexuelles s'expliquent par l'évolution historique de notresociété, de ses institutions, des valeurs qu'elles promeuvent, desstatuts et des rôles différenciés qu'elles attribuent selon le sexe.Pourquoi les femmes sont-elles les principales victimes des actes àcaractère sexuel? La réponse réside dans notre histoire et l'héritagequ'elle nous laisse.

Depuis plus de vingt ans maintenant, de par le monde, nombred'études ont contribué à cerner, définir et expliciter les éléments qui ontcaractérisé les sociétés comme patriarcales. Le patriarcat était cesystème social édifié par et pour le pouvoir du père, donc sur le seuldroit de parole et de décision des hommes. Le patriarcat était cesystème social qui ne reconnaissait que les perceptions, lesconceptions et les intérêts masculins, aussi bien dans les relationshommes-femmes et dans la famille que dans toutes les instancesdécisionnelles de notre société.9

9 Entre autres ouvrages canadiens et québécois généraux : Florence BIRD, Jacques HENRIPIN et al, Rapport de la Commission royale d'enquête sur la situation dela femme au Canada, Ottawa, Ministre des Approvisionnements et ServicesCanada, 1977 (Ire éd. 1970), 540 pages ; Laurette CHAMPIGNY ROBILLARD,

Dû au pouvoir qu'il avait pour effet de sauvegarder, cet ordre adéfavorisé l'émancipation psychologique, juridique, sociale, économiqueet politique des femmes, à cause des conditions de vie qu'il leur réservait. Tout, des valeurs, des lois et règlements, participait dupouvoir des hommes sur les femmes et le perpétuait. Partout, dans lesrelations hommes-femmes, la famille, l'Eglise, l'école, au travail, dansles associations et les gouvernements, les rôles et fonctions desfemmes ont été définis en les subordonnant au pouvoir des hommes.Car, selon les patriarches, il relevait de" l'ordre naturel" des chosesque la femme soit au service de l'homme, que celui-ci définisse, décide,dirige10De l'épouse à la secrétaire, en passant par la professeure faceau directeur, à l'infirmière face au médecin, à la militante face au chef,...

Danièle DROLETet al.. Pour les Québécoises : égalité et indépendance, Québec,Conseil du statut de la femme, 1978, 335 pages + appendices ; MichelineDUMONT, Michèle JEAN et al., L'histoire des femmes au Québec depuis quatresiècles, Montréal, Le Jour, 1991, 646 pages. A travers l'histoire des femmes :notamment : Mona-Josée GAGNON, Les femmes vues par le Québec deshommes - 30 ans d'histoire des idéologies 1940-1970, Montréal, Editions duJour, 1974, 159 pages ; Marie LAVIGNE et Yolande PINARD, Les femmes dansla société québécoise, Coll. Etudes d'histoire du Québec, Montréal, BoréalExpress, 1977, 214 pages... A travers leurs luttes : Les Têtes de Pioche -Collection complète, Montréal, Les Editions du remue-ménage inc., 1980, 207pages ; Véronique O'LEARY et Louise TOUPIN, Québécoises deboutte!,Montréal, Les Editions du remue-ménage inc., (Tome 1 ) 1982, 212 pages et(Tome 2) 1983, 374 pages... En traitant d'aspects particuliers, d'autres ouvragesont également contribué à tisser le portrait de cette société patriarcale et à mettreen relief les obstacles institutionnels de l'émancipation des femmes, nommément:

 Francine BARRY, Le travail de la femme au Québec - L'évolution de 1940 à1970, Coll. Histoire des travailleurs québécois, Montréal, Les Presses del'Université du Québec, 1977, 80 pages ; Evelyne TARDY, Anne-MarieGINGRAS et al.. La politique : un monde d'hommes? - Une étude sur lesmairesses au Québec, Cahier du Québec, Coll. Science politique, Montréal, Editions Hurtubise HMH, liée, 1982, 111 pages ; Louise VANDELAC, DianeBELISLE et al., Du travail et de l'amour - Les dessous de la productiondomestique. Coll. Femmes, Montréal, Les Editions coopératives Albert Saint-Martin, 1985, 416pages...

10   Collette GUILLAUMIN démystifiait "l'ordre naturel" dans "Pratique du pouvoiret idée de Nature", Partie 1 "L'appropriation des femmes". Questions féministes, no 2, pp. 5-30 et Partie 2 "Le discours de la Nature", Questions féministes, no 3,pp. 5-28. Mona-Josée GAGNON (op. cit.) avait relevé cette conception de l'ordrenaturel dans les discours de nos élites cléricales et nationalistes du Québec desannées 40 et 50.

les activités sociales, économiques et politiques des femmes ont étécirconscrites par des hommes et leur statut a été confiné en marge deschasses gardées masculines.

Dans cette société typiquement patriarcale, le corps même d'unefemme était objet de propriété, marchandable par le père auprès d'unéventuel intéressé avec qui il monnaierait son droit de propriétéexclusif. Pour le mari, ce corps devait servir à la production de ladescendance à laquelle serait transmis le patrimoine familial. Pour unelignée pure, il fallait donc un contrôle strict sur le corps et la sexualitéde la femme, la machine reproductive.11

De toute évidence, principalement depuis un demi-siècle, lepatriarcat a été erode par les incessantes luttes des femmes visantleur affranchissement. Notamment, au Canada et au Québec, lesfemmes se sont vues reconnaître le statut de "personne"; les hommes ont perdu leur droit de "juste" correction sur leur épouse; les femmesont acquis le droit de voter, de s'adresser à la justice, d'êtrepropriétaire, de commercer... En matière d'agression sexuelle, lelégislateur a fini par convenir qu'il s'agissait bel et bien d'une atteinte à l'intégrité physique et morale de la victime, plutôt que d'une atteinte audroit de propriété de l'homme ou d'une atteinte aux moeurs.

Cependant, encore aujourd'hui, nos institutions continuentd'évoluer dans une perspective, sinon patriarcale, du moins sexiste.C'est ainsi que persistent des modèles de comportements sexistes quiinfluencent les femmes et les hommes dans leurs choix; que perdureune division du travail où la subordination est féminine et l'autorité

11   Voir notamment : Kate MILLET, La politique du mâle. Editions Stock, 1971,Chapitre 2 ; Susan BROWNM1LLER, Le viol, Montréal, Editions l'Etincelle,1976, Chapitre 2 ; Collette GUILLAUMIN (op. cit.), Partie I ; MichelineDUMONT, Michèle JEAN et al. (op. cit.) ; Louise VANDELAC, DianeBELISLE et al. (op. cit.), pp. 115-122.

masculine; que subsiste les iniquités salariales entre hommes etfemmes; que tarde une représentation efficace des femmes dans toutesles instances décisionnelles, cela malgré les compétences reconnuesdes femmes; que demeurent reléguées au dernier rang des "priorités"les revendications des femmes...

Pourtant, de toutes parts, affluent les données qui témoignentdes effets de la discrimination systémique.12 Notamment, en 1990, leConseil national du bien-être social du Canada a publié un documentqui décrit précisément les conditions de vie économiques des femmesimputables à cette discrimination.13 Quelques faits saillants poursingulariser la situation des femmes en général.

La majorité des travailleuses se concentre toujours dans descatégories professionnelles dites "féminines", soit des emploisprécaires, des emplois subordonnés ou sous-rémunérés parrapport à des emplois de valeur égale occupés majoritairementpar des hommes.14

Une majorité de femmes continuent à assumer seules lesresponsabilités familiales et domestiques. À ce titre, ladiscrimination qu'elles subissent au travail est renforcée,ce quiaccroît la difficulté d'avancement et la précarité en emploi.15 En moyenne, les femmes ne gagnent que 62% du salaire deshommes16 cela, sans compter tous les avantages sociaux dontbénéficient généralement les travailleurs syndiqués des grandes

12       La discrimination est dite systémique lorsque les lois, les règlements et le fonctionnement mêmes des institutions défavorisent un groupe en particulier.

13       Conseil national du bien-être social (1990).

14                           Ibid pp. 23-44 ; Francine GAGNON et al. (1991). p. 11 ; Diane PRECOURT(1992), p. 4.

15                           Conseil national du bien-être social (1990), pp. 24 et 51-67.

16                           Norman DELISLE (1991), p. A-2.

organisations. Or, au cours de la dernière décennie, c'est cette partie de la rémunération globale qui a été bonifiée.17

Les femmes dirigent 82% des familles monoparentales.18 Cet état de fait explique d'ailleurs ce que plusieurs appellent le phénomène dit de la "féminisation" de la pauvreté19 57% des familles monoparentales dirigées par les femmes tentent de survivre sous le seuil de la pauvreté; au Québec, 20% des assistés sociaux  sont  des femmes  dirigeant  des familles monoparentales.20

Les femmes sont défavorisées dans l'accessibilité au logement, que ce soit par un propriétaire privé ou par des programmes gouvernementaux21 en 1989, 40% des mères seules au Canada avaient "des besoins "impérieux" de logement".22

La discrimination est encore plus marquée à l'égard des femmes autochtones, immigrantes et handicapées, dû à des particularités

17       Conseil national du bien-être social (1990), p. 32.

18     Francine GAGNON et al. (1991), p. 11.

19 En réalité, ce concept de "féminisation" de la pauvreté est utilisé depuis plus de quinze ans, alors qu'on constatait l'extrême pauvreté de nos grand-mères et de nosmères. Pourtant le phénomène est loin d'être aussi récent : de tout temps et àtravers le monde, les femmes forment un groupe sur-représenté dans lespopulations pauvres. Donc, pour être plus précis, il faudrait dire que la tendancenotée entre 1973 et 1986 est l'accroissement du nombre de famillesmonoparentales dirigées par les femmes parmi les familles pauvres québécoises. Et, comme le phénomène de la monoparentalité va croissant ; comme ce sont lesfemmes qui prennent en charge la famille, l'avenir des femmes n'est pas rose siles politiques sociales et économiques continuent de déresponsabiliser leshommes et la société vis-à-vis de l'équité en emploi et la prise en charge de la famille. Voir, Arnold BEAUDIN, Réjean CHAMARD et al. [s.d.], pp. 59-91.

20             Conseil national du bien-être social (1990), pp. 2 et 91-92. Défait, les famillesbénéficiant d'une pension alimentaire, nous dit le Conseil, ne reçoivent enmoyenne que 18% du salaire de l'ex-conjoint ! Partant, rien d'étonnant à constaterque ce sont les mères seules et leurs enfants qui paient la note des séparations,(pp. 81-103

21             Ruth PILOTE (1991), p. B-8

22             Le Conseil national du bien-être social (1990, p. 92) cite des données de laSociété canadienne d'hypothèques et de logement

auxquelles le pouvoir masculin blanc dit "normal" ne s'adaptepas.23

Bref, dans cette société où les hommes sont plus valorisés queles femmes par rapport à leur statut professionnel ou économique,parce qu'ils sont les patrons, propriétaires et décideurs, parce qu'ilsgagnent les meilleurs salaires; dans cette société où les hommes nesont toujours pas responsabilisés face à leurs obligations familiales, leConseil national du bien-être social ne peut que confirmer "la véracitédu dicton voulant qu'il n'y ait qu'un homme entre la plupart des femmes mariées et l'assistance sociale."24

Notre société cantonne encore les femmes dans une dépendance psychologique et émotive25 économique26, sociale et politique àl'égard des hommes, dans les relations hommes-femmes, dans lafamille, au travail, dans les organisations de toutes sortes. C'est dansce contexte, qui consacre la supériorité de l'homme sur "sa" secrétaire,sur l'infirmière, sur la serveuse..., que la violence faite aux femmes parmonsieur-tout-le-monde émerge comme le prolongement de sadomination.

23                           Conseil national du bien-être social (1990), pp. 130-148.

24                           Conseil national du bien-être social (1990), p. 77.

25             Linda MacLEOD (1987), plus particulièrement pp. 9-48.

26             Généralement, voir les références bibliographiques ci-haut.   Notamment, leConseil national du bien-être social (1990), qui rappelle que la pauvreté est le lotdes femmes, et Arnold BEAUDIN, Réjean CHAMARD et al. [s.d.], quiconstatent que l'écart entre le taux de pauvreté des familles monoparentalesdirigées par des femmes et celui des familles dirigées par des hommes s'est accruentre 1973 et 1986 : de 2,39 fois supérieur au taux de pauvreté des famillesdirigées par des hommes, le taux de pauvreté des familles monoparentales dirigéespar les femmes était, en 1986, 3,76 fois plus élevé, (p. 59)

[TRADUCTION LIBRE] Les hommes ne tueraient pas lesfemmes de manière presque routinière s'il n'existait un conditionnementqui sous-tende que de victirniser des femmes est acceptable.27

L'ampleur de la violence subie par les femmes, encore de nosjours, est d'ailleurs révélée par les témoignages recueillis par le Comitécanadien sur la violence faite aux femmes.

C'est dire que le principe de l'égalité constitutionnelle desfemmes n'apparaît pas valoir beaucoup plus que le bout de papier surlequel il est inscrit. Cette contradiction entre la reconnaissancejuridique de l'égalité des femmes et la dépendance dans laquellel'organisation sociale les confine n'est-elle pas due à leur sous-représentation dans toutes les instances décisionnelles de notresociété? N'étant pas soumis aux mêmes conditions d'existence que lesfemmes, peu d'hommes réussissent à développer et promouvoir desperceptions et conceptions qui en tiennent compte. Or la sous-représentation des femmes est verifiable dans chacune des sphères del'activité humaine, dont le Droit et le système judiciaire.

Effectivement, selon les données du Bureau du juge en chef de laCour supérieure du Québec et du Barreau du Québec, en 1990, seuls 35des 465 juges québécois étaient des femmes sur 1212 avocatesqualifiées pour le devenir. Selon les derniers chiffres, cettereprésentation s'élèverait à 9%.28 Cette sous-représentation desfemmes pourrait expliquer que la législation de même quel'interprétation et l'application des lois et règlements tiennent peucompte des conditions de vie des femmes, même en matière

27             Janice KENNEDY (1991), p. D-2.

28             Voir : Francine GAGNON (1991), p. 13 ; Pierre GRAVEL (1991), p. B2 ;Jocelyne RICHER (1992), p. A-4.

d'accessibilité au recours judiciaire.29

L'agression sexuelle,revue et corrigée parles hommes

En matière d'agression sexuelle, les hommes sont agresseurs et lesfemmes sont victimes parce que la société continue de valoriser desperceptions et des conceptions qui donnent lieu à des règles du jeu quisubordonnent les femmes aux hommes dans toutes ses institutions, donc dans les relations hommes-femmes à toute heure du jour et entout lieu.

// faut comprendre que, il y avait entre vous des relations personnelles. Vous avez vécu ensemble. Ça ne légitime pas, ça ne permet pas de battre quelqu'un, ça ne permet pas d'avoir des relationssexuelles, mais c'est moins grave que quelqu'un qui, sur la rue, enlèveune personne qu'il ne connaît pas du tout, l'enlève, la séquestre pourquelques jours et a des relations sexuelles; c'est évident qu'il y atoujours des cas plus graves et moins graves.30

Cette interprétation du juge Trudel n'en est qu'une parmi d'autresqui illustrent bien les mythes, préjugés et stéréotypes entretenus parla pensée dominante à propos de la sexualité en général et au sujet del'agression sexuelle, des femmes et des agresseurs en particulier.31

29       Francine PARADIS (1992), pp. 15-22.

30I      sabelle GAGNON et Micheline LEFEBVRE (1991, p. 17) citent le juge Luc

Trudel, de la Cour du Québec, qui exprimait son commentaire dans l'affaire R. c.

Frew, J.E. 90-1625 (C.A.).

31 Sur ce point, Claire L'HEUREUX-DUBE (1991, p. 22) réfère aux résultatsrévélateurs d'un sondage réalisé en 1988 en Ontario. Il semble qu'un "nombreétonnant de personnes" croient encore que : "les hommes agresseurs ne sont pasdes hommes normaux (...) ; les femmes provoquent ou s'attirent souventl'agression sexuelle ; les femmes sont agressées par des étrangers ; les femmes acceptent souvent d'avoir des rapports sexuels, mais se plaignent ensuite de violet enfin, existe le mythe connexe que les hommes sont souvent déclaréscoupables à partir de faux témoignages de la plaignante (...) que quand une femmedit non, cela ne veut pas nécessairement dire non. "

Or, cette pensée dominante est influencée par ceux qui possèdent lesmoyens de production des biens culturels, notamment les produitspornographiques: des hommes.

Cette pensée masculine de la sexualité est effectivementreproduite à travers des biens culturels et surtout par-delà les produitspornographiques. Or l'influence de ces produits est telle que nousavons peine à remettre en cause les modèles sexuels qu'ils suggèrent32 et les pratiques dites sexuelles que propose lapornographie. Cette confusion, conjuguée à l'argumentation sur le droit à la liberté d'expression, débouche, entre autres, sur notre incapacité à nous entendre sur ce que nous jugerions acceptable d'établir commedifférence entre la pornographie et l'érotisme.33 Mais, plusgénéralement, elle engendre des comportements quotidiens sexistesde la blague avilissante, au harcèlement, au viol ou à tout autre type deviolence faite aux femmes... des comportements dont les hommes neveulent surtout pas se culpabiliser.

En 1965, McCaldon affirmait que, sur 30 violeurs, les deux tiers niaient, d'une manière ou d'une autre, avoir commis un viol.34 En 1977,

32 Par exemple, loin de renvoyer un portrait de la femme dans toute son intégralité, l'industrie de la vidéo mise toujours et de plus en plus sur le stéréotype de la femme-objet pour vendre : Danielle STANTON (1992), pp. 6-10.

33                         Le monde de la pornographie a été conçu et organisé par les hommes, comme lemonde politique ou le monde économique. Nulle surprise alors de constater queses produits conviennent principalement aux hommes, puisque la satisfaction duplaisir sexuel qu'ils mettent en scène est celle du plaisir sexuel masculin, à lamanière masculine : Marie-Françoise HANS et Gilles LAPOUGE, Les femmes,la pornographie, l'érotisme. Coll. Libre à elles, Paris, Editions du Seuil, 1978,390 pages.  Cette manière sexuelle masculine suggère que la jouissance d'unefemme passe par la jouissance de l'homme qui utilise son corps. C'est l'uti-lisation du corps de la femme à la seule fin du désir masculin, à la manièremasculine, qui dénature l'érotisme. La pornographie se distingue de l'érotisme ence qu'elle transforme des êtres en choses.  De surcroît, lorsque les pornocrateslaissent libre cours àleur imaginaire sanguinaire, il saute au yeux qu'il ne s'agitplus d'une expression quelconque d'érotisme, mais bien d'actes de violence quin'ont d'éclat sexuel que celui que voudraient nous imposer ses commerçants.

34                         Marilyn G. STANLEY (1985, p. 102) résume les données de R.J. McCALDON,

sur 116 cas torontois étudiés, Clark et Lewis constataient que ladénégation était encore le fait de la plupart des violeurs.35 À en jugerles résumés des conversations apparaissant dans les rapportsgénéraux, les auteures notaient que "la plupart des violeurs n'ont pasle sentiment de faire quelque chose de mal, grâce à une opération derationalisation qui leur permet de transformer le viol en "séduction" dela victime".36

Dans la perspective masculine, l'agression sexuelle n'existe pas,seule la "séduction" persiste à faire des ravages. Les propos desrépondants de Fargier37, des hommes n'ayant jamais été inculpés pouragression sexuelle, sont significatifs: les hommes ne violent pas, maisil leur arrive de "baiser par force" et les femmes aiment bien, seloneux!38

S'il ne s'agit plus ici de la vision patriarcale de la femme-machine-reproductive, la définition des rapports hommes-femmes et de lasexualité demeure strictement l'oeuvre des hommes. Or leur définitions'oppose au droit des femmes d'exercer un contrôle absolu sur leurcorps. Qui donc agira comme arbitre entre les perception et conceptionmasculines et les droits des femmes? A entendre certains échos, tousles magistrats n'aident pas nécessairement à imposer aux hommes lerespect des droits des femmes.

"Rape", (1967) 9 Canadian Journal of Corrections, 37.35 Ibid., p. 104. L'auteure renvoie à Lorenne CLARK et Debra LEWIS, Rape : The

Price of Coercive Sexuality, Toronto, Canadian Women's Educational Press,

1977.3fy ibid., p. 104. L'auteure renvoie à Lorenne CLARK et Debra LEWIS, Rape : The

Price of Coercive Sexuality, Toronto, Canadian Women's Educational Press,

1977."       Ibid., p. 104. L'auteure résume la conclusion de Lorenne CLARK et Debra

LEWIS (op. cit.).3°       Parmi lesquels on compte notamment un journaliste, un animateur, un architecte,

un étudiant universitaire et un éducateur en centre d'accueil auprès de jeunes

hommes agresseurs.

Cette cause en soi n'a rien de l'agression sexuelle de typerépugnant. De fait, la plaignante n'a jamais poussé les hauts cris, nes'est pas enfuie de son logement devant ce qu'elle a qualifié d'abus de la part de l'accusé, n'a pas été blessée physiquement. En réalité, ellen'a décidé de porter plainte à la police qu'après deux jours deréflexion (...) Bref, on pourrait dire que la plaignante a porté plainte àla police au nom de sa liberté et de l'intégrité de sa personne en tantque femme et l'accusé aurait pu parler d'un scénario intitulé "Les jeuxde l'amour et du hasard"39.

Pour résumer, c'est au coeur des conditions de vie, différentes en fonction des sexes, et de la définition masculine de la sexualité que seconçoit l'agression sexuelle. Encore aujourd'hui, par le biais de sonstatut professionnel, de la reconnaissance de son travail, des modèlesde comportements véhiculés dans les biens culturels, la sur-valorisation de l'homme se répercute sur les relations hommes-femmes en termes de domination. Comment le système judiciaire gère-t-il lescontradictions entre, d'une part, les problèmes que cause cette sociétésexiste et, d'autre part, les droits égalitaires accordés aux femmes?Les propos des juges cités symbolisent-ils un traitement sexiste descauses d'agressions sexuelles? Les résultats de la collecte dedonnées, rapportés ici, donneront sans doute quelques informationssupplémentaires sur le sujet.

39       Marie-Odile FARGIER (1976), chapitre 4.

LES SOURCES DU DROIT: ENTRE L'HÉRITAGE PATRIARCAL ET UNEPENSÉE INDIVIDUALISTE

Toutes les données le confirment: toutes les instancesdécisionnelles dans notre société sont encore contrôlées par de trèsfortes majorités masculines. Il en est de même pour le systèmelégislatif, qui définit les lois, et le système judiciaire, qui les interprète et les applique.40 C'est pourquoi la définition des lois et des règlesrelatives au traitement judiciaire des causes d'agressions sexuellesdemeure toujours influencée par des reliquats patriarcaux. Nousdonnerons des exemples notoires de ces éléments de droitfondamentaux qui vicient le traitement judiciaire en défaveur desvictimes.

Mais, superposée à cette discrimination systémique, prend placeune pensée individualiste qui, dans le traitement des causesd'agressions sexuelles, pourrait vraisemblablement avoir les effetssuivants:

  • empêcher   une compréhension   plus   réaliste des   situationsd'agressions individuelles en faisant fi du phénomène de société; et
  • accorder la priorité à des droits et intérêts individuels particuliersaux dépens d'autres droits individuels ou collectifs et de l'intérêtgénéral de la société.

    Nous distinguons les types de droits, individuels ou collectifs, etl'intérêt général de la manière suivante.

    Dans le cas du traitement d'une cause, une personne peut-êtreindividuellement lésée si ses droits ne sont pas respectés: il s'agit de

    40       Pierre GRAVEL (1991), p. B2 ; Francine GAGNON (1991), p. 13 ; JocelyneRICHER  (1992), p. A-4.

    droits individuels. Cependant, si, dans un type de causes particulier,les droits de personnes identifiées à un même groupe social sonttoujours mis de côté, le système se trouve à léser la personne à titreindividuel, mais aussi le groupe auquel elle appartient (ex.: les femmes,pour les causes d'agressions sexuelles). On réfère alors à des droitscollectifs.

    Finalement, dans notre société, deux rôles principaux incombent au système judiciaire: l'interprétation et l'application des lois de mêmeque la protection de la société. S'il arrive que, dans l'exercice de sesfonctions, il néglige systématiquement l'application de certains droitsindividuels ou collectifs ou la protection d'un groupe en particulier, nousjugerons qu'il indispose l'intérêt général. Effectivement, puisque lacohésion de notre société requiert que le système judiciaire tienne compte des différents droits dans l'interprétation et l'application deslois, sinon les groupes lésés perdront confiance en lui et en la sociétéqu'il représente.

    En d'autres mots, il nous semble que l'intérêt général de lasociété commande une interprétation la plus intégrée possible des loispour donner une application la plus uniforme des différents droits,indépendamment des personnes impliquées.41 Dans cette optique lajuge Claire L'HEUREUX-DUBE citait le juge La Forest. Si, d'une part,l'article 11 de la Charte reconnaît le droit pour un accusé à un procès équitable, d'autre part, l'équité implique, commande même à mon avis, qu'entrent également en ligne de compte les intérêts de l'Etat en tantque représentant du public. De même, les principes de justicefondamentale ont pour effet de protéger l'intégrité du système lui-

    41 Est-il utile défaire le lien entre une absence d'intégrité et d'uniformité dans l'ap-plication des lois et les récentes émeutes de Los Angeles pour manifester contrele racisme du système judiciaire étasunien ? Même le président des Etats-Unis adû se distancier de la décision selon laquelle on a acquitté quatre policiers blancs qui avaient tabassé un automobiliste noir.

    même, car ils reconnaissent les intérêts légitimes non seulement del'accusé, mais aussi de l'accusateur.42

    Le Droit et l'héritagepatriarcal

    En ce qui concerne la législation, l'interprétation et l'application deslois en matière d'agression sexuelle, il a été amplement démontré quenotre société avait erré en discriminant défavorablement lesfemmes43 C'est d'ailleurs pour remédier à la situation que legouvernement fédéral s'est appliqué, depuis au moins quinze ans, à enrevoir les lois et les règles de preuve. Mais, visiblement, lesmentalités ne se transforment pas à coups de décrets. Qu'il suffise derenvoyer à la dernière décision du plus haut tribunal du pays sur cepoint et à l'application de la notion de consentement pour illustrerl'état de la situation en ce domaine.

    Amenée à se prononcer sur la constitutionnalité des articles 276et 277 du Code criminel44, en août 1991, la Cour suprême amajoritairement déclaré que l'on ne pouvait interdire les interrogatoiressur le passé sexuel des victimes. Ecartant alors tous les résultatsd'études qui statuaient sur le préjudice occasionné à la plaignante dansle cadre d'un tel interrogatoire45 les juges majoritaires ont décrété quecet interdit général allait à l'encontre des droits de l'accusé: droits à laliberté et la sécurité, à un procès juste et équitable ainsi qu'à unedéfense pleine et entière. Cette décision a été rendue sur laprésomption que la société avait changé et que les juges ne sauraientplus, dorénavant, tolérer les diversions sur le passé sexuel des

    42               Claire L'HEUREUX-DUBE (1991) citait le juge La Forest (R. c. Corbett, 1988),p. 71. (Souligné par L'Heureux-Dubé)

    43               Marilyn G. STANLEY (1985).

    44               Les articles 276 et 277 du Code criminel ont été reproduits à l'annexe 5

    45               La juge dissidente, Claire L'HEUREUX-DUBE (1991, pp. 64-67) réfère àplusieurs études qui ont démontré qu'une telle preuve (axée sur le passé sexuel dela victime), loin de rationaliser la décision, oriente les décideurs en fonction del'évaluation qu'ils feront alors de la victime.

    victimes.46

    Masquant l'enjeu du maintien ou de l'abrogation de l'article 276,le jugement majoritaire s'est esquivé devant l'objectif ultime dulégislateur, à savoir l'instauration d'un droit égalitaire pour les femmes.En dehors de toute référence au processus judiciaire hautement sélectifdans le cas de plaintes d'agressions sexuelles; en présumant que letraitement judiciaire discriminatoire n'existait plus; sans égard pour lesdroits des femmes institutionnalisés dans la Charte47, le jugementconsacre la priorité de protéger les droits d'un individu menacé d'êtreprivé de liberté.

    En fait, il est à se demander si la position des juges majoritairesne dissimulait pas en elle-même des croyances populaires en matièred'agression sexuelle. Malgré que l'article 276 prévoyait des exceptionsà l'interdiction générale; malgré la tendance antérieure des juges àaccepter une telle preuve; malgré l'obligation pour la Couronne de faireune preuve hors de tout doute raisonnable, les juges majoritairessemblent avoir craint l'effet de plaintes mensongères. Comme sicelles-ci étaient courantes.

    Par ailleurs, n'ont-ils pas versé dans le préjugé et le stéréotypeen véhiculant que les interrogatoires sur le passé sexuel pouvaient êtreindispensables, même en dehors des exceptions prévues à l'article276?

    46            Rappelons les résultats du sondage rapportés par la juge dissidente, ClaireL'HEUREUX-DUBE (1991, p. 22) qui confirmaient, au contraire, que lesmythes, préjugés et stéréotypes relatifs à l'agression sexuelle, aux femmes et auxagresseurs sont toujours vivaces à la fin des années quatre-vingts.

    47            Principalement, les droits accordés aux articles 7, 15 et 28 qui stipulentrespectivement les droits à la vie, la liberté et la sécurité de toute personne ;l'égalité des droits de toutes et tous devant la loi, y compris les femmes,plaignantes d'agressions sexuelles. Ce qui signifie que les victimes d'agressions sexuelles ont également droit à la liberté et la sécurité de même qu'à des procèsjustes et équitables.

    [TRADUCTION] Les résultats des recherches en sciencessociales viennent contredire les allégations que la preuve concernant lecomportement sexuel contribue à l'appréciation des faits ou àl'application du critère de la "vérité judiciaire". Loin de garantir une audience "équitable" ou une défense pleine et entière, la présentation d'une preuve sur le comportement sexuel peut favoriser l'accusé d'unefaçon qui n'a aucun lien avec l'innocence. Ce genre de preuve a sur leprocès une incidence qui n'est pas neutre.48

    Par sa décision majoritaire, la Cour suprême du Canada n'a-t-ellepas réhabilité des mythes, préjugés et stéréotypes auxquels legouvernement fédéral, à l'issue de plusieurs années d'analyse, avaittenté de remédier? Quoi qu'il en soit, comme suite à cette décision, la ministre fédérale de la Justice, Kim Campbell, a déposé un projet de loiqui vise entre autres à préciser la notion de consentement.

    La notion de consentement est au coeur du traitement judiciairede ce type de criminalité puisque, plus souvent qu'autrement, l'accuséarguera que la plaignante avait consenti. C'est en prétextant expliquersa croyance "honnête"49 au consentement qu'il voudra interroger lavictime sur son passé sexuel. Or, vraisemblablement, comme le notentcertaines études, ce type d'informations instruit peu ou pas sur lasituation d'agression et risque de susciter des mythes, préjugés et

    48 Principalement, les droits accordés aux articles 7, 15 et 28 qui stipulentrespectivement les droits à la vie, la liberté et la sécurité de toute personne ;l'égalité des droits de toutes et tous devant la loi, y compris les femmes,plaignantes d'agressions sexuelles. Ce qui signifie que les victimes d'agressions sexuelles ont également droit à la liberté et la sécurité de même qu'à des procèsjustes et équitables.

    49 La culpabilité d'un individu ne réside pas que dans la commission d'un actedéfendu ; elle s'évalue aussi à partir de son intention. Autrement dit, le prévenuest reconnu coupable s'il a eu des contacts sexuels avec une personne qu'il savaitnon consentante. Or, depuis l'affaire Pappajohn c. R., il suffit au prévenu dedémontrer que des circonstances, mêmes extérieures à la situation d'agression,justifient qu'il pouvait croire "honnêtement" au consentement, même si cette croyance était déraisonnable. Voir Christine BOYLE (1991).

    La philosophie individualiste et ses fondements

    stéréotypes qui empêcheraient la tenue d'un procès juste et équitablepour la plaignante. De plus, selon certaines interprétations, letraitement judiciaire actuel en matière de consentement impliqueraitl'accessibilité générale des femmes puisque c'est la victime qui doitprouver qu'elle a exprimé son refus.50

    Bref, à la lumière de ces informations, qui portent sur des pointsfondamentaux, il apparaît justifié de supposer que l'héritage patriarcalmenace encore l'évolution vers un Droit égalitaire. Mais il n'y a pasque les reliquats patriarcaux qui handicaperaient cette évolution: lapensée libérale classique, qui inspire l'administration de la justice, noussemble empêcher une meilleure compréhension des types de criminalitéet passer à côté de l'intégration des droits et de l'intérêt général.

    La naissance des sociétés dites démocratiques a vraisemblablementété influencée par une philosophie qu'on a ensuite reconnue comme lapremière pensée libérale, d'où son nom de philosophie "libéraleclassique". Pour contrer les abus des pouvoirs autocratiques etpromouvoir la liberté individuelle, les tenants de cette philosophie ontpréconisé l'instauration d'une société civile où les pouvoirs législatif,exécutif et judiciaire seraient assumés par des instances différentes.

    Dans ce cadre de référence, la société est mue et agit selon desvaleurs et des normes qui font consensus. Celles-ci sont codifiéesdans des lois définies par le législateur et appliquées par des hommesde droit impartiaux. Et l'individu, qui partage ces valeurs et cesnormes, s'en remet à la société pour le protéger contre lescontrevenants au "contrat social". En tout et partout, les droits et libertés de l'individu doivent être protégés; en revanche, lui seul est

    50       Par exemple, c'est l'interprétation qu'en fait Christine BOYLE (1991).

    responsable de ses actes, de ses réussites et de ses échecs.51

    Que le Droit et le système judiciaire responsabilisent lesindividus à l'égard de leurs actes n'est pas en cause ici. Ce qui risquede poser problème dans le traitement judiciaire des agressionssexuelles, ce sont les bases de cette philosophie libérale classique,axée sur l'individu, le consensus social et la neutralité du systèmejudiciaire. Ce qui pourrait gêner dans cette philosophie, ce sont ses effets possibles. Par exemple,

    1)         l'absence d'une vision globale du phénomène de société qu'estl'agression sexuelle, ce qui empêcherait une compréhension réalistedes situations d'agressions individuelles;

    2)    la préséance des droits de l'accusé aux dépens de ceux des autrestémoins;

    3)    la préséance des droits et intérêts individuels aux dépens de droitscollectifs et de l'intérêt général.

    L'individu d'abord

    L'individu, le consensus social et la neutralité de l'Etat, troisaxes de la pensée libérale classique qui ont bien coloré l'évolution desvaleurs de notre société de même que de ses modes d'organisation etde fonctionnement.

    Sans trop insister sur cet aspect, la pensée libérale classique, quia voulu protéger l'individu contre les abus de pouvoirs autocratiques,est la source de nos valeurs et de nos modes d'organisation et de

    51        Voir notamment Charles de Secondat de MONTESQUIEU, De l'esprit des lois,Tome 1,1748, 432 pages et Jean-Jacques ROUSSEAU, Du contrat social, 1764.

    fonctionnement, tous reconnus pour promouvoir l'individualisme.L'individu a des droits et libertés qu'il faut scrupuleusement protéger;par ailleurs, il est seul responsable de sa réussite ou de son échec.

    Sous cet angle, la pensée libérale classique pourrait constituerune embûche à l'accomplissement des deux rôles fondamentaux dusystème judiciaire, à savoir l'intégration des lois et la protection de la société civile, cela de deux manières. D'une part, si elle favorise uneadministration du crime coupée de la réalité sociale. D'autre part, sielle propose une lecture individualiste des droits, plutôt qu'une lecturedes droits individuels en fonction des droits collectifs et de l'intérêtgénéral de la société.

    En d'autres mots, selon nous, la philosophie individualistepourrait avoir pour effet d'orienter le système judiciaire dans uneanalyse des situations d'agressions strictement basée sur le faitindividuel, sans considérer la réalité sociologique qui caractérise cetype de criminalité. En l'occurrence, cette analyse du "cas-par-cas" netiendrait pas compte des connaissances accumulées sur le phénomènequi démentent les mythes, préjugés et stéréotypes véhiculés enmatière d'agression sexuelle.

    Par ailleurs, cette perspective individualiste pourrait engendrerune administration de la justice qui manquerait de vision globale dansl'interprétation et l'application des lois. Ce serait le cas si elle avaitpour conséquences, d'une part, d'opposer des droits individuelsdifférents et, d'autre part, de négliger les droits collectifs et l'intérêtgénéral. Il nous semble qu'alors elle contribuerait à édifier une justicequi juxtaposerait des intérêts individuels au lieu de tisser des liensentre eux en fonction des droits collectifs des groupes sociaux et del'intérêt général de la société. D'ailleurs, à cet égard, la dernièredécision de la Cour suprême en matière d'agression sexuelle est truffée de silences éloquents.

    Dans une perspective individualiste, la question principale selonles juges était: acceptons-nous, comme société, de risquer decondamner un innocent, faute pour lui d'avoir pu établir tous leséléments de preuve nécessaires à sa défense?

    En pratique, en posant la question principale dans ces termes, endehors de la réalité sociale, les juges majoritaires ont réduit les droitsdes femmes plaignantes: notamment, leurs droits à la liberté, àl'intégrité comme témoins et à des procès justes et équitables. Il ontnégligé l'intérêt général de la société pour promouvoir un droitindividuel à la liberté, du reste, amplement protégé par l'obligationd'une preuve faite hors de tout doute raisonnable.

    Concrètement, lorsque les premiers juristes du pays déclarentque la liberté d'un innocent a préséance sur les droits d'une plaignante en tant que témoin, ils opposent les droits de l'accusé à ceux de laplaignante. Lorsqu'ils négligent d'appliquer les droits des plaignantesen conformité avec ceux des accusés, ils mettent en veilleuse certainsdroits pour les femmes plaignantes d'agressions sexuelles.Finalement, considérant les résultats de recherche qui avaient suscitéles modifications législatives, il semble qu'ils réorientent le systèmejudiciaire vers un traitement discriminatoire des cas d'agressionssexuelles, ce qui serait contraire aux droits collectifs des femmes et à l'intérêt général.

    Ce qui précède illustre déjà quelques écueils que pourrait poser la perspective individualiste du point de vue de l'intérêt général.Nommément, parce qu'elle semble favoriser une administration de la justice plus alimentée aux mythes, préjugés et stéréotypes qu'aux faitsvérifiés. Egalement, parce qu'elle pourrait inspirer une administration de la justice qui privilégie les droits d'une partie par opposition à ceux d'une autre. Et, finalement, parce que ce traitement des causesd'agressions sexuelles pourrait se répercuter sur la qualité de laprotection accordée aux femmes. Cependant, il est d'autres aspects dutraitement judiciaire qui pourraient faire l'objet de quelquesinterrogations, par exemple, le fonctionnement de notre systèmejudiciaire.

    Dans le système judiciaire, l'avocat ou l'avocate, comme touttravailleur ou travailleuse dans un autre champ d'activité, est perçucomme seul responsable de sa réussite ou de son échec professionnel.Comment ces personnes conjuguent-elles leur intérêt professionnelindividuel à l'intérêt général? Il fut un temps où la priorité allait àl'intérêt individuel.

    "J'ai minutieusement relevé dans le dossier tout ce qui pouvaitconforter la thèse des inculpés, et avec tous les avocats de la défense, je me suis lancé dans une explication de l'affaire que je savais tout àfait fausse: je me suis appliqué à démolir la victime en montrant qu'aufond elle l'avait bien cherché. "

    Ce style de défense (...) "tous ou presque nous l'avons pratiquéeen priorité, et longtemps, (...) parce que c'est celle qu'on nous avaitapprise, et nous l'avions apprise parce que la règle d'or dans ce métier,c'est de dire au juge ce qu'il lui plaît d'entendre.52"

    Ce que certains aspirants avocats ou avocates retenaient doncde leur formation, ce n'était pas de faciliter la découverte de la vérité,c'était de savoir quoi dire pour gagner leur cause, dussent-ils tabler surdes mythes, préjugés et stéréotypes préjudiciables à toutes lesfemmes. Et, puisque les juges, avocats et avocates sont entre pairs

    52       Marie-Odile FARGIER (1976, p. 112) cite un avocat de la Défense.

    qui comprennent que leur tâche n'est pas toujours facile, le systèmejudiciaire se faisait compréhensif. La question sera de savoir s'il enétait toujours ainsi en 1987 et si cette compréhension du systèmejudiciaire versait dans le laxisme par rapport au respect des droits desparties et à l'égard de l'intérêt général

    Dans un autre ordre d'idées, la pensée libérale classique véhiculel'incontestable légitimité de l'Etat et du Droit sur la base de deuxcroyances: l'existence d'un consensus parmi tous les citoyens etcitoyennes quant à l'ordre social à privilégier et, l'impartialité de l'Etatet du Droit, agissant pour le bien commun. Ces croyances ont-ellesdes effets sur le traitement judiciaire des agressions sexuelles?

    Le consensus social et l'impartialité de l'Etat et du Droit: mythes ou réalités?

    Au sujet du consensus, nombre d'analyses sociologiques, commenombre de faits d'actualité, ont mis depuis longtemps en lumière quetous les citoyens et citoyennes ne s'entendent pas sur les élémentsdevant définir l'ordre social. C'est ce qui explique les oppositions desgroupes quel que soit le sujet à l'ordre du jour: en matière d'avortements'opposent les groupes pro-vie et pro-choix; en matière dedéveloppement économique se confrontent les écologistes et lesentrepreneurs; en matière constitutionnelle se tiraillent souverainisteset fédéralistes; en matière de légalisation des drogues se confrontentprohibitionnistes et anti-prohibitionnistes; en matière de libre-échange... C'est d'ailleurs en remettant en cause ce prétenduconsensus social que des criminologues ont vu dans la criminalité uneexpression des conflits sociaux qui surgit dans des situationsd'inégalité économique, sociale et politique.53

    53 Notamment, Ian TAYLOR, Paul WALTON et Jock YOUNG (The newcriminology : For a social theory of deviance, London, Routledge & Kegan Paul,1981, chapitre 8) expliquent cette pensée en référant aux ouvrages qui lui ont

    Conclusion

    Constater l'inexistence du consensus social conduitinéluctablement à s'interroger du même souffle sur l'impartialité de l'Etat et du Droit. Le législateur, nous dit-on, est une instance neutrequi légifère dans "l'intérêt commun"; le système judiciaire, tout aussineutre, assure la justice et la sécurité et, en son sein, "le droit pénal,en réagissant aux atteintes aux valeurs fondamentales de la société,protège l'ordre social".54 Pourtant, si l'état de droit est souhaitableparce que tout individu a des intérêts à protéger, les femmes et leshommes d'État et de droit ne doivent pas faire exception.

    Dans ce contexte, que valent les principes, les règles et lescritères absolus édictés et appliqués par l'Etat et le Droit? Sont-ils sineutres et impartiaux? Selon nous, leur pertinence se mesure auxeffets qu'ils ont sur l'application de toutes ces valeurs démocratiquesqu'ils disent vouloir soutenir.55 À ce titre, l'histoire encore récente dutraitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles nous enseigneque ni l'Etat ni le Droit ne se sont particulièrement distingués par leurneutralité et leur impartialité: il a fallu des pressions et desdémonstrations scientifiques incessantes pendant des décennies de lapart des groupes féminins et féministes pour que l'Etat convienne quele traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles étaitdiscriminatoire à l'endroit des femmes et qu'il se devait d'en changer laphilosophie et les règles. Nous verrons si, depuis, le systèmejudiciaire a su se montrer plus neutre, d'une part, en intégrant dans sonanalyse et son traitement des causes d'agressions sexuelles les donné naissance et l'ont alimentée.

    54       Pierre LANDREVILLE, Normes sociales et normes pénales ; notes pour uneanalyse socio-politique des normes, Coll. Les cahiers de l'Ecole de criminologie,Montréal, Université de Montréal, 1983, p. 1.

    55           C'est ce que semble affirmer la juge Claire L'HEUREUX-DUBE (1991),

    Chapitre 2 LE TRAITEMENT JUDICIAIRE L'OBJET, LA METHODE ET LE CHAMP D'OBSERVATION

    Comme cela a été expliqué en introduction, en 1986, trois ansaprès les dernières modifications législatives d'importance en matièred'agression sexuelle, il semblait aux intervenantes des centres d'aideque les nouvelles mesures n'avaient pas fondamentalement transforméle traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles. Lequestionnement que continuaient de susciter les pratiques auxdifférentes étapes du processus judiciaire a incité le Regroupementquébécois des C.A.L.A.C.S. à rassembler les ressources nécessairespour la réalisation d'une étude sur le sujet.

    Initialement, l'équipe responsable de la recherche aurait souhaitépouvoir mener à terme une collecte de données dont les résultats quantitatifs auraient permis de tracer un portrait représentatif de lasituation québécoise en cette matière. Toutefois, le manque deressources financières et le difficile accès aux données ont eu raison dece projet. Ayant également à composer avec d'autres restrictions,notamment liées au mode de collecte de données, l'équipe a finalementconvenu qu'elle s'intéresserait à toutes les causes dont les décisions finales ont été rendues entre le premier janvier et le 31 mars 1987 et,ce, dans tous les districts où le Regroupement comptait des centresmembres. Il en résultait un échantillon de 17 causes, duquel deuxcauses ont été retranchées, faute de n'avoir pu obtenir lestranscriptions des enquêtes préliminaires.

    Cependant, même en ayant restreint l'ampleur de l'étude, il fautmentionner que la difficulté d'obtenir des dossiers complets a largementcontribué à retarder tout son déroulement. Le fait que cette simpleopération ait presque relevé de la haute voltige n'est d'ailleurs passans nous laisser perplexes quant à l'accessibilité des informations en matière de recherche.

    Quoi qu'il en soit, portant sur un nombre réduit de cas qui ne répondent pas nécessairement aux critères de représentativité d'unéchantillon, il va sans dire que les résultats de cette collecte dedonnées ne sauraient être considérés comme représentatifs d'unesituation générale. Pas plus, ils ne doivent être considérés commereprésentatifs de la réalité vécue par les femmes qui s'adressent auxcentres d'aide membres du Regroupement.

    Effectivement, pour profiler le traitement judiciaire des victimesqui sont accompagnées par les intervenantes du Regroupement, ilaurait fallu s'en tenir au profil des personnes qui s'adressentgénéralement à ses membres. Cependant, ces résultats n'ensoumettent pas moins des éléments de réflexion pour expliquer lemalaise des intervenantes face au traitement judiciaire des causesd'agressions sexuelles.

    Cette deuxième partie explique premièrement la méthode detravail suivie pour la réalisation de cette recherche de typeexploratoire. En deuxième lieu, elle profile les causes auxquelles lesrésultats de l'étude s'appliquent.

    LA DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE56

    La méthodologie suivie par l'équipe de recherche se définit entermes d'étapes de travail, de méthodes d'observation et de techniquesde collecte de données. Ces trois aspects sont traités concurremmentpar le biais de l'explication de chacune des étapes du processus de recherche suivi.

    Essentiellement, la démarche méthodologique peut se résumer

    56 Cette section résume le cadre de recherche tel qu'il a été formulé par Lise LAFRANCE dans un document préliminaire intitulé "Proposition d'une piste derecherche pour le compte du Regroupement des CALACS", [Sherbrooke],septembre 1986.

    en quatre étapes: la définition de l'objet d'étude, la détermination de laméthode d'observation et des techniques de collecte de données, la classification des informations, puis l'analyse des résultats.

    La définition de l'objet

    La définition même de l'objet d'étude a comporté deux procédures si-d'étude                                  multanées: la réalisation d'une revue de littérature préliminaire et la consultation des intervenantes de chacun des centres d'aide membresdu Regroupement. Des résultats de ces démarches concurrentes,Lise Lafrance a dégagé une piste et une stratégie de recherche qui ontjeté les bases de cette étude.57

    Eu égard aux différents aspects touchés par la littérature enmatière d'agression sexuelle et en considération du questionnement des intervenantes, le traitement réservé aux femmes au cours duprocessus judiciaire s'avérait l'objet d'étude tout désigné. Toutefois,compte tenu des ressources humaines et matérielles disponibles demême que du temps qu'aurait requis une telle enquête menée à traversl'ensemble du processus judiciaire, il est apparu pertinent de s'en tenirà l'examen des enquêtes préliminaires, des procès et de quelquesplaidoiries.

    Toujours pour des raisons de ressources financières etd'accessibilité des données, l'équipe a décidé de restreindrel'échantillon selon deux autres critères: d'abord, en privilégiantl'analyse des causes instruites dans les districts judiciaires oùoeuvrent les centres membres du Regroupement, puis en se limitantaux audiences tenues entre les premier janvier et 31 mars 1987.

    C'est dire que l'objet d'étude réside finalement dans l'analyse dutraitement judiciaire de causes d'agressions sexuelles instruites dans

    57       Lise LAFRANCE, "Les femmes agressées sexuellement et le système judiciairecanadien - Recherche", [Sherbrooke], octobre 1986.

    La détermination de la méthode d'observationet des techniques de collecte de données

    sept districts judiciaires québécois entre le premier janvier et le 31mars 1987. Cette analyse est basée sur la lecture des enquêtespréliminaires ou des procès instruits et sur l'examen de troisplaidoiries. En tout, l'échantillon final comporte 15 causes.58

    À l'origine, l'intention était de mener une recherche-action où lesintervenantes des centres d'aide, dans l'exercice de leur fonctioncomme accompagnatrices, auraient recueilli les informations enobservant ledéroulement des procédures. Cependant, malgré tous lesattraits d'untel mode, la recherche-action était coûteuse en temps. Par surcroît, une collecte de données par autant d'observatricesmenaçait l'uniformité dans la catégorisation des informations.

    Bref, il a finalement été résolu que la lecture des transcriptionsdes enquêtes préliminaires, des procès et des plaidoiries par uneseule personne permettrait d'atteindre l'objectif de la recherche tout enrespectant les restrictions budgétaires et temporelles.Cette lecture devait évidemment donner prise sur les élémentsimportants qui nourriraient ultérieurement la description des aspectssuivants:

  • les procédures  judiciaires:   les informations   sur   les chefsd'accusation, les délais entre chaque étape, le verdict...;
  • l'échantillon: les informations sur l'agression, la victime, l'accusé;
  • le contenu des interrogatoires et contre-interrogatoires et
  • la stratégie mise de l'avant dans quelques plaidoiries.

    Les outils de collecte de données nécessaires, conçus dans ledessein de mener une recherche-action, demeuraient les mêmes.   Il

    Voir la liste des causes retenues pour l'étude en annexe 1.

    s'agissait de colliger les informations recherchées en appliquant troisgrilles de lecture qui mettent en relief chacun des aspectssusmentionnés. Par ailleurs, histoire d'apprécier l'importance desdifférents sujets traités par rapport à la stratégie globale adoptée danscertaines causes, il a été convenu de jeter un coup d'oeil sur quelques plaidoiries.

    La conception et l'application des grilles de lecture ont étémarquées par la préoccupation première de fournir une description brutede la réalité, avec le moins d'interprétation possible. Ce n'est qu'enparallèle qu'une interprétation est soumise en fonction des élémentsd'analyse expliqués en première partie. C'est ainsi que le chapitre troisvéhicule cette double image du traitement judiciaire: d'une part, unedescription brute de la réalité, principalement profilée par des tableauxet des chiffres et, d'autre part, l'interprétation, inspirée par la teneur ducontenu des audiences.

    Donc, en ce qui concerne les deux premiers aspects composant leportrait du traitement judiciaire, soit la description des procédures et del'échantillon, les informations étant d'ordre factuel, elles ne laissentplace à aucune interprétation quant à la manière de lesretransmettre.59 Par contre, le relevé des sujets abordés par laCouronne et la Défense en interrogatoires et contre-interrogatoires aurait pu donner lieu à des catégorisations diverses. Pour s'en tenir àla lettre de leurs questions ou commentaires, la grille de lecture élaborée pour caractériser leurs interventions auprès des témoinsdevait donc être conçue à partir des questions elles-mêmes. Les typesde questions ont eux-mêmes été regroupés en catégories en vertu dulien qu'ils entretiennent avec l'agression. C'est ainsi que cette seulegrille de lecture comporte sept catégories de sujets et 40 sujets

    59       Voir les grilles de lecture des annexes 2 et 3.

    types.60

    Il est à noter que cette catégorisation nominale des interventionsempêche pratiquement toute interprétation dans la classification.Autrement dit, aucune question ou aucun commentaire n'est classifiépour ce qu'il vise implicitement à mettre en évidence ni pour lessentiments, préjugés ou stéréotypes qu'il tente de susciter: il estcatégorisé par le sujet qu'il aborde nommément. Ce n'est que dansl'interprétation, formulée parallèlement, que ressort la teneur desinterventions resituées dans leur contexte. Après avoir été conçues encollaboration avec les intervenantes et à partir de la consultation dedocuments (plumitifs et enquêtes préliminaires), les grilles ont subideux pré-tests. Principalement, ceux-ci ont permis d'affiner lesinstruments de collecte de données à plusieurs égards:

  • en retranchant toute information qui n'était pas directement liée àl'objet d'étude;
  • en déterminant des catégories et des sujets types clairementdistincts et exclusifs les uns des autres;
  • en formulant des sujets types qui indiquent à quelle personne onréfère (victime, accusé ou tiers).

    En ce qui concerne les plaidoiries, il s'agissait d'essayer d'avoiraccès à celles qui concluaient des causes où toutes les informationsavaient été rendues disponibles afin de dégager la stratégie en connaissant tous les renseignements qu'avaient pu dévoiler lesprocédures. C'est dire que les plaidoiries de plusieurs causes n'ont pasété demandées, soit parce que les procédures avaient avorté, soitparce que les témoignages des victimes étaient absents. De plus,nous nous sommes également abstenues de demander les causes où

    60        Voir les grilles de lecture des annexes 2 et 3.

    La classification des informations

    les accusés avaient plaidé coupables.    Bref, nous avons réussi à obtenir la transcription de trois plaidoiries.

    Évidemment, il n'est pas question de soutenir quelque conclusionque ce soit sur les stratégies générales des avocats et avocates enmatière de traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles. Auplus, ces informations fourniront un aperçu de l'importance que peuventavoir les différentes catégories d'information dans l'argumentationfinale.

    Une fois les instruments de collecte de données fin prêts, plumitifs,enquêtes préliminaires ou procès des quinze causes ont étédécomposés suivant deux étapes: la codification de chaque élémentpertinent en vertu des grilles et leur dénombrement par catégoried'informations ou par sujet type préalablement déterminé. Partant desrésultats de cette classification, il devenait possible de dégager leportrait du traitement judiciaire des causes de l'échantillon. Ceportrait est présenté sous divers angles dans la troisième partie decet ouvrage.

    L'analyse des résultats

    Après avoir présenté les résultats de la collecte de données, noussuggérons une analyse où seront intégrées les interprétations faitessur le contenu des audiences. Cette analyse s'articulera autour deséléments soulevés en première partie, dans la mesure où ilscaractériseront le traitement judiciaire des causes de notreéchantillon.

    LES CARACTÉRISTIQUES DE L'ÉCHANTILLON

    Comme en fait mention l'explication de la démarche méthodologique, l'équipe responsable de la recherche n'a passélectionné en tant que tel les causes desquelles elle tire un portraitindicatif du traitement judiciaire des cas d'agressions sexuelles. Ils'agit simplement de 15 causes dont la décision finale a été rendueentre le premier janvier et le 31 mars 1987 et ce, dans les districtsjudiciaires québécois où oeuvrent des centres membres duRegroupement québécois des C.A.L.A.C.S. A ce titre, l'équipe nevisait pas à établir un échantillon dont les caractéristiquescorrespondraient à celles de l'ensemble des causes instruites enmatière d'agression sexuelle au Québec durant cette période.

    De plus, l'absence de statistiques caractérisant cet ensemble decauses empêche de situer l'échantillon à l'étude par rapport à toutes les causes de même nature instruites au Québec sur une période donnée.Effectivement, si les statistiques informent maintenant sur le nombrede plaintes, leur répartition selon les chefs d'accusation, le taux deplaintes déclarées fondées, le taux des verdicts d'acquittement...; si lesstatistiques renseignent également sur les caractéristiques de lavictime, de l'agresseur et de l'agression, aucune ne décrit le profil descauses qui sont réellement jugées, ni des personnes qui y sontimpliquées.

    Par ailleurs, il serait hasardeux de tenter de situer cet échantillonpar rapport à l'ensemble des plaintes étant donné l'ampleur et la naturedu filtrage de l'appareil judiciaire. Seulement la moitié des plaintes jugées fondées font l'objet d'une mise en accusation.61 De plus, il est

    6l Plus précisément, en 1988, 55% de plaintes jugées fondées ont fait l'objet d'unemise en accusation au Québec et 48% au Canada : Julian V. ROBERTS (1990),pp. 41-42.

    vraisemblable que les préjugés et stéréotypes, ayant influencé cefiltrage, confèrent à ces causes des caractéristiques qui les distinguentde l'ensemble des plaintes déposées.62

    Par exemple, notre échantillon comporte 16 mineures sur 23, cequi donne une représentation de près de 70% de ce groupe d'âge parmiles victimes. S'il est vrai que les études antérieures établissentclairement qu'une forte proportion des victimes seraient âgées entre 12et 25 ans, nulle part ailleurs le pourcentage des mineures n'égale70%.63 Les plaintes impliquant des victimes mineures sont-elles plusfréquemment jugées fondées? Donnent-elles systématiquement lieu àdes mises en accusation? La littérature ne fournit pas d'indice à cechapitre, si ce n'est qu'effectivement l'âge de la victime est l'un desfacteurs qui influencent le classement par mise en accusation.64

    Bref, le tout pour dire que ce que nous connaissons du filtrage

    62                          Ce phénomène a été amplement décrit depuis plus d'une décennie, notammentdans les ouvrages suivants : Célyne LACERTE-LAMONTAGNE et YvesLAMONTAGNE (1980) ; Danièle DROLET (1981) ; Marilyn G. STANLEY(1985) ; Elizabeth A. SHEEHY (1987), Claire L'HEUREUX-DUBE (1991) ;Isabelle GAGNON et Micheline LEFEBVRE (1991).   Après avoir adopté lesmodifications législatives de 1983, qui tentaient de rendre le traitement judiciaireplus objectif, le gouvernement du Canada est à nouveau interpellé. Toutes lesétudes qu'il a commandées pour évaluer l'impact de ces nouvelles dispositionssont unanimes : seul le taux de signalement des plaintes a augmenté. Le systèmejudiciaire demeure hautement "sélectif en matière d'agression sexuelle : CiselaRUEBSAAT(1985) et Ministère de la Justice du Canada (1990).

    63                          Deux sondages du gouvernement fédéral indiquent que la majorité des victimessont âgées de moins de 25 ans : Robin F. BADGLEY (1984) et Solliciteurgénéral du Canada (1985). Par ailleurs, Diane KINNON (Rapport sur l'agressionsexuelle au Canada, Ottawa, Conseil consultatif canadien sur la situation le lafemme, décembre 1981) évaluait plus précisément à 51,1% le pourcentage desvictimes âgées de moins de 20 ans et à 31,9% celui des victimes âgées de 15 à 19ans.   De son côté, la Table de concertation sur les services aux victimesd'agression sexuelle du Montréal Métropolitain (Statistiques, 1989) estimait que24% des victimes étaient mineures. Toutes ces données sont résumées dans May CLARKSON (1986), p. 14 et Brigitte ROULEAU (1991), pp. 12-13.

    64              Célyne LACERTE-LAMONTAGNE et Yves LAMONTAGNE (1980), pp. 78-79; Marilyn G. STANLEY (1985), pp. 39-40.

    judiciaire semble contre-indiquer toute comparaison descaractéristiques de notre échantillon avec les caractéristiques connuesde l'ensemble des plaintes. Par ailleurs, cet échantillon ne peut nonplus être situé par rapport à l'ensemble des causes qui sont instruitespuisque aucune statistique ne définit les traits de cet ensemble.Malgré tout, des statistiques relatives à l'ensemble des plaintes seront parfois rappelées, à titre informatif. Elles permettront de rappeler quenotre échantillon regroupe plusieurs caractéristiques connues del'ensemble des causes.

    Un autre trait, qui apparaîtra sans doute singulier, caractérisenotre échantillon: la présence de deux causes impliquant des victimesde sexe masculin.

    Étant donné que le questionnement des intervenantes descentres concernait le traitement de causes opposant une victimeféminine et un agresseur masculin, c'est cette problématique qui aguidé l'évolution de cette recherche, de la définition de l'objet d'étude àl'analyse. Dans ce cadre, pourquoi avoir conservé des causes quiopposent une victime masculine et un agresseur masculin?

    À la lecture de ces deux causes, et plus précisément encomparant leur traitement à celui des cas où les victimes étaient desexe féminin, il est apparu que les différences entre les verdicts et lessentences nous ont étonnées. Nous avons cru que la réflexion qu'elle asuscitée s'inscrivait parfaitement dans les termes de la problématique,telle que nous la percevions, étant entendu que, sous cet aspect,comme sous les autres, nul résultat ne saurait être généralisé.

    Donc, pour le décrire plus précisément, l'échantillon comporte 15causes, ayant été instruites dans sept districts judiciaires québécois etimpliquant 23 victimes et 16 accusés. Dans l'ordre, les tableauxsuivants informent sur la répartition géographique des causes, les chefs d'accusation retenus en matière d'agression sexuelle de mêmeque sur les victimes, les accusés et les agressions.

    Le tableau 1 montre que l'échantillon comporte des causes quiont été instruites à travers près de la moitié des seize districtsjudiciaires québécois, aussi bien dans des centres urbains que desrégions périphériques.

    Le tableau 2 indique que, dans la plupart des cas, le chefd'accusation retenu en matière d'agression sexuelle est celuid'agression sexuelle dite simple. La prédominance de ce typed'agressions est également traduite dans toutes les statistiques sur lesujet.65

    65      Julian V. ROBERTS (1990), pp. 24-25; Brigitte ROULEAU (1991), p. 3

    Tableau 1

    Répartition géographique des causes

    Tableau 2

    Répartition    des    causes selon    les    chefs

    d'accusation en matière d'agression sexuelle

    66 Les numéros des articles auxquels on réfère sont ceux qui apparaissaient sur les plumitifs. Des changements législatifs ont eu lieu depuis, c'est ainsi que lesactes anciennement prohibés par les articles 246.1, 246.2 et 246.3 sontmaintenant stipulés aux articles 271, 272 et 273(1). [???????]

    exploitation sexuelle, complot. Deux de ces accusés ont été acquittéssous le chef d'agression sexuelle, mais reconnus coupables, pour l'un,de grossière indécence et, pour l'autre, d'exploitation sexuelle.

    Comme il en a été question plus haut, le tableau 3 illustre que l'échantillon regroupe une proportion de victimes mineures plus élevéeque celle traduite par les résultats d'études antérieures sur l'ensembledes victimes. La sous-représentation conséquente des victimes âgéesde plus de 19 ans laisse d'ailleurs perplexe67: les femmes de cesgroupes d'âge sont-elles moins enclines à déposer des plaintes? ouest-ce parce que leur dossier chemine plus difficilement à travers legoulot du système ?68

    67 Rappelons que selon Diane K1NNON (op. cit.) et la Table de concertation sur les services aux victimes d'agression sexuelle du Montréal Métropolitain (op. cit.),les femmes de ces groupes devraient composer entre 50 et 75% des victimes.

    68 Des recherches antérieures ont effectivement dévoilé que le classement d'uneplainte dépendait largement du profil de la victime pour deux raisons : à cause desexigences en matière de démonstration de la preuve, lesquelles étaient empreintesde croyances, préjugés et stéréotypes relatifs au viol, et également à cause despréjugés et stéréotypes du corps policier lui-même. Ainsi l'âge, le statutmatrimonial et l'occupation de la victime constituaient des facteurs importantsdans la détermination de sa crédibilité. La victime la plus susceptible d'obtenirque sa plainte soit jugée fondée était une personne vivant sous contrôle parental ou matrimonial, ayant une occupation "respectable" et un mode de vie "stable".L'existence d'une relation quelque peu étroite avec l'accusé, le fait de s'êtrevolontairement rendue sur le lieu de l'agression ou d'avoir consommé de l'alcool,le fait d'être une femme séparée ou divorcée, d'être désoeuvrée ou d'être uneadolescente en fugue rendait improbable toute mise en accusation. Voirnotamment : Célyne LACERTE-LAMONTAGNE et Yves LAMONTAGNE(1980), p. 42 et pp. 77-78 ; Marilyn G. STANLEY (1985), pp. 39-40 et ClaireL'HEUREUX-DUBE (1991).

    Tableau 3

    Répartition des victimes selon les groupes d'âge

    Autres particularités de l'échantillon, parmi les victimesmineures, quatre étaient âgées de moins de 12 ans au moment del'agression. Cependant aucun de leurs témoignages n'a été rendu disponible. Dernière précision, parmi l'ensemble des victimes, deux sont de sexe masculin, des jeunes hommes mineurs. Le témoignaged'un seul d'entre eux a été rendu disponible.

    Au total, l'échantillon comporte les témoignages de 18plaignantes et un plaignant dans 13 causes différentes. De cestémoignages, trois ont eu pour effet d'empêcher toute démonstration de la preuve de la Couronne. Dans tous ces cas, les plaignantes étaient conjointe, ex-conjointe ou belle-soeur de l'accusé. L'une d'entre elles ademandé le retrait de sa plainte; deux autres ont déclaré avoir mentilors de leur déposition.

    Au sujet de l'âge des accusés, hormis le fait que l'échantillon ne met en cause aucun agresseur de moins de 18 ans, il indique que celui-ci peut être un homme de tout âge.69 Car, tous les accusés, ici, sont desexe masculin, ce qui correspond au portrait de l'agresseur typerapporté par toutes les statistiques jusqu'à ce jour.70

    Sur 16 accusés, 6 ont témoigné et 2 ont enregistré un plaidoyerde culpabilité.

    Tableau 4

    Répartition des accusés selon les groupes d'âge

    Parmi 111 agresseurs, l'échantillon de Diane KINNON (op. cit.) comptait 38% dejeunes hommes âgés de 15 à 19 ans et 15% âgés de 20 à 24 ans : Brigitte ROULEAU (1991), p. 15.

    Robin F. BADGLEY (1984, p. 233) évaluait à 98,8 le pourcentage d'agresseurs de sexe masculin. Le ministère de la Justice du Canada (1990, p. 47) notait laconstance du fait que, indépendamment des régions et des périodes étudiées, 99%des agresseurs sont de sexe masculin.

    En ce qui concerne les faits caractérisant les agressions,plusieurs commentaires s'imposent soit par rapport à la classificationdes données, soit au sujet de la réalité qu'ils dépeignent.

    A propos du classement des informations, plusieurs noterontsans doute l'absence de la catégorie "aucune" sous la rubrique"Conséquences physiologiques ou psychologiques de l'agression". En fait, celle-ci avait été prévue lors de la conception des instruments decollecte de données. Cependant la classification des cas dans cettecatégorie n'a pas résisté à l'analyse. Deux particularités dudéroulement des procédures marquent l'impossibilité de différencier les cas où il n'y a aucune répercussion des autres cas: la quasi-absence detraitement des conséquences physiologiques ou psychologiques et lestémoignages des victimes.

    Parmi les quinze avocats de la Couronne ayant plaidé les causesà l'étude, deux seulement ont abordé la question des répercussions physiologiques ou psychologiques. En d'autres cas, même lorsque derares victimes évoquent, au passage, des répercussionspsychologiques, celles-ci ne font l'objet d'aucune demande de précisionde la part de la Couronne. Conséquemment, elles ne sont pasclairement identifiées ou définies.

    Le deuxième trait du déroulement des procédures qui rendimpossible l'application de la catégorie "aucune" est que, en l'absencede questions directes sur les conséquences physiologiques oupsychologiques de l'agression, il est fort probable que la victime n'enfera aucune mention. Cette présomption se fonde sur la forme et lefond des réponses des plaignantes aux questions qui leurs sontposées. Les témoignages des victimes se caractérisent généralementpar des réponses brèves qui s'en tiennent strictement aux questions qui sont posées.

    Cet état de fait influence doublement la classification. D'une part,puisque la catégorie "aucune" est inapplicable, il faut la retrancher.D'autre part, s'il est inexact de déduire qu'il y a absence derépercussion lorsque le sujet n'est pas abordé, la classification la plusjudicieuse des causes où les conséquences physiologiques ou psychologiques n'ont pas été discutées serait dans la catégorie"information manquante". Voilà pour les considérations méthodologiques sur ce classement.

    Au sujet de la réalité profilée par les informations, elle ressembleà celle décrite par des études antérieures ou s'en distingue, dépendamment des aspects et des sources bibliographiques. Netenant compte que des cas où les informations sont disponibles, lesagressions dont il s'agit ici se caractérisent par les éléments suivants:

  • Plus souvent qu'autrement, le lieu de l'agression était le domicile dela victime ou de l'accusé.
  • L'agresseur et la victime étaient seuls.71
  • Toutes les victimes connaissaient leur agresseur et 14 d'entre ellesont été abusées par des proches.
  • Huit victimes sur 1972 ont subi des actes de violence autres quel'agression sexuelle elle-même, dont une a connu plusieurs types deviolence.73

     

    71                          A l'exception d'une cause où il y avait deux accusés, les autres cas impliquantplusieurs victimes représentent des situations d'abus qui se sont échelonnées surune longue période à l'encontre de mineures abusées individuellement.

    72                          Lorsque le témoignage des victimes n'était pas disponible, les cas ont été classésdans la catégorie "information manquante".

    73                          Selon les résultats d'études antérieures, il ressort essentiellement que la majoritédes agressions ont lieu chez l'une des parties en cause et que celles-ci se connaissaient : Michelle GUAY (1981, pp. 41-42) rapporte les conclusions de Menachem AMIR, Patterns in Forcible Rape, Chicago, University of ChicagoPress, 1971 ; Isabelle GAGNON et Micheline LEFEBVRE (1991, p. 13) réfèrentà un sondage publié dans Canadian Journal of Community Mental Health,"Sexual Assault : Social and Strangers Rape", Halifax, 1986 ; BrigitteROULEAU (1991, p. 15) reprend les statistiques de la Table de concertation surles services aux victimes d'agression sexuelle du Montréal métropolitain,Statistiques, 1989.

    Cependant le nombre d'agressions perpétrées par deux ou plusieurs agresseurs estbeaucoup plus élevé que ne le suggère la réalité de l'échantillon à l'étude. Lestaux rapportés varient entre 25 et 43% des cas : Célyne LACERTE- LAMONTAGNE et Yves LAMONTAGNE (1980, p. 8) citent les résultatsdévoilés par C.R. HAYMAN, C. FANZA et al., "Rape in the District ofColumbia", American Journal of Obstetrics and Gynecology, 1972 ; DominiqueFORTIN (1981), pp. 47-48.

    Par ailleurs, l'intimidation physique et l'agression armée seraient plus fréquentesselon Micheline BARIL et al. (1989, p. 51) ; Julian V. ROBERTS (1990,Rapport no 3) p. 39 ; la Table de concertation sur les victimes d'agressionssexuelles du Montréal métropolitain : Brigitte ROULEAU (1991), p. 14.

    Tableau 5

    Faits caractérisant les agressions sexuelles

    chapitre 2                       70

    * La catégorie "autres lieux privés" réfère à des lieux loués qui nesont pas accessibles à tous.

    Finalement, à propos des conséquences physiologiques etpsychologiques de l'agression, la collecte de données laisse dansl'ignorance puisque le sujet est rarement abordé en cour. S'il estvraisemblable que le traitement judiciaire actuel suscite destémoignages qui évoquent quelques types de violence exercée àl'encontre des victimes, il serait téméraire d'en déduire que, par voie deconséquence, il permet d'en tirer toutes les répercussions,particulièrement celles qui sont d'ordre psychologique. Cette omission du système judiciaire sera discutée plus amplement dans la dernière section de la troisième partie.

    Conclusion

    Pour résumer, en considération des ressources financières et del'accessibilité des données, la démarche méthodologique adoptée a favorisé l'étude de 15 causes ayant été instruites dans sept districtsjudiciaires québécois et impliquant 23 victimes et 16 accusés.

    Parmi les victimes, 16 étaient mineures et les témoignages de 19d'entre elles ont été rendus disponibles pour la réalisation de cetterecherche. Trois plaignantes, conjointe, ex-conjointe ou belle-soeur del'accusé, ont fourni des témoignages qui ont désamorcé les enquêtespréliminaires à l'avantage des accusés.

    En ce qui concerne les agresseurs, hormis l'absence de mineursdans l'échantillon, ils sont de tout âge. Souvent, ils sont confrontés àplusieurs chefs d'accusation.

    Quant aux agressions, elles ont majoritairement eu lieu audomicile de l'une des parties impliquées. La presque totalité desagresseurs ont assailli une personne de sexe féminin (21/23),généralement une connaissance personnelle (14/23) ou uneconnaissance récente (9/23). En plus de l'assaut à caractère sexuel, 8victimes sur 19 ont subi d'autres types de violence.

    Pour terminer, il est notable que le contenu d'enquêtespréliminaires et de procès n'informe que rarement sur les conséquencesphysiologiques et psychologiques des agressions. Même lorsque lesplaignantes, d'ordinaire peu volubiles, évoquent de tellesrépercussions, les procureurs de la Couronne ne les relancent pas surce thème.

    TOURS ET DETOURS DE LA"RECHERCHE DE LA VERITE"

    Contrairement aux autres crimes de nature violente, ces crimessont en grande partie non rapportés. (...) En ce qui concerne lesagressions sexuelles, les taux de poursuite et de déclaration deculpabilité sont parmi les moins élevés de tous les crimes violents.Peut-être plus que dans le cas de tout autre crime, la crainte et laréalité constante de l'agression sexuelle influent sur la façon dont lesfemmes organisent leur vie et définissent leurs rapports avecl'ensemble de la société. L'agression sexuelle est différente d'un autrecrime. 74

    Au début des années quatre-vingt, le sondage du Solliciteurgénéral du Canada sur la victimisation en matière d'agression sexuellerévélait de façon percutante la méfiance d'un fort pourcentage devictimes à l'égard du système judiciaire. En 1981, 62% d'entre ellesn'avaient pas déclaré l'agression. Parmi elles, 44% s'étaient abstenuesde déposer une plainte par crainte des "réactions et attitudes despoliciers et des tribunaux". 75  A la suite de son évaluation à l'échellecanadienne de l'impact des modifications législatives de 1983, leministère de la Justice du Canada concluait en ces termes:

    II y a généralement consensus chez les personnes que nous avonsinterviewées sur le fait que les agressions sexuelles ne sont pas assezsignalées à la police, et que les raisons en sont la peur de l'agresseur,la honte, les difficultés physiques et psychologiques auxquelles on est soumis à l'occasion d'un procès ainsi que l'impression que l'événementne vaut pas la peine d'être signalé au système judiciaire pénal.76.

    Pas la peine, parce que, encore aujourd'hui, au Canada,seulement le quart de toutes les plaintes se résolvent encondamnations.77

    74                           Claire L'HEUREUX-DUBE (1991), p. 10.

    75                           Le ministère de la Justice du Canada (1990, p. 2) reprend les résultats duSolliciteur général du Canada (op. cit., p. 4).

     

    76                 Ministère de la Justice du Canada (1990), p. 66.

    77                 Tenant compte du taux de plaintes jugées fondées (85%), du taux de mises en accusation (48%) et du taux de condamnations (60%) estimés, il apparaît que

    Qu'en est-il précisément au Québec? Cette partie propose unportrait indicatif du processus judiciaire des causes d'actes à caractèresexuel et de la manière dont les tribunaux québécois en disposent àtravers des enquêtes préliminaires, procès ou plaidoiries. Quatresections décriront la situation: la première portera sur le processusjudiciaire; la deuxième sur le profil des interrogatoires et contre-interrogatoires; la troisième sur les plaidoiries et la quatrième sur lessilences, les incohérences et les inconséquences du traitementjudiciaire des causes concernées.

    DE LA PLAINTE AU VERDICT: UN LONG DÉTOUR...  SOUVENT POURREVENIR AU POINT DE DÉPART!

    Depuis 1982, nous avons acquis la certitude empirique profonde que le nombre d'agressions sexuelles au Canada (viols, tentatives deviols et attentats aux moeurs) dépassait de loin le nombre de ceuxqu'on signalait à la police.78

    seuls 25 accusés sur 100 sont condamnés. Il est intéressant de noter, au passage,que ce filtrage des causes d'agressions sexuelles a été comparé à celui qui prévautdans le cas d'autres types de crimes. Pourtant, une étude réalisée aux Etats-Unisprescrit plutôt la prudence dans les comparaisons. Selon cette analyse, le filtragedes causes d'actes à caractère sexuel n'est comparable en ampleur qu'à celui desplaintes de voies de fait grave ; cependant, l'un et l'autre ne résultent pas desmêmes causes. Dans le cas de voies defait graves, le filtrage est principalementexercé par la victime ; alors que celui des plaintes d'agressions sexuelles estl'oeuvre du système judiciaire sur la base de la crédibilité accordée à la victime.Claire L'HEUREUX-DUBE (1991, pp. 12-13) cite Kristen M. WILLIAMS (TheProsecution of Sexual Assaults, Washington, Institute for Law and SocialResearch, 1978, p. 42).

    78 Tenant compte du taux de plaintes jugées fondées (85%), du taux de mises enaccusation (48%) et du taux de condamnations (60%) estimés, il apparaît queseuls 25 accusés sur 100 sont condamnés. Il est intéressant de noter, au passage,que ce filtrage des causes d'agressions sexuelles a été comparé à celui qui prévautdans le cas d'autres types de crimes. Pourtant, une étude réalisée aux Etats-Unisprescrit plutôt la prudence dans les comparaisons. Selon cette analyse, le filtragedes causes d'actes à caractère sexuel n'est comparable en ampleur qu'à celui desplaintes de voies de fait grave ; cependant, l'un et l'autre ne résultent pas desmêmes causes. Dans le cas de voies defait graves, le filtrage est principalementexercé par la victime ; alors que celui des plaintes d'agressions sexuelles estl'oeuvre du système judiciaire sur la base de la crédibilité accordée à la victime.Claire L'HEUREUX-DUBE (1991, pp. 12-13) cite Kristen M. WILLIAMS (TheProsecution of Sexual Assaults, Washington, Institute for Law and SocialResearch, 1978, p. 42).

    Estimation ahurissante, s'il en est: plus de 60%79 des victimesd'agressions sexuelles s'abstiennent de déclarer l'acte perpétré contreelles; selon les données de Badgley80, ce chiffre noir pourrait s'élever à 76%!

    Tenant compte des motifs qui expliquent la sous-dénonciation, ilimporte d'examiner avec quelle rapidité, de quelle manière et avecquels résultats le système judiciaire dispose des cas qui lui sontsoumis. Longueur du processus judiciaire, liberté de l'accusé durant lesprocédures et verdict, les tableaux suivants fournissent un aperçu de la situation qui tend à donner raison aux victimes d'avoir peur et de croireque cela ne vaut pas la peine.

    Le tableau 6 renseigne sur les délais qui espacent les étapes du processus judiciaire, de la date de l'infraction81  à la décision finale. Ilressort que dans 11 causes sur 15, les infractions ont été rapportéesmoins de deux mois après le fait. Pourtant, seulement huitconnaissaient leur issue en moins d'un an. Parmi celles-ci sont inclusles deux causes où les prévenus avaient enregistré un plaidoyer deculpabilité et les deux cas où les plaignantes ont désamorcé leprocessus judiciaire dès le début de l'enquête préliminaire.

    Nul doute que cette lenteur du processus judiciaire est source d'inquiétude pour les victimes qui portent plainte, puisque, par ailleurs,la plupart du temps, l'agresseur demeure en liberté tout au long duprocessus. (Tableau 7)

    De plus, la méfiance des victimes à l'endroit du systèmejudiciaire risque de perdurer, si l'on en juge la réticence à condamner.Huit accusés de l'échantillon ont été acquittés et 7 condamnés.(Tableau 8) Malgré qu'il s'agisse ici d'un échantillon réduit, cet état defait n'est pas étranger à la situation décrite par les statistiques

    79     Ibid.   Le ministère de la Justice du Canada réfère aux résultats du sondage du

    Solliciteur général du Canada sur la victimisation en matière d'agression sexuelle(op. cit.).

    80         Brigitte ROULEAU (1991), p. 8.

    81                   II s'agit de la date d'infraction identifiée sur le plumitif.

    générales sur les taux de condamnations. Au Canada, selon lesrégions et les années, il semble que le taux d'acquittements peutosciller entre 20 et 54%.82

    82 Comme le gouvernement fédéral ne tient pas de statistiques sur les condamnations, le ministère de la Justice a tenté d'apprécier la situation par des études sur leterrain réalisées dans le cadre de son évaluation nationale. Menées dans six villes canadiennes, la collecte de données portait sur les années 1981-82 et 1984~1985,soit avant et après les modifications de 1983. Les résultats indiquent que le taux de condamnations des prévenus cités à procès n'a pas signifïcativement changé.Sa moyenne est estimé à 60%. A Montréal, il était de 57% : Ministère de laJustice du Canada (1990), p. 53.

    Tableau 6

    Délais entre chaque étape du processus, de l'infraction au

    verdict

    * Selon les causes, la catégorie "autres" peut signifier que le délai estindéterminé ou inapplicable parce que la date de la plainte est inconnueou parce qu'il n'y a pas eu procès.

    Tableau 7

    Disposition relative à la liberté de l'accusé

    Tableau 8

    Type de procès, verdict et sentence

    *I1 s'agit des cas où il y a eu demande de retrait de plainte dès ledébut de l'enquête préliminaire ou acquittement du prévenu.

    En ce qui concerne l'échantillon à l'étude, la tendance qu'il illustreest attribuable aux jugements prononcés par des juges seuls.Effectivement, si tous les procès par juge et jury ont abouti à unacquittement, il faut noter, en revanche, que ceux-ci ne se sontprononcés que dans une cause: dans les deux autres cas, lesplaignantes ont déclaré avoir déposé une plainte mensongère oudemandé le retrait de la plainte dès le début de l'enquête préliminaire.

    Au sujet des sanctions, quatre accusés ont écopé d'une sentenceavec disposition pénale unique: l'emprisonnement pour trois d'entre euxet une probation pour le dernier. Dans les deux autres cas, la peined'incarcération était conjuguée à une période de probation.

    Deux accusés, disculpés sous le chef d'agression sexuelle, ontété incriminés, dans un cas, pour grossière indécence et, dans l'autrecas, pour exploitation sexuelle. Le premier a écopé d'une amende de500$ ou deux mois d'incarcération et d'une période de probation; ledeuxième a été condamné à huit mois de prison.

    En ce qui concerne les agressions sexuelles, les peinesd'incarcération varient de 60 jours d'emprisonnement discontinu à sept ans; tandis que les périodes de probation s'échelonnent sur deux à troisans. Ces verdicts s'apparentent sensiblement à ceux généralementrapportés, que ce soit sous l'angle du type de sanction ou celui de sonampleur.83

    Inspirées par des comparaisons qui ont mis en relief unevariation dans le traitement judiciaire des cas d'agressions sexuelles ou de violence conjugale84 selon les régions, nous avons vérifiél'influence de ce facteur dans le cas de notre échantillon.

    Le traitement judiciaire par région a été examiné sous plusieursangles: longueur du processus, disposition par rapport à l'accusé au cours des procédures, verdict et sentence. Toutefois, à cause de lapetitesse de l'échantillon, de sa composition et des nuances auxquellesil faut soumettre la lecture de chaque cas, il est apparu hasardeux d'entirer quelque conclusion, toute relative soit-elle. Une seuleconstatation: le traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles varie dans des causes apparemment similaires, compte tenu du chef d'accusation et de la description de la situation d'agression. Cependant,les informations ne permettent pas d'expliquer ce traitement différencié.

    83 Julian V. ROBERTS (1990, Rapport no 3), chapitres 5 à 8 et, plusparticulièrement, p. 90 ; Isabelle GAGNON et Micheline LEFEBVRE (1991) quiréfèrent aux données du Canadian Sentencing Digest, pp. 28-29.

    84 Julian V. ROBERTS (1990, Rapport no 4). pour les agressions sexuelles, etLiliane COTE (1991), pour la violence conjugale.

    Tout au plus, une comparaison des cas similaires suscite-t-elle desconstatations ou des questions sous divers aspects: la lenteur du processus; les dispositions prises face aux agresseurs durant lesprocédures; les différences de verdict selon le sexe de la victime et lesdifférences de verdict selon les chefs d'accusation et le sexe de lavictime.

    Généralement, les districts judiciaires se distinguent peu les uns des autres par rapport au temps qu'ils prennent pour traiter les causesd'agressions sexuelles. En fait, s'il est irréfutable que les délaisvarient selon les causes, les facteurs d'explication de cette variation ne transpirent pas des informations disponibles. Quoi qu'il en soit, ce quiretient l'attention dans la longueur du processus est le fait que, dans plusieurs districts judiciaires, les enquêtes préliminaires débutent dansles trois mois suivant l'infraction et les procès dans les trois moissuivant l'enquête préliminaire. (Tableau 6, item 2) Dans ce contexte, ilapparaît raisonnable d'estimer qu'une enquête préliminaire instruiteplus de trois mois après l'infraction se tient tardivement, de la mêmemanière au sujet des procès ayant lieu plus de trois mois aprèsl'enquête préliminaire.

    En ce qui concerne les dispositions prises à l'égard des accusésdurant les procédures, trois districts les ont gardés en détention toutau long du processus: Mauricie (1/1), Montréal (3/4) et l'Outaouais(1/1). Cependant, les motifs qui fondent les décisions à ce chapitresont inconnus: pour deux causes comparables, par les situationsqu'elles décrivent, les accusés connaissent des sorts différents.85

    Poursuivant avec prudence la comparaison cas par cas,l'évaluation du traitement judiciaire des causes impliquant des victimesde sexe masculin, par opposition aux autres cas, soulève une question: le traitement judiciaire différerait-il selon que la victime soit de sexeféminin ou masculin? Dans les deux causes où les victimes étaient dejeunes garçons, les accusés ont été reconnus coupables de l'un des

    85    R. c. Laflamme, Cour des sessions de la paix, no 505 01-3050-867 et R. c.Sandro, Cour supérieure, no 550-01-003716-869.

    chefs d'accusation suivants: agression sexuelle ou grossière indécence.Pourtant, même avec une preuve pour le moins aussi irréfutable quecelle des plaignants masculins, les victimes féminines voient plussouvent qu'autrement leur agresseur acquitté. Effectivement, une foisretranchés les cas où les accusés ont plaidé coupables, seules 3victimes de sexe féminin sur 18 ont obtenu la condamnation de leuragresseur.

    Bien sûr, encore une fois, la petitesse de l'échantillon commandela prudence dans l'interprétation, mais les situations décrites durant lesaudiences, elles, ajoutent à l'intérêt de la question troublante, letraitement différentiel selon le sexe de la victime. En effet, commentexpliquer l'issue différente des deux affaires suivantes?

    D'une part, une jeune homme mineur a été abusé sexuellementpar un adulte inculpé d'agression sexuelle et de grossière indécence.Le témoignage du plaignant décrit une situation où il a subi descaresses aux organes génitaux dans une voiture. L'accusé est reconnucoupable de grossière indécence.

    D'autre part, deux jeunes femmes mineures fournissent destémoignages apparemment concordants quant aux faits suivants: deux jeunes adultes les ont séquestrées, amenées dans un motel, menacéesverbalement ou violentées physiquement et abusées sexuellement.Interpellés pour agressions sexuelles, séquestration, voie de fait,grossière indécence et complot, les agresseurs ont été acquittés souschacun des chefs d'accusation.

    La comparaison des sentences laisse aussi perplexe. Il s'agittoujours de cette affaire où l'agresseur d'un jeune homme mineur a étéreconnu coupable de grossière indécence par opposition à une causeoù l'agresseur d'une jeune femme mineure a été incriminé pouragression sexuelle. Dans le premier cas, l'accusé a écopé de 500$ d'amende ou deux mois d'emprisonnement et 20 mois de probation.Dans le deuxième cas, l'agresseur s'en sort avec 60 jours d'emprisonnement discontinu et deux ans de probation. Pourtant, lelégislateur, lui-même, envisage ces deux actes comme différents par leur gravité respective.

    En fait, dans les causes étudiées, pour un même chefd'accusation, soit l'agression sexuelle simple, l'agresseur d'un jeunehomme a écopé de trois ans d'emprisonnement et les agresseurs desvictimes de sexe féminin ont écopé des peines suivantes:

  • trois ans de probation;
  • de 60 jours d'emprisonnement discontinu et deux ans de probation;
  • huit mois de prison;
  • deux ans moins un jour de prison et trois ans de probation.

    Dans ce dernier cas, l'agresseur avait abusé, pendant deux àtrois ans, de quatre mineures, filles de sa conjointe de fait.

    Évidemment, les résultats de ces comparaisons ne sont peut-être que le fruit du hasard. Il faudrait réaliser une analyse comparativeexhaustive sur le sujet pour savoir vraiment de quoi il retourne. Toutde même, il demeure que son contenu soulève des questionsauxquelles il faudrait bien répondre.

    Pour conclure, ces informations préliminaires sur le traitementjudiciaire portent à s'interroger sur deux aspects: le système judiciairese préoccupe-t-il de la sécurité des plaignantes et plaignants? Fait-ilpreuve d'un traitement uniforme en fonction des différents facteurs qu'ildoit prendre en considération?

    Déjà que nombre de femmes organisent leurs déplacements,leurs sorties, leur environnement, et quoi encore? En fonction de ce qu'on leur a appris à craindre, il est plus que probable que la menacepèse lourdement dans la vie d'une victime d'agression sexuelle,particulièrement face à l'agresseur. La longueur du processusjudiciaire, le fait que l'accusé demeure en liberté durant les procédureset, finalement, le très grand nombre d'acquittements donnent toujoursraison aux victimes de craindre et de se méfier du système judiciaire.

    Deuxième point: le traitement apparemment différent de cassimilaires. Si cette étude ne permet pas d'en expliquer les facteurs, ildemeure important d'en souligner l'existence. Ce, d'autant plus que lacomparaison du traitement des cas en fonction du sexe de la victimedonne des résultats qui font sourciller: l'agresseur d'un hommerisquerait-il plus de se voir condamné et d'écoper d'une peine plussérieuse?

    Quoi qu'il en soit, le traitement judiciaire décrit s'apparente àcelui de l'ensemble des causes en ce qui concerne le verdict et la naturede la sentence.

    Dans un autre ordre d'idées, l'examen du contenu des enquêtespréliminaires ou des procès a permis de mieux saisir le traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles de deux manières:

  • d'une part, en informant sur le contenu objectif des questions oucommentaires adressés aux témoins;
  • d'autre part, en fournissant un aperçu des types de stratégies mises de l'avant par les parties.

    En d'autres mots, au-delà de la longueur des procédures demême que de la nature des verdicts et des sentences, sous quel anglele système judiciaire semble-t-il examiner les faits en cause?

    LA justice À la recherche de la vérité

    Dans son jugement dissident quant à la constitutionnalité desarticles 276 et 277 du Code criminel86. traitant de la notion depertinence en ce qui concerne la détermination de l'admissibilité d'unepreuve, la juge Claire L'Heureux-Dubé affirmait:

    Sous le couvert d'une application conforme aux principes duconcept juridique de la pertinence, la common law [sic] permettait àl'accusé d'examiner à fond la moralité de la plaignante par la

    86     Voir annexe 5.

    présentation en preuve d'un comportement sexuel "pertinent".87

    Pour établir la pertinence, le Common Law met de l'avantl'application de trois critères: l'expérience, le bon sens ou la logique oules trois à la fois.

    Toutefois, poursuit la juge dissidente, il existe certains domainesoù l'expérience, le bon sens et la logique sont alimentés par des stéréotypes et des mythes. Comme je l'ai déjà indiqué clairement, on a été tout particulièrement enclin, dans ce domaine du droit [letraitement des causes d'agressions sexuelles], à utiliser desstéréotypes aux fins de déterminer ce qui est pertinent et cela, commeje l'ai déjà démontré, paraît aller malheureusement de soi à l'intérieurd'une société qui, en grande partie, partage ces préjugés.88

    Dans ce contexte, la juge L'Heureux-Dubé ne pouvait entériner ladécision majoritaire qui déclarait inconstitutionnel l'article 276 puisqu'ilavait pour effet de rétablir l'admissibilité en preuve du passé sexueldes plaignantes.

    Quel a été le traitement judiciaire dans les quinze causes qui nous concerne? Illustre-t-il une tendance du monde judiciaire àsurmonter la méfiance qu'il entretenait à l'égard des plaignantesd'agressions sexuelles? Nous verrons ce qu'il en est en examinant letraitement judiciaire subséquent aux modifications législatives de 1983.Rappelons simplement que, par ces modifications, le législateur avaitalors souhaité enrayer, sinon réduire, le traitement discriminatoire basésur des mythes, préjugés et stéréotypes sexistes.

    Cette section profile les interrogatoires et contre-interrogatoires menés dans les quinze causes composant l'échantillon. Ce faisant, ellevise à donner un aperçu des types de stratégies mises de l'avant parles parties dans le traitement judiciaire des causes d'agressionssexuelles.

    87        Claire L'HEUREUX-DUBE (1991), p. 32.

    88        Ibid., p. 48.

    Les thèmes généraux des interrogatoires et des contre-interrogatoires

    Comme nous l'avions mentionné dans la deuxième partie, la grille delecture des audiences a été élaborée à partir des sujets nommémentabordés, ceci pour éviter toute interprétation fondée sur lessentiments préjugés ou stéréotypes que les interventions peuventsous-tendre ou viser à susciter. C'est ainsi que 40 sujets types ontété relevés. Ils ont ensuite été regroupés en catégories selon le lienqu'ils entretiennent avec l'agression, ce qui a donné lieu à septclasses de sujets types.89

    La première catégorie d'interventions réunit les sujets quirequièrent l'identification de personnes (nom, statut, occupation), delieux, d'objets ou de dates qui ont trait à l'agression de même que letype de relation qu'entretiennent les personnes impliquées. Ce sontles "sujets d'identification".

    La deuxième classe est composée des "sujets sans lien direct avec l'accusation", d'où l'abréviation utilisée pour y référer: catégorie"sans lien". En d'autres mots, ce genre de questions ne traite d'aucunaspect relatif à la situation d'agression, ni même d'aucun aspect relatifà un autre moment où les parties auraient été en présence l'une del'autre. Il s'agit entre autres de questions qui portent sur lescaractéristiques personnelles des parties en cause, leurs antécédentsjudiciaires, leurs habitudes de vie. La sous-catégorie "Autre"rassemble des questions qui traitent des aspects de la vie des partiesnon prévus par l'un ou l'autre des sujets types spécifiés sous larubrique sans lien. Par exemple, il peut s'agir de questions portant surla situation familiale ou conjugale d'une plaignante.

    Le troisième groupe de sujets réunit les questions relatives àdes situations où la victime et l'accusé étaient en présence l'un del'autre, mais à une date antérieure à l'agression. Il s'agit de lacatégorie des "sujets connexes".

    89     Voir annexe 4.

    Communément appelée la catégorie des "sujets en lien", laquatrième classe d'interventions porte sur des thèmes directement liésà la situation d'agression et aux personnes qui y sont impliquées. Plusprécisément, il est alors question du déroulement de l'agression, desactions respectives des parties de même que de l'habillement despersonnes impliquées, de leur état et de leur perception de la situation.

    Le cinquième groupe de sujets types, nommé les "suites", réfèreaux faits conséquents à l'agression. Ici, la Cour se renseignenotamment sur les actions de la victime après l'assaut, lesconséquences diverses de l'agression, les relations de la victime avecl'accusé et les circonstances du dépôt de la plainte.

    La sixième catégorie de sujets, les "confrontations", regroupeles interventions qui marquent l'opposition des dires ou lescontradictions entre les témoignages d'une même personne.

    Finalement, la classe des "sujets divers" hérite évidemment de toutes les interventions qui ne peuvent être autrement classées: parexemple, les expressions diverses, les questions interrompues, lesconsignes aux témoins.

    Les tableaux suivants indiquent, tour à tour, la fréquence dessujets types abordés par catégorie (Tableau 9), puis caractérisent letraitement judiciaire de la Couronne et celui de la Défense. (Tableaux10 et 11) En d'autres mots, combien de questions sont posées parcatégorie d'informations et qui, de la Couronne ou de la Défense, lespose?

    Comme l'indique le tableau 9, les questions les plus fréquentesont trait à des sujets en lien avec le jour de l'agression et l'agressionelle-même. Cette catégorie est suivie dans l'ordre par: lesinterventions diverses, les questions d'identification, les questions surles suites, les sujets sans lien, les confrontations et les demandesd'informations sur des événements connexes.

    Tableau 9

    Fréquence des sujets types abordés par catégorie

    * Pourcentage par rapport au total des interventions

    Ce portrait brut fournit déjà une prise sur la réalité étudiée.Notamment, il indique que plus de 53% des interventions requièrentdes informations sur la situation d'agression, soit par des questions enlien, soit par des questions sur l'identification. Il met également enévidence la fréquence des interventions diverses. Finalement, il attirel'attention sur l'importance des questions sans lien, particulièrementpar comparaison à l'intérêt porté aux suites de l'agression.

    Dans un autre ordre d'idées, maintenant que nous savons ce quicompose l'ordre du jour des audiences et dans quelle mesure,identifions qui en parle et avec quelle insistance. Pour ce faire, deuxcalculs ont été réalisés. D'abord, il s'agissait d'établir le pourcentagedes interventions de la Couronne, puis celui de la Défense par rapportau total des interventions pour chaque catégorie d'informations.(Tableau 10) Ensuite, a été évalué le pourcentage des interventionspour chaque catégorie, cette fois-ci, en fonction du total desinterventions de chacune des parties. (Tableau 11) Le premier tableaudit qui pose le plus de questions par catégorie et le deuxième identifie les thèmes privilégiés de chacune des parties.

    L'un des traits marquants de la situation décrite par les deuxtableaux est certainement que, sauf exception, les deux partiesaccordent une importance très différente à chacune des classesd'informations. Seule la fréquence de la catégorie en lien est à peu prèségalement attribuable à l'une et l'autre des parties.

    Plus précisément, il est notable que la fréquence des questionsqui pourraient susciter la perplexité est grandement due à la Défense:une très forte majorité des questions sans lien et des confrontationsproviennent d'elle. Même par rapport à l'ensemble de sesinterventions, la Défense accorde deux fois plus d'importance à cestypes de sujets que ne le fait la Couronne. D'ailleurs, au fur et àmesure que le profil du traitement judiciaire sera détaillé et commenté, son intérêt pour ces catégories d'interventions s'expliquera de mieux enmieux. Pour l'heure, ce qu'il faut noter, c'est que cette différence, entrele traitement judiciaire de la Défense et celui de la Couronne, nepourrait être qu'apparente.

    Effectivement, il faut tenir compte ici que, dans la plupart des cas,les accusés n'ont pas témoigné. Lorsque sont isolées les causes où lavictime et l'accusé ont tous deux témoigné, il est notable que les deuxparties, Couronne et Défense, formulent autant de questions sans lien et des confrontations. Autrement dit, l'intérêt pour les questions sanslien et les confrontations ne serait pas propre à la Défense.

    Tableau 10:

    Fréquence des interventions des parties parrapport à l'ensemble des interventions parcatégorie d'informations

    Tableau 11

    Fréquence  des  interventions  des parties  par rapport  à  l'ensemble  de leurs  interventions respectives

    En définitive, ce qui nous semble primordial de constater, ce n'est pas tant la provenance des questions que la constatation du fait que lesystème judiciaire les admette, considérant probablement qu'ellescontribuent d'une manière ou d'une autre à la découverte de la vérité.

    En ce qui touche les autres écarts de fréquence qui paraissentcaractériser le traitement différent de la Couronne et celui de laDéfense, ils peuvent difficilement être commentés. Par exemple, unefois posées les questions d'identification, la Défense juge peut-êtrequ'il n'est pas nécessaire d'y revenir. Le même commentaire peutvaloir en ce qui concerne le traitement des événements connexes. Enrevanche, l'écart qui prévaut dans le traitement des suites intrigue,puisque, ici, c'est la Défense qui pose le plus grand nombre dequestions. Est-ce parce que les interrogatoires ne l'éclairent pas suffisamment sur les faits conséquents à l'agression? Il est possiblequ'un examen plus approfondi des audiences en révélera l'explication.

    Détaillant le portrait général, les tableaux suivants disent lafréquence de chacun des sujets types par rapport à l'ensemble desinterventions par catégorie.

    Les sujets types en matière d'identification

    Les questions d'identification font l'objet de 15,3% de toutes les interventions (Tableau 9) et près de 60% d'entre elles proviennent de

    la Couronne (Tableau 10).Le tableau 12 informe sur l'objet des questions d'identification. Il est notable que les parties cherchentsurtout à faire préciser l'identité des personnes impliquées, des lieuxet des objets de même qu'à identifier le moment de l'agression.Cerner le type de relations entre les personnes impliquées constituela deuxième préoccupation des parties.

    Tableau 12

    Fréquence des sujets types d'identification

    Voici des exemples de formulations très courantes.

    Est-ce que tu connais le monsieur [l'accusé] qui est assis au bout de latable?90

    Alors, il y avait d'autres personnes à part [G.] et [l'accusé] à cemoment-là?91

    Et tu demeurais à quel endroit à ce moment-là?92

    90        R. c. Girard, Cour des sessions de la paix, no 150-01-000726-845, p. 23.

    91        R. c. Blanchet, Cour des sessions de la paix, no 505-01-1515-853, p. 20. 92   R. c. Desgagné, Cour des sessions de la paix, no 150-01-001649-863, p. 7.

    Les sujets types sans lien avec l'agression

    Je vais ici te montrer un sac qui contient une boucle d'oreilles.(...)

    C'est la boucle d'oreilles que tu portais ce soir-là?93

    Cet incident-là, dont tu viens de parler, c'est arrivé le 10 août. Est-ce que tu te souviens c'était quelle journée le 10 août, l'incident dont tu viens de relater à la Cour?94

     

    A ce moment-là (...), quel genre de relations tu avais toi avec [les accusés]?

    (...)

    C'était pas des amis à toi?95

    Dans l'ensemble, il ressort que ces questions sont formuléesobjectivement, sans véhiculer aucun préjugé ou stéréotype quipréjudicierait l'une ou l'autre des parties. Toutefois, la réponse à ladernière question, si elle est affirmative, pourrait susciter des préjugéssi le système judiciaire refuse encore de croire qu'une agressionsexuelle peut-être commise contre une connaissance.

    Les questions portant sur des sujets qui n'entretiennent aucun liendirect avec la situation d'agression constituent 11,5% de toutes lesinterventions. (Tableau 9) Sauf une exception où l'accusé avait plaidécoupable, toutes les plaignantes ont dû répondre à des questions sanslien. Plus de deux fois sur trois, ces questions provenaient de laDéfense. (Tableau 10)

    Globalement, ce sont les sujets "autres" qui captent l'attention.(Tableau 13) C'est d'ailleurs précisément sous cette rubrique qu'il arrive que des questions puissent aider à clarifier certains aspectsd'une situation. Mais, généralement, au-delà de 75% n'entretiennentmanifestement aucun lien avec la cause. Souvent, elles ne semblentviser qu'un but: semer des préjugés défavorables à la plaignante. Apreuve, les quelques citations suivantes.

    93                  R. c. Laflamme, p. 30.

    94        Ibid, p. 32.

    95        R. c. Richer, Cour des sessions de la paix, no 500-01-000222-874, p. 14.

    Mlle (...),  vous n'alliez pas à l'école à ce moment-là?96

    Pourquoi... Est-ce que vous faites venir les policiers à toutes les foisque votre concubin vous demande defaire l'amour?97

    Quand vous êtes allée là la deuxième fin de semaine, le samedi et ledimanche, vous saviez que vous y alliez à l'encontre de l'avis de vos... de ta mère, à tout le moins?98

    N'est-il... n'est-il pas exact que vous aviez dit que vous-même, vous étiez fâchée contre votre père, pis, que vous vouliez rien savoir delui?99

    Si je comprends, vous avez été élevée par votre mère?(...)

    C'est la seule personne qui est responsable de vous élever?(...)

    Est-ce que ça vous dérange, ça vous perturbe ?100

    Est-ce que tu as déjà eu des relations sexuelles avec [l'un des accusés]? (...)

    Alors tu l'as déjà fréquenté d'une façon assez étroite (...) avant le vingt

    et un (21) décembre? (...)

    Donc tu devais connaître son frère [l'autre accusé, dans cettecause]?101

    96        R. c. Blanchet, p. 15.

    97        R. c. Croteau, Cour des sessions de la paix, no 615-01-00550-866, p. 14.

    98    R. c. M, p. 95.   Cette cause étant frappée d'une ordonnance de non-publication,

    nous y référons sous une dénomination abrégée, 99  bid., p. 100. Défait, ici, la Défense a insisté pour faire dire à la jeune plaignante

    qu'elle avait exprimé au prévenu qu'elle était en mauvais termes avec son père,

    lequel ne vivait plus avec sa mère.

    100            R. c. Sandro, pp. 79-80.

    101            R. c. Richer, p. 120.

    Tableau 13

    Fréquence des sujets types sans lien

    En plus de toutes les insinuations que peuvent sous-tendre lesquestions relatives aux autres sujets types, les questions sans lienconstituent un terrain par excellence pour fertiliser les préjugés. Quevoilà des plaignantes qui ne correspondent pas au modèle de la personne crédible pour diverses raisons: fréquentation scolaireirrégulière, indiscipline par rapport aux consignes parentales, relationsfamiliales perturbées, relations intimes avec l'accusé ou vie sexuelleactive.

    Dans une autre cause, la Défense soutient que si la victimecraignait réellement l'accusé, elle aurait dû changer ses habitudes devie.

    Ça vous a jamais, jamais empêché ça Mademoiselle, votre peur, d'allerau Chariot [un bar] après le 10 février.  Vous avez continué à y aller auChariot?(...)

    Non, non, mais vous avez continué à aller au Chariot...(...)

    Vous avez changé aucune de vos habitudes ?102

    Il ne faut pas se méprendre, l'argumentation de la Défense, ici,n'a rien de singulier: elle ne s'inspire que des leçons que la société sert,plus particulièrement, aux femmes pour éviter les incidents. Ainsi, il nerelève pas de la société de protéger les femmes contre la violence, ilrevient à celles-ci de la contourner.

    Sauf un cas, il est notable que dans toutes les causes quiimpliquaient des victimes mineures, la Défense a tenté de mettre enévidence soit une situation familiale caractérisée par lamonoparentalité, soit le fait que la victime ne respectait pas toujours ladiscipline parentale, soit qu'elle n'était pas une étudiante assidue.

    Des questions sans lien sont également formulées à l'intentionde témoins de la Couronne, autres que les victimes. Quelquesexemples.

    Vous êtes mariée?(...)

    Vous avez des enfants?

    (...)

    Ils demeurent avec vous?(...)

    [En] Placement?103

    Sur ce, la Couronne est intervenue pour dire qu'il ne "faudrait pas charrier trop trop maître là". Dans la même cause, à l'intention de l'ex-conjointe de fait qui témoigne sur un acte similaire:

    102   R. c. Bourassa, p. 147. 103 Ibid., p. 43.

    C'est exact de dire madame (...) que vous n'appréciez pas la visite de votre ex-mari vis-à-vis votre enfant. Vous aimez pas ça que votre enfant aille avec votre ex-mari durant la période que vous avez été avec [l'accusé]?104

    Ou, pour y aller d'un mythe sur la crédibilité des femmes:

    Vous vous souvenez d'avoir écrit dans ces lettres-là toutes lesactivités sexuelles que vous aviez et que vous étiez pour avoir avec[l'accusé]?105

    Rien d'étonnant de constater que près de 70% des sujets sanslien sont mis de l'avant par la Défense. (Tableau 10). Cependant, ce qu'il faut retenir, c'est que cette stratégie défensive semble permise.C'est effectivement ce qui laisse supposer que le traitement judiciairedes cas à l'étude pourrait refléter celui du système judiciaire dans lescauses d'agressions sexuelles. Un système judiciaire apparemmentpermissif dans la latitude qu'il attribue à la Défense. Bien sûr, l'avocatet l'avocate n'ont pas toujours la tâche facile et l'accusé a droit à une défense pleine et entière. Toutefois, si elle singularise le traitementjudiciaire de l'ensemble des causes d'agressions sexuelles, cettepermissivité pourrait nuire à l'administration de la justice de troismanières:

  • parce qu'elle dévie de la recherche de la vérité sur les faits encause, prétextant pouvoir les juger sur la base d'éléments qui leurs sont extérieurs;
  • parce que, ce faisant, elle laisse libre cours à des mythes, préjugéset stéréotypes, qui, loin d'éclairer sur la situation en litige,empêchent peut-être la tenue de procès justes et équitables pourles plaignantes;
  • parce que, ce faisant, elle ne tient pas compte du droit à la

     

    104           Ibid., p. 134.

    105           Ibid., p. 139.

    protection de la vie privée et à la dignité pour tous les témoins.

    Pour résumer, la question qui émerge de l'analyse desinterventions sans lien est de savoir si le système judiciaire joue sonrôle d'administrateur de la justice de façon judicieuse et s'il applique leslois dans leur intégralité, étant entendu que tout témoin de la Couronnea des droits, comme l'accusé a les siens.

    Les sujets types relatifs à des événements connexes

    En ce qui concerne les événements connexes, rappelons qu'ils sont                 l'objet de 3,3% des interventions (Tableau 9) et, dans plus de 55%                                  des cas, elles sont l'oeuvre de la Couronne (Tableau 10). Celles-ci renvoient à des situations où la victime et l'accusé étaient enprésence l'une de l'autre, mais qui ont eu lieu avant le jour de l'agression. Les questions qui y réfèrent sont souvent objectivesautant sous l'angle des sujets qu'elles abordent (déroulement général,actions de la victime et de l'accusé) que de la formulation. Objectives,toujours en ce sens qu'elles recherchent une description de faits etqu'elles ne comportent habituellement pas d'insinuations. Quelquesexemples:

    (...)   Est-ce que tu pourrais dire à monsieur le Juge, là, la premièrefois...    quand, la première fois, tu l'as rencontré [en parlant del'accusé]?(...)

    (...)   Et effectivement, qu'est-ce qui s'est passé quand t'es embarqué

    avec [l'accusé]?

    (...)

    (...) Quelle sorte de conversation que vous aviez? Qu'est-ce qui s'est passé dans ce quatre (4) heures là?106

    A quels endroits tu l'avais vu [en parlant de l'accusé]?(...)

    Est-ce que tu peux te souvenir d'autres endroits que tu l'as vu?107

    106            R. c. Girard, pp. 23, 29 et 33.

    107     R. c. Laflamme, p. 31.

    Comme vous nous avez dit tantôt, il n'y a pas eu aucune violence quis'est faite là [en parlant d'une rencontre antérieure avec l'accusé]?(...)

    Ça  s'est fait  amicalement?  [Lire,   la  rencontre s'est dérouléeamicalement?]108

    Toutefois, il arrive que la Défense en profite pour formuler, iciaussi, des questions tendancieuses. Par exemple, prétextant vouloirs'informer sur les sujets de discussion ayant été abordés lors d'unévénement connexe, un avocat demande à une victime:

    (...) Il a pas été question d'une montre également?(...)

    Une montre que vous auriez volée. 109

    Quelle que soit la réponse du plaignant à cette question, il est indubitable qu'elle n'affinait en rien la compréhension de la situation d'agression. De toute manière, ce n'était visiblement pas le but del'interrogation. Indépendamment de la réponse, le seul fait de poser laquestion sème des doutes sur la crédibilité du répondant.

    De manière plus subtile, la Défense peut poser des questionsobjectives qui, mises en relation avec le reste du contre-interrogatoire, contribuent tout autant à semer des préjugés à l'égard de la victime. Leplus bel exemple en est cette cause où la Défense:

    1.  d'une part, rappelle que la plaignante avait déjà eu une relationsexuelle consentante avec l'accusé, puis,

    2.           d'autre part, poursuit son contre-interrogatoire sur les faits en causedans une formulation des questions et une reformulation desréponses de la plaignante qui donnent l'impression que la victimecontrôlait la situation.110

    108         R. c. Richer, p. 67.

    109        K. c. Girard, p. 6l.

    110         R. c. Doyon, Cour des sessions de la paix, no 450-01-001912-869.

    Bref, généralement, la formulation des questions peut-être considérée comme objective. Cependant, située dans l'ensemble d'uncontre-interrogatoire, il arrive qu'elles soutiennent une stratégiedéfensive uniquement basée sur des préjugés. Dans ce contexte, lesilence du juge et de la Couronne nous semble peu propice à une administration de la justice équitable.

    Les sujets types en lien avec l'agression

    De toutes les interventions, 38,1% appartiennent à la catégorie en lien                    (Tableau 9) et elles sont également attribuables à la Couronne et à la

    Défense (Tableau 10). Ce sont les sujets d'ordre général qui sont leplus fréquemment traités. Dans un ordre de fréquence décroissant, ledéroulement général, les actions générales de l'accusé et de la victimey sont tour à tour abordés. (Tableau 14).

    Tableau 14

    Fréquence des sujets types en lien

    * Pourcentage par rapport au total des interventions dans la catégorie

    Formulées de façon globale, ces questions sont la plupart dutemps objectives parce qu'elles ne comportent pas d'insinuations et nerequièrent qu'une description de faits strictement relatifs à la cause.Quelques citations pour illustrer ce qui nous apparaît être un typeobjectif de formulation:

    Conte-nous qu'est-ce qui s'est passé à ce moment-là.111

    Est-ce qu'il y a eu, essayez maintenant, on va reprendre ça à partir dumoment où vous descendez en bas. Essayez de nous décrire ça avec tous les détails. Quel est son comportement vis-à-vis vous? Comment vous répondez à ça?112

    A l'intention d'un accusé:

    Est-ce qu'il y avait juste vous qui faisiez les commissions à cemoment-là?113

    Il s'agit donc de questions qui appellent une description des faitsen cause, sans orienter le contenu des réponses, sans insinuer quoique ce soit au sujet de la victime ou de l'accusé. Néanmoins, toutes lesinterventions ne sont pas aussi objectives. Dans cette catégorie desujets, comme dans toutes les autres, il arrive que la formulation desquestions ou l'usage des réponses dans l'argumentation globaleapparaisse tendancieux. Dans les deux cas, le danger est d'aviver desmythes, préjugés et stéréotypes qui, vraisemblablement, pourraient défavoriser les plaignantes.

    Par exemple, l'une des stratégies les plus fréquentes est delaisser entendre que le récit de la plaignante ne décrit pas une "vraie" agression sexuelle. Cette stratégie est mise de l'avant, notamment, enattirant l'attention sur l'absence de caractéristiques d'une vraie agression ou en minimisant les faits et gestes de l'agresseur. Lacitation suivante sous-tend que si une victime ne s'est pas débattue,c'est qu'elle a consenti.

    Alors, vous l'avez pas frappé, y vous a pas retenu? Vous vous...vous vouliez pas dire au Président du Tribunal que vous avez étéobligée de vous débattre, de vous battre ou quelque chose dugenre?114

    111            R. c. Girard, p. 35.

    112     R. c. Gélinas, Cour des sessions de la paix, no 450-01-002848-864, p. CH-8.

    113   r..c. P., p. 30.  Cette cause étant frappée d'une ordonnance de non-publication,

    nous y référons sous une dénomination abrégée.114  R. c. N., p. 102-GB.

    Ce genre de questions est presque systématiquement posé parla Défense, histoire de souligner que la victime n'a pas résisté ou quel'agresseur ne l'a pas explicitement contrainte. Et, pour bien marquerque les actions de la victime ne correspondent pas à celles d'une vraievictime, on insiste, l'air de demander une justification: Vous ne lui avezpas dit de ne pas vous toucher? Avez-vous tenté de quitter les lieux?Vous n'avez pas crié?... "Est-ce que vous criiez fort sur la rue?"115 Sila victime n'a pas résisté selon des attentes spécifiques, il est présuméqu'elle n'a pas manifesté son refus et, Conséquemment, qu'elle n'a pasréellement été agressée.

    Par ailleurs, il se peut que la Défense tente de minimiser lesgestes posés par l'accusé:

    Alors finalement au Motel, à part les seuls petits touchers quevous nous avez dit tantôt, il ne s'est pas passé d'autres choses vousconcernant, vous êtes retournée chez Malon par après et c'a finilà?116

    Autre stratégie, il arrive que la Défense pose des questionsd'ordre général et reformule les réponses de la plaignante d'unemanière telle qu'elle donne l'impression que celle-ci contrôlait ledéroulement des faits en cause. Associées à l'accent mis sur l'absencede menace explicite, ces formulations et reformulations laissententendre qu'il ne s'agissait pas d'un "vrai" viol.

    Q       Vous vous êtes assise sur le divan au début?(...)

    Q       Vous, est-ce que vous l'avez touché?(...)

    115    R. c. Richer, p. 68.

    116     Ibid., p. 69.

    Q À ce moment donne-la, est-ce que vous étiez, vous avez toujoursvotre jaquette?(...)

    Q       .Est-ce que vous avez fait certains gestes?

    R.       Y m'a obligée, y m'a obligée à lui toucher.

    Q      Si je comprends bien, là vous lui avez touché.

    R.       Oui.

    Q       Vous l'avez touché à combien de reprises?(...)

    Q       Vous l'avez touché à quel endroit?(...)

    Q       Vous avez fait quoi là ?(...)

    Q      Bien quand vous l'avez touché au pénis?(...)

    Q       Quand vous dites qu'il vous a pénétrée, vous, est-ce que vousaviez encore votre jaquette ou quoi?

    R.       Oui je l'avais encore, y l'ajuste levée.

    Q      Vous l'avez levée?

    R.       Oui.

    Q      C'est qui qui a décidé d'aller à terre?

    R.      C'est lui.

    Q      (...) C'est qui qui est descendu le premier par terre?

    R.       ...Je crois que c'est moi.

    Q      C'est vous?

    R.       Oui. Parce qu'y m'a demandé d'aller par terre.

    Q      Okay, là vous avez décidé d'aller par terre?

    R       Oui.

    Q      Là il vous a suivie?

    R       Oui.

    Q      Là si je comprends bien, vous n 'avez pas enlevé complètementvotre jaquette?

    R       Non.

    Q      Vous l'avez relevée seulement?117

    Profitant du fait que la plaignante soit en terrain inconnu (la Cour), que, de surcroît, elle doive se remémorer des événementspénibles, la Défense réussit à lui faire dire qu'elle a elle-même relevésa "jaquette" et qu'elle a elle-même décidé d'aller par terre dans une discussion où l'avocat voulait donner l'impression que la plaignantecontrôlait la situation.

    Dans un quatrième cas, celui-là quasi caricatural, questionsd'ordre général ou pas, la Défense harcèle carrément la plaignante.Celle-ci a été soumise à un contre-interrogatoire aussi tatillon quefutile exigeant une description, pratiquement minute par minute, de lasituation d'agression: quand avez-vous enlevé ou vous a-t-il enlevévotre manteau, vos bottes, votre gilet, votre pantalon, vos bas, votresoutien-gorge, alouette! ...Au fait, "Vous aviez des bas, des basculottes ou des bas ordinaires?" et "Est-ce que le soutien-gorge étaitagrafé à l'avant ou à l'arrière?118

     

    Ici, la Défense recherchait vraisemblablement la moindre vétille àlaquelle elle aurait pu s'accrocher pour atténuer la responsabilité del'agresseur. La victime, elle, a dû s'astreindre à un contre-interrogatoire sur chaque détail de la séance de déshabillage, surl'endroit où avait été laissé chaque morceau de vêtement, sur le nombrede minutes pour chaque acte: arrivée dans la cuisine, dans le salon,dans la chambre de l'enfant, dans la chambre du délit, retour dans lachambre de l'enfant, retour dans la chambre du délit... Elle a égalementdû faire l'énumération des endroits où le prévenu l'avait touchée. Si ellementionnait qu'il avait tenté de l'embrasser ou de lui toucher les seins,

    117 R. c. Doyon, pp. 25-28. [Caractères gras par nous.]

    118  R. c. Bourassa, de façon intermittente mais insistante, pp. 64, 70, 75, 88, 90, 93,99-102.

    ce n'était pas suffisant: il fallait absolument savoir s'il y était parvenu!Et, pour finir, la victime s'est fait demandé la question suivante: "Vous avez pas eu de fun un peu aussi?" 119

    II s'agissait là d'une affaire où la dame, en plus d'avoir étéagressée sexuellement, avait été menacée psychologiquement ("Tusortiras pas d'icitte vivante!") et physiquement avec un couteau sous lementon! Ce n'est qu'avec le troisième témoin de la Couronne, toutesdes femmes, que le juge a finalement reproché à la Défense de faire duharcèlement. 120 En cours de procédure, il avait tenté de fairecomprendre à la Défense qu'elle faisait perdre beaucoup de temps avecses contre-interrogatoires tatillons.121

    En ce qui a trait aux autres sujets dits en lien, ils sont égalementsusceptibles d'être abordés par la Défense de manière tendancieuse àla défaveur de la victime.

    Par exemple, en ce qui concerne l'habillement de la victime, letraitement du sujet n'a été utile que dans une seule des cinq causes oùil en a été question: la victime avait perdu une boucle d'oreilles dans lelogement de l'accusé, boucle d'oreilles qui fut identifiée durantl'audition. Ailleurs, il semble que l'intérêt du sujet s'explique autrementque par la nécessaire recherche de la vérité. Dans deux cas, laDéfense a tenté de soulever des préjugés quant à l'habillement de lavictime.

    Vous étiez habillée de quelle façon cette fois-là?(...)

    T-shirt sur le dos?(...)

    C'est-à-dire, c'est un genre de T-shirt là...122

    Pas dupe du manège, la victime s'est obligée à expliquer qu'elle

    119  Ibid., p. 151.

    120  Ibid., p. 142.

    121      Ibid., p. 160.

    122            R. c. Doyon, p. CH-20.

    s'apprêtait à aller au lit.

    Dans une autre cause, la Défense a beaucoup insisté pour avoir une description détaillée des vêtements et des bijoux que portait la victime et pour faire entendre à la Cour que la jeune fille s'était maquillée et peignée de manière bien singulière, avant d'aller passer la journée dans un centre commercial où elle a rencontré l'agresseur. 123 La victime s'est même fait demander:

    Est-ce que ça arrive des fois que vous ne portez pas de caleçons[Entendre petites culottes] en-dessous de vos jeans? 124

    Cette question n'avait rien à voir avec l'agression, mais ne visait qu'à nourrir les préjugés en défaveur de la plaignante. Pourtant,l'avocat, lui-même, savait très bien pourquoi certaines personnes s'abstiennent de porter une petite culotte: il en a lui-même expliqué les raisons devant la Cour. 125

    A l'intérieur de contre-interrogatoires relatifs aux faits, laDéfense aborde parfois directement les questions du refus ou duconsentement de la plaignante et des contraintes exercées par l'accusé.Le cas échéant, elle adopte les mêmes stratégies que dans lesquestions d'ordre général: elle suscite des attentes par rapport à untype de comportements qu'aurait dû avoir la victime; elle minimise lesactions de l'agresseur ou, d'une manière ou d'une autre, véhicule despréjugés relatifs à l'agression sexuelle. Voici des illustrations de la manière dont elle s'y prend pour créer des doutes défavorables à lavictime.

    Pourquoi vous l'avez pas dit à personne que vous aviez peur [del'accusé]?

    Ben j'avais peur, j'avais peur.

    Mais c'était une raison pour le dire à quelqu'un?

    Ben oui, m'ouvrir la gueule pis ri...

    123    R. c. Sandro, pp. 86, 91-93, 107, 148-149.

    124    Ibid., p. 148.

    125    Ibid., p. 149.

    Bon, vous l'avez pas fait?

    Ben oui m'ouvrir la gueule pis risquer d'avoir du trouble ben ça me

    tentait pas.(...)

    [Référant à la déclaration qui voulait que l'accusé ait empoigné la victime à la gorge...]

    Vous lui avez rien dit, vous?  Vous avez rien dit à [l'accusé]?(...)

    Ben oui j'y disais de me lâcher...Vous avez pas crié?

    Pis je braillais pis e...  mais y avait rien à faire...(...)

    Est-ce que vous avez crié pour qu'on entende au deuxième?

    Ben quand tu...    quelqu'un dit:  "Tu sortiras pas d'icitte vivante."T'oses pas crier trop trop admettons.

    Vous pensez pas que ça peut être une bonne raison pour crier aussi?

    Oui, ben admettons quand tu, tu sais plus qu'est-ce qui arrive là, tusais plus si tu es pour sortir de là vivante ou pas là.126

    Dans un autre cas, la Défense insiste sur l'inexistence demenace de la part de l'accusé:

    En  aucun moment,   il vous a fait des menaces ou des chosessemblables?

    Ben y m'a empêchée d'ouvrir la porte quand je lui ai dit de, quand jelui ai demandé de sortir.

    Mais il ne vous a pas fait de menace verbale comme telle?

    Non.

    Il ne vous a pas dit: "Ferme la porte sinon... "

    Non.

    "Y va t'arriver telle chose. "

    126 R. c. Bourassa, pp. 74, 91 et 97.

    Y avait pas besoin de parler Monsieur.127

    Cette dernière citation relate un extrait de contre-interrogatoirequi, en soi, pourrait paraître objectif: il instruit sur le déroulement de lasituation, sans vraiment sous-tendre quelque préjugé. Maisl'insistance sur l'inexistence de menace verbale n'est pas fortuite.Examinée dans l'ensemble de la stratégie défensive, elle laisseentendre que la victime, qui avait déjà eu une relation sexuelle avecl'accusé, contrôlait, encore ce soir-là, la situation. Cette insistancevéhicule également l'un des mythes de l'agression sexuelle, à savoirque la contrainte est nécessairement explicite.

    Dans un autre cas, après avoir insisté sur la tenue vestimentairede la victime, sur ses problèmes à l'école et ses écarts face à l'autoritéparentale, la Défense s'ingénie à semer le doute sur le comportementde l'adolescente:

    Quelles étaient vos intentions en allant au [centre commercial]?

    (...)

    Passer la journée puis la soirée avec eux?

    (...)

    Mais l'idée que vous aviez derrière la tête (...), c'était de rencontrer des gens?

    (...)

    C'est d'avoir du plaisir? (...)

    Est-ce que vous aviez l'impression qu'il fallait que vous restiez avec lui là toute la journée?

    (...)

    Vous pensiez qu'il fallait que vous restiez avec lui [l'accusé] toute la journée?

    (...)

    Pourquoi?128

    127     R. c. Doyon, p. CH-22.

    128     R. c. Sandro, pp. 93-94 et 111.

    Dernière constatation à propos du traitement des sujets dits enlien, les renseignements disponibles laissent entendre que la Couronneattache peu d'importance à la description de la perception, dessentiments et des émotions de la victime au moment de l'assaut.

    Comme l'indique le tableau 14, seules 3,9% des interventions dela catégorie en lien ont porté sur ce type d'informations. De cesquestions, plus de la moitié provenaient de la Défense. Celle-ci aabordé le sujet dans neuf causes. La plupart du temps, elle tentaitainsi de proposer une interprétation des faits selon laquelle laperception, les sentiments et les émotions de la victime n'étaient pasobjectivement fondés.

    En ce qui concerne la Couronne, elle n'a abordé ce sujet type quedans cinq causes sur quinze et près de 90% de toutes ses interventionsen ce domaine ont eu lieu dans deux causes. C'est dire que, si l'onexcepte les cas où elle a effleuré le sujet, il est permis d'affirmer que,plus souvent qu'autrement, la Couronne a négligé de faire clarifier etpréciser la situation d'agression sous cet angle. Dès lors, la Défense aeu beau jeu de reformuler à ses fins les bribes d'informations que laplaignante aurait pu laisser échapper au passage, en répondant àd'autres questions. Voici, malgré tout, quelques exemples de questions objectives qui abordent ce thème:

    O.K., c'était comment l'atmosphère là quand ça se passait ça?

    (...)

    A ce moment-là, est-ce que tu savais ce que [l'un ou l'autre des accusés] voulait?

    (...)

    Là, est-ce que tu te rendais compte de ce qui t'arrivait?(...)

    Est-ce que tu sais, en embarquant dans la voiture, où tu vas aller?129

    Et la Couronne de poursuivre son enquête sur la compréhensionque la victime avait des propos que lui tenaient les accusés.

    129 R. c. Richer, pp. 16, 17, 19 et 22.

    Ailleurs, c'est la Défense qui questionne la victime sur saperception de la situation, ses sentiments et ses émotions, mais defaçon tendancieuse: l'accusé n'ayant pas menacé explicitement laplaignante, semble dire la Défense, celle-ci n'avait aucune raisonobjective d'avoir peur de lui, donc de se laisser abuser sexuellement.

    Vous ne vouliez rien savoir? Là, si je comprends bien...

    J'me sentais mal à l'aise avec cet homme-là dans maison.   Et pis y m'faisait peur.  Parce qu'y avait son regard là.   Y était assez fixe.

    Si je comprends bien, la peur que vous avez eue, c'est par rapport à son regard?

    Oui.

    En aucun moment,   il  vous a fait des menaces ou des choses semblables?

    Ben y m'a empêchée d'ouvrir la porte quand je lui ai dit de, quand jelui ai demandé de sortir.

    Mais il ne vous a pas fait de menace verbale comme telle?130

    Peu importe le regard fixe ou l'attitude générale de l'agresseur quiexplique que la victime ait perdu sa capacité à s'autodéterminer, peu importe qu'elle ait été empêchée d'ouvrir la porte et qu'il ait refusé desortir, ce n'est pas de l'intérêt de la Défense que d'inclure tous cesaspects dans son interprétation: la victime n'a eu peur que d'un regard...

    Dans l'ensemble des causes de l'échantillon, il ressort doncassez clairement que la Défense a largement référé soit à des attentespar rapport à un type de comportements de la part de la victime, soit à des préjugés relatifs à l'agression sexuelle ou sur les deux aspects à lafois, selon les déclarations à exploiter dans les témoignages. Lesattentes par rapport à un comportement stéréotypé incluent égalementles préjugés qu'on a tenté d'éveiller à l'égard de l'habillement ou, plusgénéralement, de la manière de penser ou de vivre d'une personne.

    130  R. c. Doyon, p. CH-22.

    Les sujets types relatifs aux suites de l'agression.

    Quant à la Couronne, le moins qui puisse être dit est qu'elle asouvent négligé d'établir clairement et précisément la perception, lessentiments et les émotions de la victime lors de l'agression. De plus,ici comme ailleurs, elle ne semble pas s'être sentie liée par son rôle dedéfense de l'intégrité de ses témoins. La Défense peut bien formulerses interventions ou reformuler les réponses d'une victime de façontrompeuse; elle peut bien semer des préjugés quant à son habillementau moment de l'agression; elle peut carrément la harceler, la Couronneintervient rarement. Tout se passe comme si elle admettait que laDéfense doit défendre son client, fût-ce aux dépens de l'intégrité de sespropres témoins, fût-ce en se distançant des faits à juger.

    En ce qui concerne les questions portant sur les événements qui sesont produits après l'agression et qui entretiennent un lien direct aveccelle-ci, elles représentent 11,6% de toutes les interventions.(Tableau 9) Près de 69% d'entre elles sont l'oeuvre de la Défense(Tableau 10) qui y accorde près de 14% de ses interventions, alorsque la Couronne y consacre un peu plus de 9% des siennes (Tableau11), Ce traitement différencié peut-il être expliqué? Les tableauxsuivants informent sur la fréquence du traitement de chacun dessujets types de cette catégorie (Tableau 15) et sur la provenance desquestions (Tableau 16).

    Le tableau 15 indique que les questions les plus courantesréfèrent au déroulement général des suites: départ du lieu del'agression, déclaration à la police, arrestation... Suivent les questionssur des sujets autres et celles qui touchent les discussions que lavictime aurait entretenues avec des tiers sur la situation d'agression.

    Tableau 15

    Fréquence des sujets types relatifs aux suites

    * Pourcentage par rapport au total des interventions dans la catégorie

    Dans l'ensemble, ces sujets types sont abordés objectivement.D'une question globale à des questions plus précises, les partiess'informent sur divers points: les actions de la victime aprèsl'agression; les discussions qu'elle a eues au sujet de celle-ci; lesdémarches entreprises pour porter plainte; les raisons qui expliquent ledépôt de celle-ci; le contenu de la plainte... Voici quelques citationspour en illustrer la formulation et les divers points qu'ils tententd'éclairer.

    Okay. Qu'est-ce que vous avez fait après que [l'accusé] ait quitté leslieux?131

    O.K.  Tu as parlé à ton père de tous ces incidents-là?132

    Est-ce que vous avez fait quelques démarches, vous, suite à ça, le lendemain matin?

    (...)

    Qu'est-ce qu'elle a fait, [D.], suite à ça?(...)

    Quand vous dites qu'elle a porté plainte, quel geste a-t-elle posé?133

    131    R. c. Doyon, p. CH12.

    132    R. c. Laflamme, p. 48.

    133    R. c. Blanchet, p. 13.

    Est-ce que tu te souviens d'avoir conté ce qui s'était passé à monsieurLaberge?134

    Bon, vous nous avez dit tout à l'heure que vous ne vouliez pas allerporter plainte. Pour quelle raison êtes-vous allée porter plainte par lasuite?135

    Qui a appelé les policiers ?136

    Bon. Est-ce que vous avez indiqué, à un moment donné, à un policier d'autres paroles concernant le fait, par exemple, que [l'accusé] auraitfait des attouchements sur vous? 137

    Toutefois, dans cette catégorie comme en d'autres, il arrive que letémoin principal subisse des interventions tendancieuses de la part dela Défense. Les exemples suivants illustrent des questions quivéhiculent des croyances populaires.

    Est-ce qu'il est pas exact de dire, Mlle (...), que le matin, quand vousavez effectivement rencontré la soeur de [P.], vous avez senti lebesoin d'expliquer pourquoi est-ce qu'il était dans votre chambre à cemoment-là et, que vous avez parlé effectivement des attouchementsde [l'accusé] sur votre personne de même que sur ses enfants?(...)

    Est-ce que vous avez pas senti le besoin d'expliquer pourquoi est-ceque M. [P.] a été couché avec vous ce matin-là?138

    Ici, on insinue qu'il pourrait y avoir eu déclaration mensongère dela part d'une plaignante. Cause: échappatoire à l'autorité, au contrôleparental ou social. Cette formulation trahit l'objectif de la Défense: ellen'est pas vraiment intéressée à enrichir une description factuelle dessuites de l'agression. Le cas échéant, elle se serait simplementinformée des raisons qui motivaient la déclaration, sans plus. Mêmesous forme interrogative, la Défense, ici, soumet une interprétation desfaits qui reprend une croyance populaire non fondée et préjudiciablepour l'ensemble des victimes: les femmes mentent souvent endéposant des plaintes d'agressions sexuelles.

    134           R. c. Desgagné, p. 8.

    135           R. c. Gélinas, p. CH-13.

    136           R. c. Richer, p. 79.

    137    R. c. Girard, p. 73.

    138           R. c. Blanchet, p. 59.

    Une autre croyance populaire ressurgit lorsque la Défense sepréoccupe du fait que les victimes n'ont pas porté plainteimmédiatement après l'agression.

    Pourquoi  vous êtes pas partie le soir où ils sont venus vous reconduire, aller alerter la police tout de suite?

    (...)

    Vous avez attendu trois (3) jours pour porter plainte?139

    A une victime d'agression sexuelle armée qui a dénoncé son agresseurune fois celui-ci sous verrous, un avocat a demandé:

    Pourquoi vous avez attendu aussi longtemps pour porter plainte?140

    C'est la subsistance de la doctrine de la "plainte spontanée",selon laquelle une "vraie" victime dénonce son agresseur à la premièreoccasion, soit immédiatement après l'assaut. 141 Or cette règle futabrogée parce qu'elle avait été jugée discriminatoire, ne s'appliquantque dans les causes d'agressions sexuelles.

    Somme toute, le traitement judiciaire des suites dans les causesétudiées révèle trois aspects. Indubitablement, les parties se sontparticulièrement intéressées à une description du déroulement généraldes faits suivants l'agression. Du reste, comme le démontrentcertaines citations, il est arrivé que la Défense véhicule des croyancespopulaires qui ont pu susciter des préjugés ou stéréotypesdéfavorables à la victime. De son côté, la Couronne a négligé letraitement des conséquences physiques et psychologiques del'agression: seuls deux procureurs ont abordé le sujet desconséquences physiques ou psychologiques durant les audiences.Cependant, ces renseignements n'expliquent pas en quoi la Défenseaccorde beaucoup plus d'importance au traitement des fuitesd'informations que la Couronne. Les tableaux 16 et 17 fournissentquelques indices supplémentaires.

    139     R. c. Richer, p. 56.

    140     R. c. Bourassa, p. 136.

    141            Pour une explication de l'origine de cette croyance, voir Marilyn G. STANLEY

    (1985), pp. xi-xii.

    Comme en témoignent les chiffres du tableau 16, la Défensetraite plus abondamment que la Couronne de chacun des sujets typesrelatifs aux suites, à l'exception des conséquences de l'agression.L'écart de traitement entre les parties est particulièrement prononcé en ce qui concerne les discussions de la victime avec les tiers quant àl'agression et les délais entre l'agression et la plainte ou l'agression etla demande de soins médicaux. Par contre, le tableau 17 informe que,par rapport à l'ensemble des interventions respectives des parties, laDéfense n'accorderait pas plus d'importance que la Couronne autraitement des délais.

    Le tout considéré, il semble que l'écart de traitement entre lesparties soit attribuable au fait que la Défense traite plusexhaustivement du déroulement général et des discussions de lavictime avec les tiers: à lui seul, l'écart observé dans le traitement deces deux sujets explique plus de 90% de l'écart général observé dans le traitement de cette catégorie d'informations. La Défense a formulé 350questions relatives au déroulement général, alors que la Couronne enposait 246; 106 interventions relatives aux discussions de la victimeavec les tiers provenaient de la Défense, alors que la Couronne n'en aformulé que 19.

    Tableau 16

    Fréquence  des  interventions  des  parties  par rapport à l'ensemble des interventions par sujet type

    * Pourcentage par rapport au total des interventions par sujet

    Tableau 17

    Fréquence des interventions des parties par rapport à l'ensemble de leurs interventionsrespectives par sujet type relatif aux suites

    1  Pourcentage par rapport au total des interventions de la Couronne

    2    Pourcentage par rapport au total des interventions de la Défense

    Les confrontations et les sujets divers

    De toutes les catégories de sujets relevées dans les transcriptionsd'enquêtes préliminaires ou de procès, il reste à traiter desconfrontations et des interventions diverses.

    Les confrontations représentent 3,5% de toutes les interventionsdurant les audiences (Tableau 9) et près de 69% d'entre ellesproviennent de la Défense (Tableau 10). Généralement, elles sontformulées de façon objective, c'est-à-dire qu'elles reprennent les proposde l'un des témoins ou réfèrent directement à l'une des déclarationsantérieures de la personne interrogée. En voici quelques exemples:

    Est-ce que vous avez pas parlé à l'enquête préliminaire d'un dénomméG. qui était là également?142

    C'est exact que vous avez dit ça?143

    Non, mais tu as écrit le lendemain que tu avais ton chandail sur toi.C'est bien ça? Tu viens de le lire là.

    Oui.

    Maintenant aujourd'hui, tu dis que tu avais pas ton chandail sur toi?

    Je me suis trompée.

    C'est aujourd'hui que tu t'es trompée ?144

    Par contre, il arrive, ici aussi, que des questions soient formulées defaçon tendancieuse.

    Si je comprends bien votre témoignage d'aujourd'hui, vous avez dit quevous êtes allée à l'école jusque vers les dix heures trente (10 h 30),est-ce que c'est ça?(...)

    Ceci est une transcription des questions que je vous ai posées et desréponses que vous m'avez données le 31 octobre '86... lorsque vousétiez sous serment pour dire la vérité. (...)

    Est-ce que vous pouvez expliquer au Jury la raison pour laquelle, cejour-là [parlant de l'enquête préliminaire], vous avez dit que vous

    142           R. c. Blanchet, p. 20.

    143           R. c. Girard, p. 63.

    144           R. c. Laflamme, pp. 53-54.

    n'étiez pas allée à l'école de la journée?

    [Sur ce, la Cour demande à la Défense de reformuler sa question.]

    Pouvez-vous expliquer au Jury la raison pour laquelle vous n'avez pasmentionné que vous étiez allée à l'école pour une partie de lajournée?145

    Ce jour-là, ce juge n'a pas toléré une insinuation de la Défensepar trop évidente: entre suggérer qu'un témoin a menti et suggérer qu'ila oublié de dire, il existe une différence qui pourrait traduire un peu derespect à l'endroit du témoin.

    Tout en convenant généralement du caractère objectif de laformulation des confrontations, l'examen d'ensemble rappelle qu'il n'y apas que la formulation, prise séparément, qui compte dans l'objectivité.En fait, l'insistance à ressasser tous les menus détails d'une agressionpour ensuite confronter la victime sur des vétilles laisse perplexe.Comme si une personne vivant une situation angoissante en retiendranécessairement chaque détail, justement, dit-on, parce que la situationn'est pas ordinaire. Cliché. Ici, ce sont les éléments qui ont exprimé lamenace et déclenché l'angoisse qui retiennent l'attention de laplaignante. C'est pourquoi il arrive que, de la plainte à l'enquêtepréliminaire ou au procès, les déclarations de la victime diffèrent surdes éléments qui, pour elle, sont probablement insignifiants. Avait-elleou non son chandail sur elle à un moment précis? Portait-elle des bottes ou des souliers? Où les a-t-elle laissés? S'était-elle assise surun banc ou une chaise?... Faire un plat des contradictions secondaires dans les déclarations de la plaignante, n'est-ce pas en soi tendancieux?

    En ce qui concerne les interventions diverses, qui représentent16,7% de tout le contenu des enquêtes préliminaires ou procès, elles seprésentent sous trois formes: les expressions diverses, les questions interrompues et les consignes au témoin.

    Les "O.K.", "Oui", "Non", "Ouan", "Hum, hum", "Bon"... fontpartie d'un type d'interventions qui, selon toute vraisemblance,

    145 R. c. Sandro, pp. 97-99. [Caractères gras par nous.]

    encourage le témoin à poursuivre son récit. Elles forment le groupe desexpressions diverses.

    Les questions interrompues peuvent porter sur toutes sortes desujets types. Cependant, comme elles sont incomplètes, elles peuventdifficilement être analysées sous un angle ou un autre. A ce titre, ellesne sont d'aucune utilité dans une analyse du traitement judiciaire descauses d'agressions sexuelles.

    En ce qui concerne les consignes à la plaignante, elles sontdiverses et généralement formulées de façon strictement descriptiveeu égard à ce qui lui est demandé. Quelques exemples:

    Ecoutez Madame, je vous pose des questions, je vous demande derépondre.146

    (...)    Si tu veux reprendre connaissance de ta déclaration, plusparticulièrement ici, là.147

    Expliquez ça à monsieur le Juge.148

    Les victimes se passeraient probablement de l'exaspération desavocats (point d'exclamation de la première citation); elles sepasseraient sans doute également de leur condescendance: "Racontez-moi l'histoire comme il faut là."149 Mais il semble qu'il s'agisse là de cas d'exception, même s'il arrive que la condescendance transparaissedu traitement d'ensemble.

    Bref, dans le cadre de cette étude, les confrontations et lesinterventions diverses sont généralement formulées de façon objectiveou descriptive. Au demeurant, les confrontations insistantes sur des faits secondaires nous apparaissent tendancieuses en soi.

    Pour résumer, quatre éléments particularisent le traitementjudiciaire des causes de l'échantillon. Premièrement, hormis les

    146     R. c. Croteau, p. 7.

    147     R. c. Desgagné, p. 11.

    148            R. c. Gélinas, p. CH9.

    149            R. c. Laflamme, p. 15.

    interventions diverses, les informations recherchées durant lesaudiences sont, dans un ordre de fréquence décroissant: les sujets enlien, les sujets d'identification, les suites et les sujets sans lien.Ensemble, ceux-ci regroupent plus de 76% de toutes les interventions.(Tableau 9)

    Deuxièmement, de façon générale, les questions semblentformulées objectivement, c'est-à-dire qu'elles requièrent unedescription des faits en cause, sans préjuger quoi que ce soit depréjudiciable à la victime ou à l'accusé.

    Troisième caractéristique, le traitement judiciaire perd de sonobjectivité et risque de léser la victime dans son droit à un procès juste et équitable lorsque sont pris en compte les questions sans lien, lesinsinuations diverses de la part de la Défense et les liens qui semblentexister entre toutes les questions dans le contre-interrogatoire.

    Quatrièmement, confrontée à des questions sans lien, qui pour laplupart risquent de susciter des préjugés qui lui seront défavorables,confrontée à une stratégie défensive parsemée d'insinuations à sonégard, la victime apparaît esseulée. Comme s'il n'était pas du rôle de laCouronne de veiller à ce que ses droits soient respectés.

    Ceci dit, pour mieux cerner le rôle que jouent les mythes,préjugés et stéréotypes semés à travers les questions sans lien, maisaussi à travers les insinuations que sous-tendent plusieurs questionsdans les autres catégories, il est intéressant de vérifier ce queretiennent les parties dans leur plaidoirie respective. C'est l'objet de la prochaine section que d'examiner les argumentations finales dans troiscauses, histoire de se donner un aperçu de la manière dont le touts'articule.

    Entre la preuve et la fabulation: les plaidoiries

    Les questions posées par la Couronne ou la Défense dans uneenquête préliminaire ou un procès ne sont pas quelconques: ellesconstituent autant d'éléments faisant partie de leur stratégie soit pour défendre l'application des lois soit pour défendre un accusé. C'est dansleur plaidoirie que les avocates et avocats font le lien entre toutes lescomposantes de leur stratégie. Les interrogatoires et contre-interrogatoires sont clos. Chacune des parties rassemble les élémentsqui conforteront sa thèse: s'agit-il d'éléments reliés à des faits mis enpreuve ou d'éléments liés à une interprétation subjective? La lecturede quelques plaidoiries laisse entendre que la preuve sur la situation d'agression cède souvent le pas aux faits extérieurs et aux croyancespersonnelles. Voici un aperçu de la manière dont le tout s'articule.Dans le premier cas, la Couronne a essentiellement résumé les

    L'affaire R. c. Bourassa

    principaux faits démontrant la situation d'agression et a insisté sur l'existence de la corroboration du témoignage de la plaignante par les autres témoignages apportés en preuve. Hormis la descriptionobjective des faits mise de l'avant par la Couronne, c'est l'insistance sur l'existence d'une corroboration qui a retenu notre attention danscette plaidoirie.

    Si on avait juste le témoignage de madame [G., la plaignante] et tout...Mais là je vous dis que le témoignage de madame [G.] est corroborépar le témoignage de madame [S.] (...)

    On a madame [B.] qui dit que ce matin-là [la plaignante] est arrivée,elle était dans un état tel... On a le médecin qui vient dire: "Ecoutez,c'est une personne qui est comme ça." [En référant aux conséquences physiques et psychologiques.]150

    C'est précisément pour corriger cette méfiance entretenue àl'égard des femmes par des règles de droit discriminatoires en matière de preuve que le gouvernement fédéral a abrogé, en 1983, l'obligationde la corroboration dans les causes d'agressions sexuelles. Il sembleque les mentalités tardent à s'adapter à ces modifications. Entretemps, est encore véhiculée la croyance que, sans corroboration, il estcompréhensible que la Cour doute du témoignage d'une plaignante dansdes cas d'agressions sexuelles.

    Dans   la   même cause,   la   Défense, pour   sa   part, a

    150  R. c. Bourassa, p. 63.

    substantiellement basé sa plaidoirie sur des déclarationscontradictoires et sur une interprétation subjective des événements,c'est-à-dire une interprétation qui ne s'appuie sur aucun fait apporté enpreuve.

    La Défense a redit et re-redit les contradictions secondairesentre la déclaration à la police et les témoignages de la plaignante àl'enquête préliminaire et au procès. S'était-elle assise sur un banc ou sur une chaise? L'a-t-elle pris par le bras, oui ou non? Chaussait-elledes bottes ou des souliers? A-t-elle rencontré les policiers deux outrois fois? Chez elle ou au poste de police?... Le seul pointd'importance soulevé par la Défense était que, selon les déclarationsde l'un des témoins de la Couronne, l'agression ne pouvait avoir étéperpétrée à la date identifiée par les deux autres témoins de laCouronne. Cependant, le juge a reconnu qu'à huit mois d'intervalle, ilse pouvait qu'il y ait eu erreur sur la date.

    Le reste du temps, la Défense a soumis son interprétation desfaits, une interprétation essentiellement fondée soit sur des préjugés etstéréotypes, soit sur un dit "sens commun". Les citations suivantesillustrent des préjugés et stéréotypes de divers ordres et le senscommun auquel réfère l'avocat.

    A propos des déclarations de la plaignante et de l'ex-conjointe del'accusé, la Défense les explique pour les motifs suivants: l'une devaitexcuser son absence auprès de son ami et l'autre souhaitait neutraliserles droits de l'accusé en tant que père d'un de ses enfants. Dans lepremier cas, la Défense s'exprime en ces termes:

    Une question que je voudrais aussi que vous vous posiez,lorsqu'elle arrive à six heure et demie (6H-1/2) le matin chez son amiede fille (...). On sait que, normalement, madame [G., la plaignante]avait rendez-vous avec son ami. Lorsqu'elle est partie du bar, son ami était supposé l'attendre chez elle, son ami de, de coeur là, son "chum". Alors, moi, je me pose la question suivante: est-ce que ses pleurs chezmadame [B., l'amie], c'était en fonction d'une agression ou en fonction du fait qu'elle avait eu une relation sexuelle avec un autre individuqu'elle voulait pas que son, si jamais l'ami l'apprenait que ce soit... Jevous demande de vous poser des questions là-dessus.151

    Dans le cas de l'ex-conjointe qui témoignait pour la Couronne, laDéfense maintient ce qui suit:

    Madame [S.] (...), c'est une personne qui a un problème familialavec [l'accusé] et c'est une personne qui vient vous dire (...) que, suiteà ça [des actes violents de la part de son ex-conjoint] (...) elle avaitdécidé de quitter [l'accusé] et le fait de quitter [l'accusé], elle avaitpeur de ça parce qu'elle avait peur de la réaction [de l'accusé] face à son départ avec les enfants. (...) elle en a assez, puis elle veut partir,mais là faut qu'elle prenne le moyen pour enlever [l'accusé] du décor etelle a pris ce moyen-là: elle est allée voir les policiers (...)

    (...)

    Où je veux en venir, c'est que le témoignage que vous devezregarder (...), vous devez apprécier la crédibilité de madame [S.]parce que (...) cette personne-là (...), elle a un intérêt. L'intérêt, c'estde sortir [l'accusé] du décor (...) c'est que [l'accusé] reste menotté.152

    Alors que la Défense revenait sur cette dernière interprétation, lejuge l'a interrompue en disant que "tout ça, c'est de la foutaise". 153

    Il est notable ici, qu'à défaut de pouvoir répudier le caractère violent des gestes posés par l'accusé à l'encontre de ces deux témoins, la Défense s'en prend aux témoins: elle attaque leur crédibilité. Leproblème est que cet avocat le fait sur la base de préjugés à l'encontredes femmes en général: il faut se méfier des déclarations mensongèresdes femmes lors d'une plainte d'agression sexuelle. D'ailleurs, nel'exprime-t-il pas ouvertement?

    151            Ibid., p. 113.

    152   Ibid., pp. 68-69 et 70-71.

    153   Ibid., p. 134.

    Je veux dire (...) si le droit est rendu où la crédibilité d'un témoin[est admise] au simple fait qu'un policier porte une plainte, qu'unefemme vient dire je me suis fait violer. Je vais vous dire une chose:on vit en tant qu'homme dans une situation très dangereuse, trèsdangereuse.154

    Le doute que la Cour doit apparemment entretenir à l'égard destémoignages des femmes en matière d'agression sexuelle n'estd'ailleurs pas une nouvelle donnée du traitement judiciaire.L'instauration de règles de preuve propres à la démonstration de cetype de criminalité a été légitimée par cette suspicion légendaire que lasociété patriarcale avait institutionnalisée contre les femmes.L'obligation de la plainte spontanée et de la corroboration dutémoignage de la plaignante ont été deux moyens pris par les hommesde droit pour se prémunir contre des accusations mensongères de lapart des femmes.

    Mais là ne s'arrêtent pas les préjugés et stéréotypes à proposdes femmes, du viol et de l'agresseur. Ainsi, la Défense suggère savision de ce qui semble être une vraie victime et un vrai viol... sansvouloir médire sur les "barmaid".

    (...) y a une chose qui est certaine: une barmaid qui travaille dans un bar depuis un an et demi (1½), face aux hommes, elle est pas lajeune fille (...) qui travaille chez monsieur le curé. Elle a une expérience des hommes et de la vie différente (...) Ben, VotreSeigneurie, pour moi, une barmaid, c'est pas une femme ordinaire, y ensavent beaucoup plus. Y entendent les hommes à soirée longue leurdemander toutes sortes de choses puis leur parler de leur femme (...). Je veux dire par là, c'est pas une innocente de la vie cette personne-là.155

    Pour tenter de contrer ce portrait stéréotypé, le juge a informé laDéfense que la plaignante n'était pas l'accusée dans cette cause. Mais

    154     Ibid, p. 93.

    155    Ibid., p. 97.

    la Défense insistait tant et si bien que voilà ce que le juge a compris duportrait de la plaignante:

    Est-ce que réellement les affirmations que vous faites au sujet demadame [G., la plaignante], puis on peut toujours être d'accord pourdire que c'est peut-être pas (...) une petite fille de couvent là, maisest-ce que réellement c'est basé sur, sur la preuve?(...)

    Non, mais (...) sur son caractère: elle est barmaid, puis elle couche avec les hommes puis...

    (...)

    [PAR LA DEFENSE]

    Ah! non, non, j'ai jamais dit ça.

    PAR LA COUR

    Ben!

    [PAR LA DEFENSE]

    J'ai jamais dit ça.

    PAR LA COUR

    C'est pas ça que vous avez dit...(...)

    mais ça ressemblait à ça.156

    Tout en convenant que le juge, ici, fait preuve de perspicacité etde vigilance, notons au passage qu'il semble tout de même accorder dela crédibilité à certains stéréotypes: bien sûr, la plaignante n'est pasune "petite fille de couvent", mais il n'est pas prouvé qu'elle coucheavec tous les hommes. Est-ce à dire qu'une barmaid sexuellement trèsactive aurait à ses yeux moins de crédibilité qu'une petite fille decouvent?

    Quoi qu'il en soit, les considérations du juge n'empêche pas laDéfense de poursuivre son portrait de ce qu'est une vraie victime et unvrai viol.

    156 Ibid., pp. 123-124.

    Après ça, ça c'était dans la question de sa (...) personnalité. Là, faut quand même faire des différences entre la jeune fille tout à faitétudiante qui se fait attaquer par quinze (15) motards puis qui se fait(...) violer sur le coin de la rue. Je veux dire, faut faire desnuances 157

    Sur ce, le juge est intervenu pour demander à la Défense de ne pas exagérer. Mais, là où la Défense voulait en venir, c'est que:

    (...) si, moi, je vais dans une arène de boxe, y a des bonneschances que je reçoive un coup de poing (...). Moi, je me dis (...) si cequi s'est passé serait vrai, moi, je vous dis qu'elle a couru pas malaprès, elle l'a cherché un petit peu son trouble.158

    Cette plaignante n'a pas subi un vrai viol, parce qu'un viol, c'estun crime qui est perpétré dans un court laps de temps, qui laisse desmarques physiques sur une victime qui devrait avoir réagi de façon agressive pour exprimer son refus.

    Quand elle nous dit qu'elle était nerveuse puis anxieuse, elleétait nerveuse puis anxieuse pendant deux (2) mois (...) parce qu'elleavait peur de [l'accusé]. Elle était nerveuse puis anxieuse aussi dansla chambre chez [l'accusé], mais sa nervosité (...) a fait qu'elle estdevenue très apathique parce qu'elle a pas crié, elle s'est pas débattue fort, y a pas de "grafignes", elle a pas de bleus, rien. 159

    Autre stéréotype. La plaignante n'a pas subi un vrai viol puisque la peur l'aurait amenée à changer ses habitudes de vie...

    Elle a peur, elle vous a dit pendant je sais pas comment de tempsqu'elle avait peur. Ben pourquoi, elle a pas changé ses habitudes?Elle continue à aller au Bar Le Chariot; elle continue de passer devantla maison de [l'accusé]; elle a rien changé à ses habitudes. 160

    157     Ibid., p. 99.

    158     Ibid., p. 145.

    159     Ibid., p. 136.

    160     Ibid., p. 89.

    Tous ces mythes, préjugés et stéréotypes sont intégrés dans undiscours qui les hisse au rang du "sens commun". Par exemple, voiciun passage explicite à propos du souvenir détaillé que les individusgardent "ordinairement" des expériences traumatisantes.

    (...) mais la femme qui se fait vraiment attaquer (...) elle va sesouvenir du détail. Elle va se souvenir quand y a enlevé ses bas, àmoins qu'il l'ait frappée, qu'il l'ait tirée dans le mur, qu'elle soitinconsciente. Mais, si elle est très consciente, je pense que toutefemme ordinaire et saine d'esprit, si elle est avec un individu pendant deux (2) heures, elle va être capable de vous décrire tout ce qu'il lui adit (...)je parle dans le cadre ordinaire de psychologie normale.161

    Le juge est encore intervenu, cette fois, pour rappeler à laDéfense qu'il n'était pas psychologue, insinuant qu'il ne statuerait passur le cas en vertu de cette perspective. Et, en ce qui concerne le pointde vue de la Défense sur les comportements humains communs,ordinaires, normaux ou logiques, le magistrat a été clair avec l'avocat: ilcroit plutôt que les comportements diffèrent d'une personne à une autre et il n'a pas l'intention d'appliquer la "logique" de la Défense. 162

    Bref, dans cette cause, la Couronne se fait brève dans une plaidoirie essentiellement axée sur un résumé objectif des faitsprincipaux. Alors que la Défense fait oeuvre de prestidigitation envoilant le champ de vision d'un tissu de petites contradictions, demythes, de préjugés et de stéréotypes, pour mieux camoufler les faits.Dans l'ensemble, la référence, de la part de la Couronne, à des règlesde preuve qui n'existent plus en droit (plainte spontanée et lacorroboration) et l'étalage des mythes, préjugés et stéréotypes de laDéfense laissent entendre que les mentalités ne se sont pas ajustéesà l'esprit des modifications législatives de 1983.

    161      Ibid., p. 88.

    162            Ibid., pp. 91-92 et 132.

    L'affaire R. c. N.

                       Dans une deuxième cause, la nature des gestes reprochés à l'accusé préoccupe  les  avocats: y  a-t-il  eu attouchements  sexuels  oueffleurements accidentels?

    Comme dans le premier cas, la Couronne se fait brève enargumentant sur la nature des gestes posés et en rappelant les critèresqui prévalent à la détermination de la crédibilité d'un témoignage.

    Quant à la Défense, elle plaide essentiellement sur le manque decrédibilité des plaignantes. Ce faisant, elle rappelle la nature desgestes et évoque l'existence de contradictions apparemmentimportantes.

    A propos des faits allégués, la Défense fait valoir qu'ils n'ont paseu lieu, à preuve les contradictions importantes. Cependant, dansl'éventualité où la Cour en déciderait autrement, elle maintient que lesactes décrits sont susceptibles de n'être que des frôlementsaccidentels. Ici, s'immiscent encore des mythes et des préjugés quisont d'ailleurs partagés par le juge.

    Des mythes. Selon la Défense, il est possible d'effleurer levagin, les fesses ou les seins de trois jeunes femmes sans le faireexprès, tout cela à l'intérieur d'un laps de temps relativement court.

    En tout cas, tout ça pour dire, Votre Seigneurie, que même si oncroit les jeunes filles, ce sont des attouchements qui sont autantcompatibles, Votre Seigneurie, avec un geste voulu qu'avec un gesteaccidentel, compte tenu des activités.163

    Loin de trouver l'interprétation peu sérieuse, le juge l'aconsidérée plausible... surtout que les personnes interagissaient dansun petit logement, a-t-il renchéri.

    La pièce (...) était grande comme (...) ma main. Alors, quand unejeune fille dit qu'il était assis sur (...) le bord du lit pis qu'il lui a touché au postérieur ou au vagin, (...) est-ce que c'était volontaire

    163 R. c. N., p. 187.

    ou...164

    Fondamentalement, ce que sous-tend cette interprétation, c'estqu'il est difficile de distinguer des touchers accidentels de touchersvolontaires, comme il est difficile de différencier une relation sexuellevolontaire d'une agression sexuelle. Et c'est précisément cettecroyance qui en nourrit une autre, la croyance de la fabulation chez lesfemmes.

    Quoi qu'il en soit, là "n'est pas le point": les contradictions dansles témoignages font douter de la véracité des déclarations. Or,particulièrement dans le cas de plaintes d'agressions sexuelles, nousdit la Défense, il faut être vigilant et se prémunir contre lesdéclarations mensongères.

    (...) pas plus tard que v'là deux (2) mois, votre collègue, le jugeDionne, (...) avait accepté les aveux d'une jeune fille qui, après avoiraccusé un gars, (...) un couple [de garçons] de l'avoir violée, elle a dit àla Cour (...) l'enquête a révélé que c'était pas vrai. (...) Ce à quoi je veux que vous soyez sensible, Votre Seigneurie, c'est que c'est (...) dela crédibilité pure.165

    Tout est donc question de crédibilité et les victimes, ici, n'en ontpas, selon la Défense. Elles ne sont pas crédibles entre autres à causede leur profil social et familial et à cause du délai qui s'est écoulé entreles actes et le dépôt d'une plainte.

    C'est avant tout une question de crédibilité. Moi, je n'ai pas àentrer dans la vie de ces familles-là. Mais une chose est certaine, (...)je ne pense pas que ces jeunes filles-là ont témoigné de façon à laisservoir au président du tribunal que c'était un domaine complètementnouveau, en tout cas par les termes qu'elles avaient employés dansleur déclaration (...) même une (...), elle a dit clairement: "Je saisqu'est-ce que c'est ces histoires-là (...) de "arse", pis des seins, pis

    164Ibid., p. 207.

    165            Ibid., p. 193.

    tout ça, pis un pénis, je sais qu'est-ce que c'est."

    (...) Ecoutez, on peut pas dire que les jeunes filles sont jeunes(...) pis y connaissent rien de la vie.166

    Ici, la Défense cherche à contrecarrer la question de la Couronnequi demande pourquoi les jeunes filles auraient tout inventé: les jeunesfilles, semble-t-elle maintenir, ont pu inventer parce qu'elles ont laconnaissance du sujet. A propos, des circonstances des déclarations,la Défense ne croit pas que la réaction des parents, décrite par lesplaignantes, corresponde à une attitude habituelle dans une situationsemblable.

    Même plus que ça, (...) ou bien c'est des parents insouciants oubien c'est pas la vérité qu'elles nous ont dit. (...) Mais toujours est-ilqu'une jeune fille vous dit à vous: "Ecoutez, c'est arrivé la premièrefin de semaine, j'en ai parlé à ma mère le samedi soir quand je suissortie, j'y ai dit que lui avait faite des choses." Je lui demande:"Qu'est-ce que ta mère dit?" [Elle répond:] "Ah, elle a rien dit" (...)

    Ah, les parents vont leur laisser faire ça complètement pis cen'est que l'autre semaine (...) une fois la fin de semaine toutecomplétée, que des parents auraient fait quelque chose.167

    Autre aspect qui surprend la Défense: le comportement desvictimes n'apparaît pas être celui de personnes traumatisées. Il s'agitd'une autre raison pour ne pas leur accorder crédibilité.

    Pis, vous l'avez vu d'après le comportement pis d'après letémoignage, ce n'était pas des jeunes filles qui ont été, ou semblaientmême à l'époque, (...) traumatisées, avoir vécu ça (...) d'une façonvraiment agressante.168

    166           Ibid., pp. 188-189.

    167    Ibid., p. 190.

    168           Ibid., p. 189.

    Par contre, le profil de l'accusé est, quant à lui, tout à faitconforme à celui d'un homme ordinaire:

    Comme y dit: "J'ai quarante-sept (47) ans. Je suis marié. J'aides enfants. J'ai pas d'antécédents judiciaires. "169

    Bref, les contradictions importantes n'ont pas été relevées dansla plaidoirie de la Défense; celle-ci s'est contentée d'en rappelerl'existence, simplement. Il s'agissait de contradictions dont certainesportaient pourtant sur des faits principaux; elles opposaient, d'une part,les déclarations à la police et les témoignages lors de l'audition et,d'autre part, les témoignages des trois plaignantes entre eux. Plutôtque de se contenter de rappeler les contradictions d'importance poursemer un doute quant à la culpabilité de l'accusé, la Défense a misl'accent sur des croyances relatives à la crédibilité des personnes encause. Ainsi, elle a tenté de susciter une décision basée sur despréjugés défavorables aux victimes et favorables à l'accusé, monsieur-tout-le-monde. Le juge a acquitté l'accusé, entre autres, en notant:

    Évidemment, là, vous avez [l'accusé], qui est un homme (...) deplus de quarante (40) ans, qui n'a jamais été condamné et qui niecatégoriquement tous ces gestes-là. Et, en plus, comme le faisait remarquer le procureur de la Défense, (...) les jeunes filles, qui sont très jeunes, peuvent fabuler (...) quelque peu. Même les gestes qu'onlui reproche, en prenant pour acquis qu'il les a posés, peuvent, en fait,être interprétés différemment, vous savez.170

    Le juge a, lui aussi, versé dans les croyances au lieu de s'en teniraux règles de droit et aux faits mis en preuve.

    169   Ibid., p. 191.

    170   Ibid., p. 207.

    L'affaire R. c. Sandro

    Dans une dernière cause, les deux parties louvoient entre, d'une part.les mythes, préjugés et stéréotypes et, d'autre part, les faits. Enréalité, on demande au jury d'examiner les deuxièmes sur la base despremiers. D'un côté comme de l'autre, les avocats font appel auconcept de la normalité en le truffant de préjugés et de stéréotypesrelatifs aux jeunes, aux femmes, au viol et aux violeurs.

    À propos des jeunes, la Couronne explique le comportement de lajeune victime de la manière suivante:

    [TRADUCTION LIBRE] Elle avait passé toute la journée, ellen'était pas allée à l'école (...) elle avait des problèmes. C'était une fille de quinze (15) ans et elle avait des problèmes. Nous avons touseu quinze (15) ans un jour et nous savons tous ce que c'est quand on aquinze (15) ans: certains problèmes, qui nous semblent mineurs aujourd'hui, étaient majeurs à ce moment-là.171

    Trois préjugés sous-tendent ces propos:

  • Les jeunes sont volontiers assidus à l'école lorsqu'ils n'ont pas deproblèmes personnels.
  • Les jeunes réagissent à leurs problèmes d'une manière typique.
  • Les jeunes perçoivent certains problèmes comme majeurs, mêmes'ils ne le sont pas.

    En regard du manque d'assiduité scolaire, l'ampleur dudécrochage, sans compter tous ces jeunes qui persévèrent bon an malan, a amené la société à constater que plusieurs ne vont pas volontiersà l'école. C'est pourquoi il est généralement admis que le décrochage scolaire ne peut être uniquement attribué à des problèmes personnels:l'école et d'autres intervenants auprès des jeunes en portent au moinsune part de responsabilité.

    171   R. c. Sandro, p. 38.

    En ce qui concerne la perception qu'ont les jeunes de leursproblèmes et la manière dont ils y réagissent, il semble qu'unehypothèse différente pourrait être non moins fondée. Chez les jeuneset chez les adultes, il se peut qu'existent différents types depersonnalités qui perçoivent différemment des situations de tout ordreet y réagissent diversement, ayant évolué dans des conditionsd'existence diverses.

    Toujours à propos des jeunes, la Défense, elle, met en gardecontre leur tendance à la manipulation172et maintient que l'agressionn'a pas eu lieu: la plainte découle plutôt d'un fantasme.

    [TRADUCTION LIBRE] Ça ressemble... Quand j'essaied'imaginer ce qui s'est passé, il y a un peu de romance dans tout ça.C'est comme un film pour adolescents ou un drame psychologique surun viol. Tu sais, lui, la transportant dans ses bras et, elle, s'agrippantau mur... J'imagine un scénario de ce genre. C'est un scénarioimaginaire. Et c'est une jeune fille de quinze (15) ans qui est exposéeà beaucoup de fantasmes sexuels et qui a été exposée, dans cettesociété, à plusieurs scènes de ce type de violence.173

    En ce qui concerne les femmes, la Défense partage la même peurque plusieurs de ses confrères: elles peuvent avoir cinquante-sixraisons de déposer une plainte mensongère. Tentant d'expliquer soninterprétation des faits, l'avocat suggère que le motif de la plainte dans ce cas-ci est le rejet de la victime par l'accusé.

    [TRADUCTION LIBRE] Je dois me justifier maintenant. (...) Jepense qu'une combinaison de faits a pu l'amener [la victime] à sesentir rejetée par [l'accusé]. Elle a essayé de communiquer avec[l'accusé] par la suite, mais il ne voulait plus avoir affaire avec elle.

    (...) Il y a eu un sentiment de rejet (...) il y a eu de la

    172      Ibid., p. 10.

    173      Ibid., p. 16.

    frustration. 174

    Autrement dit, la victime avait consenti à l'acte sexuel, mais lerejet subséquent par l'accusé a semé la rancoeur. De plus, le dépôtd'une plainte pouvait faire diversion face à l'autorité.

    [TRADUCTION LIBRE] Et, tout ça ensemble, ça fait descirconstances où on a besoin d'une excuse et cela l'a influencée. Elle arepensé à tout ça et elle dit: "Oui, j'ai été agressée sexuellement"175

    C'est dire que la jeune fille avait deux motifs pour déposer une fausse plainte: la vengeance et le contrôle parental.

    En matière d'agression sexuelle, ici encore, la Défense n'est pasà court de clichés.

    [TRADUCTION LIBRE] Une personne n'agit pas de cettemanière sans motif. Pourquoi [l'accusé] aurait-il agressésexuellement cette jeune fille? (...) Je veux dire, si elle est siattrayante qu'il est difficile pour un être humain de résister en étantauprès d'elle; est-ce le cas? Je ne pense pas. Est-il seul, est-il unhomme seul qui sort de prison complètement frustré et qui doit sesatisfaire d'une manière ou d'une autre? Ce n'est pas le cas.176

    À en croire la Défense, le viol serait dû à une pulsion masculineincontrôlée devant une femme irrésistiblement attirante.

    En plus de trahir un mythe relatif à l'agression sexuelle, ladernière citation véhiculait également que l'agresseur est un homme anormal. Mais, sur ce, la Défense est plus explicite dans les termessuivants:

    [TRADUCTION LIBRE] Au sujet du motif. Je pense quechaque client a un motif, même les personnes qui écoutent la télé le

    174      Ibid., p. 8.

    175   Ibid., p. 9.

    176     Ibid., pp. 23-24.

    savent. Tu n'agis pas, à moins d'être mentalement malade; si nouspensions que [l'accusé] est déséquilibré, mentalement malade, undéviant sexuel ou quelqu'un du genre, peut-être que le motif ne seraitpas important. Mais je ne pense pas que nous ayons démontré cela.En fait, je pense qu'il est évident que ce n'est pas le cas. Nous avonsbesoin d'un motif.177

    Le violeur est un être anormal, entendre différent de monsieur- tout-le-monde. Donc, si l'accusé devant vous ressemble à monsieur- tout-le-monde et qu'il n'avait aucun motif apparent d'agir, c'est qu'il n'apas agressé sexuellement. Il est étonnant de constater que cettecroyance est encore véhiculée dans nos tribunaux malgré qu'elle ait étémaintes fois démentie par les résultats d'études sur les violeurs. 178

    Toujours dans un discours qui véhicule que l'agresseur n'est pasmonsieur-tout-le-monde, la Couronne affirme que, ayant été un mauvaiscitoyen dans le passé, l'accusé ne peut qu'avoir violé la jeune fille.

    [TRADUCTION LIBRE] II faut une personne violente pourcommettre un acte violent et son casier judiciaire met en évidencequ'il est une personne violente. Vols, un vol avec violence. Il a fait dutrafic de stupéfiants. Tous ces crimes, selon moi, sont tous des actesviolents. Vous n'avez pas besoin de motif, vous savez que vous avezune personne violente devant vous et c'est suffisant.179

    Malgré la tendance à verser dans le préjugé et le stéréotype, ilreste que, dans toutes les causes étudiées, ce fut l'unique occasion oùla Couronne a rappelé que l'agression sexuelle est un acte de violence

    177     Ibid., p. 23.

    178            Référant à des résultats de recherche, Célyne LACERTE-LAMONTAGNE et Yves

    LAMONTAGNE (1980, p. 13) concluent que la gratification sexuelle n'est pas lebut de l'agression sexuelle. Michelle GUAY(1981, p. 41) résume les données deLorenne CLARK et Debra LEWIS (Rape : the Price of Coercitive Sexuality,Toronto, Ed. Women Press, 1977, pp. 80-92) : "97% des agresseurs sont des hommes normaux, ordinaires et de tous âges. " Dominique FORTIN (1981, p.48) reprend les résultats d'une enquête de la Sûreté du Québec : 95% des violeurs,au moment de l'agression, étaient des hommes qui avaient des relations sexuellesrégulières avec des partenaires consentantes.

    et, qu'à ce titre, il pourrait être raisonnable de s'interroger sur le modèlede comportements d'un accusé.

    Bref, dans cette cause, comme dans les autres, les deux avocatstentent de faire valoir une interprétation de la situation d'agression qui sert leur intérêt respectif. Pour ce, ils soumettent des définitions decomportements normaux ou rationnels, à travers lesquelles se glissent,nombreux, les mythes, préjugés et stéréotypes.

    Donc, ce qui caractérise ces plaidoiries, ce n'est pas tant lerésumé concis des faits en cause que l'étalage de mythes, de préjugéset de stéréotypes. Ainsi, en référence aux grilles conçues pour releverles sujets traités durant les audiences, en dernière instance, lesréponses aux questions en lien et aux questions portant surl'identification ou les suites de l'agression n'ont pas nécessairement représenté l'essence des plaidoiries, malgré leur fréquence numériquedans les interrogatoires et contre-interrogatoires.

    En revanche, les mythes, préjugés et stéréotypes, véhiculés àtravers les questions sans lien et les questions trompeuses, eux, ontconsidérablement teinté les argumentations finales. Dans desmesures variables, les interprétations des situations d'agression enont toutes été empreintes. Et, comme les mythes sur le violdéfavorisent les victimes dans la démonstration de leur preuve, commeles préjugés et stéréotypes sont, pour la plupart, discriminatoires àl'égard des femmes, nul ne s'étonnera que des victimes se sentent accusées.

    Bref, en dépit du caractère apparemment objectif de la majoritédes interventions, les mythes, préjugés et stéréotypes véhiculés ça etlà ont inspiré, dans trois plaidoiries, des argumentations finalesprincipalement basées sur des présomptions ou des faits extérieurs àla situation d'agression.

    Pour conclure sur le traitement judiciaire des causes d'agressionssexuelles étudiées, deux types d'informations découlent de la lectured'enquêtes préliminaires, de procès et de plaidoiries. Premièrement, une description quantitative (chiffrée) renseigne sur l'importanceaccordée à chaque catégorie de sujets et à chaque sujet type de mêmeque sur l'intérêt respectif de la Couronne et de la Défense pour chacunedes classes d'informations: de quoi parle-t-on? et qui en parle?Deuxièmement, une analyse de contenu aide à mieux définir la réalitéderrière les chiffres.

    Généralement, les résultats de la collecte de données révèlentdeux éléments importants: les sujets sans lien ont pris une placeindéniable dans le traitement des causes étudiées et les autres sujetsn'ont pas nécessairement été abordés de façon objective ou descriptive.La formulation d'une intervention et le lien qu'elle entretenait avecl'ensemble de l'argumentation sous-tendaient souvent l'un ou l'autre ouplusieurs mythes, préjugés ou stéréotypes. Selon les personnes qui enont fait les frais, ces mythes, préjugés et stéréotypes auraient pudiscréditer l'un ou l'autre des groupes suivants: les femmes, les jeunes,les groupes socio-économiquement défavorisés, les personnes quiavaient des antécédents judiciaires et, généralement, tous ceux etcelles dont l'origine, le passé, les attitudes ou les comportementspouvaient être questionnés en vertu de mythes, préjugés oustéréotypes quelconques. Mais, parmi toutes les idées préconçues, cesont évidemment celles qui ont trait à l'agression sexuelle, la femme oul'agresseur qui ont été à l'honneur.

    Effectivement, à en juger plusieurs interventions et lesplaidoiries, il subsiste encore des mythes, préjugés et stéréotypes par rapport à l'agression sexuelle. Ainsi, selon ce qui a été dit durant lesaudiences, il serait douteux qu'il y ait eu agression sexuelle,

  • s'il n'y a pas eu menace verbale ou contrainte physique explicite;
  • si l'acte a été perpétré par une personne connue de la victime;
  • si la victime avait déjà eu des relations sexuelles avec l'agresseur,
  • si la victime avait accepté de rencontrer l'agresseur chez lui;
  • si la situation décrite par la victime s'était échelonnée sur plusieurs heures;
  • si la victime n'avait pas tout fait pour se sauver;
  • si la victime n'était pas à ce point attrayante que l'homme n'avait purésister à une pulsion sexuelle irrépressible.

    Bref, si le nombre de cas analysés interdit toute généralisation, ildemeure que de tels résultats rappellent étrangement cette imageriepopulaire dont on a tenté de réduire les effets en 1983.

    En 1983, le législateur a voulu court-circuiter les effets desmythes, préjugés et stéréotypes qui nourrissaient alors la méfiance àl'égard des femmes. D'une part, il avait abrogé la règle de la plaintespontanée et l'obligation de corroboration du témoignage de la victime.D'autre part, il avait généralement interdit les questions sur le passésexuel des victimes, sauf exceptions. Mais, après l'examen de quinzecauses, il semble que nous soyons en droit de nous demander si laméfiance à l'égard des femmes n'a pas survécu.

    Les femmes mentent ou fabulent, dit subtilement ou ouvertementla Défense. Les femmes ou jeunes femmes mentent principalement:

  • pour échapper au contrôle parental, social ou "conjugal" (incluantl'ami de coeur): la victime n'a pu expliquer autrement son entréetardive, une absence auprès d'un ami ou d'un conjoint ou tout autrecomportement socialement jugé inadmissible; ou
  • par vengeance, parce que l'accusé n'a pas voulu poursuivre larelation.

    Les plus jeunes femmes (12-15 ans), elles, fabulent: elles nedistinguent pas des gestes accidentels de gestes intentionnels ou,même, la réalité du fantasme! C'est ainsi qu'une jeune femme de 15ans n'aurait pas été violée, selon la Défense: elle aurait plutôt consentià des activités sexuelles avec un homme de 30 ans et, se voyant par la suite rejetée, elle aurait imaginé l'agression à la manière des situationsmises en scène dans les films et vidéos.

    En plus de ces croyances, qu'aucune étude sérieuse n'appuie, lesavocates et avocats ont également véhiculé des préjugés etstéréotypes qui ont peut-être défavorisé les plaignantes dans leur droità des procès justes et équitables. Quelques exemples.

  • Une femme qui travaille dans un bar connaît les hommes, donc saità quoi s'attendre si elle en rencontre un chez lui.
  • Le comportement général antérieur (habitudes de vie, façon depenser) d'une plaignante, particulièrement d'une jeune femme qui nerépond pas aux attentes sociales, est en soi un facteur qui indiquele manque de crédibilité.
  • Une femme qui a eu des relations sexuelles avec un homme une foisest réputée avoir consenti en d'autres temps.
  • L'habillement d'une femme peut indiquer sa prédisposition à desactivités sexuelles.
  • Le refus d'une femme se traduit de façon agressive pendantl'agression   et par   sa   réaction immédiate   après   l'agression(discussion   avec des   tiers,   traumatisme   manifeste,   plaintespontanée, changement d'habitudes de vie...).

    En ce qui concerne l'agresseur, c'est un individu anormal.Conséquemment, s'il reflète l'image de monsieur-tout-le-monde, il estdifficile de l'identifier à un agresseur. "Voyez, Monsieur le juge, dira laDéfense, cet homme de 30, 40, 50 ans vit avec une femme depuis deux,six, dix ans; il est père de famille; il entretient des relations "normales"avec sa femme ou son amie..."

    Le tout pour dire que dans chacune des causes étudiées,plusieurs de ces mythes, préjugés et stéréotypes ont été relevés.L'usage de ceux-ci a d'ailleurs constitué un élément important dans lesargumentations finales servies dans trois plaidoiries.

    Les silences et les incohérences

    Entre le dit et le non-dit...

    Jusqu'à maintenant, la discussion a porté sur ce qui a attirél'attention dans le traitement des causes étudiées. Tout au plus,avons-nous souligné, au passage, un manque d'intérêt notable pour dessujets pourtant directement liés à l'agression. Un manque d'intérêt quijure à côté de celui qu'on a accordé à des faits tout à fait externes à lasituation d'agression et qui ne l'éclairent d'aucune façon. Ce sera l'undes objets de cette section que d'identifier les silences dans letraitement judiciaire des cas composant l'échantillon. Par la suite, nousdégagerons les incohérences et les inconséquences que celui-ciimplique par rapport au rôle que le système judiciaire est censéassumer dans notre société.

    Les données disponibles informent que trois sujets d'importance ontété pour le moins négligés, durant les audiences:

  • les perceptions, les sentiments et les émotions de la victime parrapport à l'agression;
  • les conséquences de l'agression; et
  • les droits des témoins.

    S'ils marquent l'ensemble du traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, il est probable que ces silences affectent laperception qu'ont les femmes du système judiciaire, puisqu'ils ont trait soit à des aspects intimement liés à la situation d'agression, soit à leurstatut en tant que témoin au moment des audiences.

    Dans l'ensemble, le traitement judiciaire des causes étudiées amanifesté quelques contradictions:

    -    d'une part, on a peu discuté de tout ce qui est relatif au vécu de lavictime, alors qu'on a laissé une grande place à des croyancespopulaires non fondées;

    -    d'autre part, dans un système qui a pour mandat d'appliquer les lois,on n'a pas veillé au respect des droits des témoins.

    Ces contradictions ont marqué le traitement judiciaire des causes concernées sous le sceau de l'incohérence. C'est ce dont il est questiondans les lignes qui suivent.

    Une description des faits... en dehors du vécu de la victime

    Puis, quand je suis rentrée dans ma douche, je me suis lavéecomme il faut, puis j'ai eu des idées qui m'ont fait mal au coeur, desidées comme... J'avais l'intention de... Vu que personne me croiraitparce que je suis allée là au Doric, moi j'ai pensé que... Je ne voulaispas le dire à personne, puis, je voulais disparaître, je voulais commeme suicider. Je ne voulais plus rester là parce que je me sentais tropmal, je me sentais comme si... Je me sentais pas... Je me sentais comme coupable. 180

    Comme la Couronne questionne peu les victimes sur leursperceptions de la situation d'agression de même que sur lesconséquences de celle-ci, comme les réponses des victimes aux questions sont généralement brèves, il est rare qu'une plaignantedécrive en des termes éloquents ses sentiments et émotions parrapport à l'assaut. Dans ce cas-ci, la Couronne n'a pas cru bon relancer la victime sur ces propos, échappés au passage. Pourtant, ces aspectssont éminemment pertinents pour démontrer que la victime n'avait pasconsenti aux activités sexuelles.

    Effectivement, ce qui caractérise une situation comme en étantune d'agression, ce sont les actes perpétrés contre une personne,certes, mais c'est aussi la perception que la plaignante avait de lasituation de même que les sentiments et les émotions ressentispendant et après l'assaut ainsi que les conséquences de celui-ci. Ceséléments sont indispensables pour une meilleure compréhension du

    180  R. c. Laflamme, p. 27. Le "Doric" a été défini par la victime comme un bar à "topless ". [Caractère gras par nous]

    déroulement de la situation et des actions de chacune des parties. Enlieu et place, dans les causes étudiées, on a préféré juger duconsentement de la victime à travers des clichés: "Vous voyez bien,Monsieur le juge, elle n'a pas crié, ne s'est pas débattue... Vousvoyez, Monsieur le juge, elle ne donne pas l'air d'une personnetraumatisée." La Couronne a rarement demandé à la victime depréciser et d'expliciter sa perception, ses sentiments, ses émotions ettoutes les répercussions de l'agression. Partant, la Défense a eu beaujeu de tourner en dérision l'affirmation qui veut qu'une victime a craintpour sa sécurité juste en jaugeant les yeux d'un homme, juste enressentant le rapport de force qu'il a instauré par ses attitudes.

    A propos des conséquences de l'agression sexuelle sur unevictime, le silence est d'autant plus inadmissible que les répercussionssont irrécusables.181

    La plupart des victimes d'actes criminels éprouvent dessentiments et des troubles variables selon les personnes. De tous les troubles, le traumatisme émotionnel est, de loin, l'effet le plus fréquentchez les victimes, même dans le cas de crimes perpétrés contre lapropriété (fraude, vol). De l'avis de plusieurs, l'acte criminel apparaîtcomme l'une des situations génératrices "d'un stress important":"perturbations du système digestif (nausées, crampes)","perturbations du sommeil", "fortes migraines", "peur ou phobie", "replisur soi", "rupture dans ses relations", "sentiment de folie", "perte deliberté"...182 ou même suicide dans le cas des femmes agresséessexuellement.

    Ayant subi l'une des plus graves violations qui puissent êtreperpétrées, plusieurs des victimes de notre échantillon n'ont pu se voirreconnaître les torts subis, faute de n'avoir pu les décrire. Nonseulement les conséquences de l'agression ont rarement été traitées

    181   Voir FRANCE (1981). p. 55 ; May CLARKSON (1986), p. 15 ; Elizabeth A.

    SHEEHY (1987), p. 24.

    182   Samir RIZKALLA, Gisèle BERNARD et al. (1983, p. 30) reprennent les propos

    d'Irwin WALLER, "Crime Victims : Needs, Services and Reforms.  Orphans ofSocial Policy", Symposium international de victimologie, Tokyo-Kyoto, 1982.

    durant les audiences, lorsqu'elles ont été évidentes, la Cour ne s'estpas nécessairement montrée d'une très grande sensibilité à l'endroit dela victime.

    [PAR LA COURONNE]

    Aimez-vous mieux qu'on suspende quelques instants Madame.    Onpourrait peut-être suspendre quelques instants Monsieur le juge?

    [PAR LA COUR]

    Que c'est qui marche pas là?

    (...)

    Qu'est-ce qui marche pas? Ah! si vous avez envie de pleurer, pleurez,ça va vous faire du bien.

    Psit! Je braillerai pas devant lui certain.

    Hein?

    J'ai assez braillé astheure, je braillerai plus devant lui certain.

    Bon ben, braillez pas, puis dites-nous qu'est-ce qui est arrivé.183

    Pour tout dire, ce coup d'oeil sur le traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles nous laisse avec l'impression que lavictime n'existe pas: seul tente de survivre un témoin principal dont lesystème se sert pour emprunter ses propres chemins vers la vérité.Bien sûr, le système judiciaire ne peut reconnaître l'existence d'unevictime puisque ce serait présumer de la culpabilité de l'accusé. Maispourrait-il lui reconnaître le droit de décrire tous les aspects de la situation d'agression tels qu'elle les a vécus? Pourrait-il prendre actedes conséquences que la victime a subies?

    Le témoin, lui-même, ne semble pas avoir complète existencepuisque on a pratiquement mis en veilleuse son statut de citoyenprotégé par des droits constitutionnels. Voilà un troisième élément quia singularisé le traitement des causes étudiées.

    183  R. c. Bourassa, pp. 20-21.

    L'application des lois... en dehors des droits des témoins

    En 1975, le juge Haines soulignait le pouvoir discrétionnaire d'unmagistrat dans le contrôle des interrogatoires et contre-interrogatoiresafin d'éviter "toute question insultante, impertinente, indécente,injurieuse ou qui vise à vexer ou à harceler le témoin."184 Stanleyfaisait observer qu'avant 1983, peu de magistrats appliquaient cepouvoir: ils laissaient toute latitude à la Défense dans ses contre-interrogatoires. Les résultats de notre collecte de données permettentde douter que la situation ait changé.

    Le juge Haines rappelait également que la Couronne a laresponsabilité de veiller à ce que les droits de la victime soientrespectés: pouvoir de refuser de répondre à des questions vexatoires;pouvoir d'interjeter appel si, en exerçant ce pouvoir, elle se voitinculpée d'un outrage au tribunal; droit aux services d'un avocat oud'une avocate tout au long du procès. Considérant toutes lesinterventions impertinentes et vexatoires relevées dans les enquêtespréliminaires et procès de notre échantillon, il est permis d'affirmer que les protagonistes du système judiciaire concernés ont fait preuve d'uncertain laxisme dans leur mandat de faire respecter les droits desplaignantes. Selon nos renseignements, il n'est pas non plus démontré que les victimes reçoivent les services d'une avocate ou d'un avocat.

    Effectivement, certains incidents lors des audiences laissententendre que les victimes ne sont pas toujours adéquatementpréparées à témoigner.

    [L'accusé] m'a dit qu'il avait déjà passé en Cour pour la même choseet puis qu'il s'en était sorti comme rien, qu'il avait rien eu.

    [LA COUR]

    Rayez ça des débats. Je ne vous permets pas de dire ça Madame, laseule chose que je ne vous permets pas de dire.

    [LA COURONNE]

    Racontez-moi l'histoire comme il faut là.

    184 Marilyn G. STANLEY (1985, p. 70) résume la pensée du juge.

    Mais c'est lui qui m'a dit ça.185

    Et la Couronne d'expliquer qu'elle est tenue à certaines règles dedroit, sans plus. La plaignante vient de se faire dire de témoignercomme du monde, mais personne ne l'a informée avant l'enquêtepréliminaire de ce qu'elle ne devait pas rapporter. Au fait, la Couronnea-t-elle seulement pris le temps de bien s'informer sur la situationd'agression, pour bien faire ressortir le point de vue de la victime? LaCouronne a-t-elle pris le temps de comprendre ce qu'il y avaitd'important à comprendre: les faits, mais aussi les perceptions, lessentiments et les émotions de la victime de même que lesrépercussions de l'agression.

    Dans une cause d'agression sexuelle, l'argumentation de l'accusésera l'une des deux suivantes: aucune activité sexuelle n'a eu lieu avecla plaignante ou, plus souvent, des relations ont eu lieu, mais avec leconsentement de celle-ci. La Couronne sait pertinemment ce qu'il ensera. Pourtant, si l'on en juge les taux d'acquittements, dansl'échantillon comme dans les causes en général, il semble que laCouronne ne parvient pas à étayer suffisamment la description del'agression pour bien défendre le point de vue de la victime, notammentau sujet de l'absence de consentement. Possible aussi qu'elle neréussisse pas à contrer les croyances populaires relevées par laDéfense. Dans les causes étudiées, la Couronne n'a pas combattu cescroyances; elle a composé avec elles.

    D'autres cas, dont il sera question dans la prochaine section,démontrent également qu'il est raisonnable de s'interroger sur le rôle joué par la Couronne auprès des victimes d'agressions sexuelles.

    Dans l'intermédiaire, qu'il suffise de dire que, dans les causesétudiées, le système judiciaire a manqué de cohérence dans sonencadrement de la démonstration de la preuve de deux manières:

    -    d'une part, en admettant qu'une partie de la preuve s'alimente à desfaits extérieurs à la cause et ouvre la voie à des décisions qui

    pourraient être fondées sur des mythes, préjugés et stéréotypes et,

    - d'autre part, en négligeant des éléments d'information intimementliés à l'agression: les perceptions, sentiments et émotions desvictimes lors de l'assaut de même que les conséquences de celui-cisur leur vie.

    Par ailleurs, le système judiciaire a également manqué decohérence dans l'application des lois. Il nous semble que tout enappliquant le droit de l'accusé à une défense pleine et entière, tout en laissant une marge de manoeuvre à la Défense pour défendre, la Couraurait pu, à maintes reprises, obliger le respect des droits de laplaignante comme témoin.

    En bout de ligne, eu égard à son rôle quant à l'administration dela justice et quant à l'application des lois, le système judiciaire amanifesté des pratiques incohérentes dans le traitement des causesanalysées. Ces incohérences ont pour coût des inconséquences.

    Les inconséquences

                Les inconséquences du traitement judiciaire dans les causes résident

    dans ses effets par opposition au rôle qu'est censé remplir le systèmejudiciaire. Ce rôle s'articule autour de deux grands axes: appliquer les lois et protéger la société. Or, à en juger ce qui précède, il semble qu'ily ait lieu de s'interroger sur la manière dont certains mènent à biences tâches.

    Dans la section précédente, il a déjà été question du laxismemanifesté dans les causes étudiées à l'égard des droits des témoins.Qu'il suffise d'ajouter ici que les droits des individus font partie de cetensemble de lois que les tribunaux doivent faire respecter, dans leurenceinte comme à l'extérieur.

    Par ailleurs, en d'autres cas, il est permis de se demander si laCour et la Couronne n'ont pas en quelque sorte abdiqué leursresponsabilités. Nous nous expliquons.

    Il est notable que, dans les trois cas où il s'agissait de plaintes déposées par la conjointe, une belle-soeur ou l'ex-conjointe d'accusé, les procédures ont avorté. Dans un premier cas, la conjointe et labelle-soeur, toutes deux plaignantes, se sont présentées à l'enquêtepréliminaire pour affirmer qu'elles avaient déposé des plaintesmensongères. Dans une deuxième cause, sans que la plaignante nenie aucune déclaration antérieure, sans qu'elle ne demande le retrait desa plainte, la Couronne a renoncé à faire la démonstration de sa preuve. Et, dans un dernier cas, l'ex-conjointe a demandé que la Cour retire laplainte contre l'agresseur.

    Bien sûr, une preuve est difficile à établir sans la collaboration dutémoin principal. Mais le problème, pour indéniable qu'il soit, n'excuse pas certaines irrégularités face aux rôles qui incombe à la Cour et à la Couronne. Voici deux exemples.

    Dans le premier cas, une plaignante témoigne que son ex-conjoint est entré chez elle par effraction et que, trois jours auparavant,il avait abusé d'elle sexuellement. L'introduction par effraction a étécorroborée par deux autres témoins. Quant à l'agression sexuelle, lavictime maintient qu'elle a eu lieu, mais à une date antérieure à celle reconnue comme date d'infraction. La Couronne tente de savoir ce qu'il en a été, mais en se limitant toujours à la date de l'infraction identifiée dans la plainte, ce qui cause une confusion.

    Bref, ne réussissant pas à faire dire à la plaignante qu'elle avaitbel et bien été assaillie à la date inscrite sur la plainte, la Couronnefinit par lui demander:

    Etes-vous toujours avec votre concubin aujourd'hui?(...)

    Vous l'aimez bien aujourd'hui?186

    La plaignante ayant répondu oui aux deux questions, la causeétait classée: plus d'introduction par effraction, plus d'agression sexuelle. Comme si les lois en vigueur ne pouvaient être appliquéesdans ce cas particulier. Quel message le prévenu en a-t-il tiré?Quelles conséquences ce traitement judiciaire a-t-il eu sur la viecommune de ces deux personnes? Quel message la société retient-elled'un traitement judiciaire semblable?

    Ici, la Couronne et la Cour ont abdiqué. La Couronne a renoncé à son devoir de faire appliquer la loi dans le cas de l'entrée par effraction.Elle a également renoncé à essayer d'établir une preuve suffisante ence qui concerne l'agression sexuelle. Le tout malgré qu'en aucunmoment la victime n'ait nié la véracité de ses déclarations antérieures.La Couronne s'est déresponsabilisée en laissant entendre au juge que, finalement, peu importe les lois en vigueur, ces deux personnes sont à nouveau ensemble et s'aiment. Et la Cour semble avoir entériné cetteperspective, malgré son mandat d'appliquer les lois.

    Dans une deuxième cause, la plaignante demande à la Cour de retirer sa plainte contre son ex-conjoint. Pour faire accepter la requête,la Couronne et la Défense font valoir que, dans l'intermédiaire, lesparties ont résolu leurs divergences. Ce faisant, les parties véhiculent implicitement que la violence peut s'expliquer (s'excuser?) en certainescirconstances. Or les connaissances sur la problématique de laviolence conjugale confirment sans équivoque que la violence nes'explique par aucune circonstance ou aucun motif particulier: laviolence traduit la volonté d'une personne d'en contrôler une autre. Mais les préjugés ne s'arrêtent pas là.

    En acquiesçant à cette requête de retrait, parce que, selon lejuge, il devenait impossible pour la Couronne de faire sa preuve, lemagistrat Denys Dionne s'est adressé à la plaignante dans les termessuivants:

    J'ajouterai à Madame (...) que, la police et le système judiciaire ne sont pas là en tout cas qu'il vous prenne le caprice de dénoncer quique ce soit, y compris votre ex-mari ou votre mari. Ça, c'est une chosedont j'aimerais que vous vous rappeliez.

    Deuxièmement, je voudrais vous dire que la prochaine fois que vousvous plaindrez dans des circonstances peut-être analogues, à la police ou à la Cour, que vous ne serez pas prise au sérieux parce que cesera la deuxième fois et (...) on se demandera si une fois lesprocédures amorcées vous ne reviendrez pas encore devant le tribunal demander que la plainte soit retirée. 187

    Le même juge Dionne, qui avait dit que "les règles, c'est commeles femmes: c'est fait pour être violées", ne se dément pas ici dans lespréjugés qu'il véhicule à la défaveur des femmes. D'une part, il prétendque la victime a fait une plainte par caprice, alors que rien ne le laissesupposer. D'autre part, plutôt que d'essayer de prévenir d'autres comportements violents, il avise la victime que désormais le systèmene lui accordera plus la même protection qu'à d'autres citoyennes etcitoyens parce qu'elle ne bénéficie plus de la même crédibilité.

    Étant donné que les résultats d'études antérieures établissentqu'une majorité de femmes agressées sexuellement ne portent pasplainte parce qu'elles se méfient des réactions du système judiciaire, ilest probable que cette victime fera de même. Alors, l'ex-conjoint de laplaignante peut maintenant la violenter en toute quiétude, puisqu'ellevient de perdre son droit de protection, sous prétexte d'une crédibilitéentachée.

    Alors même que, peu avant, le juge avait attiré l'attention sur lanature de la plainte (agression sexuelle et voies de fait); alors mêmequ'il avait noté le mandat du ministère public d'être vigilant en matièrede violence conjugale, il ne lui est pas venu à l'esprit d'adresser des recommandations à l'intention de l'accusé.

    En clair, le message qu'a laissé le juge Dionne à notre société, ce n'est pas que tout comportement de violence est interdit, mais que lesfemmes, encore aujourd'hui, doivent y réfléchir deux fois avant dedéposer une plainte.

    En définitive, dans ces deux cas, il y a eu une applicationirrégulière des lois et un message contradictoire quant au mandat deprotection qui incombe au système judiciaire. Dans le premier

    187 Ce sont les commentaires du juge Denys Dionne dans R. c. Dupuis, Cour dessessions de la paix, no 505-01-003859-861, p. 13. [Caractère gras par nous.]

    exemple, l'introduction par effraction avait été établie et l'accusé auraitdû en être reconnu coupable; au sujet de l'agression sexuelle,apparemment indémontrable, le juge aurait pu souligner à l'accusé lecaractère criminel des actes allégués dans la déclaration. Dans ledeuxième cas, voilà un magistrat qui, au lieu d'exprimer le support dusystème judiciaire en toutes éventualités, signifie à la plaignante que lesystème judiciaire ne protège pas nécessairement les personnes quimanquent de crédibilité à ses yeux. Sur ce, il laisse filer l'accusé sanslui dire un mot sur la plainte déposée contre lui.

    Finalement, dans ces trois cas, la réaction du système judiciaire vis-à-vis des conjoints, beau-frère et ex-conjoint laisse entrevoirquelques failles dans la protection que notre société offre aux femmes face aux hommes de la famille. Dans le cadre familial, les femmesreprésentent-elles encore un groupe social vulnérable dont le droit à laprotection est difficilement applicable ou cavalièrement mis enveilleuse?

    Conclusion

    En bout de ligne, considérant l'ensemble des résultats de lacollecte de données, il est compréhensible que peu de femmes portent plainte par crainte des réactions du système judiciaire. La longueur duprocessus, le fait que l'accusé demeure en liberté durant lesprocédures, le très grand nombre d'acquittements de même que lamanière individualiste et sexiste de traiter des agressions sexuelles,en dehors de toute compréhension du phénomène, ce sont là plusieursaspects qui en dissuaderaient plus d'une!

    Le traitement discriminatoire des quinze causes a étéfoncièrement discriminatoire à cause des mythes, préjugés etstéréotypes qui l'ont ponctués. Ceux-ci défavorisent particulièrementles femmes puisqu'ils réfèrent à des clichés sur les agressionshétérosexuelles, les femmes et les agresseurs.

    Chapitre 4 LES VICTIMES c. R.: QUESTIONS POUR LE SYSTEME JUDICIAIRE

    En première partie, nous avons expliqué ce qu'il nous semblaitpertinent de retenir de la théorie pour mieux saisir le fond du traitement judiciaire. Ce cadre a influencé notre façon de percevoir, de concevoir etd'analyser l'administration de la justice en matière d'agressionsexuelle. Pour démontrer qu'il est justifié, ce rapport a proposé unedouble description de la réalité étudiée: l'une s'alimentait aux donnéesquantitatives et aux citations; l'autre établissait des liens entre laforme et le contenu des interventions et entre les interventions elles-mêmes.

    Pour bien marquer les liens qui existent entre le cadre d'analyseproposé en première partie et le portrait du traitement judiciaire desquinze causes concernées, il importe de revenir sur ce cadre en référant aux éléments essentiels dégagés comme résultats de recherche. Nous terminerons en rappelant les effets possibles de ce traitement sexiste et individualiste.

    Ce que nous en disions...

    Nous disions que le traitement judiciaire québécois des causesd'agressions sexuelles était susceptible d'être influencé par deuxfacteurs:

  • la nature sexiste de notre société et
  • la philosophie individualiste qui sous-tend généralement nos modesd'organisation et de fonctionnement en société et, particulièrement,notre administration du crime.

    Le premier facteur favorise le contrôle masculin des instancesdécisionnelles, quelles qu'elles soient. Dans la sphère judiciaire, nouspensons que ce contrôle ne peut que gêner la mise en cause desperceptions et conceptions des hommes dans le traitement desagressions sexuelles, phénomène qui commande la dénonciation de certains modèles de comportements masculins.

    Le deuxième facteur agirait comme une double barrière enempêchant également la mise en cause des perceptions et conceptionsmasculines puisqu'il privilégie le traitement individualiste del'agression sexuelle, en dehors de toute prise en compte du phénomènesocial. Or l'agression sexuelle n'est pas que fait individuel, elle a uncaractère social parce qu'elle est engendrée par les relations hommes-femmes qu'institué notre société sexiste.

    À la lumière des résultats de recherche, nous croyonsqu'effectivement ces deux facteurs ont influencé le traitement descauses étudiées. S'il devait en être de même pour l'ensemble dutraitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, celui-citraduirait trois lacunes, à savoir qu'il ne tiendrait pas compte:

  • des perceptions, des conceptions et de la problématique féminine
  • des droits des femmes comme témoins et comme groupe social; et
  • de l'intérêt général. 188

    Sexiste un jour, sexiste toujours?

    Conformes aux données de la littérature sur le sujet189, lesrésultats d'analyse des quinze causes composant l'échantillonindiquent qu'encore en 1987 les protagonistes du système judiciairemanifestaient une forte tendance à tabler sur les croyances populairespréjudiciables à toutes les femmes. Pour tout dire, les résultats derecherche rapportent une forte tendance à miser sur toutes sortes demythes, préjugés ou stéréotypes qui pourraient orienter les décisionsen défaveur de plusieurs groupes sociaux: les femmes, les jeunes, lesgroupes socio-économiquement défavorisés, les personnes ayant des

    188     Les notions de droits individuels, de droits collectifs et d'intérêt général ont été définies dans l'introduction de la section 2, partie 1. 189     Plusieurs études notent cette discrimination multidimensionnelle du système judiciaire.   A titre d'exemples : Marilyn G. STANLEY (1985), pp. 34-35 ;

    Isabelle GAGNON et Micheline LEFEBVRE (1991), p. 5.

    antécédents judiciaires et, généralement, tous ceux et celles dontl'origine, le passé, les attitudes ou les comportements pourraient êtrequestionnés en vertu de croyances populaires quelconques.Cependant, en matière d'agression sexuelle, opposant un agresseurmasculin et une victime féminine, les mythes, préjugés et stéréotypes àl'égard de l'agression sexuelle, des femmes et des agresseurs sontprédominants.

    Le traitement judiciaire des causes analysées a été sexiste soustrois aspects, par rapport:

  • à un certain contenu, explicite ou implicite,
  • à des omissions et
  • à l'encadrement de la Cour durant les audiences.

    Au sujet du contenu explicite, il faut rappeler que les avocates etavocats se sont montrés indiscrets et peu respectueux du droit à la vie privée et à la dignité des témoins en posant un nombre important dequestions sans lien (Tableau 9), parfois même de façon vexatoire. Il faut répéter que la plupart de ces interventions n'instruisaient pas surla situation d'agression. De plus, la plupart d'entre elles sontsusceptibles de défavoriser les femmes en regard des mythes, préjugésou stéréotypes qu'elles suscitent. Pourtant, il y en a eu dans presquetoutes les causes de l'échantillon. Que cette pratique ait été à ce pointcourante amène à se demander s'il s'agissait d'un manqued'encadrement de la part de certains juges ou d'une croyance ancrée àl'effet que ces questions sont effectivement perçues commepertinentes. Dans l'éventualité où il s'agirait d'une croyance ancrée enla pertinence de ce type de questions, il est à craindre que le traitementjudiciaire de l'ensemble des causes d'agressions sexuelles ne soitsexiste.

    D'ailleurs, généralement et essentiellement, soit dans laformulation des questions soit dans les relations entre toutes les interventions, la persistance de la méfiance à l'égard des femmes de même que des préjugés et des stéréotypes sexistes a caractérisé letraitement judiciaire des causes décrites dans son contenu implicite etexplicite. Rappelons les principales croyances populaires véhiculéesdurant les audiences.

  • En matière sexuelle, les femmes mentent pour des raisons qui leur sont propres (contrôle parental, conjugal ou social, vengeance) oubien elles fabulent.
  • Selon leur statut, petite fille de couvent ou barmaid, les femmessont plus ou moins susceptibles d'être agressées sexuellement.
  • Selon leur comportement général antérieur ou leurs conditions devie   (assiduité   scolaire, soumission   à   l'autorité,   situationfamiliale...),  les femmes sont des plaignantes plus ou moinscrédibles.
  • Une femme qui a eu des relations sexuelles avec un homme une foisest réputée avoir consenti à des relations ultérieures.
  • L'habillement d'une femme indique sa prédisposition à des activitéssexuelles.
  • Le refus d'une femme se traduit dans un type de comportement et des réactions particulières pendant et après l'assaut.

    Si de telles croyances imprègnent l'ensemble du traitementjudiciaire, nul doute qu'elles contribuent à alimenter le sentiment desvictimes qui se sentent jugées. Par ailleurs, l'ampleur de l'examen dela crédibilité de la plaignante ne peut être que fortement ressentie dufait de l'absence de confrontation de l'accusé par rapport à ses attitudeset comportements. D'abord, il est rare qu'un accusé accepte detémoigner et, dans les causes où il l'a fait, la nature sexiste, violente oudominatrice de ses attitudes et comportements durant l'assaut apratiquement toujours été passée sous silence. Les attitudes et comportements de l'agresseur sont pourtant des éléments susceptiblesde caractériser un échange en tant que situation d'agression, c'est-à-dire une situation où le consentement était absent. Mais tout se passecomme s'il n'existait aucun lien entre les attitudes et comportementssexistes, violents ou dominateurs d'un accusé et la commission d'uneagression sexuelle. On croit plus pertinent de s'intéresser auxhabitudes de vie, à la situation familiale ou même à l'habillement de lavictime. La crainte est-elle d'interpeller l'identité masculine dans cequ'elle comporte d'attitudes et de comportements sexistes, violents ou dominateurs à l'endroit des femmes?

    D'autre part, le caractère sexiste du traitement judiciaire descauses étudiées transpire des omissions de ses protagonistes. Lavictime ici a été au "service de la justice" et a dû se conformer auxrègles d'organisation et de fonctionnement de la Cour: elle a dûrépondre aux questions, sans plus, qu'elles soient pertinentes ou non,vexatoires ou non. Peu nombreux sont ceux qui se sont intéressés àsa perception des faits, aux sentiments et émotions qu'elle a vécuspendant et après l'agression ni même aux conséquences physiques oupsychologiques de l'assaut.

    A peine 4% des interventions de la catégorie en lien (Tableau 14), soit au plus 1,5% de toutes les interventions, ont porté sur laperception, les sentiments et les émotions de la victime par rapport àl'agression. Parmi elles, plus de la moitié ont été formulées par laDéfense qui, la plupart du temps, visait à convaincre que la perception,les sentiments ou émotions évoqués par la plaignante n'étaient pasobjectivement fondés.

    En ce qui concerne les conséquences physiques oupsychologiques, la situation est encore plus criante: le sujet ne futabordé que dans deux causes à travers 30 interventions (Tableau 15),toutes formulées par la Couronne.

    Les protagonistes du système judiciaire estiment-ils que de telles informations de la part de la victime seraient peu objectives?Pourtant, contrairement aux interventions sans lien ou à toutes cellesqui pourraient raviver des croyances populaires démenties, ceséléments d'information nous apparaissent primordiaux par rapport à lasituation d'agression et, particulièrement, pour démontrer le refus. Enréalité, il est à se demander si ce n'est encore la méfiance à l'égard desfemmes qui fait qu'il est plus rassurant d'interpréter une cause enfonction de mythes, préjugés et stéréotypes que de se fier aux diresd'une victime.

    Dans l'ensemble, la Cour a témoigné d'un certain laxisme durantles contre-interrogatoires: ceux-ci ont été par moment aussi vexatoirespour les témoins qu'inutiles pour la découverte de la vérité. Nous endiscuterons sous la rubrique de la perspective individualiste. Qu'ilsuffise de rappeler que ces contre-interrogatoires ont été sexistes enregard des mythes, préjugés et stéréotypes qu'ils ont suscités.

    Il en a été question précédemment, la notion et la preuve deconsentement est au centre des causes d'agressions sexuellespuisque, la plupart du temps, l'accusé alléguera qu'il y avaitconsentement. Or, dans un contexte, où la Cour a laissé librecirculation à des croyances populaires préjudiciables aux femmes, sansleur donner droit de parole pour décrire les situations telles qu'elles lesont vécues, sans même leur réserver le respect auquel elles ont droit,la démonstration de la preuve relative au refus de la victime devenaitproblématique. En clair, inutile d'essayer de faire valoir l'incapacitéd'exprimer le refus. Avoir craint l'autre à cause de son regard hagard, àcause de la pesanteur que sa présence avait soudain donné àl'ambiance, à cause des attitudes qui indiquaient, dès la premièreminute, que le temps, l'espace et le corps d'une femme ne luiappartenaient plus; s'être sentie à ce point vulnérable devant l'autrequ'il était apparu même insensé d'exprimer fermement son refus... Ce type de considérations ne pouvait être de l'ordre de l'objectivité, ontsuggéré plusieurs protagonistes durant les audiences.

    Tout cela pour dire, que le traitement judiciaire des causesétudiées s'est articulé avec insistance et de manière tendancieuseautour de la dite crédibilité des victimes. Dans ce cadre, même lapreuve de leur refus devenait matière à interprétation, en dehors de laperception et de la conception qu'elles-mêmes en avaient. Lesperceptions et conceptions des protagonistes du système judiciaire prévalaient: celles que les hommes semblent encore avoir aujourd'huide l'agression sexuelle, des femmes et des agresseurs, mais aussicelles qu'ils ont du Droit et des règles de preuve.

    Dans un autre ordre d'idées, l'absence même de condamnationclaire de toute forme de violence contre les femmes, conjointe, ex- conjointe, amie, belle-soeur, témoigne qu'en certains endroits subsisteune justice sexiste. Une justice qui ne peut pas croire que, oui, c'estarrivé même si des conditions d'existence conduisent des victimes àfaire avorter les procédures. Une justice qui avise ces plaignantesréfractaires qu'elles n'auront peut-être plus l'appui du systèmejudiciaire la prochaine fois si elles ne collaborent pas cette fois-ci. Une justice qui tait le comportement sexiste, violent ou dominateur de ceuxqu'elle acquitte.

    Finalement, dans ce contexte, n'est-il pas raisonnable desoupçonner qu'il pourrait exister un traitement différencié des causesd'agressions sexuelles en vertu du sexe de la victime impliquée?

    Les études antérieures le notaient, les mythes, préjugés etstéréotypes sexistes influencent la perception que les juges ou jurysont de la victime et de l'agresseur. Si l'on doute de la moralité de laplaignante, l'accusé est acquitté ou écope d'une peine moins lourde. Sil'accusé est perçu comme un homme normal, il est plus difficile del'imaginer coupable.

    Or, dans les cas où la victime était de sexe masculin, les mythes,préjugés et stéréotypes discriminatoires à l'égard des femmes étaientabsents. De plus, puisque dans les deux cas étudiés les plaignants avaient été agressés par des personnes de même sexe qu'eux, il sepourrait qu'ils aient bénéficié d'un préjugé favorable. L'homosexualitéétant encore considérée comme anormale, il est possible que peunombreuses soient les personnes qui croient qu'un plaignant "normal"aurait pu consentir aux échanges et que peu nombreux soient lesindividus qui s'identifieraient à un accusé inculpé d'une agression sexuelle homosexuelle. En d'autres mots, les plaignants de notreéchantillon pourraient avoir été privilégiés par rapport aux plaignantesà cause des facteurs suivants:

  • parce que, étant de sexe masculin, ils étaient à l'abri des croyancespopulaires relatives à l'agression sexuelle, aux femmes et auxagresseurs, par conséquent, ils n'ont pas subi la méfiance réservéeaux femmes;
  • parce que, victimes d'une personne de même sexe qu'eux, ilsauraient profité des préjugés à l'encontre de l'homosexualité.

    Le traitement judiciaire des causes étudiées a été sexiste.Comment a-t-il pu l'être en dépit des modifications législatives de1983? Peut-être parce que, somme toute, le Droit n'est pas neutre ouimpartial en soi, tel que le sous-tend la pensée libérale classique?Parce que le Droit demeure essentiellement l'affaire des hommes, dulégislateur au policier en passant par le juge et l'avocat, il faut se demander si la société n'erre pas en s'imaginant que le traitementjudiciaire des causes d'agressions sexuelles puisse se faire en touteimpartialité. En matière d'agression sexuelle les femmes et leshommes sont juges et parties, des juges et parties qui ne partagentpas la même perception et la même conception de l'agression sexuelle.

    Plusieurs des victimes de l'échantillon ont voulu dire la menacequ'elles avaient senti peser sur elles juste avant l'agression. Pourimplicite qu'elle ait été, la menace avait été perçue dans les attitudesou comportements dominateurs de l'accusé. Les études antérieure sont-elles assez étayé l'affirmation: l'agression sexuelle est un acte de pouvoir de l'homme contre la femme. C'est un acte de pouvoir qui est né et qui subsiste par la subordination des femmes au pouvoir masculindans tous les champs d'activité: culturel, économique, social, politique...Le culturel inclut entre autres la définition des rapports hommes-femmes et de leurs activités sexuelles et amoureuses. Et c'estprobablement là que réside toute la difficulté pour les hommes dereconnaître les comportements sexistes, violents ou dominateurs desaccusés et donc, de les mettre en évidence durant les audiences.Plusieurs hommes, encore aujourd'hui, aiment penser qu'une minceligne sépare l'agression sexuelle d'une relation sexuelle, lorsque lesparties sont de sexes différents: il a essayé; elle ne voulait pas, maisce n'était pas clair; il ne l'a pas menacée; elle aurait dû... Il semble queplusieurs hommes comprennent bien ce genre de situations. Toujoursest-il que, ne sachant distinguer l'agression sexuelle d'une relation sexuelle, la méfiance à l'égard des femmes semble prescrite. Cetteméfiance a d'ailleurs été colportée dans les causes étudiées, à traversles mythes, préjugés et stéréotypes et elle a souvent été trahie parl'importance accordée à l'examen de la crédibilité de la victime.

    Le système judiciaire: entre l'individu, le groupe et la société

    Outre une forte présomption quant à l'éventualité d'un traitementsexiste, un aller-retour entre la littérature et les notes d'audienceslaissait entrevoir la présence d'une autre ligne d'influence dans letraitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles: il s'agissaitpeut-être de cette pensée libérale classique à la source du Droit. Cetteinfluence a été observée dans le traitement judiciaire des causesétudiées sous deux aspects:

  • par l'absence de perspective dans la compréhension du phénomènedes agressions sexuelles et
  • par l'interprétation et l'application individualistes des droits qu'il sous-tend.

    Si elle s'étendait à l'ensemble du traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, cette interprétation et cette application individualistes des droits pourrait avoir pour effets d'opposer des droitsindividuels entre eux et de subordonner des droits collectifs et l'intérêtgénéral à des droits individuels. Si l'ensemble du traitement judiciairedes causes d'agressions sexuelles se caractérisait par l'absence de perspective dans la compréhension du type de crime et l'absenced'intégration des droits en fonction des droits collectifs et de l'intérêt général, il pourrait gêner le système judiciaire dans l'exercice de ses fonctions, soit l'interprétation et l'application des lois en général et laprotection de la société.

    Concrètement, dans les cas composant l'échantillon, laperspective individualiste a détourné le système judiciaire d'uneadministration de la justice juste et équitable de différentes manières. D'abord, il n'a pas tenu compte des facteurs culturels, économiques,sociaux et politiques qui expliquent le phénomène de l'agressionsexuelle. Or, avec tous les renseignements disponibles sur letraitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, cesconnaissances sont de nature à mettre en cause les croyances populaires erronées. Ce faisant, elles sont susceptibles d'inspirer unencadrement plus rigoureux des audiences et des interprétations plusréalistes des situations d'agressions, en tant que faits individuels.

    Deuxièmement, la pensée individualiste a éloigné d'une interprétation et d'une application intégratives des droits, où lesdifférents droits individuels peuvent coexister dans une prise encompte des droits collectifs et de l'intérêt général. Dans les casdécrits, seuls le droit de l'accusé à une défense pleine et entière et lapossibilité pour l'avocat ou l'avocate de défendre son client ont sembléprévaloir. Et ces deux points ne se résument pas en une seule réalité:soit la défense d'un accusé. Selon nous, ils indiqueraient deux réalitésséparées: d'une part, celle de l'accusé et, d'autre part, celle de l'avocatou de l'avocate en tant que personne ayant des intérêts professionnels.

    Les droits individuels de la victime en tant que témoin, les droits collectifs des femmes et l'intérêt général de la société n'ont pas eu tribune dans le traitement des causes concernées.

    C'est ainsi qu'en tant que témoins les victimes se sont astreintesà répondre à toutes les questions, même impertinentes, mêmevexatoires, parce que, rarement, on est intervenu pour faire respecterleurs droits. C'est ainsi que, indépendamment des connaissancesactuelles, la Cour a admis des interprétations et des contre-interrogatoires aussi trompeurs que sexistes: il faut bien défendrel'accusé! Il faut bien que la Défense trouve un moyen de faire sontravail! C'est ainsi qu'un avocat a pu demander à une victime si elle n'apas eu un peu de plaisir durant l'agression; qu'il a pu affirmer sansambages qu'il se contrefichait que la plaignante ait maigri de 18 livres depuis l'assaut, que cela ne le faisait pas pleurer du tout. C'est ainsi qu'un autre avocat a pu demander à un jury d'apprécier le corps de la victime pour évaluer s'il s'agissait bien là d'une femme à ce point irrésistible qu'il est impossible de faire autrement que de la violer.C'est ainsi qu'un juge s'est empêché de sévir même en ayant diagnostiqué le harcèlement de la Défense contre la plaignante et toutes les femmes qui ont témoigné pour la Couronne...

    Finalement, si la situation décrite ci-haut traduisait les caractéristiques de l'ensemble du traitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles, il y aurait lieu d'affirmer que le systèmejudiciaire ne tient pas compte du phénomène social derrière l'acteindividuel. Or, dans ce contexte, comment pourrait-il interpréter et appliquer les lois en se préoccupant des droits collectifs et de l'intérêtgénéral?

    Effectivement, il nous semble que, sans la prise en compte du phénomène social, il sera difficile de démystifier l'agression sexuelle et de combattre toutes les croyances populaires encore véhiculées sur lesujet. Sans la prise en compte du phénomène social, il serapratiquement impossible d'identifier les droits collectifs et l'intérêt général en jeu dans le traitement judiciaire général des causesd'agressions sexuelles.

    Ainsi, à travers la description des situations d'agressionsétudiées, ont interféré des mythes, préjugés et stéréotypes pourtantdémenties par l'état actuel des connaissances sur le phénomène. Or, àen juger des résultats de recherches sociologiques 190 ces mythes,préjugés et stéréotypes auraient des effets subjectifs sur l'issue desprocès, de telle façon qu'ils brimeraient le droit des victimes à desprocès justes et équitables.

    C'est dire que, si elles sont encore largement véhiculées dans lesystème judiciaire, ces croyances populaires donneraient lieu à untraitement judiciaire des causes d'agressions sexuelles qui léserait ledroit des femmes à des procès justes et équitables en matièred'agression sexuelle. Conséquemment, ce traitement judiciaire léserait également leur droit à la protection. Le cas échéant, comment ne pass'interroger sur la manière dont le système judiciaire s'acquitterait deses fonctions dans l'administration de ce type de criminalité. Voilà unequestion d'intérêt général. En négligeant les droits des plaignantes etles effets du traitement judiciaire sur l'application des droits desfemmes, le système judiciaire mettrait de l'avant une interprétation etune application des lois qui défavoriseraient son intégrité et sacohésion.

    Conclusion

    Pour terminer, vu par la lorgnette de quelques causes, il semble opportun de s'interroger sur l'ensemble du traitement judiciaire des casd'agressions sexuelles. Et nous croyons que ce questionnement doitintégrer les effets de ce traitement sur les droits des femmes en tantqu'êtres égaux ayant les mêmes droits constitutionnels que les

    190     T. Brettel DAWSON (1988, op. cit.), cité par Claire L'HEUREUX-DUBE(1991), p. 76.

    hommes, accusés ou non: droit à la liberté et la sécurité et droit à desprocès justes et équitables. Nous croyons également que cettequestion des droits collectifs des femmes ne peut être dissociée del'intérêt général d'une société qui se veut démocratique. Dans ce cadre,le système judiciaire détient un rôle stratégique, notamment, pourdénoncer les valeurs, les attitudes et les comportements sexistes etpour interpréter et appliquer les lois en regard des droits individuels detoutes les parties, des droits collectifs des groupes qu'ellesreprésentent et de l'intérêt général d'une société qui se définit commedémocratique.

    Conclusion générale

    LES PLAIGNANTES: TEMOINS, VICTIMES OU ACCUSEES?

    Je m'appelle Anne, Carole, Mylène... Dans ma famille, à l'école,au bureau et dans mes loisirs, on m'a appris à tenir ma place, sans plus: être une bonne fille, respectant l'autorité parentale; être une bonne élève puis une bonne travailleuse, soumise à l'autorité hiérarchique; être une bonne femme envers mon conjoint, et une bonne mère, aimante et indulgente.

    J'ai grandi en voyant ma grand-mère et ma mère servir leur époux, en voyant des femmes servir leurs patrons, en voyant des femmes baisser les yeux quand elles croisaient des hommes sur larue... histoire de simuler l'inexistence, histoire d'éviter les actions ou commentaires désobligeants ou de faire semblant que rien n'a été dit ou fait. Comprendre la différence des hommes, qu'elle caresse ou qu'elle frappe. Je pense que j'ai fait comme toutes ces femmes...

    ...Même ce jour où Henri, Georges, Paul ou Jacques... (Vous avez le choix, en autant que le nom soit masculin.), une connaissance,se permette de... Oh! Ça n'a pas été une grosse affaire: je n'ai pas été menacée avec une arme, ni même verbalement; je n'ai pas été battue...En réalité, il a fait ce qu'il a voulu. L'espace d'une éternité, je suis devenue sa chose, une chose méprisée, une chose sans nom, sans identité, sans dignité...

    Je m'appelle Anne, Carole, Mylène... Je sors du système judiciaire. En tant que témoin, victime ou accusée? Je ne saurais plus dire... En réalité, on a fait ce qu'on a voulu de moi: l'espace d'une éternité, je suis devenue une chose, une chose méprisée, une chose sans nom, sans identité, sans dignité...

    Mon agresseur? Il fait partie des 91 violeurs sur 100 qui restent des citoyens libres. Il est vrai que, dans le fond, c'est un homme ordinaire, marié, père de deux enfants... Et, moi, je n'aurais pas dû accepter qu'il me reconduise; je n'aurais pas dû être fine avec lui, il a cru...; je n'aurais pas dû être habillée comme ça; j'aurais dû me défendre; j'aurais dû...

    Je m'appelle Anne, Carole, Mylène... Je ne connais pasgrand'chose aux lois et aux tribunaux, mais pouvez-vous me dire justeune chose? Pourquoi, est-ce moi que la Cour a jugée?

    Quand c'est l'accusé (...), il faut faire attention sur son mode devie (...)

    Si c'était un autre témoin, ça serait différent.191

    Effectivement, notre société a toujours convenu qu'il étaittéméraire de juger de la culpabilité d'un accusé sur ses habitudes devie. Mais l'application de cette règle de conduite associée à un examen insistant et tendancieux de la crédibilité d'une plaignante donne tout unrelief au déroulement des audiences en matière d'agression sexuelle: lavictime se sent accusée.

    Si l'on en juge les causes étudiées, il semble bien qu'il soitpermis de penser que ce qui fait encore le noeud de l'instruction descauses d'agressions sexuelles, c'est la crédibilité de la victime. A toutle moins, a-t-elle pris une place importante dans les cas composantl'échantillon. Quel que soit le type de questions posées, quelle que soitla partie qui la pose, la victime peut être confrontée à une questionaussi impertinente qu'insidieuse en vertu des mythes, préjugés etstéréotypes qu'elle véhicule.

    D'une part, le traitement judiciaire décrit pourrait effectivementdonner l'impression de juger la victime lorsqu'il permet la mise en causeinsistante et trompeuse de sa crédibilité. Si la crédibilité d'un témoindoit être évaluée, aucun motif ne justifie qu'elle le soit en étalant sa vieprivée et dans une méfiance qui préjuge en soi de sa crédibilité. Uneplainte a été portée; un homme doit répondre d'un chef d'accusation; desfaits sont allégués par les parties: quelle est la crédibilité destémoignages en vertu des déclarations et de la description des faits encause? N'est-ce pas là que devrait résider l'évaluation de la crédibilitéd'un témoin?

    191     Commentaire du juge Lucien Larouche dans l'affaire R. c. Girard, p. 60.

    D'autre part, le traitement judiciaire analysé pourrait laisser lamême impression de juger la victime, parce que, à côté de toutes cesinterventions tendancieuses sur sa crédibilité, rares sont lesprotagonistes du système judiciaire qui ont interrogé les attitudes etcomportements sexistes, violents ou dominateurs d'un accusé. Un seulavocat de la Couronne a souligné le lien qui existait entre descomportements violents et la commission d'une agression sexuelle.Même dans les cas où des plaignantes ont fait avorter les procédurescontre un conjoint ou un ex-conjoint, aucun juge n'a attiré l'attention del'accusé sur le caractère criminel des gestes allégués dans la plainte,qu'elle soit fondée ou non.

    Sauf une exception, à tour de rôle, les plaignantes ont étécontraintes à répondre à des questions sans lien direct avec les faits encause. A tour de rôle, elles ont dû laisser exprimer une interprétationdes faits qui leur renvoyait une image d'elles et une conception de lasituation d'agression qui n'étaient pas les leurs. Certaines ont mêmesubi le mépris de la Défense. Et l'accusé, lui? doivent-elles sedemander.

    Un juge a décidé que trois jeunes plaignantes, âgées de 12 à 16ans, ont confondu gestes accidentels et attouchements sexuels. Troisjeunes filles disent avoir été touchées, l'une aux seins, l'autre au vaginet une dernière a subi l'effleurement du pénis d'un monsieur-tout-le-monde, le tout en un laps de temps relativement court. Gestesaccidentels? L'accusé a admis avoir dit à l'une des jeunes filles qu'elleavait un beau corps. Il a admis avoir embrassé sur la joue ces troisjeunes filles (12 à 16 ans) qu'il connaissait à peine et leur avoir donnéune tape sur les fesses. Le tout en toute amitié... parce qu'il aime lesenfants, dit-il.

    Cette complaisance des hommes n'a plus sa place dans unesociété qui dit reconnaître le droit à la liberté. Parce que la liberté, c'estaussi pouvoir choisir par qui l'on veut être touchée, quand, comment et où. Qui que l'on soit, barmaid, avocate, prostituée, enfant ou adulte.N'est-ce pas là le message clair que devrait émettre la Cour, même lorsqu'elle juge l'accusé innocent?

    La pensée libérale classique prenait pour acquises la neutralité et l'impartialité des hommes d'État et de Droit. Où logent donc laneutralité et l'impartialité entre des hommes décideurs et des femmesvictimes qui ne partagent vraisemblablement pas les mêmesperceptions et conceptions de l'agression sexuelle? Cet écart entre les deux camps pourrait être suffisant pour expliquer en quoi des victimesse sentent jugées; en quoi d'autres se sentent lésées par le traitementactuel des causes d'agressions sexuelles; en quoi d'autres enfin n'osenttoujours pas déposer une plainte.

    11 y a fort à parier que telle situation demeurera tant et aussilongtemps que le système judiciaire ne reconnaîtra pas la réalitésociale derrière l'agression sexuelle de même que l'existence desfemmes en tant que personnes généralement crédibles et en tant quepersonnes ayant des droits, comme témoins et comme citoyennes.

    Liste des tableaux

    Tableau 1
    Tableau 2
    Tableau 3
    Tableau 4
    Tableau 5
    Tableau 6
    Tableau 7
    Tableau 8
    Tableau 9
    Tableau 10
    Tableau 11
    Tableau 12
    Tableau 13
    Tableau 14
    Tableau 15
    Tableau 16
    Tableau 17

    Répartition géographique des causes

    Répartition des causes selon les chefs d'accusation en matièred'agression sexuelle

    Répartition des victimes selon les groupes d'âge

    Répartition des accusés selon les groupes d'âge

    Faits caractérisant les agressions sexuelles

    Délais entre chaque étape du processus, de l'infraction au verdict

    Disposition relative à la liberté de l'accusé

    Types de procès, verdict et sentence

    Fréquence des sujets types abordés par catégorie

    Fréquence des interventions des parties par rapport à l'ensemble desinterventions par catégorie d'informations

    Fréquence des interventions des parties par rapport à l'ensemble deleurs interventions respectives

    Fréquence des sujets types d'identification Fréquence des sujets types sans lienFréquence des sujets types en lien Fréquence des sujets types relatifs aux suites

    Fréquence des interventions des parties par rapport à l'ensemble desinterventions par sujet type relatif aux suites

    Fréquences des interventions des parties par rapport à l'ensemble deleurs interventions respectives par sujet type relatif aux suites

    iste des annexes

    annexe 1

    LISTE DES CAUSES ETUDIEES

    R. c. Amyot. Cour des sessions de la paix, no 01-002315-874. R. c. Blanchet. Cour des sessions de la paix, no 505-01-1515-853.R. c. Bourassa. Cour des sessions de la paix, no 400-01-002170-868.R. c. Croteau. Cour des sessions de la paix, no 615-01-00550-866.R. c. Desgagné. Cour des sessions de la paix, no 151-01-001649-863.R. c. Doyon. Cour des sessions de la paix, no 450-01-001912-869. R. c. Dupuis. Cour des sessions de la paix, no 505-01-003859-861. R. c. Gélinas. Cour des sessions de la paix, no 450-01-002848-864. R. c. Girard. Cour des sessions de la paix, no 150-01-000726-845.R. c. Guillemette. Cour des sessions de la paix, no 450-01-001289-862. R. c. Laflamme. Cour des sessions de la paix, no 505-01-3050-867.R. c. N. [Ordonnance de non-publication] R. c. P.. [Ordonnance de non-publication]

    R. c. Richer.Cour des sessions de la paix, no 500-01-000222-874.R. c. Sandro. Cour supérieure du Québec, no 550-01-003716-869.

    annexe 2

    DONNÉES FACTUELLESRecueillies à partir du plumitif -

    Chefs d'accusation retenus en matière d'agression sexuelle

    1.    Agression sexuelle simple (art. 246.1)

    2.                               Agression sexuelle armée (art. 246.2)

    3.                               Agression sexuelle grave (art. 246.3)X.      Information manquante

    Autres chefs d'accusation

    0.                               Aucun

    1.    Séquestration (art. 247)

    2.                               Entrée par effraction (art. 306)

    3.                               Voies de fait (art. 245)

    4.                               Autres

    X.      Information manquante

    L'accusé est-il...

    1.    Sous arrestation

    2.                               En liberté

    3.                               Sous arrestation ou en liberté, selon le momentX.      Information manquante

    Type de procès selon le choix final

    1.    Juge seul

    2.                              Juge et jury

    3.                              Ne s'applique pas

    X.      Information manquante

    Verdict en matière d'agression sexuelle

    1.    Culpabilité

    2.                              Acquittement

    3.                              Ne s'applique pas

    Sentence en matière d'agression sexuelle

    _____________________________________ Jours_____ Mois______ Années

    1.    Emprisonnement                                               ___________                        _____

    2.                              Probation                                                         _____          ______

    3.                              Travaux communautaires                         ____          ___________

    4.              Autre:__________________        ____          ___________

    5.                              Ne s'applique pas

    Délai entre l'infraction et le début de l'enquête préliminaire

    1.                               Moins d'un mois

    2.                               D'un mois à moins de trois mois

    3.                               De trois mois à moins de six mois

    4.                               De six mois et plus

    5.                               Ne s'applique pas

    Délai entre l'infraction et le début du procès

    1.    Moins de trois mois

    2.                               De trois mois à moins de six mois

    3.                               De six mois à moins d'un an

    4.                               D'un an et plus

    5.                               Ne s'applique pas

    Délai entre l'infraction et la décision finale

    1.    Moins de six mois

    2.                               De six mois à moins d'un an

    3.                               D'un an à moins de deux ans

    4.                               De deux ans et plus

    5.                               Ne s'applique pas

    annexe 3

    DONNÉES FACTUELLES

    Recueillies à partir des audiences

    Lieu  de l'agression

    1.    Domicile de l'accusé

    2.                               Domicile de la victime

    3.                               Véhicule

    4.                               Bar, cabaret

    5.                               Rue

    6.                               Autre endroit public

    7.                               Autre endroit privé

    8.                               Autre

    X.      Information manquante

    Délai entre l'agression et la plainte

    1.    Entre 0 et 24 heures

    2.                               De 24 heures à moins d'une semaine

    3.                               D'une semaine à moins d'un mois

    4.                               D'un mois à moins de deux mois

    5.                               De deux mois et plus

    6.                               Indéterminé

    X      .Information manquante

    Nombre d'accusés

    1.    Un accusé

    2.                               Deux accusés

    3.       Plus de deux accusésX.      Information manquante

    Age   des accusés

    1.    Moins de 18 ans

    2.                               De 18 à 24 ans

    3.                               De 25 à 29 ans

    4.                               De 30 à 34 ans

    5.                               De 35 à 39 ans

    6.                               De 40 ans et plus

    X.      Information manquante

    Nombre de victimes

    1.                                Une victime

    2.                                Deux victimes

    3.      Plus de deux victimesX.      Information manquante

    Age  des victimes

    1.                                 Moins de 18 ans

    2.                                 De 18 à 24 ans

    3.                                 De 25 à 29 ans

    4.                De 30 à 34 ans

    5.                                 De 35 à 39 ans

    6.                                 De 40 ans et plus

    X.      Information manquante

    Lien entre la victime et l'accusé (L'accusé est...)

    1.    Un inconnu

    2.                                 Une connaissance de vue ou une connaissance récente

    3.                                 Un membre de la famille

    4.                Un ami de la famille ou d'un proche

    5.                                 Le conjoint ou l'ex-conjoint (marié ou de fait)

    6.                                 Une connaissance personnelle

    7.                                 Autre

    X.      Information manquante

    Violence physique commise autre que l'agression sexuelle

    0.                                 Aucune

    1.    Intimidation physique (ex.: immobilisation)

    2.                                 Menace armée

    3.                                 Voies de fait

    4.                                 Autre

    X.      Information manquante

    Conséquences physiologiques ou psychologiques de l'agression

    0.                                Aucune

    1.    Maladie transmise sexuellement

    2.                                Grossesse

    3.                                Blessures physiques  ne   nécessitant  pas   une   interventionmédicale (ex.:   bosses, ecchymoses...)

    4.                                Blessures majeures nécessitant une intervention médicale

    5.                                Conséquences psychologiques

    6.                                Autres

    X      Information manquante

    annexe 4

    LISTE DETAILLEE DES SUJETS TRAITES DURANT LES

    AUDIENCES

    Sujets relatifs à l'identification

    1.        Identification des personnes impliquées, des lieux (adresse), desobjets et des dates: nom, statut et occupation d'une personne;marque d'auto, pièces à conviction...

    Ex.: Reconnaissez-vous le prévenu?Reconnaissez-vous l'arme?

    2.       Identification du type de relation entre la victime et l'accusé préalable à l'agression

    Ex.:     Combien de fois l'avez-vous rencontré avant?Connaissiez-vous son adresse?Saviez-vous s'il était marié?

    3.       Identification du type de relation entre l'accusé et les tiersEx.:     Connaissez-vous un tiers?

    Les tiers vont-ils souvent à cet endroit?

    4.       Identification du type de relation entre la victime et les tiers

    Sujets sans lien direct avec l'accusation

    5.       Caractéristiques personnelles de la victime: type de relationavec l'entourage   (conjoint,   enfants, parents);   traits   de personnalité (jalousie, facilité de contact); santé physique oumentale; idées, conception sur un sujet général ou particulier

    Ex.:     Est-ce que ça vous perturbe de vivre seule avec votremère,     sans votre père?

    6.                             Caractéristiques personnelles de l'accusé

    7.                             Démêlés avec la justice de la part de la  victime: dossierjudiciaire, accusation antérieure, faits relatifs à des accusations

    8.    Démêlés avec la justice de la part de l'accusé

    9.                             Habitudes de vie de la victime: type de loisirs, personnes etlieux  fréquentés; comportements   au  travail ou  à  l'école;implication sociale

    Ex.:     Portez-vous généralement une montre?Changez-vous votre chèque le vendredi?Habitez-vous là depuis longtemps?

    10.   Consommation d'alcool, de drogue ou de médicaments de la partde la victime

    11.   Habitudes de vie de l'accusé

    12.   Consommation d'alcool, de drogue ou de médicaments de la partde l'accusé

    13.   Autres: sujets relatifs aux habitudes de vie des tiers;sujetsrelatifs à des faits étrangers à l'agression et ayant eu lieu à unedate antérieure ou postérieure, où les parties n'étaient pas enprésence l'une de l'autre; sujets relatifs à des faits qui ne sontpas des suites de l'agression...

    Ex.:     Comment réagit votre père (ou votre mère) lorsque vousne respectez pas les consignes?

    Etes-vous retournée à ce bar par la suite?

    Sujets relatifs à des événements connexes

    14.      Description d'événements préalables à l'agression où l'accusé etla victime étaient en présence l'un de l'autre

    Ex.:     Ce jour-là, il ne s'est rien passé de particulier?

    Sujets en lien avec l'accusation

    15.      Habillement de la  victime:  description des  vêtements etaccessoires, incluant la coiffure et le maquillage

    Ex.:     Vos boutons étaient attachés ou pas?

    16.                      Habillement de l'accusé

    17.                      Habillement des tiers

    18.                      Consommation d'alcool, de drogue ou de médicaments par la victime: nombre de consommations, vitesse de la consommation, description de l'état de la victime

    19.                      Consommation d'alcool, de drogue ou de médicaments parl'accusé

    20.          Consommation d'alcool, de drogue ou de médicaments en général,incluant les tiers

    Ex.:     Vous avez pris chacun une bière?

    21.      Sentiments, émotions, pensées, perceptions et compréhensiond'une situation de la part de la victime

    Ex.:     Étiez-vous étonnée?Aviez-vous peur?

    Compreniez-vous ce qui se passait?

    22.     Sentiments, émotions, pensées, perceptions et   compréhensiond'une situation de la part de l'accusé

    23.     Sentiments, émotions, pensées, perceptions et compréhensiond'une situation de la part des tiers

    Actions posées par la victime

    24.           En lien avec un refus ou une acceptation de sa part: gestes,paroles...

    25.                        Pour lesquelles on demande une justificationEx.:     Pourquoi ne vous êtes-vous pas sauvée?

    Vous avez décidé de suivre Monsieur dont vous aviezpeur?

    26.      De façon générale

    Ex.:     Qu'avez-vous fait à ce moment-là?Étiez-vous déshabillée?Avez-vous vu, entendu, eu connaissance de...?

    Actions posées par l'accusé -

    27.      En lien avec la contrainte, l'intimidation ou la menaceEx.: Avait-il le couteau à la main?

    Vous tenait-il par le bras à ce moment-là? Qu'est-ce qu'il a fait avec son arme?

    28.                        Pour lesquelles on demande une justification Ex.:     Pourquoi a-t-il...?

    29.                        De façon générale

    Ex.:     Où était-il par rapport à vous?

    Quels vêtements vous a-t-il enlevés?

    Déroulement général

    30. Déroulement dans le temps et description des personnes, des lieux, des objets et de la température: déroulement par étape; emplacement des personnes et des objets; actions des parties defaçon indéterminée

    Ex.: Où étaient les tiers à ce moment-là? Où était votre manteau?Quel temps faisait-il?Que s'est-il passé?Avez-vous discuté longtemps ensemble?

    1. Autres: description de faits se déroulant le jour de l'agression, mais avant celle-ci, et où les parties ne sont pas enprésence l'une avec l'autre

    Ex.: Quelles sortes d'activités y avait-il à cet endroit?

    Vous avez quitté le travail, vous êtes allée à la maison, vousvous êtes changée et êtes allée à cet endroit pour y rencontrerdes gens?

    Sujets relatifs aux suites de l'agression

    32.                      Discussion de la victime avec des tiers au sujet de l'agression Ex.:     Avez-vous tout raconté à votre arrivée?

    33.                      Délais entre l'agression et la plainte ou entre l'agression et lessoins médicaux

    Ex.:     Vous vous êtes rendue directement au poste de police?

    34.                      Conséquences physiques, psychologiques, matérielles ou autres

    35.                      Relation de la victime avec l'accusé

    Ex.:     L'avez-vous revu?

    36.                    Déroulement général: départ du lieu de l'agression; déclaration àla police, arrestation; consultation médicale...

    37.                    Autres: déclarations de l'accusé à des tiers; demandes dejustification des  actions  posées  après  l'agression mais  enrelation avec celle-ci; action des parties avant ou durant lesaudiences...

    Ex.:     Le prévenu vous a dit avoir...?

    Pourquoi n'en parliez-vous pas avec votre mère?Avez-vous relu votre déclaration avant les audiences?

    Vous avez dîné avec le policier un tel; vous a-t-il suggéréde dire...?

    Divers

    38.     Confrontations des dires ou de la mémoire

    Ex.: Vous ne le savez pas ou ce n'est pas arrivé?C'est vrai?

    Ce ne pourrait pas être...?Vous le jurez?

    39.     Confrontations à son propre témoignage antérieur?

    Ex.:     Pourtant, à l'enquête préliminaire, vous avez déclaré...

    40.     Autres: onomatopées ("Bon", "Oui", "Hum"...);  questionsinterrompues; paroles ou consignes aux témoins ou au jury;demandes de répétition ou de précision

    annexe 5

    LIBELLÉ DES ARTICLES 276 ET 277 DU CODE CRIMINEL article 276

    (1)Dans des poursuites pour une infraction prévue aux articles 151,152, 153, 155 ou 159, aux paragraphes 160 (2) ou (3) ou aux articles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, l'accusé ou son représentant nepeut présenter de preuves concernant le comportement sexuel duplaignant avec qui que ce soit d'autre que l'accusé à moins qu'il nes'agisse:

    a)                 d'une   preuve   qui repousse   une   preuve préalablementprésentée par la poursuite et portant sur le comportement oul'absence de comportement sexuel du plaignant;

    b)                de la preuve d'un rapport sexuel du plaignant présentée dansle but d'établir l'identité de la personne qui a eu avec leplaignant   des   rapports   sexuels lors   de   l'événementmentionné dans l'accusation;

    c)                d'une preuve d'actes de conduite sexuelle qui ont eu lieu enmême temps que ceux qui sont à l'origine de l'accusationdans les cas où la preuve porte sur le consentement quel'accusé croyait que le plaignant avait donné.

    (2)    Aucune preuve n'est admissible en vertu de l'alinéa (l)c) àmoins:

    a)                 d'une part, qu'un avis raisonnable n'ait été donné par écrit au poursuivant par l'accusé ou en son nom, de son intention deproduire cette preuve et faisant état des détails qui s'yrapportent;

    b)                d'autre part, qu'une copie de cet avis n'ait été déposée auprèsdu greffier du tribunal.

    (3)                     Aucune preuve n'est admissible en vertu du paragraphe (1) àmoins que le juge, le juge de la cour provinciale ou le juge de paix, après tenue d'une audition à huis clos en l'absence du jury et lors delaquelle le plaignant n'est pas un témoin contraignable, ne soitconvaincu que les exigences énumérées au présent article ont étérespectées.

    (4)         Il est interdit de diffuser dans un journal, à la radio ou à latélévision, l'avis donné conformément au paragraphe (2) et la preuvesoumise, les renseignements donnés ou les observations faites aucours d'une audition mentionnée au paragraphe (3).

    (5)                     Quiconque, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe,contrevient au paragraphe (4) est coupable d'une infraction punissablesur déclaration de culpabilité par procédure sommaire.

    (6)         Au présent article, "journal" a le sens que lui donne l'article 297.1980-81-82-83, c. 125, art. 19; L.R.C. 1985, c. 27 (1er suppl), art. 203;[1987, c. 24, art. 12].

    article 277

    Dans des procédures à l'égard d'une infraction prévue aux articles151, 152, 153, 155 ou 159, aux paragraphes 160 (2) ou (3) ou auxarticles 170, 171, 172, 173, 271, 272 ou 273, une preuve de réputationsexuelle visant à attaquer ou à défendre la crédibilité du plaignant estinadmissible. 1980-81-82-83, c. 125, art. 19; 1987, c. 24, art. 13.

    Note: Le gouvernement fédéral a adopté au cours de l'été 1992certains amendements au Code Criminel, relatifs auxagressions sexuelles (notamment., en ce qui a trait à la notionde consentement ).

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