Table des matières

Mot de l'auteure

Je dédie ce livre à tous les étudiants du Tour de lire. Ils m'ont apporté bien plus qu'une simple présence. Leur force, la richesse de leurs expériences de vie, leur intelligence de cœur et d'esprit, leur courage m'ont guidée et soutenue jusqu'à la dernière ligne de ce livre.

Je souhaite que la lecture leur soit agréable ainsi qu'à tous les autres lecteurs qui auront ce livre en main J'espère également qu'il suscitera des réflexions et des partages. Je crois que nous avons tout à gagner à nous ouvrir aux autres.

Nous vivons parmi nos semblables. Nous tissons des liens. Leur accordons-nous assez d'importance pour que l'amitié et l'amour puissent naître? Nous avons la possibilité de créer des projets. Y croyons-nous? La science influence nos comportements. Elle nous confronte à de grandes questions. Y pensons-nous?

Aux lecteurs d'en parler... ensemble.

Cadeaux de voyage

Charlevoix, juillet 1990

Le voyage en auto a été long. Nous sommes arrivés à la fin du jour. Nous avons sorti les tentes. Nous les avons montées. Ça nous a pris un temps fou. Il faisait déjà noir. Nous avons allumé le feu. Nous avons mangé. Il n'y avait pas d'étoiles dans le ciel. Nous nous sommes couchés. Nous étions si fatigués.

Le silence s'est installé autour de nous. Pas un bruit. Ça nous changeait de la ville. Nous habitions tous à Montréal. Deux d'entre nous n'étaient jamais sortis de la ville. La pluie s'est mise à tomber.

Nous étions dans nos sacs de couchage. Mario dormait. Je le savais parce que je l'entendais. Il ronflait. Pour les autres, je ne sais pas. La pluie m'a bercé. Je me suis endormi.

Le lendemain, nous étions trempés jusqu'aux os. La pluie avait pénétré dans la tente. Nous avions oublié de creuser une rigole autour de la tente.

Le déjeuner

Je suis sorti le premier. Mario m'a suivi. Il bougonnait. Tout était humide. Paula a souri. C'est rare qu'elle se fâche. Paula est une personne réservée. On dirait qu'elle a des secrets. Je l'aime bien.

Suzanne est arrivée en chantant. Elle s'est mise à brasser l'air avec ses bras et ses jambes. On aurait dit une danse lente. Après, elle nous a dit: «C'est du tai chi. C'est chinois. J'en fais tous les matins. Ça me donne de l'énergie.»

Diane est venue m'aider à faire le déjeuner. Elle avait déjà mis ses chaussures de marche. Nous avons fait cuire les œufs et le bacon. Seul Sami était encore dans la tente.

Finalement, il est venu s'asseoir avec nous. On lui a demandé ce qu'il faisait dans la tente. Il a dit: «Ma prière. Je suis musulman.» Et il nous a expliqué.

Sa religion

«Je suis musulman. Ma religion est l'islam. Je crois en Dieu. Je lis le coran. C'est un livre sacré. C'est comme la bible pour les chrétiens.

«Je fais ma prière cinq fois par jour. Chaque fois, je me purifie. Je me lave les mains et les pieds. Une fois par an, je jeûne pendant le jour. Ça dure un mois. J'essaie d'être un bon musulman.

«Je fais ma prière à genoux. Je me prosterne jusqu'à terre. Je rêve aussi de faire un pèlerinage. Un jour, peut-être... Ça prend de l'argent.

«Il y a aussi une autre chose. Je ne mange pas de porc.»

La randonnée

Nous sommes partis en forêt. La température avait changé. Le soleil chauffait. Nous avions apporté de l'eau, des fruits et des noix. Nous sommes entrés dans un sentier. Il faisait sombre. Ici et là, des taches de lumière venaient percer le feuillage.

Nous marchions en file. J'étais en tête, et Mario fermait la marche. Le sentier était boueux. La pluie l'avait détrempé. Nous parlions peu. Nous gardions notre souffle. Un lièvre est passé devant nous. Il est reparti aussi vite.

Nous avons repris notre marche. Nous pensions à tous ces êtres vivants, cachés dans la forêt. Combien étaient-ils? Nous regardaient-ils? Étions-nous aussi des animaux étranges? Au bout de deux heures, nous sommes arrivés à la chute.

Elle était glacée. Nous l'avons laissée couler sur nos corps. Seul Mario est resté à l'écart... tout habillé.

[Voir l'image pleine grandeur] Groupe de personne qui arrive près d'une chute.

L'homme tatoué

Mario voulait cacher ses tatouages. Il ne voulait pas faire peur au monde. Mario passe toujours pour un dur à cuire. C'est un peu vrai. Mario a eu une vie mouvementée.

Il a connu son père à 11 ans. À 12 ans, il a eu son premier tatouage. Du coup, Mario s'est senti un homme. Il a grandi. Il a fait toutes sortes de jobs. Ça l'a mené en prison. Des tatouages se sont rajoutés.

Il a aimé plusieurs femmes. Il les a toutes tatouées sur son corps. Sa vie est écrite sur sa peau. Chaque dessin a une explication. Quand Mario est venu dans l'eau, c'est toute sa vie qu'on a vue. On a compris sa gêne. Il ne pouvait rien cacher.

Mario nous a dit: «C'est du passé. Je ne peux pas l'effacer. Aujourd'hui, je suis un autre homme.»

La réincarnation

La nuit est venue. Cette fois, les étoiles étaient au rendez-vous. Le feu crépitait. Nous étions tous assis autour du feu. Nous formions un cercle. Bien avant nous, d'autres humains avaient fait le même cercle. Ça remontait à la nuit des temps.

Nous nous demandions si nous avions gardé des traces de ce lointain passé. Une sorte de souvenir brumeux. Suzanne était sûre que oui. Elle a même dit que nous avions plusieurs vies. Nous venions sur la terre pour régler des problèmes... et apprendre à aimer. Nous pouvions avoir été homme ou femme. Suzanne appelait ça la réincarnation.

Nous nous sommes mis à imaginer nos vies. Mario disait qu'il avait été pirate. Ça ne nous a pas étonnés. Diane, une pilote d'avion. Suzanne, une reine. Sami, un médecin. Paula ne savait pas. Moi, j'étais certain de l'avoir connue dans une autre vie.

Là-dessus, nous nous sommes couchés. Nos sacs de couchage étaient encore humides. Probable que nous avions tous fait naufrage dans une autre vie.

Tadoussac, juillet 1990

Nous avons quitté Charlevoix pour Tadoussac. Nous sommes passés par Saint-Siméon. Nous voulions voir les baleines. La chance nous a souri. Nous en avons vu deux: une mère et son bébé.

Elles plongeaient et ressortaient du fleuve dans un même élan. Chaque fois, une fontaine jaillissait au-dessus de leurs têtes. Elles étaient en parfaite harmonie. Le vent s'est levé. Nous avons repris notre route.

À Tadoussac, les nuages et l'humidité s'étaient donné le mot. Un épais brouillard couvrait la ville. Le fleuve avait disparu. Nos paroles avaient la couleur du temps. Mario voulait camper. Diane voulait manger. Moi, je voulais dormir dans un motel.

Dire que les baleines communiquent à des milliers de kilomètres de distance... et nous, avec la parole, nous avions de la misère à nous comprendre.

La panne sèche

Nous avons dormi au motel. Le lendemain, j'ai réveillé mes amis. Je voulais partir tout de suite. J'avais ma petite idée en tête et j'y tenais. Je voulais prendre le traversier pour Rimouski et faire le trajet d'une traite jusqu'à Gaspé.

Le temps était resté maussade. Le vent charriait les nuages. Ça m'avait mis de mauvaise humeur. Nous avions deux voitures. Je conduisais la première et Diane la seconde. J'avais dit à Diane de me suivre. Je ne sais pas pourquoi tout le monde voulait monter avec Diane.

Nous avons pris la route. Je voyais dans mon rétroviseur l'auto derrière moi. Mes amis me faisaient signe d'arrêter. Mais moi, je continuais sans même ralentir. J'ai vu Diane tourner à droite et prendre un petit chemin de campagne. J'ai continué droit devant moi... J'ai tellement roulé... que je suis tombé en panne d'essence.

Debout, le pouce en l'air, j'ai attendu sur le bord du chemin. Personne ne s'est arrêté. Une heure et demie plus tard, mes amis sont arrivés... tout joyeux. Ils avaient visité un beau jardin que Diane connaissait.

La Gaspésie

Diane est Gaspésienne. Elle aime parler de son coin. On dirait que ses yeux sombres reflètent la mer. Elle tourne ses «r» comme le roulement des vagues sur le rivage. Ses cheveux frisés ont la couleur du soleil couchant. En allant au garage, Diane m'a raconté une histoire.

«Mon grand-père était pêcheur. Mon père l'est devenu. Tous les hommes du village l'étaient. Les familles étaient nombreuses. La mienne comptait douze enfants. On mangeait les produits de la pêche. C'était presque toujours de la morue. On était pauvre, surtout l'hiver.

«On avait un poêle pour se chauffer. On vivait entassé dans une petite maison. L'hiver, on était isolé. Il fallait parfois sortir par la fenêtre pour dégager la neige. On envoyait un des plus petits. Je garde pourtant un bon souvenir de ces tempêtes.

«C'est parce qu'on était uni. Chaque membre de la famille avait son importance. Notre maison était un bateau au milieu des flocons de neige.

«C'est au cours d'un de ces hivers qu'on a eu une idée. L'idée s'est répandue de maison en maison. Au printemps, on ne parlait que de ça dans le village. Faire une coopérative des pêcheurs unis.»

En écoutant Diane, j'avais compris une chose. Un capitaine ne peut pas naviguer seul très longtemps. Il a besoin des autres.

Les Iles-de-la-Madeleine

Nous étions au bout du monde. Assis sur le sable doux des îles, nous étions heureux. Paula plongeait sans cesse la main dans le sable. Elle le ramassait et le laissait couler lentement entre ses doigts. «C'est la vie, disait Paula. Impossible de la retenir. Elle passe avec ou sans notre consentement.»

La ligne d'horizon était difficile à voir. Le bleu du ciel et de la mer se confondaient. Nos yeux cherchaient un point de repère dans cette immensité. En vain, car l'infini s'ouvrait à nous. Un sentiment étrange nous habitait. Quelle importance avions-nous dans l'univers? Celle du petit grain de sable dans la main de Paula?

Nous rêvions à tous ces mondes inconnus. Suzanne parlait des soucoupes volantes. Elle disait qu'on ne connaissait qu'une miette de ce vaste univers. Paula se demandait pourquoi nous étions venus sur terre. Nous sommes restés silencieux quelques minutes.

Mario s'est levé. Il a ramassé son sac de «dollars de sable». Il nous a dit: «J'ai faim.» Ça nous a ramenés à notre estomac.

Québec

Le mois de juillet tirait à sa fin. Sami et Suzanne nous avaient quittés. Pour eux, les vacances étaient terminées. Ils étaient retournés au travail. Pour nous, une dernière visite s'imposait.

Nous marchions au gré de notre fantaisie. Les rues étroites tournaient, montaient, descendaient, se croisaient, aboutissaient à de petites places. Chaque coin du Vieux Québec avait son charme. Mario photographiait les poignées de porte. Il nous montrait les couleurs, les formes, l'ouvrage bien fait. Nous regardions maintenant Québec d'un autre œil.

Nos points de vue variaient selon l'endroit que nous visitions. Larges et lumineux sur la terrasse Dufferin, sombres et discrets au détour d'une rue silencieuse, curieux ou ennuyés dans les musées. Québec était notre labyrinthe où nous prenions plaisir à nous perdre. C'est d'ailleurs ce qui arriva. Diane et Mario avaient disparu de notre vue.

Paula et moi, nous avons continué notre promenade. Elle m'avait parlé d'elle et d'Haïti, son pays natal. J'avais parlé de moi et de la terre où j'ai grandi. Entre nous, un barrage cédait.

Devant nous, le grand fleuve, indifférent à nos confidences, continuait sa course jusqu'à la mer.

Montréal

Il faisait chaud à Montréal. Nous sommes arrivés un vendredi à l'heure de pointe. Le trafic était dense et l'air, saturé de gaz d'automobiles. Un coup de klaxon impatient nous ramena à la raison. Il sonnait la fin de nos vacances.

Le monde pressé, stressé, suant rentrait à la maison. La fin de semaine s'annonçait chaude et humide. Les nuits allaient être longues pour les gens qui restaient en ville. J'ai déposé Paula devant sa porte et je suis rentré chez moi.

Ma rue retentissait de cris d'enfants. Dans la ruelle, des draps séchaient encore aux cordes à linge. Une faible odeur de friture montait à ma fenêtre. Le courrier m'attendait bien sagement. Ce n'était que des comptes.

Un sentiment de vide m'a enveloppé. Mes vacances, en compagnie de mes amis, m'avaient habitué à une présence constante. Je retrouvais la solitude des grandes villes. J'ai allumé la radio pour me changer les idées...

Beaucoup plus tard, le téléphone a sonné. Belle invention qui nous relie les uns aux autres! Suzanne me donnait rendez-vous avec les amis. Mon humeur changea à l'instant. J'avais donc ramené dans mes bagages un trésor précieux. Ce n'était pas la loterie, ni des châteaux en Espagne, c'était l'amitié. Une amitié qui allait continuer de grandir.

Montréal

Trois ans ont passé depuis ce voyage. Les saisons se sont succédé. Aujourd'hui, il fait beau et c'est le printemps. Les lilas sont en fleurs. Nous sommes au Jardin botanique. Il est midi. Nous faisons un pique-nique.

Je regarde mes amis et je constate que j'ai de la chance. Sami est un homme généreux. Il m'a appris le partage. Suzanne est une femme positive. Elle m'a aidé à voir la vie avec plus de confiance. Diane aime les aventures. C'est une fonceuse. D'elle j'ai appris à oser. Mario a arrêté de boire. Il continue à évoluer. Je sais maintenant que changer est possible.

Ma vie a pris une autre tournure. Je vis au jour le jour. Je goûte chaque bon moment qui passe. J'apprécie les petits et les grands cadeaux que la vie m'envoie. Est-ce que je deviendrais sage? Je jette un coup d'œil à Paula. Paula est ma confidente, mon amie et... ma femme. Elle sera bientôt la mère de mon enfant. Il aura la couleur de nos deux peaux.

Un oiseau s'est mis à chanter. Je crois bien que le bonheur existe. Je le sens. À cet instant précis, il me touche à la pointe du cœur.

[Voir l'image pleine grandeur] Personnages qui discutent autour d'un pic-nic en forêt.

Au menu du jour

Armande fait sa mise en place. Elle prépare le café. Elle verse le sachet dans le filtre, place la cafetière sur le réchaud et appuie sur le bouton. Armande ne perd pas de temps. Les premiers clients vont arriver.

Armande est debout depuis longtemps. Elle habite loin de son lieu de travail. Chaque matin, elle fait une heure de transport. Armande est une lève-tôt par habitude et par goût. Elle a élevé cinq enfants. Elle en a vu des soleils se lever. C'est un moment de la journée qu'elle aime.

Armande se tourne vers Ramine, le cuisinier. Il est devant ses fourneaux. Il a l'air absorbé.

  • Comment ça va aujourd'hui, Ramine? demande Armande.

Ramine ne répond pas. Il sort les patates du congélateur, coupe les tomates, retourne à son fourneau. Il a des gestes rapides et brusques.

Le premier client de la journée entre. C'est Roger, le chauffeur d'autobus.

  • Y fait froid à matin! dit-il.

Armande lui amène son café noir et trois sucres.

  • Je le sais. J'ai attendu l'autobus vingt minutes. J'avais les pieds gelés. Paraît qu'y avait un accident qui bloquait toute.

La porte du restaurant s'ouvre à nouveau. Quatre clients s'engouffrent avec le courant d'air. C'est le signal de départ de la journée. Armande et Ramine s'activent sans relâche jusqu'à dix heures.

Armande ramasse ce qui traîne sur les tables. Ramine va s'asseoir au bout du comptoir. Il se verse un café et allume une cigarette. Une toux bruyante suit la première bouffée. Armande le regarde.

  • Ha! Chu donc contente d'avoir arrêté de fumer. Tu devrais faire comme moi, Ramine.
  • Ne me dérange pas avec ça à matin! s'exclame Ramine avec un fort accent.
  • Mon doux... qu'est-ce que t'as, Ramine? T'es si fin d'habitude, dit Armande.
  • Je suis fatigué d'être fin, répond-il. Je travaille. Je travaille. Je travaille. Je fais rien que ça travailler... pis j'arrive pas à joindre les deux bouts.
  • Ben... si t'arrêtais de fumer, tu pourrais...
  • Armande, si tu continues, je t'étrangle!

La porte du restaurant s'ouvre. Trois clients. Ils vont s'asseoir dans le fond. L'un d'eux porte des verres fumés. Le plus gros s'installe seul sur la banquette, les deux autres en face de lui. Ils entament une discussion à voix basse. Armande ne s'attarde pas auprès d'eux. À cause des bagues de diamant...

  • Tu vois, Ramine, faut pas attirer le diable, lui chuchote Armande.

Ramine accroche un sourire au coin de ses lèvres.

  • Ouais..., marmonne-t-il, au moins, ils font de l'argent.
  • Tu le sais que c'est pas catholique ce qu'ils font...
  • Pis? Je suis pas catholique, moi! Tiens, plus j'y pense, plus je trouve que c'est une bonne idée. C'est décidé, je change de job... je vais faire comme eux.
  • Y me semblait que tu voulais rentrer dans la police la semaine dernière, dit Armande.
  • Bof..., répond Ramine, les deux sont faisables.

Ramine lui tourne le dos et retourne à sa place. Il a ses pizzas à préparer. Ramine est Iranien, mais il fait ses pizzas comme un vrai Italien. C'est de toute beauté de le voir aller.

Ramine relève les manches de sa chemise sur ses bras poilus. Il s'installe devant la vitrine. La pâte tournoie au bout de ses mains. Dehors, la neige tombe drue et le vent souffle fort. George, le livreur, est en retard.

[Voir l'image pleine grandeur] Cuisinier qui prépare de la pizza.

  • Qu'est-ce qui fait? demande Armande.

Les trois hommes du fond se lèvent pour partir. Le plus petit sort d'un air important. Le second bombe le torse en passant devant Armande et le grand sec ferme la porte derrière lui. L'atmosphère se détend.

  • Ouf! dit Armande, je respire mieux.

Ces trois bums sont connus dans le quartier. Ils sont membres d'un réseau. Trafic de drogue. Par quel miracle sont-ils en liberté? On l'ignore. La police ne les a jamais pinces.

  • Armande, un autre café, s'il vous plaît, réclame quelqu'un.

Armande se dirige vers la table, sert une tournée. C'est un groupe sympathique. Des habitués qui viennent surtout l'après-midi.

  • Vous êtes de bonne heure aujourd'hui, leur dit Armande.
  • Oui. On est sur un beau projet... Un rêve qu'on veut réaliser.
  • Ha oui? Lequel? demande-t-elle, curieuse.

Elle n'a pas le temps d'entendre la réponse, d'autres clients arrivent. Armande ne compte plus ses pas. Ils sont trop nombreux dans une journée. Elle va à la table, prend les commandes, revient servir.

Elle passe derrière le comptoir. Elle s'assure que tout est prêt pour le dîner. Le groupe sympathique sort.

  • On va revenir! disent-ils, notre rêve commence...

Le temps passe. Le clients arrivent plus nombreux, puis tous en même temps. Ils veulent être servis à l'instant. Les commandes pleuvent. Le téléphone sonne. Les livraisons s'accumulent, et George qui n'est pas rentré. Ramine a chaud. Armande marche à pas rapides.

Un homme arrive en courant.

  • Les pizzas t'attendent, lance Ramine.
  • Ha! dit George, je croyais que c'était une femme qui m'attendait...
  • Laisse faire les femmes! Va porter ça. On est dans le jus, dit Armande.

George ressort aussi vite qu'il est entré. C'est un bon gars, sensible. Un air rocker, des bottes de cowboy et le cœur sur la main. Célibataire malgré lui. Sa passion: les femmes.

Le dîner se déroule sans incident. Comme chaque jour, le patron vient faire son tour. Il vérifie la caisse, surveille les commandes, presse Ramine et pousse Armande à faire plus vite, puis repart vers son autre restaurant.

Quand George revient et va s'asseoir au comptoir, c' est signe que le dîner est fini. Ramine allume alors une autre cigarette et Armande se verse un café.

  • Vous vous imaginez pas ce que j'ai vu au 2715! Savez-vous comment la femme est venue me répondre à la porte? Elle était toute n...

George ne finit pas sa phrase.

  • Bon... une autre de tes histoires! lui dit Ramine, je veux rien savoir.
  • Tu devrais parce qu'il y avait du monde dans cet appartement-là... bizarre.

En guise de réponse, Ramine aspire une longue bouffée de sa cigarette.

  • Y est pas parlable aujourd'hui, dit Armande. Voyons, Ramine, qu'est-ce que t'as?

Ramine est soudain triste.

[Voir l'image pleine grandeur] Trois personnages qui discutent autour du comptoir d'un restaurant de pizza.

  • Hier, je suis rentré chez moi. Ma femme pleurait. Elle en avait assez.
  • Assez de toi? ricane George.
  • Arrête tes farces, George. Ramine a vraiment de la peine, dit Armande.
  • Elle en a assez de vivre au Québec. Elle ne parle pas le français, ni l'anglais. Elle passe ses journées à la maison... si on peut appeler ça une maison.

Ramine s'allume une nouvelle cigarette. Il est interrompu par de nouveaux clients. Les mêmes que ce matin. Le temps de les servir, et la conversation reprend.

  • Pis?
  • On vit dans un sous-sol. Il fait froid. C'est sombre. On a manqué de chauffage, et le petit est tombé malade.
  • Hon..., dit George, qui adore les enfants.
  • J'avais promis à ma femme d'acheter une maison... C'était un beau rêve... mais j'ai pas assez d'argent et...

D'autres clients arrivent avec leurs enfants. Les petits s'installent au comptoir. Ces nouveaux clients connaissent les autres. Ils sont quatorze en comptant les bouts de choux.

  • Mon doux, y a bien du monde tout d'un coup, constate Armande.

Ils prennent surtout des breuvages et du dessert. Armande les sert avec le sourire. Ces clients l'apprécient. Plusieurs viennent parce qu'elle est aimable et sociable. Elle connaît bien des secrets. George aussi, mais ce n'est pas le même genre de secrets.

George a toujours fait de la livraison dans le quartier. Il est entré partout. Il le connaît comme le fond de sa poche. Il en a vu de toutes les couleurs. Il pourrait écrire un livre s'il savait le faire. Ce n'est pas son but dans la vie.

Non, la grande obsession de George, c'est les femmes. Son grand rêve: en trouver une à son goût. Alors, il les regarde toutes. Il cherche dans les clubs, sur la rue, à la buanderie, au restaurant.

  • As-tu regardé en-dessous du lit? lui avait un jour demandé ironiquement Ramine.

George l'avait fixé de ses yeux bleus, cherchant une réplique. Il avait balancé son cure-dent de droite à gauche, puis d'un ton neutre, il lui avait répondu:

  • Tu peux bien parler, toi. On l'a jamais vue, ta femme. Tu la caches ou quoi?

Armande s'était interposée. Ramine était retourné à ses fourneaux. Plus tard, assise au comptoir, elle avait dit à George:

  • Penses-tu la trouver comme ça, ta femme idéale? Il me semble que tu cherches trop. Tu regardes en surface. Une bonne fois, elle va être à côté de toi. Tu la remarqueras même pas... Tu vas passer à côté d'elle sans la voir...
  • Chu pas myope, chu presbyte. Je va la voir arriver de loin. En attendant, j'observe, lui avait répondu George en regardant la chauffeuse d'autobus blonde qui venait d'entrer.

Toujours est-il qu'Armande est à la table de ses clients. Elle en profite pour reposer sa question du matin. Armande a de la suite dans les idées. Elle est à l'écoute des autres. Elle devine les gens. Elle aime aussi exprimer ses idées.

Armande pique une jasette avec eux. Elle tourne parfois la tête vers Ramine et George et revient à ses clients. Elle pose des questions, écoute les réponses, pointe du doigt Ramine. Les clients examinent Ramine.

Sentant les regards posés sur lui, il s'arrête de parler.

  • Ramine, viens donc ici deux minutes. On a quelque chose à te dire.

Ramine s'approche. Les autres s'animent en lui parlant. Il hoche la tête. Il a l'air de plus en plus intéressé à l'affaire. Sa face ronde se fend d'un large sourire qui laisse découvrir des dents blanches... mises à part celles qui manquent.

  • En tout cas, réfléchis à ça, Ramine. On n'a pas besoin d'une réponse tout de suite.
  • On te connaît. On t'aime bien. Ça nous ferait plaisir que t'embarques dans notre projet.
  • Moi aussi! Il faut que j'en parle à ma femme. Je sais pas si elle va me croire..., dit Ramine, songeur.
  • Je la comprends, dit George entre les dents, juste assez fort pour être entendu de Ramine. Celui-ci fait la sourde oreille.
  • On a une réunion lundi prochain. Viens avec elle, continue quelqu'un.
  • Elle sait pas parler le français, puis...
  • C'est une bonne occasion, dit une femme. Elle va pouvoir rencontrer du monde.

Le rendez-vous est fixé. Lundi, Ramine et sa femme iront à la réunion d'information. On veut faire une coopérative de logements. C'est le projet que les clients ont proposé à Ramine.

L'emplacement est déjà choisi. C'est une vieille école primaire. Elle est vide depuis belle lurette. Elle est solide et encore en bon état. Elle a une immense cour prête à accueillir les enfants. Il s'agit de transformer l'école en logements.

Le groupe est décidé à entreprendre les démarches nécessaires. Associé à celui des autres, le rêve de Ramine a des chances de se réaliser.

Armande regarde l'heure. L'après-midi est avancé. Elle attend la nouvelle serveuse. Elle doit lui montrer ce qu'il y a à faire.

  • Bon, dit George, il est temps que je parte.
  • J'y pense, George, as-tu jeté un coup d'œil dans ton garde-robe... des fois que tu la trouverais? demande Ramine d'un ton faussement innocent.

George se lève, passe devant le comptoir. Il a une façon bien à lui de marcher. La tête droite, les épaules qui roulent, le veston de cuir toujours ouvert, beau temps, mauvais temps.

  • Comme ça, Ramine, tu vas finir par nous la montrer, ta femme? souffle-t-il.

Il sait que Ramine est susceptible à ce sujet. George est un vieux chat rusé. Il attend la réaction sur le visage de Ramine. Il le fixe, le cure-dent bien en place. La réaction ne tarde pas. Ramine ouvre la bouche.

George lui décoche son plus beau sourire. Au même moment, Ginette, la nouvelle serveuse, entre. Elle passe à côté de lui. Il ne la voit pas, trop occupé à jouir de sa farce. Pourtant, elle est visible avec son manteau rouge et ses trois pouces et demi de plus que lui...

Le lendemain, à la même heure, Roger entre:

  • Y fait froid à matin!

Il a le journal. Armande lui apporte son café. À la une du journal, une photo, un titre: «Descente dans une piquerie: deux individus sont arrêtés...» Armande prend le journal, regarde la photo, lit quelques lignes.

  • Ramine... Y a deux clients qui viendront pas aujourd'hui. Je pense que tu fais mieux de rester cuisinier...

L'avant-midi et le dîner se déroulent normalement. Le patron vient faire son tour. George fait ses courses; Ramine, ses pizzas; Armande, son service.

Après le dîner, George est de retour. Le journal traîne sur le comptoir. Ramine veut lui lire l'article.

  • Fatigue-toi pas avec ça! Je sais tout. Ça s'est passé au 2715... J'ai pas besoin de savoir lire pour comprendre. Je sais même où l'autre est passé... mais je te dirai rien... enfin pas tout de suite... faut que je vérifie avant.

«En plus d'être un chat, George est un fin renard», se dit Armande. Elle le regarde franchir la porte, fier, la tête droite, tournée vers Ramine.

Ginette est entrée. George est parti. Armande va chercher ses affaires. Elle a fini. Elle retourne chez elle.

  • Salut mon beau Ramine! Bonne chance, Ginette!

Dehors, le froid glacé saisit Armande. Elle a une dernière pensée pour George:

«Va-t-il finir par la voir?»

La cité sous verre

Nous sommes en l'an 2047. C'est un matin du mois d'avril. Il est quatre heures du matin. La ville endormie se réveille. Le silence règne encore dans les rues étroites. Quelques lumières pâles s'allument aux fenêtres.

L'air de la ville n'est ni chaud, ni froid, ni sec, ni humide. Il est tiède sans un souffle de vent. La température est constante et la lumière, toujours égale. Le verre teinté des maisons reflète les couleurs de l'arc-en-ciel.

Une jeune femme sort dans la rue. Elle est vêtue d'une combinaison légère et soyeuse qui absorbe toute transpiration. Elle marche à grands pas. Elle se rend à son travail à pied. Elle fera une heure de marche pour y arriver. La jeune femme est médecin dans un hôpital.

Les citadins font comme cette jeune femme. Ils marchent ou utilisent les lignes souterraines qui sont nombreuses dans la ville. En quelques minutes, une personne peut être déplacée d'un point à l'autre de la ville. D'autres prennent le vélo volant qui s'élève à une hauteur de six pouces du sol.

L'auto n'existe plus dans cette ville. Elle a été interdite et rejetée par les habitants. La ville est tranquille. Fini les coups de klaxon, les pneus qui crissent sur la chaussée, le bruit des moteurs. Fini aussi les rues encombrées d'engins de métal qui prennent toute la place. La rue appartient aux marcheurs. Partout dans la ville, on a aménagé de jolies places avec des fontaines aux mille gouttelettes d'or. Ce sont des lieux de repos et de détente.

On a entassé les vieilles carcasses de voitures quelque part en dehors de la ville. On ne sait pas encore comment récupérer cette matière. C'est un problème, et ce n'est pas le seul. Bien des solutions restent à trouver. Chaque jour, les citadins proposent des idées pour sauver la planète.

Cette ville, c'est Montréal. La ville sous verre. Un immense dôme la recouvre entièrement. Il la protège du froid, du chaud et des rayons trop violents du soleil. Il est doté d'un système qui recrée la lumière, toujours la même, sans nuance. Il purifie aussi l'air, qui ne sent rien.

C'est lui qui permet à la vie de se maintenir. Il est l'écran des erreurs passées.

Quelles erreurs? L'insouciance? L'oubli? Les erreurs des générations passées ont été nombreuses. Dans les années 1990, les gens vivaient comme si la Terre était inépuisable. On achetait, on consommait, on jetait. On changeait son mobilier, ses vidéos, ses vêtements. La publicité dominait l'esprit des gens. On pensait que le bonheur passait par la consommation.

On connaissait pourtant les dangers du gaspillage et de la pollution. L'eau, l'air, la terre avaient des réactions. Les arbres se desséchaient. L'eau potable s'amenuisait. La température était instable. Un jour, il neigeait. Le lendemain, il faisait chaud. La nature était blessée. L'homme aussi commençait à l'être dans son corps et... dans son cœur.

Les familles, les couples, les groupes d'amis se défaisaient, se brisaient, se recomposaient. De plus en plus de gens se retrouvaient seuls, isolés dans la ville.

Les usines fermaient. Beaucoup de gens se retrouvaient à la rue. On s'en fichait. Chacun pour soi. L'individualisme était devenu une vertu.

C'est en l'an 2019 que tout a chaviré. Un épais nuage est passé au-dessus de la ville, laissant tomber une pluie noire. On a demandé à la population de rester chez elle. Puis, la télévision a annoncé que tout était redevenu normal. Les gens ont cru ce que la télévision disait... sauf trois femmes. Monique, Françoise et Madeleine.

Ces trois femmes avaient ensemble 162 ans. Elles en avaient vu couler de l'eau! Et celle-là ne leur plaisait pas. Ce n'était pas les messages télévisés qui allaient les faire changer d'idée.

Elles prirent la décision de toujours sortir vêtues d'une drôle de manière. En effet, elles se couvrirent de la tête aux pieds d'un vêtement fabriqué pour les gens qui travaillaient dans les usines chimiques. Les voisins se mirent à rire. Elles leur disaient: «Faites comme nous si vous voulez survivre.»

[Voir l'image pleine grandeur] Trois femmes vêtues de vêtements fabriqués pour les gens qui travaillaient dans les usines chimiques.

Ces femmes avaient aussi une qualité peu commune à l'époque. Elles avaient des idées personnelles et voulaient se rendre utiles au monde. Elles se dirent qu'il fallait sauver Montréal. Ce qui était presque impossible à l'époque.

Un soir qu'elles étaient en train de discuter autour de la table de la cuisine, la petite-fille de Monique vint chercher un morceau de gâteau. Celui-ci trônait sur le comptoir sous sa cloche de verre. Le gâteau était encore frais. C'est à ce moment qu'elles eurent l'idée.

Les trois femmes discutèrent une partie de la nuit. Le lendemain, elles allèrent chez un dénommé Blondeau. C'était un très vieil homme qui avait beaucoup de connaissances. Il avait inventé et construit des modèles réduits de villes futuristes. C'est ainsi que l'idée d'une cloche de verre pour recouvrir Montréal est née.

Ils fondèrent l'association des amis de la vie. Ses buts étaient simples et audacieux. Sauver la planète.

Unir les êtres humains. Développer de nouvelles énergies. Rester en paix. Cette association connut un succès foudroyant. On voulait éviter la fin du monde. On était prêt à changer. Le dôme fut construit en un temps record.

Un peu partout dans le monde apparurent des villes sous verre. On développa une nouvelle agriculture. Des banques alimentaires furent créées pour nourrir la population de la Terre. On recycla les armements. L'argent servit à la recherche médicale.

Aujourd'hui, la ville a bien changé. On a conservé quelques usines et habitations pour les visites guidées, mais l'ensemble de la ville est neuf. Tout a été pensé et planifié pour rendre la ville agréable. Il est facile d'y vivre. «Trop facile», disent certaines personnes.

Un symptôme de plus en plus fréquent fait son apparition. Privé des éléments naturels, évoluant dans un milieu protégé, confortable et sans danger, le corps humain a tendance à devenir mou et fragile. L'esprit s'endort ou, à l'inverse, il se tourmente. C'est la maladie de la bulle. Elle atteint surtout les adultes entre 25 et 40 ans.

On organise donc des sorties hors de la ville, dans des zones dépolluées. On envoie les gens prendre contact avec la terre, le grand vent, la température et la forêt. Les gens dorment sous des abris précaires dans la noirceur totale de la nuit. Ils en reviennent avec un sentiment inexplicable de joie et de vitalité.

Un autre phénomène se fait sentir, chez les jeunes cette fois-ci. C'est la maladie de l'illusionnite. La technologie permet de faire sortir d'un écran toutes sortes de scènes et de personnages. Ils sont si parfaits qu'on les croirait réels. On les programme à volonté selon la comédie qu'on veut jouer.

Les jeunes sont très créatifs et adorent ces émissions interactives. Toutefois, certaines ondes néfastes, dont l'origine demeure encore inconnue, influencent les messages des personnages. Il se produit alors chez les jeunes une sorte d'envoûtement qui les coupe de la réalité. Ils vont alors par les rues, parlant des heures durant avec des êtres invisibles qui les dominent.

Le remède le plus efficace contre l'illusionnite est le même que celui qu'on a trouvé pour les adultes. On débranche les jeunes et on les envoie par bandes vivre à l'ancienne mode. Des moments de silence alternent avec des moments où la musique, les chants et les danses harmonisent leur être.

Ce n'est pourtant pas le problème le plus important de l'heure. Cette année, la population doit se prononcer sur une question fondamentale. Que faire avec les techniques de reproduction? Un grand référendum aura lieu au mois de septembre. D'ici là, la population est invitée à participer à des rencontres d'information.

Les premières vont avoir lieu dans dix minutes. L'une de ces réunions se tient à l'hôpital où la jeune femme travaille. Elle y arrive d'ailleurs de son pas léger et rapide. Elle entre dans la salle, enlève ses chaussures, comme c'est la coutume, et va s'asseoir sur un coussin parmi les autres.

Elle est un peu nerveuse à l'idée de prendre la parole. Elle sait qu'elle a des choses importantes à révéler. Elle connaît bien son domaine. C'est l'une des raisons pour lesquelles on l'a invitée. Elle sait que ses propos ne plairont pas à tout le monde.

De nouvelles tendances sont nées. Des groupes de pression, inspirés des anciennes sectes, essaient d'imposer leurs idées. Ils offrent un programme alléchant qui réveille les pulsions humaines. Ils veulent un retour en arrière. Ils affirment que certaines personnes sont supérieures à d'autres et qu'il leur faut des avantages...

Pour attirer les gens, ils leur font croire qu'ils sont eux-mêmes au-dessus de la masse. Plusieurs se voient déjà puissants et riches; d'autres, avec l'aide de la science, éternellement jeunes. Pour l'instant, ces groupes font leur travail dans l'ombre. Ils attendent le moment propice pour changer l'ordre des choses.

La séance débute. La jeune femme lève les yeux vers la voûte bleu azur, pour se donner du courage, et commence:

«Bien chers amis, on m'a invitée pour vous donner un aperçu des nouvelles techniques de reproduction. Vous savez, comme moi, que la science est avancée et très complexe. Je vais donc essayer d'être brève et précise.

«On peut aujourd'hui se reproduire de plusieurs manières. On le fait encore généralement de la façon la plus naturelle qui soit, entre l'homme et la femme, sans l'intervention de la science. Cependant, on peut choisir de faire des enfants avec l'aide de la science.

«On peut choisir le sexe de l'enfant à naître, sa taille, la couleur de ses yeux, de ses cheveux et de sa peau, la forme de son visage et de ses mains. On peut modifier son intelligence. Une substance injectée dans une partie du cerveau agit sur ses facultés. On peut développer la bosse des mathématiques.

«Vous le constatez, tout est possible. Est-ce bien? Est-ce mal? Je ne veux pas me prononcer sur cette question. Je vais plutôt vous soumettre quelques cas que j'ai eu à traiter.

«La semaine dernière, dix couples sont venus à l'hôpital pour programmer un enfant. Cinq d'entre eux avaient déjà choisi l'aspect physique de leur enfant. Leurs exigences étaient si élevées, que certains avaient même pensé à la longueur des orteils. En cas d'échec, ils voulaient une garantie d'échange.

«Nous avons observé un comportement bizarre chez les enfants dont le cerveau a été modifié. Ils sont froids et calculateurs. Ils sont incapables d'éprouver un sentiment humain. Je demande: «Qu'est-ce que l'intelligence sans l'appel du cœur?»

«Un cas de fraude a aussi été signalé. Un homme de science s'est mis dans la tête de peupler Montréal. Il a volé les éprouvettes de la banque de sperme pour y substituer sa propre semence. Trois cents enfants mâles sont nés la même année. Malheureusement, ils ont hérité de la maladie de leur père: la folie des grandeurs.

«Je vais plus loin. Nous avons découvert que cet homme fait partie du groupe des Bourdons. C'est une société secrète d'hommes, qui veut coloniser l'espace et en interdire l'accès aux femmes. Les Alvéoles, un groupe féminin, ont répondu. Elles proposent un programme inverse. La vieille querelle entre hommes et fem...»

Une question interrompt le discours de la jeune femme.

  • Est-ce vrai qu'on peut rester jeune en se servant du placenta? demande une femme.

Un frisson parcourt l'assemblée. Un homme à la peau lisse comme celle d'un bébé prend la parole. Seule sa voix trahit son âge. Il a 95 ans. Un murmure s'élève dans la salle. La jeune femme réclame le silence.

[Voir l'image pleine grandeur] Deux femmes qui s'occupent de bébés dans une pouponnière.

  • Oui, nous pouvons rajeunir le corps humain. Nous pouvons prolonger sa vie en lui évitant les souffrances physiques du vieil âge. Le placenta a un effet miraculeux.
  • Qu'est-ce qu'on attend pour l'utiliser? Je vieillis trop vite à mon goût. Je veux rester jeune! dit quelqu'un.
  • Parce que ça nous oblige à faire l'élevage des fœtus. Une année de rajeunissement nécessite cent placentas. Le choix d'appliquer cette technique signifie que nous donnons la vie et que nous l'enlevons pour fabriquer des produits de beauté.
  • Combien d'années pouvons-nous gagner avec ce procédé?
  • Cinq cents ans.

Un silence suivi d'un brouhaha accueille ces dernières paroles. On se met à parler en même temps. On fait des calculs. On rêve tout haut. Peut-on retarder l'échéance finale? Les discussions s'enveniment. On n'est pas tous d'accord. Quelques coussins volent dans les airs et atterrissent sur les visages.

La paix si patiemment cultivée fond comme la neige autrefois sous un soleil d'avril. La salle est une tour de Babel où personne ne se comprend. La voûte bleu azur retentit de ses cris. Il a suffi d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres, d'une découverte pour réveiller un vieux rêve: vaincre la mort.

On discute ferme dans la salle. Une douzaine de personnes s'empoignent par le col de combinaison. Les esprits sont échauffés. Quelqu'un, à bout de nerfs, hurle:

«Sommes-nous devenus éternels?»

Les passions se déchaînent. De l'autre côté de la voûte, cachés des regards, des êtres observent la scène... sans bruit. Ils captent tout ce qui est dit. Ils communiquent par télépathie. Ils ont noté une baisse des vibrations positives.

Ils se déplacent à une vitesse étonnante. Ils ne sont pas soumis à la loi de la pesanteur. Ce sont des êtres légers... si légers... que l'œil humain les traverse sans les voir.

Publications du Tour de lire

La méthode phonétique au niveau débutant, 1990
Nouvelles du monde, 1990
Le niveau intermédiaire... à découvrir, 1991
Le niveau avancé: un tournant qui s'écrit, 1991
Voyage dans le temps, 1992

Pour commandes: composez le (514) 521-2075.

Remerciements

Le Tour de lire remercie le Secrétariat national à l'alphabétisation, le Syndicat des professionnelles-els du gouvernement du Québec et les communautés religieuses pour leur soutien financier.

L'auteure remercie l'équipe du Tour de lire - Michèle David, Gaétan Allard et Thomas Kearns - pour son appui et sa confiance.

Crédits

Édition et conception
Oblique éditrices

Illustrations
Stéphane Simard

Conception de la couverture
Jean Lesage

Impression
Imprimerie Filigrane

© Tour de lire, 1993