«Un éducateur dans l'âme ne prend rien au sérieux que par rapport à ses disciples - soi-même non excepté».
F. Nietzsche
Au Québec, l'analphabétisme est une réalité dont on commence à peine à parler. C'est pourquoi la pratique de l'alphabétisation est un fait relativement nouveau qui demeure au stade expérimental.
Depuis quelques années, on a vu apparaître des groupes œuvrant en milieu populaire. Ces groupes varient quant à leurs méthodes d'intervention mais une tendance commune se dessine vers une alphabétisation non scolarisante et intégrée au milieu populaire.
C'est dans ce contexte que l'organisme Schécrilire a fait son apparition à Sherbrooke, en décembre 1979. Il était composé de quatre alphabétiseurs qui en fait, n'avaient aucune expérience en alphabétisation. Nous ignorions tout de l'analphabétisme. Au plus, nous connaissions les statistiques à ce sujet et nous avions une vague idée des analphabètes. Nous savions qu'ils étaient peu portés à s'afficher. Nous n'avions pas d'idéologie et nous n'étions même pas au courant des expériences antérieures en alphabétisation.
C'est donc à tâtons, et en nous cognant souvent le nez aux murs, que nous avons entrepris cette expérience. Nous avons d'abord posé des affiches et pris contact avec différents organismes, ce qui nous a rapidement amené quelques analphabètes. Nous avions un petit local qui nous servait de bureau, car les leçons se donnaient a domicile, selon un horaire fixe. Nous utilisions une méthode spécialement conçue pour les adultes et assez répandue au Québec.
À force de côtoyer des analphabètes, nous nous sommes vite rendu compte qu'il fallait rajuster nos flûtes. D'abord, nous avons compris que l'analphabétisme est un problème qui dépasse largement l'incapacité de lire et d'écrire. Les analphabètes étant souvent des gens isolés et mal intégrés à la société, les visites à domicile ne changeaient pas grand chose à leur situation. Il fallait, au contraire les sortir de leur cuisine. Ils prirent donc l'habitude de se présenter au local, mais comme l'enseignement demeurait individuel, Schécrilire eut quelque temps l'allure d'une clinique dentaire. Ce n'était pas non plus la solution. Il fallait développer l'aspect social de l'alphabétisation par un travail en équipe.
Nous avons aussi rapidement abandonné "la méthode" en partie parce qu'elle était basée sur l'étude individuelle, qu'elle se prêtait mal au travail d'équipe. Elle comprenait aussi trop de mots que les gens apprenaient à lire sans en comprendre le sens (ex: Golgotha, sanctuaire mariai, etc.). Surtout, elle ne stimulait en aucune façon l'imagination et la créativité. Elle imposait à l'individu un vocabulaire qui n'était pas toujours le sien et une idéologie qui ne correspondait pas nécessairement à sa réalité. Nous avons préféré travailler à partir de mots reliés au quotidien de chacun.
Nous avons réalisé que l'alphabétisation ne pouvait se limiter à un apprentissage strictement académique de la langue écrite. Les connaissances des analphabètes étant très limitées dans presque tous les domaines, nous avons jugé que l'alphabétisation devait être orientée vers une ouverture beaucoup plus large sur le monde. Nous avons donc ajouté au français des séances d'information sur des sujets variés (l'Estrie, le Québec, les pays étrangers, l'astronomie, etc.), avec projection de films. Cette ouverture idéologique s'est accompagnée d'une ouverture physique: l'horaire fut aboli et la maison, ouverte quatre après-midi et quatre soirs par semaine, accueillit les gens à la fréquence qu'ils désiraient.
Devant l'insécurité qu'éprouvent généralement les analphabètes face aux institutions, nous avons enfin conclu que Shécrilire devait s'affirmer en tant qu'entité physique autonome, indépendante de toute institution officielle.
C'est ainsi que s'est dessinée devant nous l'image de la Maison alpha. En septembre 1980, elle était déjà très solide. Nous avions accru notre présence dans le milieu populaire avec l'aide des médias. Une trentaine de personnes fréquentaient la maison et l'esprit y était de plus en plus dynamique. Shécrilire présentait tous les aspects extérieurs de la santé. Pourtant en janvier 1901, il mourait d'une hémorragie interne provoquée par l'éclatement de l'équipe.
Dès le mois de septembre, des dissensions s'étaient manifestées au sein de l'équipe sur des questions de "politique extérieure". Nous (René Boucher, Josée Lefebvre) visions à élargir notre présence en milieu populaire par l'intermédiaire des médias et des organismes de quartier et à participer entièrement au mouvement national d'alphabétisation. Nos coéquipiers trouvaient plus important de s'assurer l'appui des institutions financièrement fortes, telle la commission scolaire, quitte à y sacrifier l'autonomie de la maison.
Cette divergence affectait le fonctionnement interne de la maison. Croyant que la commission scolaire représentait une source éventuelle de financement, ils étaient prêts à introduire des éléments plus scolarisants dans notre démarche (évaluations, normes de contrôle) et s'orienter davantage vers l'aspect "académique" de l'alphabétisation.
La rupture eut lieu au retour des vacances de Noël quand nos collaborateurs ne nous demandèrent pas moins que de démissionner. Ce fut pour nous une surprise car nous n'avions pas saisi la gravité des différends qui nous séparaient. En dehors de quelques discussions sur les subventions et sur la politique extérieure, les différends n'avaient jamais été abordés ouvertement. Les questions d'idéologie et le fonctionnement interne paraissaient secondaires pour eux. En gênerai, ils semblaient d'accord avec nous sur ces points ou s'ils ne l'étaient pas, ils n'ont jamais pris la peine de lé manifester. C'est pourquoi nous croyons que la mort de Schécrilire n'a pas été causée par une question idéologique, mais par une question purement financière.
Devant notre refus de démissionner et devant l'impossibilité d'une réconciliation, nous avons tous les quatre opté pour un divorce en règle. Il fut décidé qu'ils partiraient pour s'ouvrir une autre maison. Ce qui restait de la subvention fut partagé entre les deux équipes ainsi que tous les biens de Shécrilire. Quant aux habitués de la maison, ils seraient mis au courant et amenés à choisir librement. De plus, il fut entendu que le nom "Shécrilire" ne serait plus employé publiquement mais que chaque groupe se trouverait une nouvelle dénomination. C'est ainsi que nous sommes devenus l'Arbralettre.
Quant à l'autre maison (la Maison alpha de Sherbrooke) elle fonctionna pendant deux mois avec un groupe de cinq analphabètes. Contrairement à Shécrilire où les gens assistaient à autant d'activités qu'ils désiraient, les responsables y établirent un horaire fixe de deux leçons par semaine auxquelles s'ajoutait une somme de travail à faire à domicile.
Ils ne firent aucune intervention publique et aucun recrutement si ce n'est de contacter certains des habitués de Schécrilire. Curieusement, ils les choisissaient parmi les "meilleurs" et les plus jeunes, c'est-à-dire parmi ceux qui étaient le plus susceptibles d'être tentés par l'attrait des diplômes. Ils leur expliquaient qu'ils pouvaient les faire entrer au secondaire pour adultes (Centre St-Michel), en travaillant sur les tests d'admission qu'ils s'étaient procurés. L'argument majeur par lequel ils se différenciaient de nous était le "rendement académique", qui visait la réintégration des analphabètes au processus scolaire normal.
Ce complet revirement dans leurs pratiques d'alphabétisation nous est apparu non seulement comme le reniement d'une année de travail fructueux, mais comme un par. en arrière dans le cheminement général d'une pratique qui se détourne de plus en plus de la fonction scolarisante de l'alphabétisation.
À l'Arbralettre, nous nous sommes retrouvés dans un local à moitié vide, chargés de faire à deux le travail nui se faisait autrefois à quatre. Les activités se sont poursuivies au même rythme que par le passé, soit quatre après-midi et quatre soirs par semaine. Sur les trente participants de Schécrilire, cinq seulement ont joint l'autre groupe. Il subsistait néanmoins un certain malaise parmi ceux qui désiraient obtenir un jour des diplômes. Ce malaise s'estompa de lui-même le jour où Fernand G., qui avait appris à lire à Shécrilire, nous annonça qu'il revenait du Centre St-Michel, où il avait réussi les tests avec un résultat de 20/20. Cette nouvelle fit disparaître les derniers doutes. Nous n'avions jamais parlé de rendement académique ni promis de bonbons aux gens. Nous leur offrions de les aider à acquérir une bonne base du français écrit, en les laissant libres d'en faire ce qu'ils voulaient. Le succès de Fernand prouva le bien-fondé de cette démarche et régla une fois pour toutes la fameuse question des "tests de St-Michel" (quant à Fernand, il s'inscrivit aux cours de St-Michel mais continua à fréquenter assidûment l'Arbralettre, disant qu'il apprenait plus ici).
Pour nous, la séparation de janvier a été un véritable catalyseur. Depuis l'automne, le navire était secoué par deux vents contraires qui l'empêchaient d'avancer. L'alphabétisation risquait de devenir une routine monotone.
L'Arbralettre a été un nouveau départ. Nous avons renouvelé nos liens avec le milieu populaire, ce qui a doubla les effectifs de la maison. Nous avons aussi entrepris un projet qui nous tenait depuis longtemps à cœur: entrer en contact avec la prison de Sherbrooke.
Nous avons soumis un plan au directeur qui nous a assurés de son appui. En septembre prochain, les prisonniers analphabètes seront "libres" de se rendre régulièrement à l'Arbralettre et de s'intégrer aux ateliers au même titre que les autres participants.
Les événements de janvier nous ont forcés à effectuer un retour dans le passé qui nous a permis de préciser notre vision de l'alphabétisation et de nous intéresser plus étroitement aux expériences des autres groupes populaires du Québec En trois mois, nous avons écrit plus de textes et de mémoires que nous ne l'avions fait en un an.
Le changement le plus positif s'est produit au niveau de l'atmosphère de la maison. En amenant, les participants à prendre position sur le type d'apprentissage qu'ils désiraient, la rupture les a conduits à s'interroger eux aussi sur les buts de l'alphabétisation. Depuis, les discussions sur ce sujet sont devenues chose fréquente et ont resserré les liens. Leur sentiment d'appartenance à la maison est devenu beaucoup plus fort; tous se sentent responsables de la bonne marche de l'Arbralettre et surtout de sa survie. Ils ont eux-mêmes remeublé le local, si bien qu'au bout de deux semaines il ne restait plus de traces de la séparation. lorraine a apporté deux portes que le menuisier Arthur a transformées en tables. Fernand a fabriqué les bancs, d'autres ont fourni chaises, craies, brosses, brocheuses, etc.
Tout cela s'est fait spontanément, sans que nous ayons à leur demander quoi que ce soit. lorsqu'ils nous ont vus débordés d'ouvrage, nous travaillions douze heures par jour; ils ont tous mis les mains à la pâte. Etelvina nous a même fourni des vitamines pendant trois mois, "pour ne pas qu'on craque". Le fait que nous soyons deux à nous occuper de trois groupes en même temps a stimulé naturellement leur goût pour l'auto-apprentissage et surtout pour l'entraide, ce qui a augmenté la qualité des activités.
Il s'est développé ici une ambiance encore plus dynamique et amicale que par le passé. C'est comme si nous avions ensemble évité un naufrage et que nous repartions à neuf. Depuis ce jour, nous avons pris l'habitude de consulter les gens au sujet de tout ce qui peut toucher la maison de près ou de loin, ce qui a davantage cimenté le groupe.
En mars l98l, la subvention de Shécrilire était épuisée. Comme les participants acceptaient mal l'idée d'interrompre les activités pendant une si longue période (jusqu'au renouvellement éventuel de la subvention en septembre) et que nous étions d'avis avec eux qu'une "vacance" de cinq mois ressemblait plus à un abandon, nous avons résolu de poursuivre le travail deux mois de plus (nous disposions du local jusqu'au mois de juin). La maison est donc restée ouverte comme si rien n'était changé, sauf que nous avons assumé la plupart des frais de fonctionnement. Seul le jeudi soir a été "fermé".
Cette situation a accru le sentiment que l'Arbralettre était la responsabilité de tous. Aux yeux des habitués, nous n'étions plus des gens payés pour donner un service, mais nous participions au même titre qu'eux sur une base volontaire. Ils ont pris l'initiative de se cotiser pour payer la photocopie et certains ont même insisté pour contribuer aux divers frais par de petites sommes d'argent.
Au dernier jour des activités, ils ont organisé une fête clôturée par un souper "international" au cours duquel ils nous ont remis une carte - "Le ciel n'est jamais gris" - qui contenait 39,05$ (dont une bonne partie en petit change), somme qu'ils avaient rassemblée pour nous aider à payer le compte de téléphone.
Depuis janvier 1981, l'alphabétisation à Sherbrooke a évolué presque malgré nous vers ce à quoi nous avions toujours tendu: la création d'un milieu vivant et accessible a tous, où l'apprentissage se fait dans un esprit imaginatif et généreux. L'Arbralettre, qui se voulait la continuité de Schécrilire, est en réalité aile beaucoup plus loin que lui...
À Sherbrooke, l'expérience de l'alphabétisation a donné naissance à une conception particulière: la Maison-Alpha. Nous entendons par là un lieu vivant et accessible à tous qui ne soit pas l'appendice d'une quelconque institution ou d'un organisme officiel, mais une entité en soi, bien implantée dans le milieu populaire.
Nous croyons que l'alphabétisation doit représenter pour les analphabètes comme pour les alphabétiseurs une expérience entière qui aille beaucoup plus loin qu'une série de leçons à temps partiel. La Maison-Alpha est un second chez-soi (parfois le seul), ouvert à la semaine longue et où on vit intensément l'aventure commune de l'apprentissage et de la découverte.
C'est dans ce but que l'Arbralettre a été bâti, pierre par pierre, non pas par quatre ou huit bras, mais par cent cinquante. Pendant un an et demi, nous avons côtoyé environ soixante-quinze analphabètes. C'est en étant à leur écoute, en tentant de ré-pondre à leurs attentes et surtout en travaillant avec eux que nous est venue une vision plus précise de l'alphabétisation. Pour nous, la pratique a précédé l'idéologie et la précède toujours, car l'alphabétisation est continuellement à réinventer.
La Maison-Alpha doit être une sorte de caméléon qui a la couleur de son milieu et qui change avec lui.
"Ici, y'a pas personne de pareil mais tout le monde trippe de la même manière".
Pierre
Le mot "analphabète" évoque pour plusieurs un personnage flou et lointain. On parle de l'analphabète un peu comme on parle de la femme: on dessine un portrait-robot dans lequel on résume un phénomène social et culturel mesurable par des statistiques. On trouve des explications à ce phénomène mais on se perd quant aux solutions.
Pour nous, bien que les analphabètes soient liés par des traits communs dont leur incapacité de lire et d'écrire, ils sont avant tout des individus très différents les uns des autres. Le monde de l'Arbralettre est un véritable éventail de personnalités, d'expériences et de mentalités; il y a ici autant d'analphabétismes que d'analphabètes. Cette diversité vient en partie du fait, que dans nos contacts avec la population, nous ne nous adressons pas à une catégorie spécifique d'analphabètes comme, par exemple, aux bénéficiaires de tel ou tel service ou à la minorité intéressée à réintégrer le système scolaire. Par l'intermédiaire des médias, nous informons simplement la population qu'il existe à Sherbrooke une maison où on apprend à lire et à écrire.
Qui sont ces gens? Ils sont trente-cinq à participer régulièrement aux activités de la maison, c'est-a-dire trois ou quatre fois par semaine. Ils fréquentent l'Arbralettre l'après-midi ou le soir, parfois les deux. Autour de ce noyau gravitent environ quinze personnes qui ont un rythme plus irrégulier de participation.
Ce sont des hommes et des femmes de dix-sept à soixante ans (la moyenne d'âge est de trente-cinq ans). Ils sont québécois surtout, mais aussi chiliens, portugais, suisses, hongrois et philippins. Ils sont assistés-sociaux, chômeurs, ménagères, ouvriers, cuisiniers ou militaires... Ils viennent des milieux populaires urbains ou de la campagne environnante: Scotstown, Wotton, East-Angus, Stoke, St-Élie, St-Denis, Magog et même Drummondville. Certains ne sont jamais allés à l'école, d'autres y sont allés trois ans, d'autres ont passé neuf ou dix ans sur les bancs des "classes spéciales", véritables petites usines à analphabètes. À la base, ils n'ont ni les mêmes connaissances, ni le même rythme d'apprentissage, ni les mêmes intérêts.
Ils s'appellent Pierre, le jeune bum fougueux de dix-sept ans couvert de tatouages; Agathe, la dame de Ste-Anne de soixante ans qui marche quatre milles par jour pour venir ici; Léandre, le jeune militaire qui rêve de devenir détective privé; Rosa, la réfugiée chilienne analphabète dans sa langue maternelle; Fernand et Fernand qui voyagent tous les soirs de Drummondville et de Scotstown; Jean-Paul, né dans la misère de l'Abitibi des années '30 et qui a trouvé ses premiers amis ici; Lorraine, mariée à dix-sept ans à un homme brutal et dont la participation à l'Arbralettre représente le seul geste autonome qu'elle ait posé dans sa vie; Élise, dix-huit ans, mère célibataire d'un enfant de trois ans; Jean-Guy, Ovide, Gérard... Nicole, ancienne récidiviste de vingt-cinq ans; Ginette, Marguerite, Etelvina, Roger, Magaly...
Cette diversité dans le monde de l'Arbralettre constitue l'élément le plus intéressant de la maison. Ici, les différences d'âge, de sexe et de nationalité ne sont pas un obstacle à l'esprit de groupe; elles sont, au contraire un stimulant. La Maison-Alpha est une sorte de microsociété où tous les éléments du milieu populaire sont réunis. Quand on voit Rosa décrire le Chili à des gens qui n'ont jamais vu le fleuve St-Laurent, quand on entend Pierre, qui s'est toujours méfie de tout ce qui a plus de vingt-cinq ans, dire qu'il espère à soixante ans être aussi "trippant" qu'Agathe, on comprend que l'Arbralettre est plus qu'un simple lieu d'apprentissage. C'est aussi le début d'une plus grande ouverture d'esprit qui surmonte bien des préjugés sociaux. L'intégration à la microsociété que représente la Maison-Alpha est le point de départ d'une intégration sociale plus, large.
L'Arbralettre est un groupe cohérent où chaque individu a sa place. Malgré leurs différences, ils ont aussi beaucoup en commun. D'abord, ils viennent tous pour la même raison: ils veulent apprendre à lire et à écrire sans avoir à passer par le long processus du primaire et du secondaire. Leurs besoins sont urgents et fondés sur des raisons pratiques: ils veulent arriver à se débrouiller seuls dans les gestes qu'ils posent quotidiennement, avoir plus de chances sur le marché du travail, bref, être comme tout le monde. Comme disait Agathe: "Ça nous mettra peut-être ben pas plus riches, mais on va toujours ben être capables de se débrouiller".
En arrivant ici, ces gens reconnaissent dans l'expérience des autres une situation qu'ils croyaient être les seuls à vivre. Ils ont tous connu la solitude, le sentiment d'infériorité, la dépendance envers "ceux qui savent" et la frustration qui en découle. Ils doutent tous de leur capacité d'apprendre, donnant raison au vieux mythe selon lequel intelligence est synonyme d'instruction. Toute leur vie on leur a dit qu'ils étaient des "épais" et ils ont eu tendance a le croire. Ici, ils découvrent un milieu où ils ne sont plus marginaux, mais majoritaires.
Ils ont un autre point en commun: une haine inconditionnelle et sans retour de l'école. Ils réalisent à vingt, trente ou quarante ans que lire est une question de survie, mais ils ne veulent pas réintégrer un système qui les a littéralement vomis. Qu'ils aient passé un ou dix ans sur les bancs d'école, ils sont tous les anciens "cabochons du fond de la classe" et ils en gardent les mêmes mauvais souvenirs: la discipline de caserne, les violences ou l'indifférence, l'humiliation, la tension et l'ennui. Leur peur de l'école s'étend à toutes les institutions.
Certains ont déjà tenté par le passé de s'intégrer aux programmes d'éducation des adultes des commissions scolaires. Ce fut un échec. Fernand G., vingt-quatre ans, s'est inscrit au secondaire pour adultes après avoir appris à lire à la Maison-Alpha, dans le but de récolter un diplôme. Au bout de deux semaines, il prit l'habitude de sécher ses cours après avoir donné sa présence et de revenir à l'Arbralettre où il apprenait plus. Fernand H. a abandonné ses cours au Centre de formation préparatoire à l'emploi parce que ses professeurs, pour "former sa personnalité" (dont il ne manque d'ailleurs sûrement pas), le forçaient à disserter publiquement sur des sujets aussi imbéciles que "Est-ce que je m'aime moi-même et pourquoi le devrais-je?". Agathe, soixante ans, inscrite l'an dernier au même centre pour apprendre à lire, passa deux mois à faire du collage et à jouer au ballon dans la cour. Elle claqua la porte, furieuse, le jour où elle entendit un professeur traiter la classe de "gang d'arriérés".
Cette sévère critique de l'école que nous avons entendue de la bouche des analphabètes a servi de point de départ à la construction de la Maison-Alpha. Sachant que l'analphabétisme est un problème qui touche toutes les facettes de la vie et qui dépasse largement l'incapacité de lire et d'écrire, on ne peut réduire l'alphabétisation au simple apprentissage. C'est une aberration que de voir en l'alphabétisation la dimension simpliste d'un présecondaire. On ne doit pas la penser comme le substitut d'un primaire jadis raté et comme un premier pas vers la réintégration scolaire, comme une porte de service de l'école. En 1981, continuer à faire miroiter aux analphabètes que la réussite sociale est nécessairement liée aux diplômes est faire preuve d'archaïsme ou de mauvaise foi.
Telle que nous la percevons, l'alphabétisation doit, à court terme, viser à rendre les gens autonomes le plus rapidement possible en utilisant une méthode pratique et orientée vers le quotidien. Ensuite s'ils veulent retourner à l'école (le cas s'est, déjà présenté), nous leur indiquerons le chemin à prendre. Notre premier but est de leur offrir une base solide en français écrit. À moyen terme, l'alphabétisation doit fournir à l'individu les outils qui lui permettront de se prendre en main et de se redéfinir en d'autres termes que celui de son infériorité. À long terme, l'alphabétisation doit favoriser l'ouverture d'esprit et la compréhension du monde qui nous entoure.
Nous rejetons la fonction scolarisante de l'alphabétisation, car le processus d'autonomie que nous souhaitons est impossible à l'intérieur d'un schéma scolaire fondé sur l'initiative de l'enseignant et la passivité de l'étudiant, et sur l'équation: compétition + obéissance = apprentissage.
À l'Arbralettre, nous avons voulu créer un milieu dynamique, appartenant à tous et dont tous sont responsables, qui soit l'antithèse du souvenir que les gens ont de l'école. Nous avons toujours tenté d'éviter de reproduire les erreurs d'un système qui traite les enfants en adultes, et les adultes en enfants.
- Pierre
L'alphabétisation se fait dans un grand "cinq pièces" situé dans un quartier populaire et qui, si ce n'était des tableaux et des cartes géographiques, aurait presque l'air d'une maison habitée.
L'école était obligatoire. Ici, les gens viennent sur une base volontaire. Ils sont informés des heures d'ouverture (quatre après-midi et quatre soirs par semaine) et se présentent quand bon leur semble. Il n'y a ni date d'inscription, ni "session" officielle, si bien qu'un "nouveau" peut s'intégrer à tout moment au groupe déjà formé.
Il n'y a ni tests, ni examens, ni évaluation d'aucune sorte. Les examens ont toujours été source de compétition et de tension. Pour la majorité, les gens qui viennent ici n'ont pas appris à l'école parce qu'il y régnait une tension perpétuelle. La maison ne doit pas seulement éviter les apparences de l'école, elle ne doit surtout pas en reproduire l'atmosphère. Seul un climat de détente est favorable à l'apprentissage. D'ailleurs, nous n'avons pas encore compris à qui servent les évaluations. Comme le dit Marguerite: "On sait où on en est et on est capable de s'évaluer tout seul". Quant à nous, après un an d'expérience, nous pouvons facilement reconnaître le niveau de connaissance de quelqu'un simplement en travaillant quelques heures avec lui. Nous côtoyons ces gens à la semaine longue, nous connaissons chacun d'entre eux et nous observons leurs progrès autant que les difficultés qu'ils rencontrent.
À l'école, on demandait aux gens d'être passifs, attentifs et obéissants. Ici, on les encourage à l'initiative, à la participation, à dire ce qu'ils pensent. L'esprit d'initiative est très important à nos yeux car il fait partie de la prise en charge par l'individu de son propre apprentissage.
Inconsciemment, les analphabètes sont souvent portés à reproduire le schéma scolaire même s'ils l'ont détesté, car c'est le seul qu'ils ont connu. On leur a toujours dit quoi faire et ne pas faire et certains s'attendent à ce que ça continue ici. Cette reproduction du schéma scolaire et la passivité qu'elle entraîne se manifestent surtout au début. On entend souvent des questions comme: "Est-ce qu'il faut prendre des notes?", "Est-ce que je peux manquer l'école demain", "Est-ce que je fais du progrès?" Nous répondons toujours de la même manière: "Toi, qu'est-ce que t'en penses?"
Au début, presque tous s'excusent en rougissant quand ils font une "faute". Notre première tâche est donc de leur faire comprendre qu'ils ne sont pas à l'école, qu'ils sont libres de faire ce qu'ils veulent et que l'erreur va de pair avec tout apprentissage. Lorsque après une semaine d'absence, Jean-Guy (cinquante ans) nous est arrivé avec un billet signé par son médecin, nous lui avons répondu en riant qu'il fallait aussi un billet de sa mère.
Il est plus facile d'être traité en enfant d'école qu'en adulte. Ceci est aussi vrai pour eux que pour nous. Mais nous croyons que la liberté et la responsabilité sont, des conditions fondamentales à l'apprentissage.
Normalement, cette mentalité scolaire disparaît d'elle-même au bout de deux ou trois semaines. La relation entre l'analphabète et l'alphabétiseur s'en trouve enrichie parce que ce dernier cesse d'être perçu comme un professeur ou une maîtresse d'école qui est là pour vous juger et vous pousser. Il devient un guide et un ami avec qui on peut aussi bien jaser et rire que travailler.
À l'école, on encourageait les meilleurs et on oubliait les "moins bons" du fond de la classe. Ici, toute compétition est inutile car même
Lorsque l'on travaille sur un sujet précis, on ne passera jamais à autre chose tant que tout le monde n'a pas compris, si bien que celui qui a compris prendra naturellement l'initiative de continuer à travailler seul, ou encore mieux, d'aider son voisin. Ces éléments, l'auto-apprentissage «et la coopération, sont tellement importants que le rôle de l'alphabetiseur en est presque réduit à celui de personne-ressource à qui on a recours qu'en dernière instance. S'il est appelé à s'absenter, par exemple pour répondre au téléphone, ou s'il est occupé à donner des explications à quelqu'un en particulier, le travail continue comme si de rien n'était. Celui qui a de la difficulté avec un mot demandera aux autres, et il arrive que les discussions soient plutôt animées. Ce qu'à l'école on appelle "tricher" est de mise ici: on travaille un œil dans son cahier et l'autre dans celui du voisin!
L'Arbralettre est une équipe. La stimulation et les encouragements ne viennent pas de l'alphabétiseur, mais du groupe auquel lui-même est intégré à titre de participant. Cette place qu'a l'alphabétiseur au sein de l'équipe est très importante pour nous. Au début, nous avions peur qu'en se libérant de leur dépendance envers leurs proches, les analphabètes ne fassent que la transférer sur nous. Nous ne voulions pas qu'ils nous voient comme des maîtres de la connaissance, des missionnaires charitables ou des distributrices à conseils. Mais à l'Arbralettre, c'est l'équipe qui mène la barque.
Lorsqu'un nouveau se présente, c'est le groupe qui se charge de son intégration. Il l'accueille favorablement parce que chacun se sent un peu responsable de lui. Ils connaissent encore mieux que nous sa gêne et sa peur d'être ridiculisé. Ils ont tous franchi le premier pas et ils savent ce que c'est. Ils le reçoivent d'une façon naturelle, sans curiosité intimidante, lui offrent une chaise, jasent un peu. Renaud se charge de le faire rire et Louise de l'encourager: "Tu vas voir, ça va bien aller. Moi quand j'ai commencé, j'en savais moins que toi..."
L'école était "plate", l'Arbralettre est une place où on rit beaucoup. Ce n'est pas seulement un lieu de travail, mais une "sortie" par laquelle on échappe à un milieu social et familial souvent étouffant. Il s'est développé ici une atmosphère de camaraderie et d'échange qui amène les gens à prendre un recul face à leurs problèmes. Ils les laissent à la maison ou s'ils en parlent c'est plus pour en discuter ou même en rire que pour s'en plaindre. Malgré le travail difficile qu'elle accomplit, Marguerite nous disait un jour: "ici, c'est reposant..."
L'humour à une place importante dans le cadre des échanges et des nombreuses fêtes que les gens organisent, mais aussi à l'intérieur du travail proprement dit. Apprendre à lire et à écrire est une tâche longue et ardue qui peut être aussi plaisante qu'apprendre un jeu difficile. Les occasions de rire ne manquent pas: le contenu des phrases que les gens composent, les jeux de mots, les remarques et même les fautes qu'on en vient à partager avec les autres pour plaisanter. La première fois que Pierre s'est présenté à l'Arbralettre, ce qu'il a vu était tellement différent de ce à quoi il s'attendait qu'il s'est demandé pendant cinq minutes s'il n'était pas tombé dans une "place de fous".
Le rire est aussi un excellent "aide-mémoire", drôlement plus efficace que la traditionnelle claque derrière la tête. Il donne au travail l'aspect d'un jeu auquel tous sont tentés de participer.
À l'Arbralettre, on travaille en équipes qui ne dépassent jamais sept ou huit participants. Il y a trois groupes: le groupe "d'en haut" (deuxième étage) où on apprend les lettres et où on compose des mots avec les sons de base comme "ta" ou "mo"; le groupe de "la cuisine", où on voit à peu près tous les sons nécessaires à la lecture (ou, on, ch, les syllabes inverses, etc.) et où on compose de courtes phrases; le groupe "du salon", formé par les "anciens" qui en sont rendus aux sons moins usuels, à l'usage du dictionnaire et à la conjugaison de verbes.
Cette classification est cependant très souple. Les transferts, qui sont laissés à l'initiative des individus, sont fréquents d'un groupe à l'autre. Un participant de la cuisine "passera au salon" quand il se sentira prêt à le faire et inversement, celui du salon changera de groupe s'il réalise qu'il lui manque des éléments de base.
Les règles du jeu sont les mêmes dans les trois groupes et elles ont été définies à partir de trois priorités:
Il faudra donc que le travail soit assez articulé pour permettre la progression de chacun, et assez souple pour que personne ne soit laissé derrière et que le nouveau puisse facilement prendre sa place au sein de l'équipe. C'est pourquoi il est à la fois collectif et individuel.
À partir de sons ou de mots, ou même a partir de rien, tous composent des phrases. Celui qui est plus avancé composera naturellement des phrases plus complexes. L'alphabétiseur fait le tour de la table et répond aux questions. Il ne "corrige" pas l'individu, mais tente plutôt de l'amener à rectifier lui-même ses erreurs. Si Luc écrit "cagé" au lieu de "caché", il lui demandera de lire lentement, à voix haute, et de comparer le résultat avec le mot qu'il avait en tête.
Puis le travail est mis en commun. Chacun lit sa création aux autres pendant qu'un volontaire l'écrit au tableau. Cette démarche a l'avantage de satisfaire tout le monde et surtout de permettre à chacun de s'exprimer librement. Ce qu'ils écrivent, ce sont leurs mots, leurs idées, leurs farces. Ils ont ainsi l'occasion d'échanger et de plaisanter sur des sujets qui les préoccupent, que ce soit la religion, le sport, la job, la politique ou le sexe.
Ensuite, on explique au groupe ce qui est écrit au tableau. Chaque mot est décortiqué, même ceux que tout le monde connaît. Un observateur de l'extérieur pourrait remarquer que nous nous répétons souvent. En effet, rien ne nous assure qu'une chose qui paraît simple est comprise par tous et si nous l'avons déjà expliquée dix fois, il n'est pas certain que tous s'en souviennent. C'est aussi pourquoi nous faisons beaucoup de "révision", particulièrement quand un nouveau s'ajoute au groupe. Ces révisions ne sont pas un facteur de ralentissement pour les autres. Elles solidifient la base qu'ils ont. déjà et leur permettent en même temps de mesurer leur propre progression, ce qui est le meilleur encouragement possible.
Nous ne perdons jamais la base de vue. Les règles de grammaire sont réduites à leur strict minimum ou remplacées par des "trucs" aussi efficaces.
Il nous faut aussi toujours faire le lien entre le langage écrit et le langage oral. L'écart entre le parler et l'écrit est peut-être une des raisons pour lesquelles les Québécois ne sont pas "forts en français". Depuis la petite école, ce qui nous est enseigné ne correspond pas toujours avec ce que nous vivons et rarement avec ce que nous disons. "Je suis, tu es, il est", c'est aussi "chu", té, yé, et il faut le mentionner à chaque fois. Le futur "tu mangeras" est bien plus souvent "tu vas manger". À l'Arbralettre, on ne "rejette" jamais un mot ou une expression que tout le monde comprend parce qu'ils ne sont pas dans le dictionnaire ou parce qu'ils viennent de l'anglais. On les écrira au son tout simplement.
Cette façon de fonctionner est très utile à l'intégration des immigrés à la culture québécoise. Citons le cas de Nancy et d'Esther, deux Philippines qui ont appris à parler français au Centre d'orientation et de formation des immigrants (COFI). Elles sortaient de leur cours toutes fières de ce qu'elles avaient appris, mais dans l'autobus qui les ramenait chez elles, elles s'apercevaient qu'elles ne comprenaient pas un traître mot de ce que les gens disaient. C'est ici qu'elles ont été initiées à notre langue courante. Elles écoutent les gens parler, saisissent des expressions au passage et leur demandent des explications.
Nous donnons autant d'importance au sens de chaque mot qu'a sa forme, car les connaissances des analphabètes sont souvent très limitées dans tous les domaines. Ginette nous contait qu'elle avait gâché une recette de cuisine parce que la dernière ligne, jusqu'où elle s'était rendue tant bien que mal, disait de "mettre au four trois quarts d'heure". Elle ne savait pas ce que représentaient trois quarts d'heure... La plupart des gens qui viennent ici ignorent la différence entre une ville et un pays et ne pourraient pas situer les États-Unis par rapport au Québec. Il est aussi important de savoir où se trouve Chicoutimi que de le lire correctement ou de savoir que "le jour" et "la nuit" ne sont pas seulement des mots, mais des phénomènes liés au mouvement de la terre. "Avoir" et "être" sont plus que des verbes; ce sont les deux actions qui régissent notre vie de la façon la plus constante.
Ainsi notre démarche d'alphabétisation qui, aux premiers abords, tente de répondre aux nécessites quotidiennes et pratiques des gens, s'oriente dans un deuxième temps vers la tendance inverse: l'ouverture sur la connaissance du monde qui nous entoure. L'alphabétisation ne se fait pas seulement avec un crayon et un papier, mais aussi avec un globe terrestre, un atlas, des cartes géographiques et un dictionnaire de la faune et de la flore. Un mot comme "tapis" peut nous amener en Turquie et "maïs" aux Indes...
La présence d'immigrés au sein des Québécois stimule cette curiosité universelle aussi bien dans un sens que dans l'autre. Autant Jacques et Georges peuvent-ils être intrigués par le Chili, autant Magaly et Rosa sont-elles heureuses d'accéder aux "secrets" de la culture québécoise.
Les fréquentes discussions qui ont lieu pendant les activités d'apprentissage créent une atmosphère assez spéciale. L'Arbralettre est tout sauf un endroit ennuyant. À tout moment, l'exercice de la lecture et de l'écriture peut déboucher sur une conversation animée. Il n'est alors pas question pour l'alphabétiseur de remettre "le monde à l'ordre", mais il peut facilement profiter d'un mot ou d'une phrase qu'il saisit au vol pour ramener naturellement les gens à l'écriture. Le plus souvent, c'est un des participants qui prend l'initiative de cette intervention. On sort simplement du sujet pour retomber dans un autre qui se prête aussi bien à l'apprentissage.
À l'Arbralettre, la discipline est remplacée par une règle qui a été établie naturellement par le groupe et dont personne ne déroge: le respect des autres. Il est entendu par tous que personne ne se moquera jamais du voisin ni ne l'empêchera de travailler.
Un jeu où tout le monde gagne (où "la lecture, c'est une mine d'or")
Pierre
Le type d'alphabétisation développée à l'Arbralettre a donné de bons résultats. Chacun apprend à lire et à écrire selon son rythme. Certains déchiffrent leur journal du matin après trois mois, d'autres y mettront six mois ou un an, mais tous progressent. Des individus qui n'avaient rien appris en neuf ans d'école ont fait des progrès formidables en quelques mois à l'Arbralettre.
Dans leur processus d'apprentissage, presque tous expérimentent à un moment ou l'autre un phénomène étrange qu'on appelle ici l'éclatement. Nous ne pourrions le décrire d'une façon plus claire que Pierre: "Quand tu lis un mot, c'est comme quand tu trouves une mine d'or. Tu cours voir ta femme pis tu lui montres ce que t'as trouvé... La lecture, c'est comme une mine d'or..." L'éclatement survient quand l'individu découvre (souvent par accident) que derrière l'aridité du code se cache la fameuse raine d'or de l'expression écrite. Pour Roger, c'est arrivé le jour où il a reconnu dans "moutarde" le même "tar" que dans "Domtar", l'usine où il travaille depuis trente-huit ans. Cela a été pour lui une véritable illumination. Il s'est rendu compte que les mots sont des choses vivantes avec lesquelles on peut jouer.
L'éclatement ne produit pas toujours le même effet sur les gens. Pour Monique, il s'est traduit pendant un certain temps par une envie de pleurer dès qu'elle reconnaissait un mot au tableau. Lorraine, au contraire, partait à rire à chaque fois qu'elle réussissait à lire quelque chose. Quant à Agathe, l'éclatement est arrivé sans même qu'elle ne s'en rende compte. Un jour où elle regardait distraitement un livre de sa petite nièce, elle s'est écriée: "Qu'est-ce que c'est ça, j'sais lire à et'heure!"
Mais, il a la même conséquence pour tous: c'est après une découverte de ce genre que l'apprentissage de la lecture et de l'écriture cesse d'être un mal nécessaire et devient réellement une aventure. On ne se borne plus à la soumission aux règles, on invente, on jongle avec la langue.
C'est aussi à partir de là que la progression s'accélère. Lire et écrire deviennent un exercice agréable et presque naturel. On en vient à vouloir lire tout ce qui nous tombe sous les yeux et écrire tout ce qui nous passe par la tête. À ce stade, l'exercice de l'écriture et de la lecture ne se pratique plus seulement à l'intérieur de la Maison Alpha, mais se poursuit à domicile, dans la rue, au volant de sa voiture, devant la télévision ou à l'église. L'auto-apprentissage vient compléter le travail de groupe de façon spontanée. L'alphabétiseur n'as pas de "devoirs" à imposer aux gens: ils lisent et ils écrivent, et ce ne sont pas les sujets qui manquent...
Louise nous contait qu'elle a pris l'habitude de toujours avoir un papier et un crayon à portée de la main, sur sa table de chevet et même dans son bain, pour ne pas laisser échapper les mots et les phrases qui lui viennent en tête.
L'éclatement est une sorte de libération d'énergie qui pour plusieurs ne se produit pas seulement au niveau de la langue. Nous avons remarqué qu'un changement de personnalité accompagne souvent l'apprentissage de la lecture au sein du groupe, comme si en brisant le mur de l'isolement et du silence ces gens brisaient aussi le moule de la soumission passive dans lequel ils avaient toujours été prisonniers.
Avant de passer ses journées et ses soirées à l'Arbralettre, Pierre les passait à prendre un coup avec sa "gang". En plus d'un intérêt réel pour la lecture et l'écriture, il a découvert ici une autre "gang" où on ne le pousse jamais dans le dos et où il n'a pas à faire comme tout le monde pour être apprécie. Il ne s'est pas pour autant transformé en enfant de chœur, mais il est devenu plus critique, plus tolérant et surtout plus indépendant.
Ce genre de changement est particulièrement fréquent chez les femmes analphabètes qui sont généralement doublement dépendantes. Pour plusieurs d'entre elles, leur participation à la Maison Alpha représente le premier geste autonome et la première action purement égoïste qu'elles aient posée depuis des années. Elles reçoivent beaucoup plus rarement que les hommes l'appui de leur conjoint. Lorsqu'elle a décidé de venir ici, Yvette a provoqué un tel choc chez elle que son mari ne lui a pas adressé la parole pendant deux semaines, sauf pour lui dire qu'"elle s'en venait pas mal indépendante à son goût". Quand Lorraine a fait part à sa famille de sa décision d'apprendre à lire, ils sont tous partis à rire, disant qu'elle ne ferait jamais rien "avec sa tête de mule". Elle avait si peu confiance en ses propres capacités que ça lui a pris près d'un an avant d'"éclater". Elle vient tout juste de se rendre compte qu'il n'en tient qu'à sa volonté d'apprendre. Elle s'est mise à fréquenter plus assidûment la maison, à se mêler au groupe et elle a même changé physiquement (elle a maigri, s'est fait friser les cheveux et s'est acheté des vêtements...).
Lorsque Louise est arrivée ici l'an dernier, elle ne pouvait pas écrire son adresse. Elle avait essayé à maintes reprises d'apprendre à lire, mais ses tentatives s'étaient toutes soldées par des échecs. Cette célibataire de trente-cinq ans vivait dans un isolement presque total: elle n'avait aucun contact avec le monde en dehors de sa famille, et plus particulièrement de sa mère envers laquelle elle était totalement dépendante. Elle ne sortait jamais seule - sa mère venait la reconduire et la chercher au local - car les étrangers la terrorisaient. Elle pâlissait à la seule idée d'avoir un jour à travailler en groupe.
Aujourd'hui, Louise est la personne la plus dynamique et la plus sociable du groupe. Elle est devenue indépendante et très active. Elle cherche toujours quelque nouveauté pour améliorer la maison, organise les fêtes, participe à toutes les activités, s'intéresse à tout le monde et plus particulièrement à ceux qui ont le plus besoin d'aide. Elle lit presque couramment. Cette fille qui avait toujours vécu comme à côté d'elle-même s'est découvert une véritable passion pour l'expression écrite. Elle a deux ambitions: écrire un livre et être alphabétiseuse. Bien qu'elle ne maîtrise pas encore tout à fait l'écriture, elle passe son temps à écrire. Parfois, ce sont des mots qui n'existent pas mais qu'elle trouve beaux... Le cas de Louise est peut-être exceptionnel, mais il illustre bien la découverte de la "mine d'or". Elle dit: "quand j'écris, ça me donne des coups en dedans. .."L'Arbralettre est une place où on apprend à giguer sur la langue...
On est loin de la première intention des analphabètes qui était de se débrouiller. On est loin de l'aspect fonctionnel de l'alphabétisation. On est loin des tests à remplir et des méthodes à suivre page par page. Répondre à un test ne représentera jamais plus qu'un acte d'obéissance à un code inerte. Or le code est le glaçage qui décore le gâteau, il ne doit surtout pas en ternir le goût.
Il ne s'agit plus de codifier les idées des autres, mais d'exprimer ses propres idées. La découverte de l'expression écrite doit mener à la libération de l'imagination et à la production de soi. Elle ne se fait pas seulement par le travail, mais aussi par le plaisir. Elle fait appel au ventre autant qu'à la tête...
Que faut-il pour alphabétiser? savoir lire et écrire.
Louise, Léandre, Daniel, Dany et Nicole nous ont fait savoir qu'ils désiraient eux aussi être alphabétiseurs à l'Arbralettre lorsqu'ils "se sentiront prêts". Cette remarque représente pour nous une victoire car c'est justement à cela que nous voulions en venir. Elle démontre que ces gens se sentent assez solides dans leurs connaissances et surtout assez enthousiastes pour avoir envie de les faire partager aux autres. La formation d'alphabétiseurs parmi les analphabètes était l'aboutissement normal de notre démarche.
Ils ont toutes les qualités pour être alphabétiseurs, d'autant plus qu'ils ont un gros avantage: ils savent mieux que quiconque ce que c'est que d'être analphabète...
Pour alphabétiser, détenir un diplôme est loin d'être une nécessité. C'est peut-être même un handicap. L'alphabétiseur qui en est muni doit avoir assez de "mémoire" pour l'oublier et pour revenir au temps où il "a appris". Espérons qu'il n'y aura jamais de faculté d'alphabétisation. C'est dans la rue que l'alphabétisation doit se penser, s'apprendre et se vivre car plus que toute autre chose, elle ne peut que venir de la base: les analphabètes. Nous voudrions que l'actuelle génération d'alphabétiseurs serve de tremplin à ce vaste mouvement auquel elle aura un jour à céder la place et que les futurs alphabétiseurs sortent des rangs mêmes des analphabètes.
Il est temps aussi que l'alphabétisation au Québec dépasse le débat stérile qui oppose "scolarisation" et "conscientisation" et remette en question le rôle même de l'alphabétiseur. L'alphabétiseur scolarisant - carrément anachronique - et l'alphabétiseur conscientisant visent deux choses complètement différentes mais à nos yeux, ils commettent la même erreur: celle de se considérer comme des acteurs agissant sur une pâte informe qu'ils désirent modeler selon les intérêts qu'ils lui prêtent.
Nous ne nions pas que l'alphabétisation doive s'accompagner d'un processus de conscientisation, bien au contraire. Seulement, nous ne croyons pas que ce processus puisse être imposé et dirigé par l'alphabétiseur. Comme le reste, il devrait se vivre naturellement par chacun et selon son propre cheminement. Une prise de conscience de leur rôle social et politique ne peut se faire que chez des gens qui ont d'abord la conscience de leur individualité et de leur valeur. Dans ce sens, le rôle de l'alphabétiseur n'intervient pas directement au niveau de la conscientisation, mais plutôt au niveau de la préconscientisation. Il n'est là que pour favoriser le développement des conditions préalables à la conscientisation: l'intérêt pour la découverte du monde, la curiosité, l'autonomie, le respect et l'entraide.
Ceci est la description d'une journée typique à l'Arbralettre. Nous y rapportons des anecdotes révélatrices qui, évidemment, ne se présentent pas tous les jours, mais qui illustrent bien l'atmosphère de la maison.
Nous entrons au local à 9:30h. Un peu partout, des traces de l'activité de la veille: tasses vides, crayons éparpillés sur la table et surtout, inscriptions diverses sur les tableaux. Comme nous avons un rendez-vous à 10h avec un "nouveau", nous profitons de cette demi-heure pour faire un peu d'ordre, pour discuter, devant un café, des gens qui fréquentent la maison, de leurs progrès, de leurs difficultés, de leur place dans le groupe et pour nous échanger des "trucs" qui pourraient rendre les exercices plus faciles et plus vivants.
Le nouveau arrive à l'heure juste et accompagne, comme la plupart des cas, par une autre personne. Un peu mal à l'aise, un premier coup d'œil sur la place réussit à lui enlever la crainte d'être une fois de plus tombé dans un engrenage administratif et scolaire. Il se trouve dans une cuisine comme toutes les cuisines. Seuls le nombre de chaises, le tableau et les cartes géographiques le rassurent qu'il ne s'est pas trompé d'endroit.
Nous l'accueillons le plus simplement possible: les présentations, les poignées de main, une tasse de café... Le situer dans la connaissance de la lecture et de l'écriture n'est pas la chose la plus difficile u monde. Nous lui demandons carrément s'il sait écrire, s'il sait lire et s'il connaît les lettres. Cette approche peut paraître un peu brutale, mais nous croyons qu'une telle franchise est essentielle dans notre relation avec lui. Au début de notre expérience, nous n'osions pas aborder directement le fond du problème avec les analphabètes. Nous tournions autour du pot, usant de faux-fuyants, ce qui avait pour résultat de gêner tout le monde, nous autant qu'eux.. C'était un peu les traiter en enfants. C'est pourquoi nous préférons en parler tout de suite de façon ouverte. Nous savons autant que lui la raison de sa venue, et nous le rassurons qu'il n'y a pas de gêne à avoir puisqu'ici, tout le monde est comme lui: il n'y a ni bons ni mauvais, les plus avancés étant ici depuis plus longtemps.
Nous ne le berçons pas d'illusions parce que nous reconnaissons la difficulté que représente l'apprentissage de la langue écrite. Notre mot d'ordre est: "Petit train va loin". L'apprentissage n'est pas une question de talent, mais de travail.
Comme il arrive presque chaque fois, il s'excuse presque de son ignorance: "Vous allez voir que je sais pas grand-chose, pis en plus j'ai la tête dure. Ma femme passe son temps à me le dire". On lui répond que ça tombe bien parce qu'on est justement la pour ça. Puis il passe une remarque qui revient presque inmanquablement: "j'ai un peu peur de faire rire de moi". Nous lui expliquons qu'à l'Arbralettre, on rit beaucoup, mais jamais des autres, que le groupe est là pour l'aider. Nous lui parlons du groupe et de l'atmosphère qui règne ici.
Nous lui décrivons l'horaire et la façon de fonctionner de la maison. Il sera libre de se présenter quand il le désirera. Il doit se prendre en main car jamais nous n'effectuerons de contrôle de présence ou d'évaluation. C'est absolument gratuit, il n'y a pas de matériel à acheter, si ce n'est un cahier et un crayon.
Finalement, on en vient naturellement à parler de choses et d'autres. Il nous parle de lui, de son métier, des problèmes que lui a causés son analphabétisme, de son expérience de la petite école. Un climat de confiance s'est établi. Nous sommes descendu.-; du piédestal où trônent généralement les professeurs et les administrateurs. On se quitte en se tutoyant et ainsi prend fin la première phase de l'accueil. Il reste la phase la plus importante qui se passe généralement très bien: l'accueil du nouveau par le groupe.
Nous employons la fin de la matinée à faire deux ou trois téléphones, à fignoler un texte ou à travailler sur la méthode. Nous rédigeons des listes de mots et de phrases regroupés par sons a partir du travail fait en groupe, listes que les gens pourront lire à la maison s'ils le désirent.
À midi, nous sortons pour dîner en laissant la porte ouverte car les gens commencent à arriver dès 12:30h.
Lorsque nous revenons, ils sont tous assis dans la cuisine et ils ont chargé Louise d'écrire les signes du zodiaque au tableau. Après "verso", "sagitère" et "vierge", elle a ajouté "Jésu", Mari, Josef". Yvette lave la vaisselle. Renaud vide les cendriers. Agathe a amené sa petite nièce Anny qu'elle devait garder.
Marguerite a apporté du papier de toilette, Ginette, un calendrier et Jean-Guy nous fait cadeau d'un chandelier en cuivre qu'il a lui-même fabriqué ainsi que quelques dessins pour orner les murs. Louise a affiché au-dessus du frigidaire une peinture sur numéros qu'elle a faite pendant les vacances de Pâques. Une nouvelle acquisition attire notre attention: il s'agit d'une petite image du Sacré Cœur collée sur un mur. Agathe nous explique qu'elle l'a posée là pour que la maison soit bénie et que tout aille bien pour nous.
Nous profitons souvent de ces débuts d'après-midi pour informer le groupe des divers développements qui concernent la maison. Aujourd'hui, il est question des coupures de budget et de la survie de l'Arbralettre en septembre. Gérard propose qu'au pis aller, "on va y aller toute la gang à Québec tabarnak" - le même Gérard qui au temps de Schécrilire, avait déclaré sur une ligne ouverte à la radio qu'il était en train d'apprendre à lire à "Shépulire" et que ça allait très bien! Il nous annonce qu'il enverra à Québec une cassette enregistrée à la maison et sur laquelle il demande directement au Premier ministre d'assurer la survie de la maison.
Agathe assure les gens que son Sacré Cœur va sûrement aider la cause de l'Arbralettre. "En tout cas, ça peut pas nuire..." Louise est entièrement d'accord. D'ailleurs, elle-même a demandé aux petites sœurs de prier pour sa maison et elle a pris l'habitude de faire brûler des lampions pour que nous ayons la subvention nécessaire.
Pierre, que la perspective d'un voyage à Québec intéresse, nous offre même les services de sa gang de motards. Jean-Guy propose quant à lui que nous signions tous une pétition, ce qui fait l'unanimité dans le groupe. On reparlera plus tard du voyage à Québec.
Quand tout est réglé, on se met au travail. Pendant que la petite Anny écrit son nom sur le coin du tableau qu'elle s'est accaparé, Pierre y inscrit: "Jé mangé du gabon à midi". Il s'ensuit une vive discussion. On se demande si c'est bien la façon d'écrire "jambon". René en profite pour expliquer, à l'aide de la carte, que le Gabon est un pays d'Afrique. Il situe en même temps le Québec, leur montre l'Amérique, les emmène en Europe puis en Afrique. On parle de la race noire, de l'esclavage, de l'origine des problèmes raciaux aux États-Unis, puis on revient au jambon.
On continue à travailler de la sorte jusqu'à 15:30h. Chacun a eu le temps de composer cinq ou six phrases dont plusieurs ont faire rire tout le monde, et tous se sentent un peu fatigués. Quelques-uns restent jusqu'à l6h pour nous montrer le travail qu'ils ont fait la veille à la maison, ou simplement pour placoter. Les autres partent en groupes pour faire un bout de chemin ensemble.
On se retrouve seuls, un peu vidés, et on se raconte notre après-midi. À 17h, on quitte la place en laissant la porte ouverte.
À 19h, un autre groupe nous attend. Certains sont déjà arrivés et parlent avec Michel, un ami qui nous a offert ses services bénévoles après la séparation. Nous attendons jusqu'à 19:10h que tout le monde soit arrivé. Selon son habitude, Etelvina, qui demeure pourtant de l'autre côté de la rue, est la dernière arrivée. Elle nous apporte un plat refroidi de croquettes de poisson à la portugaise.
L'atmosphère est un peu différente le soir. D'abord, les gens sont moins nombreux que l'après-midi et sont pour la plupart des travailleurs. Nous avons tous la fatigue de la journée dans le corps. Ensuite, la majorité des immigrés viennent le soir, ce qui donne un caractère différent aux discussions. Nous parlons plus, par exemple, des différences de culture et des expressions québécoises que les néo-Québécois ne comprennent pas toujours.
Pendant que dans la cuisine on travaille avec le code de sécurité au travail et que Pierre essaie de déchiffrer son horoscope chinois, dans le salon, on a décidé d'utiliser un texte que Fernand a écrit sur l'élevage des chinchillas. À tour de rôle, les gens écrivent au tableau des passages qu'ils se dictent entre eux, puis essaient de les corriger ensemble. Les deux jeunes Philippines, Esther et Nancy, suivent le texte avec le plus vif intérêt jusqu'à ce que l'on en vienne au bout où Fernand explique comment il met les petites bêtes à mort. Révoltée, Nancy supplie Fernand de lui vendre un chinchilla pour au moins en réchapper un du massacre.
La soirée finit par une discussion sur le mot "chocolat". Lorsqu'à 21:15h on se lève tous pour partir, la phrase "Josée aime le chocolat" est écrite au tableau en français, en portugais, en espagnol et en dialecte philippin.
À 21:30h, nous fermons la porte jusqu'au lendemain.
À l'Arbralettre, les alphabétiseurs ne sont pas là pour former, simplement pour informer et être informés. S'il y a influence, elle fait partie de l'interaction normale dans une vie de groupe, particulièrement entre gens qui s'"aiment bien". Notre rôle en temps qu'alphabétiseurs ne se différencie pas tellement de celui des autres participants au jeu; nous sommes à peine des arbitres. Quand nous parlons d'automobiles avec Benoît, il n'y a pas deux alphabétiseurs en face d'un analphabète: il y a trois analphabètes dont un en français et deux en mécanique... Quand nous parlons de religion avec Agathe, il n'y a ni conscientisant, ni "sous-conscientisé"; simplement des gens qui donnent leur avis sur un sujet.
L'alphabétiseur devrait avoir la générosité de reconnaître qu'il est aussi là pour apprendre. Nous voudrions que la Maison Alpha soit un lieu d'échanges qui profite à tous: une université au sens originel du mot... Les activités d'apprentissage devraient se vivre dans une dimension sociale, culturelle et même artistique où la création prendrait le pas sur l'assimilation.
Finalement, l'alphabétiseur ne se distingue des analphabètes que parce qu'il sait lire et écrire. Dans un sens, ce ne sont pas eux les marginaux de la maison, c'est plutôt lui. Et c'est à lui de s'intégrer à eux. Avant de songer à "démarginaliser" les analphabètes, commençons par nous marginaliser avec eux. Après tout, la solution est sûrement quelque part par là: dans les marges...
Des adeptes de Shécrilire
Les textes qui suivent sont la contribution volontaire des adeptes de Schécrilire (maintenant l'Arbralettre) à cette publication. Ils ont été enregistrés ou écrits à la demande des animateurs, entres autres parce que la survie de la maison n'était pas assurée. On peut donc les lire comme des textes-intervention, comme une pétition avec pour signatures des fragments de vie et beaucoup d'espoir.
Les quatre premiers textes sont des lettres. Leur réécriture a été légèrement modifiée. Les autres sont des extraits d'enregistrement transcrits par Josée Lefebvre et René Boucher.
Quand j'étais jeune, mon père était décédé et ma mère avait pas les moyens de me garder, alors j'ai été placé dans un foyer.
J'ai changé souvent d'école. Des fois en plein milieu de l'année, parce que j'étais changé de foyer. J'ai triplé ma deuxième et ma troisième année; j 'ai passé ma quatrième en trichant. J'apprenais rien.
Ils m'ont mis dans une classe spéciale à 12 ans. À 16 ans, j'ai tout lâché. Je suis allé neuf ans à l'école et j'ai pas réussi à apprendre à lire et à écrire.
J'ai 23 ans. Je sais que je ne suis pas le seul dans mon cas. Mon frère non plus ne sait pas lire. Mais je pensais qu'on était la seule famille qui était comme ça.
On se fait embarquer facilement quand on sait pas lire. On signe des papiers qu'on comprend pas.
J'ai perdu un emploi de gardien de sécurité parce que je pouvais pas faire de rapport.
Dans les restaurants, je peux pas lire le menu. Je prends toujours un hot-dog.
Quand je vois les gens lire, ça m'enrage parce que moi je suis pas capable.
À l'Aide sociale, ils m'ont proposé de venir ici. Je suis un gars gêné, mais j 'ai pris mon courage à deux mains et je suis venu. J'avais peur que les professeurs soient des gens durs qui me pousseraient dans le dos comme à l'école. C'est exactement le contraire qui s 'est produit.
Je suis entré ici et j'ai aimé ce que j'ai vu, ça m'a donné le courage de revenir. J'aurais été déçu d'être refusé, de pas avoir ma place ici.
C'est sympathique. Les professeurs se donnent la peine de nous expliquer. Ils réalisent qu'on sait pas lire et écrire.
La nuit, je rêve souvent à ce que j'apprends ici, je répète mes leçons en dormant. Maintenant, je peux aider les enfants de mon frère à faire leurs devoirs. On s'entraide. Je peux leur montrer des choses.
Renaud
J'ai 65 ans et je suis née à Stornoway. Je suis allée à la petite école seulement un an. J'ai appris juste mes lettres, même pas mes chiffres. Puis mon père est allé travailler dans les chantiers et on a dû laisser l'école parce que c'était trop loin.
Après, j'ai pas eu la chance d'apprendre à lire et à écrire. Mon mari avait pas le temps et il y avait pas de place où j'aurais pu aller.
Pas savoir lire et écrire c'est la pire des choses. Je pensais à cela à tous les jours: lire et écrire. Si j'avais su lire, j'aurais lu mes lettres, les journaux, les revues. J'aurais aidé mes enfants. J'ai eu treize enfants et j'ai jamais pu rien leur montrer.
J'ai entendu parler de Shécrilire à la télévision. Je savais en venant ici que j'apprendrais. Je suis venue de Nantes à Sherbrooke exprès pour ça. J'ai trouvé cela merveilleux. Ici on peut pas faire autrement qu'apprendre. C'est pas gênant du tout. On est bien reçu et ils nous enseignent bien.
J'ai déjà appris beaucoup en trois semaines. Je viens à tous les jours et je vais revenir jusqu'à temps que je sache bien lire. Je veux pouvoir écrire mes lettres moi-même et lire des bons livres.
Apprendre à lire et à écrira pour moi, c'est le plus important. Je ne voudrais pour rien au monde que cette école ferme parce qu'elle est trop utile aux gens qui veulent apprendre. Moi, je n'irais pas ailleurs.
Alors, Messieurs du Gouvernement, aidez-nous à garder notre école. Elle nous est trop indispensable...
Yvonne
Quand j'étais petite, j 'apprenais pas à l'école, ça ne servait à rien.
À sept ans, un psychiatre a dit à ma mère que je n'étais pas normale et elle l'a cru. Ils m'ont dirigée vers une école où j'étais avec des malades et des retardés, ce qui fait que je n'ai rien appris. J'y suis restée un an.
C'est dur de ne pas savoir lire assez pour se débrouiller. Quand je suis venue à Shécrilire, l'an dernier, je pouvais même pas écrire mon adresse. J'étais très nerveuse. Je pensais que j'étais la seule à ne pas savoir lire, que tout le monde le savait. Je m'aperçois aujourd'hui que c'est pas vrai.
Ici tout le monde est égal. On est pas poussé dans le dos. C'est détendu. Les professeurs ne sont pas nerveux. Ils nous expliquent jusqu'à temps qu'on comprenne. C'est pas comme ailleurs.
Je suis contente d'aller à l'école Shécrilire. Je commence à lire et à écrire et je voudrais continuer pour venir à me débrouiller seule.
Louise G.
J'ai 47 ans et je viens de Disraeli. Je suis allée à l'école jusqu'en 3e année, puis ils m'ont dit: "Retourne-toi z'en chez vous, y'a rien à faire avec toi".
L'école était à trois milles et j'y allais en petites bottes de rubber. Je n'étais pas tannante, mais la maîtresse me chicanait et me mettait dans un coin parce que j'avais de la misère à apprendre. Elle m'a renvoyée.
Plus tard, j'aurais pu suivre des cours privés mais c'était trop cher. Je l'ai jamais appris. Mon père et ma mère ne savaient pas lire non plus. À la maison, on se débrouillait comme on pouvait.
C'est dur de pas savoir lire. Je ne peux pas lire les lettres de mes enfants, ni leur en envoyer. Les longues distances, c'est trop cher. Se faire dire: "Tu sais pas lire toi!" c'est dur. Y'a plein de monde qui savent lire, mais ils veulent pas nous le montrer.
J'ai une amie qui m'a parlé de Shécrilire. Je suis allée voir, puis j'ai bien aimé ça. Maintenant, quand je demande un renseignement au gars de l'épicerie et qu'il me dit - "Comment ça se fait que tu sais pas lire?", je lui dis - "Je sais pas lire parce que personne me l'a montré mais je vais à l'école pour l'apprendre".
J'aime ça venir ici, puis je vais continuer. Au début, j'étais gênée, mais j'ai vu que le monde était pas gênant, que ça riait pas de personne. Ici, on vient pour apprendre, pas pour rire du monde.
Je prie le p'tit Jésus pour que ça aille bien, pour qu'on garde notre école. On ne laissera pas tomber. Mes enfants me disent: "Vous faites bien maman, allez-y à l'école".
Marie-Reine
Je suis née au Portugal. Quand j'étais jeune, je ne voulais pas apprendre à lire. Je voulais coudre. Je suis allée quatre ans à l'école. Je savais lire un mot par-ci par-là, pas plus.
Je suis arrivée au Québec il y a douze ans. J'ai voulu aller dans une école, mais ça n'a pas marché parce que je ne parlais pas un mot de français. Les autres étaient tous plus avancés que moi.
J'ai trouvé un emploi dans une usine de textile où ce n'était pas nécessaire de savoir lire. Au travail, je n'ai jamais dit aux autres que je ne savais pas lire. Je dis que je ne comprends pas le français, ça me gêne beaucoup et ça me choque. C'est comme un coup de couteau dans le cœur.
Mon mari n'a pas été capable de me montrer à lire et à écrire et l'an dernier, le Centre d'orientation et de formation des immigrants (COFI) m'a refusée parce que je suis ici depuis trop longtemps.
Il y a deux mois, j'ai perdu un bon emploi parce que je ne savais pas écrire. J'étais choquée, alors j'ai cherché une autre école.
Un jour, je suis venue ici. J'étais un peu effrayée mais après, j'ai été encouragée. J'ai dit: "Je vais essayer".
Ici, c'est pas gênant et cela c'est très important. Mon mari m'encourage à continuer.
Etelvina
Je viens de Black Lake. Je suis jamais allée à l'école. Quand j'étais jeune, j'étais tellement pauvre que j'avais même pas de linge pour aller à l'école.
À huit ans, j'ai été placée dans une crèche à Québec. Là, on travaillait ou on jouait, mais y avait pas d'école.
Je me suis mariée à dix-huit ans. Je ne savais ni lire ni écrire. Mon mari et mes enfants ont déjà essayé de me le montrer, mais ils disaient que j'avais la tête trop dure. Je ne savais pas où aller pour l'apprendre.
J'ai 48 ans. C'est dur de ne pas savoir lire. C'est difficile de se trouver de l'emploi. Ils me disent de revenir quand je saurai lire.
À l'épicerie, je choisis à peu près et comme je ne sais pas compter, je donne tout mon argent et je me fais souvent rouler.
Je peux pas lire les pancartes ou les noms de rues. Il faut que je fasse remplir mes cartes de chômage par les autres. C'est gênant.
Je travaillais comme cuisinière dans un foyer. Il fallait que je sache lire les recettes. Alors, ils m'ont envoyé à Shécrilire.
Je le regrette pas. Je suis contente d'aller à l'école. Les professeurs sont gentils et dans six mois, je vais en savoir beaucoup.
Lorraine
J'ai 25 ans. Je suis allé neuf ans à l'école, mais j'ai jamais rien appris. Dès ma première année, j'ai eu de la misère à suivre, alors le professeur m'a mis dans un coin et s'est plus occupé de moi. J'ai doublé. Ensuite, je me suis promené d'école spéciale en école spéciale. Je changeais d'école presque chaque année, mais c'était toujours la même maudite affaire. Je voulais apprendre le français, mais on faisait du collage, de la peinture, du hockey... Les professeurs étaient sévères et s'occupaient que des meilleurs. C'est comme si je n'existais pas.
J'ai voulu apprendre un métier, ils m'ont dit que j'avais la tête trop dure. J'ai tout lâché a 15 ans. Je savais ni lire ni écrire. Je suis pas le seul chez nous, on est sept de même.
Après je me suis dit, que jamais je retournerais dans une grosse école. Je savais qu'il y avait des places pour apprendre à lire, mais je ne voulais pas y aller.
J'ai perdu des bonnes jobs parce que je savais pas lire. Ils m'ont congédié d'une usine parce qu'il fallait que je marque des choses et ça devenait trop compliqué. J'ai fait de la livraison pendant sept ans. En campagne ça allait bien, mais en ville j'étais bon à rien à cause des noms de rues.
Puis j'aurais pu être camionneur, mais il fallait faire des factures, alors ils m'ont pas pris. Quand tu sais pas lire, tu te ramasses avec les jobs dures et les jobs sales. T'as pas le choix.
Je me suis retrouvé sans emploi. La fille du Bien-être m'a informé sur Shécrilire. J'ai pas perdu de temps. Je suis venu deux jours après.
Ça fait un mois et demi que je viens ici et j'en ai appris plus qu'en neuf ans d'école. Les gens sont pas gênants. Si un gars bloque, le professeur arrête le cours et lui explique jusqu'à temps que tout le monde comprenne.
Je n'irais pas ailleurs, dans une grosse école, avec vingt, Vingt-cinq personnes qui riraient de moi.
Daniel
Je suis venue au monde à Thetford. Ma mère est morte quand j'avais cinq ans, alors je restais icitte et là chez des oncles et des tantes. Avec ça, je changeais d'école plusieurs fois par année. Je recommençais toujours à zéro. Je ne pouvais pas apprendre dans ces conditions. J'ai jamais su lire et écrire.
J'ai travaillé longtemps dans une usine. À l'ouvrage, j'avais des trucs pour me débrouiller. C'est à la maison que j'ai plus souffert de ne pas savoir lire et écrire.
Quand j'ai reçu du chômage, on m'a offert d'apprendre le français au Centre de formation préparatoire à l'emploi (FPE). Ils m'ont mis avec des gens plus avancés que moi. On copiait sans comprendre ce qu'on écrivait. On jouait à la balle et on faisait du collage. Ils nous traitaient comme des arriérés. J'y suis allée cinq mois et j'ai rien appris.
C'est enrageant ne pas savoir lire et écrire. C'est choquant. Je pensais que j'étais toute seule. Un jour, ma bru a vu un article dans le journal. Elle m'a dit que j'étais pas toute seule et qu'il y avait une école pour ça.
J'avais peur que ce soit une école comme là-bas, où on faisait rire de nous autres. Mais c'est une école qui veut vraiment nous le montrer.
Avant, quand j'essayais de lire, je devenais enragée comme un tigre dans la maison. Mais depuis que je viens ici, j'ai remarqué une chose: je m'essaye bien plus qu'avant.
Ici, je suis contente, je suis à l'aise. Ça a de l'importance de venir ici. Je mets beaucoup d'heures là-dedans. Ça fait six semaines que je viens ici et je m'en viens pas pire.
Ce matin, j'ai pris un livre et je suis restée surprise. J'ai dit – "Quoi, j'suis capable de lire" J'ai encore de la misère, mais dans trois mois, je vais être deux fois mieux.
Ici, on travaille pas sur les nerfs. On apprend vite.. On ne deviendra pas plus riche, mais on va être capable de se débrouiller.
Je suis contente de venir. Je fais quatre milles à pied chaque jour pour ça. Il faut que ça continue.
Ma famille trouve que je fais du progrès. Ils sont surpris que j'apprenne tant. Ils veulent que ça continue.
Agathe
J'ai 53 ans et je viens d'East Angus. Je suis allé sept ans à l'école. J'avais un gros problème: j'étais sourd. Je comprenais par le mouvement des lèvres. Comme j'étais dans les derniers, ils me mettaient en arrière de la classe, alors j'ai perdu l'intérêt. J'ai doublé et j'ai triplé. J'ai appris un peu à lire et à écrire, mais pas assez. À quatorze ans, j'ai été opéré. La même année, j'ai quitté l'école et j'y suis jamais retourné.
J'ai essayé d'aller dans les écoles du soir, mais j'étais trop faible par rapport aux autres. Je savais pas assez lire pour remplir mon formulaire d'inscription. J'ai été rejeté de deux écoles pour adultes parce que j'avais pas assez de scolarité. Je voulais apprendre le français et les mathématiques, mais les professeurs avaient pas de temps à perdre avec moi.
J'ai perdu beaucoup d'emplois parce que je suis pas instruit. Je pouvais même pas sortir de la ville sans me tromper.
C'est ma fille qui m'a parlé de Shécrilire, J'étais gêné, mais je suis venu et j'ai été accepté tout de suite. J'ai été accueilli ici. Maintenant, je suis fier et heureux parce que si j'étais pas venu ici, je serais encore dans mon ignorance.
Ici, c'est pas gênant. On est tous au même niveau et les professeurs sont des gens simples. On est dans une maison. C'est accueillant. Il y a de la chaleur et un esprit de famille qui fait que tout le monde est à l'aise. On est libre de venir quand on veut. La porte est toujours ouverte et tout le monde a sa place. Quand on sort d'ici, on est joyeux.
Avant les professeurs ne savaient pas m'apprendre. Maintenant, j'apprends vite. Je sens une grosse amélioration. Dernièrement, je suis allé à Toronto et je me suis rendu sans difficulté. C'est là que je suis content de venir à mon école et je vais continuer tant qu'il va y en avoir.
Aujourd'hui., je peux lire mieux et je peux écrire un peu. Un jour, je saurai écrire comme je sais parler. L'important pour moi, c'est de continuer à fréquenter mon école.
S'il faut qu'on aille se promener avec de a pancartes pour que. ça dure, on ira '. Je veux que le Gouvernement se rende compte de ce qu'on a ici et qu'il nous appuie. Je veux que l'école continue, pour ce qu'on apprend et pour l'esprit de famille qu'il y a ici. J'espère que ça ne tombera pas du jour au lendemain.
Gérard
J'ai 46 ans. Quand j'étais .jeune, je suis allé à l'école dans le village de Magog. J'étais gaucher et la maîtresse était très sévère la-dessus. Elle me frappait dès que je prenais un objet de la main gauche. J'apprenais rien.
Je suis allé quatre ans à l'école, puis mon père est tombé malade et j'ai dû lâcher l'école pour l'aider sur la ferme. Il n'a pas été question que quelqu'un m'apprenne à lire et à écrire.
Tant que j'ai travaillé sur les fermes, je me suis débrouillé. C'était pas nécessaire de savoir lire. À 20 ans, je suis rentré à la Dominion Textile. Sur la job, je me suis développé des trucs pour être capable de faire l'ouvrage comme les autres. Mais j'ai refusé des promotions parce que je savais pas lire et qu'il fallait remplir des papiers.
Cette année, j'ai changé d'emploi. Les clients où je travaille me demandent des factures et j'en suis pas capable. C'est gênant. Là, j'aurais besoin de savoir lire. C'est pour . cela que je viens. Ça presse, il faut que j'apprenne.
Je savais qu'il y avait des écoles pour apprendre à lire, comme à la commission scolaire. Mais, quelqu'un m'a dit qu'il avait fait rire de lui parce que les autres étaient plus avancés que lui.
Quand je suis venu à Shécrilire, je me suis tout de suite senti chez nous. J'ai trouvé ça sympathique.
Le premier soir, j 'ai bien aimé ça, alors je suis revenu. D'une fois à l'autre, j'ai pris l'habitude de venir à tous les soirs. Je m'en passerais pas.
Je m'aperçois que ça rentre. Après six semaines, je me sens plus débloqué que pendant tout le temps où je suis allé à l'école. Ici, ils essaient de nous comprendre et ils nous encouragent.
Déjà sur ma job, je commence à faire des choses que je pouvais pas faire avant.
Jean-Paul L.
Je suis allé à l'école dans le village de Rock-Forest. J'ai fini à 14 ans et j'étais encore en troisième année. J'étais toujours à la queue et les professeurs se bâdraient pas avec moi. J'allais là pour rien. À 14 ans, je savais lire juste un peu.
Après il n'y a jamais personne qui m'a montré à lire et à écrire. S'il y avait eu une place pour ça je serais allé, mais y'en avait pas.
Le fait de ne pas savoir lire m'a empêché de trouver de l'ouvrage. Dans les usines, ils me donnent des formules à remplir. Tant qu'à faire rire de moi, j'aime autant pas y aller.
Même au Bureau de chômage, souvent les gens veulent pas m'aider à remplir mes cartes. Je cherche pas à y aller.
C'est pas un cadeau de pas savoir lire. Au restaurant, je peux même pas lire le menu, alors je fais semblant.
J'ai quand même réussi à avoir mes cartes de brique-leur en passant l'examen oralement. Mais c'est pas partout qu'ils acceptent cela.
Ça fait longtemps que je veux m'instruire. Je veux apprendre.
Je viens à Shécrilire depuis 2 mois, ça marche bien et je ne lâcherai pas.
Fernand R.
J'ai 44 ans. Je suis allé à l'école huit ans, jusqu'en 5e année. Mon père avait souvent besoin de moi à la ferme, a-lors je manquais les cours et j'étais à la queue. J'ai doublé trois fois.
Mes parents disaient que ce n'était pas si important savoir lire. Ils ne le savaient pas eux autres mêmes.
Je suis allé travailler aux États-Unis sur la construction. Je pouvais pas lire les adresses où ils nous envoyaient. Les gars avec qui je travaillais décidaient tout pour moi. J'avais pas un mot à dire.
J'ai quand même réussi à avoir mes cartes de menuisier, mais c'est un problème. J'ai dû prendre des cours de sécurité. Je savais pas assez écrire, alors, je faisais semblant de suivre les autres.
Je peux pas aller trop loin en auto parce que je peux pas lire les pancartes.
Jusqu'à présent, j'ai trouvé personne pour me montrer à lire. Le Bureau de chômage a déjà organisé des cours de français, mais j'aurais été trop gêné d'y aller parce que les autres savaient lire comme il faut.
Quand j'ai entendu parler de Shécrilire à la radio, je suis venu voir. J'ai trouvé ça à mon goût et je n'ai pas lâché.
Je sais mes lettres. C'est une bonne base. Maintenant, j'apprends à écrire des mots. Je viens ici à tous les jours et quand je ne suis pas ici, j'essaie de lire tout ce que je vois. Je remarque des choses que je. n'avais jamais vues avant, même si je passais devant deux fois par jour: des pancartes, des noms de p laces...
Je savais que je n'étais pas le seul dans mon cas, mais je pensais jamais qu'il y avait tant de monde qui ne savent pas lire. Mes frères ne savent pas lire et s'ils restaient pas ai loin, ils viendraient aussi. J'ai hâte de savoir lire assez pour leur montrer.
Hercule