«Une approche "neutre", qui consisterait à ne fournir des services qu'à ceux qui viennent les demander, doit être considérée comme l'équivalent d'un refus de leur venir en aide.»
Conseil de l'éducation franco-ontarienne, 1987
Depuis la fin des années 1980, la plupart des juridictions canadiennes ont mis en place un ensemble de services visant à permettre l'amélioration des capacités de communication écrite des personnes analphabètes. C'est le cas de l'Ontario français qui a mis sur pieds, au cours de la dernière décennie, une infrastructure de service fondée sur quatre types d'intervenants: les conseils scolaires, les collèges communautaires, les groupes d'alphabétisation communautaires et un syndicat. L'ensemble des activités d'alphabétisation sont soutenues et encadrées, à des degrés divers, par le Secrétariat national à l'alphabétisation et une division administrative située jadis au sein du Conseil ontarien de formation et d'adaptation de la main-d'œuvre (COFAM) mais depuis réintégré au sein du ministère de l'Éducation et de la Formation de l'Ontario.
Depuis la création des programmes d'alphabétisation, le recrutement et la participation des personnes analphabètes aux activités de formation posent des problèmes. En 1987, l'étude Southam sur l'analphabétisme trouvait que moins de 2% des adultes analphabètes étaient inscrits dans des programmes d'alphabétisation et que moins de 10% des personnes analphabètes désiraient participer à des activités d'alphabétisation. Selon d'autres estimations, les programmes actuels d'alphabétisation rejoignent moins de 1% de la population analphabète. En 1991, le Groupe de travail sur l'alphabétisation de la ville d'Ottawa estimait que moins de 1% des francophones qui en auraient besoin étaient inscrits à des programmes. Ce taux n'est pas exceptionnel. Le programme d'alphabétisation québécois ne touche annuellement que 1% des personnes analphabètes de la province, soit un taux comparable aux taux relevés aux États-Unis et dans plusieurs pays d'Europe. (Hautecoeur, 1990: 126) D'ailleurs, considérant les difficultés psychologiques, sociales et organisationnelles additionnelles associées à l'alphabétisation en milieu minoritaire, le taux de recrutement similaire obtenu par les organismes franco-ontariens témoignent sans doute de la compétence et de l'engagement de leurs intervenants. Néanmoins, le constat est clair: l'offre en alphabétisation ne rejoint pas la demande potentielle.
Dans le but de formuler des recommandations permettant d'améliorer les stratégies de recrutement des centres d'alphabétisation en Ontario francophone, la firme PGF Consultants a été mandatée pour la réalisation de cette étude sur les barrières à la participation des personnes analphabètes aux programmes d'alphabétisation. Nous tenons à souligner l'appui financier du Secrétariat national à l'alphabétisation sans le quel cette étude n'aurait pas pu être amorcée.
En se fondant à la fois sur la littérature spécialisée et des entrevues avec des intervenants et des apprenants, nous avons cherché à identifier les principaux facteurs expliquant ces difficultés de recrutement et à proposer des stratégies qui permettraient d'améliorer le taux de participation des personnes analphabètes.
Les résultats de notre recherche mettent en lumière la complexité de la problématique de l'analphabétisme. Les personnes analphabètes se trouvent dans différents milieux et vivent des réalités souvent bien différentes. Par conséquent, en matière de recrutement et d'approche à la formation il faut éviter de penser qu'un seul ensemble de solutions peut s'appliquer à tous les groupes et tous les contextes. Donc, le mur à mur est à proscrire. Un recrutement efficace nécessite le recours à des stratégies multiples, sensibles aux barrières psychosociales et socio-économiques rencontrées par les divers sous-groupes de la population analphabète, et bien adaptées aux réalités des communautés locales.
Dans ce rapport, nous présentons d'abord les résultats de notre recherche bibliographique et empirique sur les barrières à l'alphabétisation en Ontario français. Après avoir décrit notre démarche méthodologique, nous présentons brièvement les principales barrières à la participation des personnes analphabètes aux programmes d'alphabétisation. Ces barrières sont regroupées en deux grandes catégories:
Finalement, dans la dernière section du rapport, nous proposons certaines recommandations visant à améliorer le recrutement des personnes analphabètes.
Le processus de recherche ayant mené à la formulation des recommandations et à la rédaction du rapport comporta trois principaux éléments: la recherche bibliographique, la tenue de groupes de concertation avec des intervenants et des apprenants dans diverses régions de la province, et une série d'entrevues individuelles avec des intervenants du milieu de l'alphabétisation.
La recherche bibliographique visait à identifier les principales sources documentaires sur les barrières à l'alphabétisation. L'accent fut mis d'abord sur les ressources disponibles à travers le réseau universitaire. À partir du catalogue informatisé de la bibliothèque de l'Université d'Ottawa, une centaine de titres susceptibles d'être d'intérêt ont été identifiés. Après un survol de ces ouvrages, uniquement ceux comportant des renseignements sur les barrières à la participation et le recrutement furent sélectionnés pour un examen plus complet. Deux autres bases de données informatisées ont ensuite été utilisées. Une recherche sur ERIC, la principale base de données sur la recherche en éducation, identifia un grand nombre de titres (483) publiés depuis 1984 sur l'alphabétisation des adultes au Canada. À partir des sommaires, près d'une centaine furent sélectionnés comme étant susceptibles de contenir des renseignements utiles. Une recherche similaire sur Sociofiles, une base de données sur la recherche en sociologie et disciplines connexes, n'identifia aucun texte jugé d'un intérêt probable. Finalement, la base de données de la bibliothèque sur les périodiques de langue anglaise (EIA) fut utilisée et permis d'identifier une trentaine d'articles.
La démarche consista ensuite à examiner de plus près les ouvrages et les textes retenus afin d'en tirer les renseignements permettant de formuler des hypothèses sur les barrières à l'alphabétisation. Nous avons procédé par ordre de priorité et visé plus particulièrement les textes portant sur l'Ontario français et le recrutement des personnes analphabètes. Bien qu'il s'agisse d'un problème clairement identifié par beaucoup d'auteurs, il existe peu de travaux publiés portant exclusivement (ou principalement) sur les barrières à la participation aux programmes d'alphabétisation. En conséquence, les conclusions de recherche et les hypothèses identifiées dans ce rapport ont été principalement tirées de travaux portant sur les problèmes d'alphabétisation en général et des problématiques particulières (e.g. femmes et alphabétisation). Ces hypothèses furent ensuite précisées et validées lors d'une série d'entrevues et de groupes de concertation avec des intervenants et des bénéficiaires. Les résultats de la recherche bibliographique furent également inscrits dans un rapport de recherche préliminaire, intitulé «Le Rendez-vous manqué»: les barrières à la participation aux programmes d'alphabétisation, qui fut commenté par certains intervenants des secteurs public et communautaire. À toute fin pratique, les résultats contenus dans ce rapport ont été intégrés dans le présent rapport.
Pour la réalisation de cette première partie du travail, nous nous devons de remercier Michel Brabant, du service de recherche de la Faculté d'Éducation de l'Université d'Ottawa, ainsi que Monique Lepage, enseignante à l'Éducation Sans Frontières du Conseil scolaire catholique de langue française d'Ottawa-Carleton, pour nous avoir fourni des documents et des pistes de recherche utiles. Nous exprimons également notre gratitude à toutes celles et tous ceux qui ont participé à nos groupes de concertation et entrevues individuelles. Leur perspective pratique et la confiance qu'ils nous ont témoignée furent grandement appréciées.
À la suite du rapport de recherche préliminaire, nous avons tenu quatre groupes de concertation (focus groups ) dans diverses régions de l'Ontario. Ces rencontres nous ont permis de recueillir directement les points de vue d'intervenants et d'apprenants francophones des régions de Toronto, d'Ottawa, de Sudbury et de Cornwall. Dans tous les cas, les apprenants et les intervenants furent rencontrés séparément. Au total, 18 apprenants et 23 intervenants ont participé à ces consultations et nous ont fait part de leurs expériences.
Dans le cas des rencontres avec les intervenants, nous nous sommes assurés que les divers secteurs (communautaire, scolaire, collégial, secteur de services publics) étaient adéquatement représentés au sein de chaque groupe de concertation. Les rencontres avaient pour objectif de recueillir directement le point de vue des gens de terrain sur les difficultés de recrutement. Ces rencontres ont également eu l'avantage de permettre aux intervenants des mêmes régions de se rencontrer et de partager leurs expériences respectives. Dans cette perspective, ces rencontres pourront peut-être contribuer à la formation de partenariats éventuels.
Dans le cas des rencontres avec les apprenants, nous commencions par inviter ceux-ci à parler de leurs expériences personnelles de l'alphabétisation. Nous discutions de leurs origines, leurs expériences de vie et des raisons qui les avaient amenées à s'inscrire à un programme d'alphabétisation. La discussion portait ensuite plus précisément sur les facteurs qui avaient pu rendre difficile leur décision de s'inscrire à un programme d'alphabétisation et sur les raisons qui faisaient que, selon eux, d'autres personnes analphabètes de leur entourage refusaient toujours de participer. Finalement, nous leurs demandions de nous donner des idées pour amener plus de gens à s'inscrire aux programmes d'alphabétisation.
Neuf entrevues supplémentaires ont également été réalisées avec des intervenants des milieux scolaire, communautaire et gouvernemental afin de compléter la recherche et d'assurer une couverture adéquate des divers secteurs impliqués dans l'alphabétisation. Entre autres, des entrevues furent menées avec des gens ayant de l'expérience dans la mise en œuvre de programmes d'alphabétisation en entreprise, une représentante d'un organisme national s'occupant de pauvreté, un représentant d'une association d'agriculteurs ayant des responsabilités en matière d'alphabétisation, ainsi qu'avec un fonctionnaire provincial en charge du dossier de l'alphabétisation dans la province. La liste des intervenants interviewés se trouve en annexe. Ces entrevues nous ont permis également de communiquer avec des intervenants de Timmins et de Hawkesbury, deux communautés où nous n'avions pu tenir de groupes de concertation.
Les groupes de concertation et les entrevues individuelles ont abordé plusieurs des thèmes inclus dans notre rapport de recherche préliminaire. Les apprenants et les intervenants ont tous souligné l'importance des barrières psychosociales et socio-économiques que nous avions identifiées lors de notre analyse de la littérature spécialisée pour expliquer les faibles taux de participation. La forte concordance des résultats des consultations et de la recherche bibliographique nous permet d'avoir une confiance élevée en la validité de nos conclusions à l'égard des barrières existantes.
Ces entrevues avec les intervenants ont en outre permis d'identifier d'autres préoccupations spécifiques. Entre autres, les maigres ressources disponibles pour mener en parallèle un recrutement intensif et les activités pédagogiques semblent causer un problème important à plusieurs programmes communautaires et scolaires. De plus, l'absence de ressources et d'outils adéquats pour identifier clairement et rapidement les difficultés d'apprentissage de certains apprenants est un problème qui fut soulevé par plusieurs intervenants des diverses régions. Finalement, le manque de coordination et de concertation entre les divers intervenants en alphabétisation fut souligné dans toutes les régions. Nous revenons sur ces éléments dans les prochaines sections.
L'analphabétisme n'est certes pas une problématique unique et isolée: les difficultés de communication écrite sont vécues par divers groupes sociaux et les personnes analphabètes vivent souvent un ensemble de difficultés économiques et sociales. Pour les amener à s'alphabétiser, les activités d'alphabétisation et de recrutement doivent répondre aux diverses contraintes auxquelles font face les personnes analphabètes dans leur vie quotidienne. Elles doivent aussi tenir compte de leurs expériences passées2 et de la perception qu'ils ont d'eux-mêmes.
Avant de décrire de façon plus spécifique les principales barrières identifiées, la première partie de cette section du rapport discute des difficultés générales à définir les clientèles ciblées. Dans la section suivante, les barrières à la participation aux programmes d'alphabétisation sont regroupées en deux catégories: les barrières psychosociales et les barrières socio-économiques.
Comme la plupart des pays industrialisés, le Canada a connu un regain d'intérêt pour le problème de l'analphabétisme vers la fin des années 1980. Cet engouement s'explique sans doute par un ensemble de facteurs dont la diffusion médiatique de nouvelles études, chiffrant au quart de la population le nombre d'adultes étant analphabètes fonctionnels. On notera aussi l'importance accrue de l'alphabétisme pour la compétitivité d'une économie de plus en plus axée sur l'information et les ressources humaines. Ces facteurs ont certes contribué à sensibiliser l'opinion publique et les gouvernements. Or, malgré un consensus relatif sur l'importance du problème, il est surprenant que la définition de l'analphabétisme soit encore autant débattue dans la littérature.
À première vue, il peut sembler s'agir d'une question de sémantique ayant peu à voir avec les difficultés de recrutement. Toutefois, la définition et l'identification de la clientèle potentielle a une incidence cruciale sur la formulation et l'efficacité des stratégies de recrutement. D'ailleurs, comme le souligne Jean-Paul Hautecoeur, une première voie pour expliquer l'écart entre la demande effective et l'offre de services est tout simplement de présumer que le problème de l'analphabétisme a été gonflé par les statistiques. (Hautecoeur, 1990: 127-128) On distingue traditionnellement deux types de personnes analphabètes: le noyau dur constitué de personnes étant incapables de toute communication écrite et les personnes analphabètes «fonctionnelles», qui ne détiennent pas un seuil minimal de compétences pour satisfaire aux besoins de la vie quotidienne. Or, la définition de ce seuil minimal variant selon les groupes sociaux, les époques et les cultures, il est possible que certaines études surestiment le nombre de gens ayant des capacités de lecture et d'écriture inférieures à leurs besoins véritables et ceux de leurs communautés. Par exemple, l'enquête Southam de 1987 avait été critiquée pour avoir demandé aux répondants de lire un article de la Charte canadienne des droits et libertés et de choisir, entre deux affirmations, celle qui résumait mieux le sens du principe juridique énoncé. Cette question était jugée élitiste et biaisée en faveur des classes moyennes. La capacité d'interpréter correctement la Charte des droits n'était pas jugée comme essentielle pour bien fonctionner comme citoyen, travailleur ou mère de famille.
Bien que cet argument aie l'avantage de souligner la nature subjective et variable du seuil requis de capacités de lecture et d'écriture, il semble impossible que les études disponibles exagèrent à ce point les besoins en alphabétisation. D'ailleurs, les études récentes, comme l'Enquête internationale sur l'alphabétisation des adultes (Statistique Canada, 1996), ont abandonné l'objectif d'identifier les individus comme personne analphabète ou alphabète. On classe plutôt les individus entre cinq niveaux de capacités de lecture et d'écriture, selon trois types de documents (textes continus, textes schématiques et textes quantitatifs). Ces dernières études sont bien plus précises et tiennent compte davantage du contexte culturel, y compris de la dimension francophone. Or, on continue de classer une grande partie de la population dans le niveau le plus faible de lecture. En Ontario, environ 20% de la population se situe au niveau le plus bas. Chez les francophones hors Québec, environ 30% de la population se situe au niveau le plus faible et une autre tranche de 30% se trouve au deuxième niveau. Ces données sont similaires à celles des études précédentes qui chiffraient entre 30% et 50% la proportion de personnes analphabètes chez les Franco-Ontariens. (e.g. Boucher, 1989:83-84) Considérant les exigences croissantes du marché du travail et de la société en matière de communication écrite, il semble difficile d'accepter que moins de 1% de ces personnes analphabètes perçoivent le besoin de s'alphabétiser.
Le débat sur la définition de l'alphabétisme a cependant l'utilité de mettre en lumière la diversité des conditions sociales vécues par les personnes analphabètes. L'image stéréotypée de la personne analphabète sans ressources, exclue de la vie en société et sachant à peine signer son nom ne correspond pas entièrement à la réalité de l'analphabétisme. Selon la dernière enquête de Statistique Canada (1996):
Il n'existe pas de données aussi complètes pour la population francophone de l'Ontario. Toutefois, selon les études disponibles, il ne semble pas y avoir de raisons de croire que les personnes analphabètes franco-ontariennes répondent à un profil vraiment différent. Selon la plupart des travaux, l'absence d'accès à un enseignement adéquat en français, particulièrement au secondaire jusqu'à la fin des années 1960, constitue la cause principale du taux élevé d'analphabétisme de la population franco-ontarienne. D'ailleurs, selon Statistique Canada, une fois prises en compte les différences de scolarité, les écarts d'alphabétisation entre francophones hors Québec et anglophones sont beaucoup moins significatifs, à l'exception du niveau postsecondaire où un certain retard persiste.
La diversité des situations vécues par les personnes analphabètes, telle que décrite par les données présentées précédemment, est d'une grande importance pour la formulation d'une stratégie de recrutement efficace. Elle appuie en particulier une des conclusions les plus importantes de la littérature: il faut éviter de penser qu'un seul ensemble de solutions peut s'appliquer à tous les groupes et tous les contextes. Les stratégies de recrutement et les programmes adaptées aux besoins diversifiés des clientèles ont plus de chance de gagner et de maintenir la participation des personnes analphabètes. Cette conclusion nous amène à souligner l'importance de rester souple dans l'imposition de normes de financement et de gestion et d'encourager les approches novatrices qui se placent proches des clientèles visées. Elle souligne également la nécessité pour les organismes d'alphabétisation de bien connaître les réalités multiples des personnes analphabètes de leur communauté afin d'adapter leurs stratégies de recrutement et leurs programmes de formation aux conditions de vie des personnes analphabètes. Or, malheureusement, lors de nos groupes de concertation, plusieurs organismes ont avoué qu'on connaissait mal la population analphabète et que certains se contentaient souvent de recruter les segments plus facilement identifiables et mieux connus.
De façon générale, les stratégies de recrutement et de formation devraient également s'ancrer le plus possible dans les réalités locales et régionales. La décentralisation des décisions et la concertation régionale semblent donc des caractéristiques à privilégier. Au minimum, il semble y avoir une nécessité évidente de faire une distinction consciente entre les efforts visant les travailleurs et ceux visant les autres clientèles.
Par exemple, plusieurs travaux de recherche soulignent qu'un grand nombre de personnes analphabètes vivent des difficultés socio-économiques multiples. Les difficultés de lectures sont souvent vécues en même temps que la pauvreté et la marginalité sociale. Cette dure réalité fut clairement confirmée par plusieurs participants à nos groupes de concertation. Comme nous le verrons dans les prochaines pages, la faible participation aux activités d'alphabétisation est souvent attribuée à l'incapacité des programmes existants à tenir compte de cette réalité. Pour être efficace, les programmes d'alphabétisation doivent adapter leur recrutement et leur programme d'alphabétisation à cette réalité des personnes analphabètes vivant dans la pauvreté, nécessitant l'aide du réseau des services sociaux et étant souvent exclus du marché du travail.
Toutefois, les données présentées démontrent également que plusieurs personnes analphabètes maintiennent néanmoins un emploi, au moins de façon intermittente. Il est donc probable que les stratégies de recrutement et de formation adaptées à la clientèle inactive ne correspondent pas aux besoins de cette partie de la population analphabète. Pour rejoindre adéquatement cette partie importante de la population analphabète, il est essentiel d'opter pour une approche où l'établissement de programmes d'alphabétisation en milieu de travail devrait jouer un rôle important.
Pour ce qui est de l'alphabétisation en milieu de travail, il est particulièrement intéressant de constater que les travailleurs analphabètes se concentrent dans des industries importantes pour certaines communautés francophones, notamment les mines et les forêts. Ces secteurs sont également plus susceptibles de décliner en importance dans les années à venir, au profit de secteurs qui exigent des niveaux d'alphabétisation plus élevés. De plus, on doit se rappeler que l'analphabétisme n'est pas uniquement dû au manque de scolarité mais également à l'absence de pratique dans la vie quotidienne, et particulièrement en milieu de travail. Les Franco-Ontariens sont évidemment pénalisés par cette dynamique puisqu'un grand nombre ne travaille pas en français.
L'ensemble de ces facteurs mettent clairement en lumière l'importance de soutenir, et même d'accroître, les efforts d'alphabétisation en milieu de travail: la main-d'œuvre des industries en déclin a besoin d'un niveau de compétence minimal en lecture pour pouvoir apprendre de nouvelles tâches et demeurer productive dans des milieux de travail qui seront de plus en plus marqués par les nouvelles technologies. De plus, les employés qui perdront leurs emplois auront souvent besoin de compétences de lecture et d'écriture plus avancées pour réintégrer d'autres secteurs d'activité économique.
Avant de formuler des recommandations susceptibles d'améliorer le recrutement chez ces deux groupes principaux (les exclus du marché du travail et les employés analphabètes), il est toutefois nécessaire d'examiner de plus près la nature spécifique des barrières nuisant au recrutement des personnes analphabètes.
Il existe peu de travaux qui portent spécifiquement sur les barrières à la participation des personnes analphabètes aux activités d'alphabétisation Au niveau plus spécifique de l'alphabétisation en français en Ontario, nous n'avons identifié qu'un texte traitant de cette question sous l'angle des barrières (voir Gauthier Frohlick, 1997). Les hypothèses décrites dans cette section ont donc été d'abord tirées de commentaires formulés par divers intervenants dans des textes portant sur l'alphabétisation en général, de guides pour la mise sur pieds d'un programme d'alphabétisation, de description d'expériences communautaires spécifiques ou d'études portant sur d'autres populations. Toutefois, elles ont été largement validées autant par les intervenants que par les apprenants interrogés lors des groupes de concertation et des entrevues individuelles.
Les barrières à la participation des personnes analphabètes aux programmes d'alphabétisation ont été regroupées en deux catégories: les barrières psychosociales et les barrières socio-économiques. Ces deux catégories sont évidemment intimement reliées et ne sont donc pas mutuellement exclusives. Elles décrivent une même problématique générale.
Plusieurs travaux de recherche constatent qu'une grande partie des adultes analphabètes choisissent tout simplement de ne pas participer à des programmes d'alphabétisation. Il ne s'agirait donc pas de l'absence de ressources disponibles, d'un manque d'information sur l'existence de programmes ou de contraintes organisationnelles à la participation. Il s'agirait plutôt d'un refus conscient de s'alphabétiser. Considérant que l'analphabétisme est associé à un plus faible revenu et à une chance accrue d'inactivité, cette situation peut sembler paradoxale. Les chercheurs et les groupes communautaires proposent diverses explications de ce phénomène.
D'abord, la totalité des études démontrent que relativement peu de personnes analphabètes jugent qu'ils ont de faibles capacités de lecture et d'écriture. Par exemple, l'enquête de 1996 de Statistique Canada souligne que seulement une minorité des personnes au niveau 1 d'alphabétisation se reconnaissent un besoin quelconque d'amélioration. (Statistique Canada, 1996: 73) De plus, au-delà de 60% des adultes au niveau 1 et plus de 80% de ceux au niveau 2 croient que leur faible alphabétisation ne constitue pas un obstacle à l'obtention d'un meilleur emploi. (Statistique Canada, 1996: 76) Ce sont aussi les personnes aux capacités de lecture les plus faibles qui sont le moins susceptibles de juger qu'il leur manque des cours de formation ou de perfectionnement. (Statistique Canada, 1996: 60)
Cette situation fut également évoquée par plusieurs intervenants rencontrés lors de nos groupes de concertation. Par exemple, en session plénière à Sudbury, les intervenants partageaient l'opinion voulant que plusieurs personnes analphabètes qu'ils côtoyaient ne percevaient pas leurs difficultés d'écriture et de lecture comme un facteur limitant leur avancement social et économique. En particulier, plusieurs de ceux qui avaient certaines compétences de base (i.e. environ niveau 2) se disaient satisfaits de leur niveau de lecture. Dans d'autres régions, des apprenants eux-mêmes nous ont dit que certains de leurs amis refusaient de s'alphabétiser parce qu'ils étaient «satisfaits de ce qu'ils ont» et ne voyaient pas comment cela «les aiderait à se trouver une job». Comme l'ont souligné des apprenants interviewés, les réticences à s'inscrire à un programme d'alphabétisation — au motif que cette démarche serait peu utile pour pouvoir accéder au marché du travail — sont accentuées lorsqu'il s'agit de programmes en français, une langue souvent peu ou pas utilisée en milieu de travail ontarien. Selon ces données, l'absence d'une évaluation réaliste de leurs capacités fait en sorte que plusieurs personnes analphabètes ne semblent pas en mesure de prendre une décision judicieuse concernant leur participation à un programme d'alphabétisation.
Dans une autre perspective, plusieurs études soulignent le sentiment de compétence qui habite une grande partie des personnes analphabètes. Malgré leurs faibles capacités de lecture et d'écriture, ceux-ci se débrouillent dans leur milieu et sont satisfaits de leurs capacités actuelles. (Calamai, 1987; Statistique Canada, 1996) En outre, il faut souvent avoir été scolarisé ou avoir grimpé dans l'échelle sociale et professionnelle pour valoriser la lecture, les livres ou l'écriture. Les enquêtes faites auprès des personnes analphabètes au Canada montrent d'ailleurs qu'une grande partie de ces derniers ne valorisent pas la lecture et l'écriture. Ainsi, ayant grandi et évoluant dans un milieu culturel ne valorisant pas la communication écrite, plusieurs personnes analphabètes n'aspirent pas nécessairement à ce mode de progression sociale.
Les stratégies de recrutement mettant l'accent sur une image de la personne analphabète vivant le désespoir et l'exclusion ne cadrent donc pas avec la perception qu'a cette personne de sa situation car elle a développer des habiletés pour dépasser plusieurs des limites que lui impose son analphabétisme . Au mieux, ces stratégies ne le rejoignent pas; au pire, elles le repoussent en lui projetant une image peu flatteuse de lui-même. D'ailleurs, en séance plénière à Ottawa, certains intervenants nous ont dit que la publicité actuelle avait trop tendance à mettre l'accent sur ce que les personnes analphabètes n'ont pas et à projeter une image un peu niaise des apprenants. Cette approche rebuterait plusieurs candidats potentiels3.
Une deuxième explication de la réticence que les personnes analphabètes éprouvent à s'inscrire à des programmes de formation repose au contraire sur le sentiment d'infériorité qu'ils ressentiraient face au reste de la population. Selon cette perspective, plusieurs personnes analphabètes refusent de s'alphabétiser parce que s'inscrire à un programme équivaut à admettre son incompétence, à exposer ses faiblesses. La gêne et la honte associées à cette admission dissuaderaient les personnes analphabètes à participer aux activités de formation. Cette réalité a été largement confirmée par nos rencontres avec les apprenants. La gêne et la honte sont des facteurs soulevés par un très grand nombre d'entre eux pour expliquer leur réticence à s'inscrire à un programme ou pour expliquer pourquoi d'autres personnes analphabètes de leur entourage refusaient toujours de s'alphabétiser.
Le manque de confiance et d'estime de soi est une réalité notée par beaucoup de chercheurs, d'intervenants et d'apprenants. Un grand nombre de personnes analphabètes ont vécu des situations importantes d'échecs à l'école et elles en sont ressorties avec la conviction qu'elles sont incapables d'apprendre. Lors de nos groupes de concertation, plusieurs apprenants nous ont parlé de leur peur de l'école, de leurs mauvais souvenirs d'avoir été humilié à cause de leurs difficultés d'apprentissage. S'inscrire à un programme d'alphabétisation, c'est prendre le risque de revivre cet échec douloureux. Lorsque l'analphabétisme se vit de pair avec l'indigence, les échecs sociaux et le stigma associés à la pauvreté peuvent accentuer le sentiment d'incapacité de mener à terme une expérience d'apprentissage comme l'alphabétisation. L'Organisation nationale anti-pauvreté notait à cet égard que "très souvent, les personnes pauvres, qu'elles aient un emploi ou pas, travaillent au-delà de la limite de leurs possibilités que pour s'en tirer; elles ne peuvent envisager les exigences additionnelles que posent les cours destinés à élever leur niveau d'instruction (Organisation nationale anti-pauvreté, 1992: 70).
Bref, le manque de confiance en soi et de mauvaises expériences d'apprentissage rendent l'inscription à un programme d'alphabétisation un seuil difficile à franchir pour plusieurs personnes analphabètes. C'est un pas qu'on ne prend pas à la légère et qu'on mettra du temps à prendre. Cette constatation débouche sur un des principes les plus importants de la littérature sur le recrutement en alphabétisation: l'établissement d'un lien de confiance entre la personne analphabète et le recruteur est primordial. Pour cette raison, on note généralement que les apprenants (les personnes analphabètes participant à des programmes) sont eux-mêmes les meilleurs agents de recrutement, suivis de la famille des personnes analphabètes et des intervenants du milieu (e.g. médecins, prêtres, travailleurs communautaires, etc.). Cette réalité nous a clairement été confirmée par l'ensemble de nos groupes de concertation, autant par les intervenants que par les apprenants eux-mêmes. Lorsqu'on leur demandait comment convaincre les personnes analphabètes de participer aux programmes d'alphabétisation, les apprenants ont souligné de façon unanime l'importance d'utiliser les amis et les parents des apprenants potentiels. Un contact personnel lors duquel une personne de confiance explique les activités quotidiennes du centre d'alphabétisation, suivie d'une visite sans obligation du centre, constituent la démarche idéale selon plusieurs apprenants.
Une stratégie de recrutement axée sur les individus clés du milieu communautaire et les relations que les personnes analphabètes tendent à tisser entre eux semble donc davantage susceptible de rejoindre la demande potentielle. Les barrières psychologiques associées à la décision de participer à un programme d'alphabétisation tendent à discréditer les «campagnes de recrutement» se déroulant sur une période restreinte et reposant sur des contacts épisodiques (porte-à-porte; appels; publicité télévisée, etc.). La nécessité d'établir un lien de confiance entre le recruteur et le candidat exige une approche davantage axée sur le long terme et les contacts personnels soutenus et rapprochés. Les campagnes de sensibilisation peuvent néanmoins s'avérer utiles pour changer l'attitude de la population à l'égard de l'analphabétisme. Elles peuvent également contribuer à briser le sentiment d'isolement et à faire comprendre aux personnes analphabètes que plusieurs autres . personnes partagent leur situation, réduisant ainsi le sentiment de marginalité ou d'infériorité.
Dans la même perspective, l'intégration des programmes d'alphabétisation aux institutions et aux programmes de formation générale des ministères de l'Éducation pourrait aussi ne pas faciliter le recrutement des personnes analphabètes. Selon Jean-Paul Hautecoeur, bien que cette approche offre des avantages importants (intégration de l'alphabétisation à la formation professionnelle ou au curriculum scolaire général, meilleure gestion centralisée des ressources, etc.), elle a aussi pour effet d'éloigner l'alphabétisation du milieu social de plusieurs personnes analphabètes. D'abord, les bureaucraties scolaires auraient tendance à privilégier une gestion axée sur les ressources internes à l'école, au détriment des efforts de sensibilisation et d'animation sociale nécessaires pour aller chercher les personnes analphabètes dans leur milieu. (Hautecoeur, 1990: 128-129)
Par ailleurs, le caractère institutionnel de certains programmes scolaires contraste avec la réalité socio-économique de plusieurs personnes analphabètes et est mal adaptée pour favoriser un recrutement massif dans les milieux populaires culturellement distants de ce type de fonctionnement et d'organisation. Selon certains auteurs, plus les stratégies locales de recrutement seront élaborées et mises en œuvre par des professionnels et des gestionnaires, moins elles seront susceptibles de rencontrer les exigences du milieu4. De façon générale, selon cette perspective, les alphabétiseurs et les personnes responsables du recrutement ne doivent pas être choisis parmi un corps professionnel spécialisé et permanent. Ils doivent plutôt être recrutés le plus près possible de la population à alphabétiser et issus du même milieu social, ou d'un milieu proche, de façon à faciliter la communication. Selon Jonathan Kozol, «parmi les gens qui vivent sur l'aide sociale, plusieurs seraient des candidats parfaits pour le travail de formation, d'organisation et d'animation». (Kozol, 1986) En somme, les programmes qui seront les plus aptes à atteindre et à garder les personnes analphabètes sous-scolarisées sont ceux qui ressembleront le moins à l'école traditionnelle et qui resteront le plus près des milieux populaires.
Finalement, c'est aussi sous l'angle des barrières psychosociales qu'il faut envisager la spécificité de l'alphabétisation francophone en Ontario. Pour beaucoup de Franco-Ontariens, l'utilisation du français peut être soit associée à une expérience de discrimination soit aux difficultés d'apprentissage du passé. (Réseau national d'action-éducation des femmes, 1989; Boucher, 1989; Goldgrab, 1992) En particulier, on désigne parfois le statut minoritaire pour expliquer les échecs scolaires dans un système ou une communauté où l'anglais primait souvent. Par conséquent, les personnes analphabètes francophones peuvent se montrer réticentes à s'alphabétiser en français, une langue qu'elles associent à leurs difficultés passées. Cette problématique nous a été confirmée par plusieurs intervenants qui ont relaté des exemples d'apprenants qui cherchaient d'abord à s'alphabétiser en anglais parce qu'ils espéraient que cela serait plus rentable. Malheureusement, ce premier essai dans une langue étrangère se solde souvent en échec et a pour effet d'en décourager plusieurs. Néanmoins, certains des apprenants que nous avons interrogés ont dû passer par ce parcours avant d'être réorientés vers un programme francophone. Afin d'éviter cette difficulté, certains intervenants ont souligné la nécessité d'une meilleure concertation entre les centres d'alphabétisation francophones et anglophones ainsi qu'une valorisation de la culture francophone en Ontario.
Plusieurs intervenants en Ontario français soulignent en effet que l'effort d'alphabétisation doit être associé à une revalorisation de la culture francophone ontarienne. C'est notamment le cas de Sheila Goldgrab qui souligne l'importance qu'a pris cette dimension dans l'expérience du Centre d'alphabétisation de Prescott à Hawkesbury. (Goldgrab, 1992) Des intervenants de Cornwall et de Sudbury ont fait des commentaires similaires. Ainsi, il va de soi que l'alphabétisation doit être offerte par des francophones du milieu et doit utiliser du matériel didactique culturellement approprié à la réalité franco-ontarienne. Il faut toutefois noter que cette réalité diffère selon les régions et qu'elle est en pleine transformation dans des régions comme Toronto qui intègrent beaucoup d'immigrants5. Le matériel didactique se doit de tenir compte de cette réalité culturelle complexe.
Nos entrevues n'ont fait que réaffirmer une réalité déjà bien connue qui veut que, pour une bonne partie des personnes analphabètes, les difficultés de lecture et d'écriture ne sont qu'un des éléments formant un ensemble complexe de difficultés socio-économiques. L'analphabétisme est souvent associé à la pauvreté ou au chômage fréquent. Plusieurs chercheurs et intervenants parlent également de problèmes multiples, pouvant inclure l'alcoolisme, les difficultés des mères seules à pourvoir pour leurs enfants, et des problèmes de santé. Dans ce contexte, l'alphabétisation ne constitue pas nécessairement une priorité: les personnes analphabètes pauvres se concentrent sur leurs besoins primaires (nourriture et logement) avant de considérer suivre un programme de formation. Par exemple, certains intervenants relatent le cas d'apprenants devant abandonner leurs cours d'alphabétisation pour faire la file à des banques alimentaires en fin de mois. Lors de nos groupes de concertation, les apprenants eux-mêmes ont identifié de nombreuses barrières socio-économiques pour expliquer leurs difficultés, et celles de leurs amis, à s'inscrire et à rester dans un programme d'alphabétisation. D'ailleurs, même lorsque les apprenants continuent de participer aux programmes d'alphabétisation, les barrières socio-économiques ralentissent leur apprentissage en les empêchant de se concentrer sur leurs travaux ou en les empêchant de venir au centre de façon régulière. Plusieurs alphabétiseurs ont également souligné que les problèmes sociaux multiples que vivent les apprenants les empêchent de se concentrer sur leur apprentissage.
En somme, ces difficultés socio-économiques rendent la participation de ces personnes analphabètes particulièrement sensible aux conditions d'accès aux programmes. Bien que ces barrières soient notées par la plupart des travaux traitant de la non-participation, elles semblent particulièrement importantes pour les femmes et les personnes analphabètes vivant en milieu rural. La littérature spécialisée note donc les barrières socio-économiques suivantes:
L'absence d'un moyen de transport
Les programmes d'alphabétisation sont jugés insuffisamment accessibles par plusieurs personnes analphabètes qui ne disposent pas de moyens de transport. Il s'agirait d'une barrière particulièrement importante en milieu rural et pour les femmes. (Même dans les foyers disposant d'une automobile, les hommes auraient tendance à garder le véhicule pendant le jour.) (voir, par exemple, Thomas, 1990; Réseau national d'action-éducation des femmes, 1992) Plusieurs apprenants ont soulevé ce problème pour expliquer le refus de participer de certaines de leurs connaissances alors que des apprenants de Toronto ont souligné le fait que leur centre assure le transport des apprenants comme un facteur important pour la participation.
Les problèmes liés à la garde des enfants
Il s'agit d'un des principaux problèmes notés par les femmes analphabètes. Plusieurs d'entre elles sont seules à élever leurs enfants et jugent impossible de les quitter ou de les faire garder à un prix raisonnable pendant qu'elles suivent des séances de formation. La moitié des apprenants interrogés dans le cadre d'une étude de l'Organisation nationale anti-pauvreté (1994) n'ont pu s'inscrire à un programme d'alphabétisation avant que leurs enfants atteignent l'âge scolaire, (voir, entre autres, Réseau national d'action-éducation des femmes, 1989, 1992; Thomas, 1990; Dallaire et G.-Laganière, 1996) Ce problème fut également soulevé dans l'ensemble de nos groupes de concertation.
Des horaires inadéquats
Plusieurs personnes analphabètes soulignent l'importance d'horaires flexibles pour permettre l'inscription et la persévérance dans le processus d'apprentissage. Les réalités familiales difficiles ou les périodes d'emploi intermittentes exigent des horaires flexibles et variables. Certains programmes gouvernementaux d'allocation financière pénalisent aussi les apprenants qui ne peuvent s'inscrire qu'à temps partiel ou qui sont appelés à s'absenter régulièrement, (voir, entre autres, Réseau national d'action-éducation des femmes, 1989, 1992; Wagner, 1987; Organisation nationale anti-pauvreté, 1992)
L'absence de reconnaissance de plusieurs programmes communautaires par les services gouvernementaux
Certains programmes gouvernementaux exigent l'inscription dans des programmes offerts par les conseils scolaires ou les collèges ou ne reconnaissent pas les programmes à temps partiel. Cette situation a pour effet d'exclure plusieurs programmes communautaires. Or, comme nous l'avons souligné précédemment, les programmes en milieu scolaire sont moins susceptibles d'attirer des personnes analphabètes ayant une mauvaise expérience de l'école. On limiterait ainsi le recrutement en refusant l'aide financière aux participants des programmes les plus susceptibles d'identifier et de retenir ces personnes analphabètes, (voir, par exemple, Organisation nationale anti-pauvreté, 1992).
Il faut noter que plusieurs travailleurs à faible revenu vivent le même type de difficultés que les personnes analphabètes bénéficiant de l'aide sociale et qu'elles doivent composer en plus avec le manque de temps et l'épuisement du travail. Des horaires flexibles et offerts dans des endroits rapidement accessibles sont des conditions importantes pour recruter les travailleurs analphabètes. Pour cette raison, les programmes de formation en milieu de travail sont souvent décrits comme une approche efficace pour recruter ce groupe de personnes analphabètes. Ils minimisent les pertes de temps et les déplacements. Ils offrent également l'avantage d'une clientèle plus facile à rejoindre, surtout si le recrutement est fait par des collègues de travail. Afin de minimiser les stigmas. on préconise généralement des programmes qui mettent l'accent sur la formation professionnelle continue (plutôt que d'en faire la promotion comme un cours d'alphabétisation) et qui associent de près l'alphabétisation aux exigences de l'industrie (voir Partnership in Learning, 1993).
Les travaux portant plus spécifiquement sur l'Ontario français ne brossent pas un tableau radicalement différent de la situation des personnes analphabètes canadiennes françaises dans leur ensemble. Les mêmes barrières socio-économiques sont présentes. Comme on le soulignait précédemment, on mentionne parfois la tentation que ceux-ci ont de s'alphabétiser en anglais dans l'espoir d'intégrer plus facilement la société et le marché du travail ontariens. Il semble toutefois exister un consensus relatif dans la littérature voulant que l'alphabétisation se fasse mieux et plus rapidement dans la langue maternelle.
L'apprentissage d'une deuxième langue, surtout celle de la majorité, se fait ensuite beaucoup plus facilement (voir Gauthier Frohlick, 1997: 9).
Les barrières à la participation des personnes analphabètes aux programmes d'alphabétisation sont intimement liées à leur vie quotidienne et à leurs expériences personnelles. Les difficultés en matière de communication écrite touchent les individus de façon très directe: elles affectent autant leur façon de fonctionner en société et au travail que la conception qu'ils se font d'eux-mêmes. Le témoignage d'un apprenant à Cornwall à l'effet que son programme d'alphabétisation lui donnait "une raison de se réveiller le matin" est élogieux à cet égard.
Pour les amener à s'inscrire à un programme d'apprentissage, les organismes doivent apprendre à connaître intimement leur clientèle. En particulier, une stratégie de recrutement efficace en alphabétisation doit d'abord prendre acte du fait que les personnes analphabètes vivent des problématiques diverses et complexes. Comment, par exemple, peut-on élaborer une stratégie efficace d'alphabétisation pour les personnes sourdes si l'on n'a pas préalablement déterminer des moyens d'offrir un outil aussi fondamental que le service d'interprétation? (voir, sur cette question, Charron, 1996). Dans le même sens, une initiative destinée vers des régions rurales doit inévitablement tenir compte des distances importantes à franchir par les personnes analphabètes, de l'isolation et de la présence de services limités (voir Cavanagh, 1996). Afin de rejoindre et de garder des apprenants, les organismes doivent donc adapter leurs programmes aux réalités quotidiennes et personnelles des apprenants potentiels. Puisque ces réalités diffèrent beaucoup au sein de la population analphabète, les programmes doivent prendre plusieurs formes et cibler précisément certains sous-groupes. La nécessité d'adapter la structure et l'approche des programmes au vécu et aux conditions de vie des personnes analphabètes doit constituer un principe fondamental du recrutement.
Les organismes doivent mieux connaître leurs clientèles et la réalité des personnes analphabètes de leur communauté. Dans certains cas, les programmes devront offrir des caractéristiques susceptibles de convenir à plusieurs personnes analphabètes aux réalités distinctes. Mais, dans bien d'autres cas, il semblerait plus efficace pour un organisme de cibler certains segments de la population analphabète et de s'assurer que leur programme et leurs stratégies de recrutement soient bien adaptées à ces groupes. Dans pareils cas, ce sont les trois intervenants s'occupant d'alphabétisation (soit les collèges communautaires, les conseils scolaires et les centres communautaires) qui doivent se concerter pour qu'une diversité de programmes d'alphabétisation soient offerts et ainsi assurer que l'ensemble de la clientèle potentielle puisse être servie.
Afin d'améliorer le recrutement des personnes analphabètes, nous proposons maintenant une série de recommandations visant à développer des stratégies décentralisées tenant compte des principales barrières identifiées dans la section précédente. Puisque ce rapport a été commandé par le regroupement représentant les programmes en alphabétisation de l'Ontario français, c'est principalement à ces derniers que sont destinés ces recommandations. Nous voulons les appuyer dans leur démarche visant à déterminer ce qu'ils peuvent faire eux-mêmes pour abattre des barrières à l'alphabétisation. Nous allons traiter d'abord de l'alphabétisation en milieu de travail, pour ensuite aborder le milieu communautaire et conclure avec certaines observations touchant le développement organisationnel des intervenants. Toutes les recommandations proposées dans les pages qui suivent seront reprises par la suite dans un tableau en guise de résumé des points essentiels de cette section.
L'importance de l'alphabétisation en milieu de travail n'a probablement d'égal que la difficulté que pose sa mise en œuvre. Deux études produites par le "Partnership in Learning" de l'Université d'Ottawa ont étudié une série de programmes en milieu de travail de langue anglaise implantés dans différentes régions au pays (Partnership in Learning, 1993; Partnership in Learning, 1995). Ces études confirment l'importance de planifier adéquatement et avec la plus grande ouverture et sensibilité tout projet d'alphabétisation en milieu de travail. Plusieurs remarques et recommandations contenues dans ces deux analyses s'appliquent d'ailleurs parfaitement au cas des programmes français d'alphabétisation en milieu de travail. Évidemment, la situation minoritaire du français en Ontario ajoute des exigences particulières que nous allons soulever.
Avant d'aborder des questions plus particulières, cependant, rappelons la place qu'occupe l'analphabétisme en milieu de travail dans l'ensemble de la problématique de l'analphabétisme. Puisque notre mandat se concentre sur la question des barrières à l'alphabétisation, il nous incombe de rappeler que la proportion de personnes analphabètes inscrites dans des programmes de formation ne pourra jamais augmenter de façon significative à moins que l'on puisse faire des percées remarquables dans les milieux de travail. Lorsqu'à l'échelle nationale il y a environ 12 millions de Canadiennes et Canadiens occupant des emplois à temps plein ou à temps partiel, et considérant l'ampleur des difficultés rencontrées dans l'implantation de programmes en milieu de travail, il est évident que le fossé qui sépare la majorité des personnes analphabètes des programmes qui leur sont destinés ne peut que s'agrandir.
Il nous apparaît donc essentiel d'intensifier les efforts dans ce secteur. Pour la communauté franco-ontarienne, cela doit nécessairement débuter par une stratégie visant à identifier les principaux secteurs économiques employant les francophones dans chacune des régions (ex: agriculture dans l'Est, mines et forêts dans le Nord, etc.) et établir un contact avec le plus grand nombre de ces employeurs.
Pour inciter les employeurs à accepter un programme d'alphabétisation au sein de leur entreprise, plusieurs intervenants devraient former une équipe chargée de rencontrer les employeurs pour les convaincre des avantages d'un tel programme. Parmi ces intervenants, on peut penser à des représentants de chambres de commerce (si elles participent à un éventuel comité local d'alphabétisation), d'autres employeurs ayant déjà mis sur pied un programme, ainsi que des apprenants ayant suivis avec succès un programme dans leur entreprise.
Il ne faudrait surtout pas sous-estimer les difficultés réelles que posent la réticence souvent rencontrée chez les employeurs, une réticence à laquelle s'ajoute celle manifestée par les employés eux-mêmes. Les bénéfices humains et économiques associés à l'alphabétisation de la main-d'œuvre devraient donc être clairement mis en lumière lors de ces rencontres.
Dans les entreprises syndiquées, il apparaît essentiel d'obtenir la coopération du syndicat et de l'associer entièrement à la mise en œuvre du programme. Dans les entreprises non-syndiquées, la coopération de la direction des ressources humaines prendra une importance encore plus grande. Dans tous les cas, l'appui et l'engagement de la direction de l'entreprise s'avèrent absolument essentiels pour la mise en œuvre d'un programme réussi.
Sur la base des expériences passées (e.g. les programmes BEST ou de Frontier Collège), la mise sur pied d'un comité d'entreprise qui comprendrait des représentants parmi les alphabétiseurs (i.e. les conseils scolaires, les collèges ou les groupes communautaires), de la direction, du syndicat et des apprenants peut être cruciale. La participation de contremaîtres au processus pourra également éviter que les employés soient pénalisés ou stigmatisés pour leur participation au programme. Généralement, cette coopération est facilitée par la création d'un comité d'entreprise pour veiller au développement et à la mise en œuvre du programme.
Pour accroître les chances de voir les employeurs anglophones accepter la mise sur pied d'un programme d'alphabétisation en entreprise en français (là où le nombre de francophones l'indique), il serait judicieux d'établir des partenariats entre groupes d'alphabétisation francophones et anglophones et d'approcher les employeurs conjointement. Le cas échéant, ces employeurs pourraient refuser d'emblée de mettre sur pied un programme en français en se servant du prétexte qu'un programme équivalent anglais n'existe pas chez eux.
Les programmes d'alphabétisation en entreprise devraient être associés et présentés comme une démarche de formation continue, mise sur pied pour offrir aux employés la possibilité de développer leurs compétences. Il s'agit d'une dimension importante pour éviter la stigmatisation des apprenants et encourager la participation d'un maximum d'employés.
En dernier lieu, mentionnons comme stratégie l'établissement de projets pilotes pour stagiaires-apprenants, fondés sur des partenariats entre collèges, conseils scolaires, organismes communautaires, employeurs et syndicats, et qui permettraient de combiner l'apprentissage d'un métier et l'acquisition d'une formation de base. Une demie journée est passée en alphabétisation et l'autre demie en apprentissage pratique. Cette approche permettrait d'attirer les personnes analphabètes qui ne voient pas comment l'alphabétisation en soi leur permettrait de mieux décrocher un emploi. L'alphabétisation pourrait être clairement centrée sur l'accomplissement de tâches nécessaires en milieu de travail. Similaire aux CFER québécois et à d'autres expériences canadiennes et européennes.
L'alphabétisation en milieu communautaire rejoint, par définition, des groupes très variés de personnes analphabètes. Nos consultations ont démontré qu'en pratique toutefois, il demeure difficile pour plusieurs centres d'alpha de rejoindre un large éventail de groupes de personnes analphabètes. En principe, plusieurs centres sont ouverts à tous mais, en pratique, sont limités à certains groupes d'analphabètes. Cette situation n'enlève évidement rien à l'importance du travail accompli, mais, dans le cadre de notre étude qui s'attarde, rappelons-le, à la question spécifique des barrières à l'alpha, il s'agit là d'un facteur très important.
Il n'existe évidemment pas de réponse simple à cette problématique, mais nous croyons tout de même que certains points, liés tout autant au mandat et aux méthodes de recrutement qu'à la diversification de clientèle, méritent une attention particulière.
Traditionnellement, plusieurs organismes se sont identifiés comme groupes "populaires", ouverts donc à toutes et à tous, sans discrimination ou priorisation. Si cet objectif d'ouverture est certainement fort louable, il mériterait de s'interroger sur certains aspects de cette approche. En disant ouvrir grand les portes à tous, les organismes en alphabétisation courent le risque de les fermer implicitement à certains et de devenir des organisations qui ne répondent qu'aux besoins de certains profiles de populations analphabètes, notamment celles qui sont les plus faciles à recruter. Comme on peut le constater dans d'autres contextes (par ex., les programmes d'équité en matière d'emploi), la véritable égalité des chances passent souvent par un traitement différent de certains groupes basé sur les barrières particulières à ces derniers. Les programmes d'appui pour les communautés autochtones ou ceux dirigés vers les personnes souffrant d'un handicap illustrent ce principe.
Nos consultations ont confirmé le fait que plusieurs organismes ont déjà amorcé une réflexion sur leur mandat. Nous estimons qu'il s'agit là d'une démarche essentielle qui doit maintenant s'étendre et se poursuivre. En particulier, il nous apparaît que les organismes doivent considérer de nouvelles avenues, ciblées vers des groupes particuliers, pour être sûr de réellement rejoindre tous les personnes analphabètes de leur communauté.
Connaissance de la clientèle
Une planification de recrutement bien structurée est liée à la connaissance de sa clientèle. C'est seulement lorsqu'on connaît bien ceux à qui on veut offrir ses services que l'on peut mettre en place des stratégie de recrutement pour aller les chercher. Dans plusieurs centres, on commence à développer le profil démographique et socio-économique du territoire pour lequel chacun est responsable avec l'appui des réseaux régionaux. C'est là un premier pas dans une approche stratégique de recrutement.
Impliquer des apprenants
La planification du recrutement est également liée à la capacité d'associer les apprenants à l'élaboration de la stratégie et aux activités directe de recrutement. Les organismes d'alphabétisation devraient donc miser, comme c'est le cas déjà dans plusieurs régions, sur des équipes d'apprenants pour effectuer le recrutement dans leur milieu.
Comme l'exige en outre les normes provinciales de qualité, les apprenants devraient être associés à l'élaboration des programmes d'alphabétisation afin de s'assurer que leurs caractéristiques rencontrent les besoins de la clientèle. Toutefois, il est nécessaire de demeurer prudent et de ne pas structurer les programmes uniquement pour répondre aux apprenants qu'on rejoint déjà au détriment de ceux qu'on voudrait rejoindre.
L'accueil
Une attention particulière devrait aussi être portée à la qualité et à la nature de l'accueil et chaque programme devrait développer une stratégie à cet égard. Plusieurs apprenants nous ont fait part de l'importance du premier contact. Ayant réussi à surmonter les barrières psychosociales pour se présenter aux centres d'alphabétisation, certains apprenants sont rebutés par l'administration immédiate de tests pour l'évaluation de leur niveau de compétence. L'accueil devrait plutôt mettre l'accent sur le développement d'un lien de confiance et sur la compréhension des conditions de vie ainsi que sur les motivations des apprenants. Par exemple, l'évaluation du niveau de compétence pourrait se faire de façon plus informelle par le biais d'exercices d'apprentissage, de difficultés progressives, intégrées aux premières sessions de travail et réalisées en compagnie de l'alphabétiseur. Ce genre d'approche moins traditionnelle d'évaluation des capacités des apprenants est déjà pratiqué dans certains centres.
Horaires flexibles
De façon générale, les programmes communautaires devraient offrir des horaires très flexibles (ce qui n'exclut pas l'établissement d'un minimum d'heures contactes pour chaque apprenant) et ils devraient être offert dans des endroits facilement accessibles et familiers pour les personnes analphabètes. Toutefois, nous sommes conscients que le manque de ressources humaines dans plusieurs centres fait en sorte qu'il est difficile pour eux d'offrir la flexibilité demandée par certains apprenants.
L'évaluation
Il est également essentiel que la mise en œuvre de plans de recrutement soit régulièrement évaluée par les organismes afin de mieux cerner les facteurs à la base des difficultés de recrutement et d'y remédier.
Pour ce faire, les nonnes fondamentales de qualité publiée en 1994 par la province pourraient servir de guide au processus d'évaluation. Plusieurs éléments des normes provinciales, tel que l'importance d'associer les apprenants à la formulation des programmes, la nécessité de bien cibler la clientèle et l'importance d'assurer les liens avec les autres ressources du réseau des services communautaires, sont tout à fait compatibles avec le type de démarche nécessaire pour surmonter plusieurs des barrières identifiées dans ce rapport. Toutefois, nos groupes de concertation ont également révélé que les organismes communautaires ne conçoivent pas toujours clairement l'utilité de ces normes et qu'ils ne disposent pas toujours des ressources financières et humaines nécessaires pour tirer pleinement profit du processus d'évaluation prescrit par les normes. En effet, bien qu'un processus d'évaluation bien géré pourrait constituer un outil fondamental pour l'amélioration continue du service et du recrutement, plusieurs intervenants le perçoivent davantage comme une mesure bureaucratique qui tient peu compte de la réalité du milieu communautaire.
Le financement
En ce qui a trait à la question particulière du financement des organismes en alphabétisation, nos groupes de concertation ont fait ressortir les difficultés associées à la planification et la mise en œuvre de stratégies de recrutement à long terme lorsque ledit financement est, lui, fait sur une base annuelle. Puisque l'établissement d'un lien de confiance et l'utilisation des réseaux personnels sont essentiels pour rejoindre la clientèle, la stabilité du financement prend une importance significative pour bien effectuer le recrutement.
D'autres aspects liés à la question du financement ont été soulevés par les groupes de concertation. En voici les éléments principaux:
Bien que plusieurs centres d'alphabétisation ayant fait leurs preuves au niveau des résultats et de la gestion pourraient bénéficier d'un financement pluriannuel, ces questions ne sont pas du ressort des groupes communautaires et donc ne feront pas l'objet de recommandations.
Au niveau local
L'établissement de partenariats et de centres à vocations multiples constituent une voie prometteuse pour rejoindre les apprenants potentiels et pour leurs permettre de surmonter les barrières socio-économiques qu'ils rencontrent en s'inscrivant à des programmes d'alphabétisation. En effet, confrontés aux divers problèmes qui assaillent les apprenants, la mission des centres d'alphabétisation se voit souvent déviée dans la voix de l'aide sociale. Afin d'éviter ce phénomène, ceux-ci doivent pouvoir orienter les apprenants vers des ressources communautaires spécialisées. L'établissement de centres à vocations multiples pourrait servir à faciliter cette orientation.
La concentration de plusieurs services communautaires en un même endroit aurait également l'avantage de faire mieux connaître les services d'alphabétisation aux personnes analphabètes utilisant divers services. Lors de nos groupes de concertation, plusieurs apprenants nous ont dit avoir appris l'existence de leur centre d'alphabétisation en utilisant un autre service à proximité. Par exemple, certaines apprenantes en sont venues à s'informer sur l'alphabétisation en suivant des cours de couture ou en participant à une cuisine populaire dans le même édifice. Un autre apprenant a établi un contact à la suite de sa participation à un groupe d'alcoolique anonyme.
L'établissement de partenariats avec les centres d'alphabétisation anglophones et les LCPP pourrait aussi s'avérer fortement avantageux pour pouvoir identifier et recruter les apprenants francophones qui, au détriment de leur apprentissage, tentent de s'alphabétiser en anglais.
Il importe en outre de souligner les efforts de concertation qui ont déjà été entrepris dans certaines communautés entre divers intervenants sociaux et économiques. Nous estimons que cette pratique doit être reproduite et pourrait entre autres prendre la forme de groupes de travail locaux d'alphabétisation qui regrouperaient des représentants d'organismes communautaires, de conseils scolaires et de collèges, d'entreprises (e.g. chambres de commerce), des syndicats, des gouvernements et des organismes de services sociaux. Ces groupes de travail permettraient d'assurer une plus grande sensibilisation du milieu au problème de l'analphabétisme pour le développement social et économique de la communauté ainsi qu'une meilleure connaissance et coordination des ressources présentes dans la communauté.
L'établissement de ces groupes de travail reconnaîtrait la nécessité d'adapter les stratégies de recrutement aux réalités locales. Par exemple, nos groupes de concertation ont mis en lumière les divergences importantes entre la réalité multiculturelle de Toronto et le milieu franco-ontarien plus traditionnel du Nord de l'Ontario.
Ces groupes de travail locaux permettraient également d'assurer une plus grande concertation entre les divers intervenants au niveau local. On peut penser à cet égard au potentiel que représente les centres de santé communautaire francophones de l'Ontario. Comme on le soulignait récemment, "plusieurs organismes devaient offrir des services en français, avaient la bonne volonté de le faire, mais ne savaient pas comment s'y prendre pour rejoindre la clientèle francophone. L'arrivée d'un centre de santé francophone qui s'affiche en français leur a ouvert la porte sur un interlocuteur avec qui ils peuvent travailler afin de développer des services adéquats pour les francophones" (Alliance des Centres de santé communautaire francophones de l'Ontario, 1997: 6).
Les groupes de travail locaux auraient la responsabilité d'élaborer une stratégie locale de recrutement, fortement ancrée dans les besoins et les particularités du milieu. Bien que les stratégies de recrutement seraient axées sur le recrutement par les apprenants et les réseaux d'aide existants (prêtres, médecins, travailleurs sociaux, etc.), la concertation locale permettrait aux groupes communautaires de mieux rejoindre et sensibiliser les partenaires de la communauté, tel que les entreprises et les organismes de services sociaux. Ces groupes de travail locaux devront en outre jouer un rôle crucial d'information et de sensibilisation du système régional de services sociaux et de santé. En particulier, les groupes devront s'assurer de rejoindre les divers organismes faisant partie du réseau des services sociaux afin de les informer sur les services offerts dans la communauté en alphabétisation, sur la façon de repérer les personnes analphabètes utilisant leurs services, et sur la meilleure façon de les inciter à s'inscrire aux programmes d'alphabétisation disponibles.
Enfin, ces groupes de travail locaux permettraient aux différents intervenants du milieu d'alphabétisme (groupes communautaires, conseils scolaires et collèges communautaires) de régler entre eux la question de leur mandat respectif, de sorte à éviter les dédoublement et faciliter l'aiguillage.
Au niveau régional et provincial
Bien que des stratégies de recrutement efficaces se doivent d'être pensées et mises en œuvre au niveau local par les intervenants locaux, on ne saurait ignorer les organismes provinciaux et nationaux en alphabétisation qui se doivent de jouer un rôle important d'appui et de catalyseur aux programmes d'alphabétisation locaux. Afin d'accroître l'efficacité des programmes et du recrutement, les organismes nationaux et provinciaux devraient considérer l'établissement d'un programme de formation continue pour alphabétiseurs gratuit6. Ce programme, qui pourrait être développé en association avec un centre de formation continue universitaire (ex: Université d'Ottawa), viserait à offrir une formation et des ressources additionnelles aux alphabétiseurs dans les domaines suivants:
Les organismes pourraient en outre considérer la réalisation d'une campagne publicitaire provinciale, menée à la télévision et à la radio, afin de:
Dans l'ensemble, il s'agit donc de développer une stratégie qui permet de rejoindre le plus grand nombre possible de personnes analphabètes à travers des stratégies qui, elles, sont ciblées vers certains groupes précis.
En dernier lieu, il faut veiller au développement de curriculum et de matériel didactique adaptés aux réalités quotidiennes des personnes analphabètes. Il est essentiel de se rappeler que les apprenants ne sont souvent pas là uniquement pour s'instruire par intérêt; ils sont souvent là pour être en mesure d'effectuer des tâches bien précises (ex: remplir des formulaires pour leur pension, pour des emplois, etc.). On doit donc s'assurer que les travaux d'apprentissage soient pratiques pour les apprenants. Le curriculum doit également être adapté aux réalités culturelles des apprenants. Si la valorisation de l'histoire et de la culture franco-ontarienne peut constituer une dimension importante de l'alphabétisation dans certaines régions, l'alphabétisation des néocanadiens francophones doit tenir compte des références culturelles de ceux-ci afin de susciter et de maintenir leur intérêt.
Bien que les recommandations générales de cette étude valent également pour ces clientèles, les problématiques vécues par les jeunes analphabètes, les autochtones et les sourds francophones nous apparaissent suffisamment distinctes pour justifier des stratégies particulières. Dans cette perspective, cette étude ne s'avère pas suffisante pour formuler des recommandations précises susceptibles de réussir à accroître sensiblement leur recrutement. Un examen plus spécifique de la situation de ces clientèles nous semble nécessaire.
En tenant compte du fait que la proportion de personnes analphabètes inscrites dans des programme de formation ne pourra jamais augmenter de façon significative à moins que l'on puisse faire des percées remarquables dans les milieux de travail:
1. Intensifier les efforts dans le secteur du milieu du travail.
2. Élaborer une stratégie visant à identifier les principaux secteurs économiques et les entreprises employant le plus grand nombre de francophones dans chacune des régions de la province.
3. S'attaquer à ces secteurs et à ses employeurs de façon prioritaire.
L'appui et l'engagement de la direction de l'entreprise s'avèrent absolument essentiels pour la mise en œuvre d'un programme réussi. Pour inciter la direction à accepter la mise sur pied d'un programme d'alphabétisation:
4. Faire de la recherche quant aux bénéfices humains et économiques associés à l'alphabétisation pour chacun des employeurs ciblés.
5. Mettre sur pied des équipes comptant, par exemple, des représentants de chambres de commerce, d'autres employeurs, ainsi que des apprenants, chargés de rencontrer les nouveaux employeurs pour les convaincre de ces bénéfices.
Dans les entreprises syndiquées:
6. s'assurer d'obtenir la coopération du syndicat et de l'associer entièrement à la mise en œuvre du programme d'alphabétisation.
7. obtenir également la coopération de la direction des ressources humaines (Note: dans les entreprises non-syndiquées, cette coopération s'avérera d'autant plus importante).
8. Enfin, viser la mise sur pied la mise sur pied d'un processus pour veiller au développement et à la mise en œuvre du programme. Celui doit impliquer les représentants des alphabétiseurs (le conseil scolaire, le collège ou un groupe communautaire), de la direction, du syndicat et des apprenants. La participation de contremaîtres au processus pourra également éviter que les employés soient pénalisés ou stigmatisés pour leur participation au programme.
9. Pour éviter la stigmatisation des employés, présenté le programme comme une démarche de formation continue, mise sur pied pour offrir aux employés la possibilité de développer leurs compétences.
Pour accroître les chances de voir les employeurs anglophones accepter la mise sur pied d'un programme d'alphabétisation en français:
10. Établir des partenariats entre groupes d'alphabétisation francophones et anglophones et approcher les employeurs conjointement.
Pour attirer les personnes analphabètes qui ne voient pas comment l'alphabétisation en soi leur permettrait de mieux décrocher un emploi, l'alphabétisation pourrait être clairement centrée sur l'accomplissement de tâches nécessaires en milieu de travail par ...
11. l'établissement de projets pilotes pour stagiaires-apprenants, fondés sur des partenariats entre collèges, conseils scolaires, organismes communautaires, employeurs et syndicats, et qui permettraient de combiner l'apprentissage d'un métier et l'acquisition d'une formation de base.
Au niveau du mandat des centres:
1. Que les programmes considèrent de nouvelles avenues, ciblées vers des groupes particuliers, pour être sûr de réellement rejoindre toutes les personnes analphabètes de leur communauté.
Au niveau de la planification des centres:
2. Développer sa connaissance de la clientèle: dresser le profil démographique et socio-économique du territoire pour lequel chacun est responsable.
3. Impliquer les apprenants: les associer à l'élaboration des programmes d'alphabétisation afin de s'assurer que leurs caractéristiques rencontrent les besoins de la clientèle. (Toutefois, il est nécessaire de demeurer prudent et de ne pas structurer les programmes uniquement pour répondre aux apprenants qu'on rejoint déjà au détriment de ceux qu'on voudrait rejoindre).
4. Stratégie d'accueil: développer une stratégie en ce qui concerne l'accueil des apprenants éventuels mettant l'accent sur le développement d'un lien de confiance avec l'alphabétiseur et sur la compréhension des conditions de vie, ainsi que sur les motivations des apprenants.
5. Horaires flexibles: dans la mesure du possible, offrir des horaires très flexibles (ce qui n'exclut pas l'établissement d'un horaire soutenu pour chaque apprenant) et dans des endroits facilement accessibles et familiers pour les personnes analphabètes.
Au niveau de l'évaluation des centres:
6. Évaluation du plan de recrutement: Il est également essentiel que la mise en œuvre de plans de recrutement soit régulièrement évaluée par les organismes afin de mieux cerner les facteurs à la base des difficultés de recrutement et d'y remédier.(À noter que les normes fondamentales de qualité publiée en 1994 par la province pourraient servir de guide au processus d'évaluation).
La mise sur pied de partenariats au niveau local pour maximiser les ressources de chaque centre:
7. Établissement de centres à vocations multiples (i.e. des centres regroupant un programme d'alphabétisation et des programmes offrant d'autres services communément utilisés par les personnes analphabètes). Ces centres constituent une voie prometteuse pour rejoindre les apprenants potentiels et pour leurs permettre de surmonter les barrières socio-économiques qu'ils rencontrent en s'inscrivant à des programmes d'alphabétisation.
8. Créer des partenariats avec centres d'alphabétisation anglophones et les LCPP pourraient aussi s'avérer fortement avantageux pour pouvoir identifier et recruter les apprenants francophones qui tentent de s'alphabétiser en anglais.
9. Établir des groupes de travail locaux qui auraient la responsabilité d'élaborer une stratégie locale de recrutement, fortement ancrée dans les besoins et les particularités du milieu. Ceux-ci pourraient regrouper des représentants des organismes communautaires, des conseils scolaires et des collèges, des entreprises (ex: chambres de commerce), des syndicats, des gouvernements et des organismes de services sociaux. Leur but serait d'assurer qu'aucun groupe de personnes analphabètes sur leur territoire n'est oublié. Leur travail pourrait être coordonné par les réseaux régionaux ayant le mandat d'élaborer des stratégies régionales.
La mise sur pied de partenariats au niveau régional et provincial pour veiller à...:
10. l'établissement d'un programme de formation continue pour alphabétiseurs.
Quant au développement du curriculum et à la formule d'enseignement:
11. Veiller au développement de curriculum et de matériel didactique adaptés aux réalités quotidiennes des personnes analphabètes (i.e. leurs besoins pratiques, leur situation culturelle, etc.).
12. Être en mesure de reconnaître les aspects du cadre traditionnel d'enseignement que plusieurs personnes analphabètes ont fuis, pour s'assurer de ne pas les reproduire dans les programmes des centres. De la recherche à ce niveau pourrait s'avérer utile.
13. Des stratégies distinctes pour les groupes distincts tels les autochtones, les sourds et malentendants, etc.
Lorsque nous avons entrepris cette étude, nous n'étions pas sans savoir que la question des barrières à l'alphabétisation était complexe et multidimensionnelle. Nous avons cependant été à même de constater qu'au delà de la problématique, il y a partout en Ontario des femmes et des hommes qui œuvrent quotidiennement à faire tomber ces barrières.
Que se soit en milieu de travail ou au niveau communautaire, les programmes d'alphabétisation se heurtent à des facteurs sociaux ou économiques qui dépassent le contenu même des programmes et les institutions qui œuvrent dans le domaine.
Nous souhaitons que cette analyse pourra d'abord et avant tout permettre aux intervenants de mieux comprendre la problématique des barrières à l'alphabétisation en milieu franco-ontarien. Évidemment, il reviendra aux intervenants de donner suite à ces recommandations et nous leur souhaitons la meilleure des chances.
Cette section référence ne contient que les travaux directement mentionnés dans le texte du rapport.
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