Le problème de l'analphabétisme dans un pays industrialisé n'est pas propre au Québec. La Quatrième conférence de l'UNESCO sur l'éducation des adultes et l'alphabétisation qui s'est tenue en mars 1985, à Paris, a dressé le constat du phénomène de l'analphabétisme fonctionnel ou illettrisme ainsi que de l'analphabétisme de retour (analphabétisation) pour l'ensemble des pays industrialisés, mettant ainsi en évidence l'échec partiel de la démocratisation de l'éducation. Si tous peuvent désormais avoir accès à l'éducation, tous ne tirent cependant pas de cette scolarisation les acquis qui leur permettraient de fonctionner normalement dans une société en constante transformation. Les exigences de plus en plus grandes de la société quant à la formation de base nécessaire, non seulement pour accéder au marché du travail, mais aussi pour fonctionner socialement - accès à l'information, exercice des droits sociaux, participation à la vie démocratique etc. - modifient considérablement la définition même de l'analphabétisme et de l'alphabétisation.
C'est donc dans ce contexte mondial de croissance de l'analphabétisme fonctionnel que se situe ou doit se situer la démarche québécoise quant à la réflexion à développer mais aussi quant aux moyens d'action qui seront envisagés. D'autre part, ici comme ailleurs, l'identification du problème et de la ou des sources de ce problème doit tenir compte de l'école régulière, ne serait-ce que pour s'assurer que les jeunes d'aujourd'hui ne deviennent pas les analphabètes de demain.
Avant d'aborder la section sur les caractéristiques de l'analphabétisme au Québec, nous trouvons essentiel de situer la problématique dans son contexte social. On ne peut nier que l'analphabétisme soit en lien direct avec les conditions de vie d'une partie importante de la population. Comme nous le mentionnions dans le mémoire que nous avons déposé en 1981, "(...) Partout où se retrouve l'analphabétisme, se retrouvent également la pauvreté, la misère et l'exploitation. Dans tous les pays, les cartes de l'analphabétisme et celles de la pauvreté se superposent. Cela n'est évidemment pas l'effet du hasard: l'analphabétisme est à la fois un problème particulier et le symptôme d'une situation économique, politique, sociale et culturelle. Au Québec, les analphabètes constituent une main d'œuvre peu qualifiée, une réserve de travail que le capital utilise au gré des fluctuations du système économique. La grande majorité des analphabètes sont situés parmi les travailleurs-euses non qualifié-e-s, les chômeurs et les chômeuses, les travailleurs et les travailleuses occasionnelles, les assistés-sociaux."
"(...) Au niveau de l'éducation, la situation n'est pas différente. Toutes les statistiques scolaires démontrent que ce sont les enfants des classes populaires qui profitent le moins du système scolaire alors qu'ils se retrouvent en majorité dans les voies allégées et "professionnelles" qui préparent directement à leur évacuation rapide du système scolaire."
Cette réalité doit donc être prise en considération autant dans l'analyse du phénomène que dans les solutions qui seront proposées.
La définition et l'évaluation de l'analphabétisme sont différentes d'un pays à l'autre et relèvent des exigences de la société quant à la formation de base nécessaire pour participer activement à la société. On ne peut comparer l'analphabétisme de la majorité de la population d'un pays du Tiers Monde à l'analphabétisme qui touche une minorité, même importante, dans un pays industrialisé. Toutefois, les définitions retenues par l'UNESCO illustrent le vécu des personnes analphabètes de toutes les régions du monde:
Analphabète
Personne incapable de lire et écrire, en le comprenant, un exposé simple et bref de faits en rapport avec sa vie quotidienne.
Fonctionnellement analphabète
Une personne incapable d'exercer toutes les activités pour lesquelles l'alphabétisation est nécessaire dans l'intérêt du bon fonctionnement de son groupe et de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer à lire, écrire et calculer en vue de son propre développement et de celui de la communauté.
Dans un contexte nord-américain, l'alphabétisation doit donc dépasser la simple maîtrise de la lecture, de l'écriture et du calcul. L'évaluation de l'analphabétisme et la quantification du problème doivent donc tenir compte des exigences de notre société afin que les mesures qui seront mises en place pour lutter contre l'analphabétisme permettent à l'adulte de dépasser le simple seuil de la maîtrise des éléments de base nécessaires à la poursuite de la formation.
Par ailleurs, il nous semble important d'éliminer la confusion qui subsiste souvent quant à l'identification de l'analphabétisme dans la population en général. On se dit conscient du problème parce que l'on a constaté que les jeunes ne savent plus écrire. On confond très souvent analphabétisme et difficultés d'orthographe. Sans nier ce problème qui touche une partie importante de la population, principalement chez les jeunes adultes, il importe toutefois de distinguer clairement ce problème de celui de l'analphabétisme. On peut avoir des difficultés majeures devant l'écrit et être en mesure d'analyser un texte très complexe ou de poursuivre des études universitaires alors que les personnes analphabètes, elles, ne seront pas en mesure de décoder un texte très simple et auront beaucoup de difficulté à s'exprimer en groupe. Très souvent, les personnes analphabètes ont complètement perdu confiance en leurs capacités intellectuelles. Elles se cachent, se taisent, refusent de s'identifier comme analphabètes de peur de perdre leur emploi, d'être jugées par les autres, d'être rejetées.
Très souvent, elles n'ont pu accéder au marché du travail et, si elles ont un emploi et qu'elles le perdent, elles n'arriveront plus à retrouver un emploi, simplement parce qu'elles ne peuvent lire et compléter les formulaires de demande d'emploi. En période de crise, lorsque le taux de chômage est élevé, elles seront les premières victimes de la crise puisqu'en ayant le choix, les employeurs rechercheront un personnel plus qualifié. Il en est de même dans les services publics. Peu importe le gouvernement (fédéral, provincial ou municipal), on en arrive à exiger un diplôme de fin d'études secondaires pour un poste de travailleur manuel qui ne nécessite aucune connaissance académique. La discrimination est de taille pour les personnes analphabètes!
Comme nous l'avons mentionné plus tôt, le phénomène de l'analphabétisme fonctionnel est en croissance au Québec et dans l'ensemble des pays industrialisés. Malgré une scolarité obligatoire jusqu'à l'âge de 16 ans, nous constatons une augmentation majeure du nombre de jeunes dans nos groupes. Ces jeunes sont allés à l'école pendant huit ans, dix ans, et sont pourtant fonctionnellement analphabètes, ce qui est pour le moins dramatique, autant pour ces jeunes que pour l'évaluation de notre système d'éducation. Il nous semble donc essentiel de bien cerner le problème afin d'apporter les correctifs qui s'imposent de façon à ce que nous soyons assurés que les jeunes sortiront de l'école en ayant au minimum acquis les connaissances de base nécessaires au bon fonctionnement dans une société en continuelle transformation. Nous reviendrons d'ailleurs sur le problème des jeunes dans la prochaine section de ce document.
Nous ne reviendrons pas ici sur les statistiques qui permettent de quantifier le problème. Nous pensons que la Commission Canadienne pour l'UNESCO, dans son document "L'analphabétisme chez les adultes au Canada" publié en 1983, cerne assez bien la question. Toutefois, il faudra s'entendre sur la définition même de l'analphabétisme et sa correspondance en terme de scolarité à atteindre. Bien sûr, cette évaluation est aussi relative puisque bien des adultes n'ont complété aucun diplôme et ont pourtant acquis toutes les compétences et connaissances nécessaires pour fonctionner normalement dans la société. Cependant, comme nous l'avons mentionné, beaucoup de jeunes ont acquis une scolarité qui aurait normalement dû leur permettre de fonctionner et sont pourtant fonctionnellement analphabètes. L'évaluation du nombre de personnes analphabètes n'est donc pas qu'affaire de statistiques mais de vérification des acquis scolaires et expérientiels.
Nous terminerons cette partie en soulignant les conséquences pour la société d'un taux élevé d'analphabétisme. Si les conséquences individuelles sont principalement liées à la marginalisation des personnes analphabètes, cette marginalisation entraîne des coûts sociaux considérables. Étant très souvent incapables d'intégrer le marché du travail, les personnes analphabètes deviendront bénéficiaires des programmes sociaux, ne pourront se prononcer dans le processus démocratique des élections et demeureront isolées et marginalisées pour la plupart des activités sociales. Selon nous, alphabétiser n'est pas que permettre l'épanouissement de l'individu, c'est enrichir la société. C'est aussi respecter les droits de la personne et travailler au respect de ces droits dont le droit d'apprendre reconnu par la dernière conférence de l'UNESCO.
Pourquoi parler de problématiques et de besoins au pluriel? Simplement parce qu'il n'existe pas qu'une catégorie de personnes analphabètes et que ces dernières ne rencontrent pas les mêmes difficultés et peuvent avoir des attentes différentes dans leur démarche d'alphabétisation. On ne peut donc pas envisager un modèle d'intervention unique, une approche "miracle", tout comme ces adultes n'ont pas des objectifs de formation identiques. Notre regroupement rejoint près de 35 organismes à travers le Québec et ces organismes nous ont permis de saisir l'importance de développer des lieux et des moyens de formation conformes aux différents besoins et attentes des personnes analphabètes. On n'alphabétise pas de la même façon des jeunes qui viennent à peine de quitter l'école que des adultes sur le marché du travail ou encore des gens plus âgés qui ont une longue expérience de vie et développé des moyens pour compenser leurs lacunes académiques. On n'alphabétise pas de la même façon des québécois francophones et des groupes allophones. On ne s'adresse pas nécessairement de la même façon aux personnes analphabètes en milieu rural qu'urbain. Ce sont tous des éléments dont on doit tenir compte dans la perspective d'un développement de l'alphabétisation et des ressources éducatives en alphabétisation. Tous les intervenants en alphabétisation, qu'ils soient du réseau public ou des groupes populaires sont confrontés à cette réalité.
Afin d'illustrer notre propos, voici quelques exemples de problématiques particulières et des besoins et attentes liés à ces problématiques:
Ils sont de plus en plus nombreux dans nos groupes. Ils sont allés à l'école pendant 8, 9, parfois 10 années et ils n'ont pas appris. Très tôt, ils ont été placés dans des classes "allégées" et dirigés vers le "professionnel court" à l'intérieur duquel les disciplines de base n'avaient pas ou peu leur place. Ils ont été suivis par des orthopédagogues... sans succès. Leurs histoires de vie nous démontrent que les difficultés se sont manifestées au début du primaire et n'ont jamais été corrigées. Chaque année scolaire n'a servi qu'à mettre en évidence leur incapacité à s'intégrer à l'école, à apprendre. L'école est pour ces jeunes synonyme d'échec.
On ne s'étonne donc pas qu'ils refusent de retourner à l'école, qu'ils s'y sentent mal à l'aise, impuissants. Nous ne parlons pas ici du phénomène de délinquance ou de "décrochage". Nous parlons de ces jeunes qui, dès le début de leur primaire se sont trouvés marginalisés et qui n'ont pas pu "accrocher" à un modèle conçu pour la majorité.
Les histoires de vie nous révèlent que bon nombre de ces jeunes ont des parents analphabètes, ce qui signifie qu'ils n'avaient aucun soutien à l'école. Très souvent les conditions socio-économiques de la famille seront la cause principale de l'échec scolaire. L'enfant qui se présente à l'école sans avoir mangé et qui n'avalera rien avant le souper n'est pas en mesure de se concentrer suffisamment pour assimiler les connaissances qui lui sont dispensées. Nous ne pouvons ignorer ces conditions socio-économiques d'une partie importante de la population, conditions qui déterminent très souvent l'avenir des jeunes. Nous ne pouvons non plus nier le fait que les difficultés familiales sont très souvent à l'origine de perturbations lourdes de conséquences pour les enfants.
L'école est malheureusement peu préoccupée par cette réalité et la réalité qu'elle véhicule - famille modèle, loisirs, travail, vacances, réussite familiale et sociale - est à ce point étrangère aux enfants des milieux défavorisés qu'ils sont confrontés à deux mondes, deux cultures. Leur vécu n'a rien à voir avec ce qu'on leur présente à l'école et très souvent ils n'ont aucune place pour l'exprimer. Si l'école n'est pas la seule responsable de l'échec scolaire, elle intervient peu sur les causes de cet échec et n'offre que très peu de soutien aux enfants qui vivent des difficultés d'apprentissage liées à leurs conditions. Il suffirait peut-être simplement d'offrir un repas le midi aux enfants des milieux économiquement défavorisés ou d'offrir un soutien et une formation aux parents analphabètes ou sous-scolarisés. Tout se joue au niveau du primaire et c'est d'abord là que nous devons trouver des réponses aux difficultés d'apprentissage.
Tous les jeunes qui sont actuellement analphabètes doivent trouver réponse à leur problème si nous ne voulons pas qu'ils soient handicapés pour la vie. Et il n'y a pas qu'UNE réponse! Les mesures de rattrapage scolaire, les allocations pour favoriser le retour aux études ne sont pas les seules réponses au problème de l'analphabétisme chez les jeunes. Ils doivent pouvoir choisir les lieux de formation qui répondent le mieux à leurs attentes et à leurs besoins tout en bénéficiant de ressources et de stimulation dans leurs démarches. Ils doivent pouvoir rattraper leur retard sans avoir à tout recommencer car ils ne peuvent envisager de retourner encore pendant dix ans sur les bancs d'école avant d'avoir accès au marché du travail. Les approches pédagogiques doivent être adaptées à leur situation et à leurs besoins afin qu'ils retrouvent confiance en leurs capacités intellectuelles. Nous devons miser sur le développement de ressources éducatives qui leur donnent le goût d'apprendre si nous voulons les inciter à reprendre une démarche de formation.
Les deux dernières décennies ont été témoins d'une arrivée importante d'immigrants provenant de nombreux pays où l'accès à l'éducation est très limité. Donc, de nombreux immigrants sont arrivés au Québec sans, d'une part connaître et parler le français ou l'anglais mais en étant aussi analphabètes dans leur propre langue. Ce dernier élément est d'ailleurs à l'origine des nombreuses difficultés et de l'échec partiel des C.O.F.I. Les attentes des communautés ethniques sont doubles dans leur rapport à l'éducation. Les immigrants veulent, bien sûr, s'intégrer au Québec, mais ils veulent aussi maintenir le contact avec leur pays d'origine. Par ailleurs, plusieurs recherches ont démontré l'échec des démarches d'alphabétisation en langue seconde, ce qui explique le choix de plusieurs de nos groupes membres d'offrir des activités d'alphabétisation en langue maternelle pour ensuite offrir des cours de français langue seconde. Ce choix est pédagogique mais aussi politique en ce sens qu'il est important pour ces communautés de valoriser la culture du pays d'origine, de maintenir la communication avec la famille, les amis restés au pays mais aussi parce qu'il est aussi important d'intégrer les différentes cultures dans un perspective d'enrichissement collectif que d'intégrer les immigrants à notre propre culture.
Il faut donc respecter ce choix des personnes analphabètes et des groupes qui les représentent d'offrir des activités d'alphabétisation dans la langue d'origine et de faciliter ensuite l'apprentissage du français langue seconde.
Les personnes ayant un handicap intellectuel veulent aussi apprendre. Il y en a de plus en plus dans nos groupes membres et nous tentons, dans la mesure du possible et de nos compétences, de leur offrir une formation de base satisfaisante. Mais ce n'est pas simple car ces personnes nécessitent une attention particulière et peuvent difficilement fonctionner dans un groupe régulier. Plusieurs expériences ont démontré qu'elles pouvaient apprendre, améliorer leurs connaissances, développer leur autonomie, fonctionner relativement bien dans un climat de confiance et de respect. Bien sûr, elles n'auront probablement jamais accès aux études universitaires et il est fort probable qu'elles n'atteindront pas non plus le niveau secondaire. Toutefois, une attention particulière devrait être accordée à cette problématique de façon à répondre à cette motivation qui anime les personnes ayant un handicap intellectuel de façon à favoriser leur intégration sociale. Pouvons-nous parler de démarche d'alphabétisation? Sûrement, même si nos objectifs par rapport à cette "clientèle" spécifique devront être différents, tout comme les moyens de les rejoindre et de répondre à leurs besoins.
D'une certaine façon, les femmes ont aussi des besoins particuliers, qui ne nécessitent pas une approche pédagogique particulière mais qui impliquent un élargissement des ressources favorisant l'accès à l'éducation.
Bien des femmes, faute de services de garderie gratuits, faute de transport (dans les régions ou villes où il n'y a pas de transport en commun) et faute de ressources financières ne peuvent profiter des ressources offertes tant par le réseau public que par les groupes populaires d'alphabétisation. Les ressources financières sont effectivement déterminantes. Lorsque l'on étudie les données sur la pauvreté, lorsque l'on constate le nombre élevé de familles monoparentales (principalement des femmes) et les faibles revenus de ces familles, on fait facilement le lien entre l'analphabétisme des femmes et la pauvreté. Pourtant, elles veulent apprendre. Elles veulent intégrer ou réintégrer le marché du travail. Elles veulent apprendre pour aider leurs enfants. Ces mères sont le premier lien de l'enfant avec l'éducation et peuvent difficilement assumer ce rôle. Elles veulent apprendre pour sortir de leur isolement, pour s'impliquer bénévolement. La motivation est très présente mais leurs ressources sont limitées. En ce qui les concerne, l'accessibilité ne peut se limiter au développement de ressources éducatives. Des ressources communautaires et des ressources financières doivent faciliter cet accès.
Un plan d'action en alphabétisation doit tenir compte de ces spécificités, de ces besoins variés. Répondant directement aux attentes de leurs participants, les groupes populaires en alphabétisation ont dû s'adapter à ces réalités et c'est pourquoi nous jugeons indispensable ces ressources alternatives développées en fonction des besoins exprimés par la communauté, cette dernière pouvant être un quartier, un groupe ethnique ou un organisme intervenant sur une problématique spécifique.
La recherche du modèle organisationnel unique ou de la démarche pédagogique "miracle" nous semble donc utopique et nous espérons que le gouvernement ne penchera pas en faveur de cette solution facile.
Qu'est-ce qu'alphabétiser? Quel est le début et la fin de l'alphabétisation? C'est une question qui revient souvent. Nous pourrions élaborer longuement sur cette question puisqu'elle est directement liée aux besoins de notre société et que nous pouvons difficilement envisager les actions en alphabétisation hors de ce contexte. Bien sûr, alphabétiser c'est d'abord apprendre aux adultes à lire, écrire et compter. Mais ces seuls apprentissages sont-ils suffisants pour que l'adulte marginalisé puisse vraiment fonctionner socialement? À notre a-vis, le concept d'alphabétisation est beaucoup plus large.
Pour nous, alphabétiser, c'est aussi prendre la parole. C'est comprendre ce qui nous entoure. C'est développer le sens critique. C'est favoriser la prise en charge individuelle et collective. C'est offrir les bases nécessaires pour que l'adulte puisse avoir accès à d'autres connaissances, puisse poursuivre sa formation. C'est développer l'autonomie, améliorer la confiance en soi. C'est aussi intégrer l'adulte dans un processus de participation démocratique, lui donner du pouvoir. C'est l'amener à identifier ses besoins et à leur trouver des réponses.
Pour nous, l'alphabétisation est le pré-requis à toute autre formation académique. Ce n'est pas une fin en soi mais une ouverture. En ce sens, nous ne pouvons aborder la question de l'alphabétisation sans soulever aussi le problème du lien entre l'alphabétisation et la formation de base, la formation générale et la formation professionnelle. Nous ne pouvons isoler l'alphabétisation du processus large de formation car il serait absurde de prétendre que la formation en alphabétisation est suffisante pour permettre aux adultes de travailler, de fonctionner socialement. Plusieurs pays ont constaté un "analphabétisme de retour" moins de deux ans après une campagne d'alphabétisation. Pour être vraiment efficace, une action en alphabétisation doit être assortie de mesures de "post-alphabétisation" et c'est pourquoi nous ne devons pas limiter notre réflexion aux seules activités d'alphabétisation. L'alphabétisation doit donc être définie dans une perspective globale qui ne se limite pas qu'aux apprentissages de base de la lecture, de l'écriture et du calcul et doit être assortie de mesures qui éviteront l'analphabétisme de retour.
Où en sommes-nous au Québec dans la lutte contre l'analphabétisme? Le dossier a considérablement évolué dans les cinq dernières années. Lorsque le gouvernement a rendu public son "Énoncé de politique en éducation permanente", en 1984, il annonçait entre autres que l'alphabétisation devenait une "priorité" gouvernementale. Il reconnaissait donc le problème et décidait de lui accorder une attention particulière. Concrètement, cette reconnaissance s'est traduite, en 1984-85, par une levée du moratoire sur le programme de soutien aux organismes volontaires et par une augmentation substantielle du budget alloué à l'alphabétisation dans le cadre de ce programme et par une augmentation du budget des commissions scolaires pour les activités d'alphabétisation. En 1985-86, un nouveau pas était fait, du moins pour les commissions scolaires auxquelles on accordait une enveloppe budgétaire ouverte, favorisant ainsi un développement majeur des activités alors que de leur côté, les groupes autonomes, eux, retrouvaient le moratoire fermant l'accès aux nouveaux groupes et un budget pratiquement gelé. Nous ne pouvons que constater et déplorer le développement inégal des deux réseaux qui font de l'alphabétisation et souhaiter que des mesures soient prises pour corriger ce déséquilibre.
Les inégalités entre les deux réseaux ne se manifestent pas uniquement dans l'allocation des ressources et l'ouverture des enveloppes budgétaires. Elles se manifestent aussi dans les choix offerts aux personnes analphabètes. Par exemple, seules les commissions scolaires sont reconnues par le Ministère de la main d'œuvre et de la sécurité du revenu pour le versement des allocations de formation versées aux personnes analphabètes qui s'inscrivent dans une démarche de formation. La plupart de nos groupes ont vu des participants quitter leurs groupes pour s'inscrire à la commission scolaire afin de pouvoir bénéficier de ces allocations. Et certains de ces participants reviennent parfois dans nos groupes le soir parce qu'ils s'y sentent plus à l'aise et considèrent qu'ils apprennent mieux. Nous comprenons mal que nos activités soient reconnues par le Ministère de l'éducation sans l'être par les autres ministères.
Un élément déterminant accentue les inégalités entre les deux réseaux. Alors que, comme nous l'avons mentionné, le réseau public dispose d'une infrastructure par les services d'éducation des adultes ainsi que d'une enveloppe budgétaire ouverte pour développer les activités d'alphabétisation dans le réseau public, les organismes volontaires, eux, doivent se limiter à un "programme d'aide" qui ne tient pas compte de l'infrastructure nécessaire au fonctionnement d'un organisme et au déroulement ainsi qu'au développement des activités. Alors que ce sont principalement les groupes populaires qui ont contribué à sensibiliser la population au dossier, alors que la participation des groupes est sollicitée partout, alors que la représentation est un volet important du travail de leur regroupement, les groupes populaires d'alphabétisation ne peuvent faire financer que leurs seules activités de formation. De plus, ce programme d'aide est remis en question à chaque année, ce qui a pour conséquence directe que les groupes ne peuvent planifier leurs activités à long terme, ni même au début de l'année scolaire puisque la réponse à leurs demandes de financement ne leur parvient au plus tôt qu'à la fin du mois de septembre. Finalement, ce sont les groupes qui ont amorcé la réflexion sur ce dossier et ce sont les commissions scolaires qui en profitent! À travers les groupes, ce sont les personnes analphabètes qui sont pénalisées et insécurisées car nous ne pouvons jamais garantir la poursuite des activités, ce qui est pour le moins inacceptable.
L'analyse des efforts consentis pour développer l'alphabétisation démontre la nécessité d'élaborer un plan d'action global en alphabétisation. La situation actuelle, soit un développement anarchique, ne nous permet pas de vérifier l'efficacité des mesures mises en place et l'absence d'orientations sur ce dossier risque d'entraîner des coûts considérables pour de faibles résultats. Il ne suffit pas de développer des ressources, il faut aussi s'assurer qu'elles répondent véritablement aux besoins. L'absence de mesures de soutien pédagogique pour les intervenants, le peu de temps accordé à la recherche et au.développement d'outils pédagogiques, le fait que l'on n'ait pas défini clairement la nature de l'analphabétisme (et de ses différentes formes) et de l'alphabétisation avant de se lancer dans une action d'envergure nous préoccupe car nous risquons de ne nous attaquer que superficiellement au problème.
Nous terminerons ce volet en soulignant que, malgré les inégalités et les difficultés rencontrées, l'implication des deux réseaux contribue à la richesse de l'approche québécoise du dossier de l'alphabétisation et que la multiplication de lieux de formation diversifiés ne peut que nous permettre de rejoindre un plus grand nombre de personnes analphabètes. Cette reconnaissance de la valeur des ressources éducatives diversifiées et complémentaires est actuellement propre au Québec et gagnerait à être partagée au niveau national et international.
Comme nous l'avons mentionné plus tôt, la lutte contre l'analphabétisme ne peut pas se limiter qu'à l'enseignement du français et du calcul de base auprès des adultes actuellement analphabètes, bien que cela soit le point central de notre intervention. Nous devons aussi prévenir l'analphabétisme en nous assurant que tous les jeunes acquièrent à l'école la formation minimale de base qui leur permettra ensuite de poursuivre leur formation ou de s'intégrer directement sur le marché du travail. De plus, étant donné le nombre important d'immigrants, analphabètes dans leur propre langue, nous devons leur garantir un accès réel à l'éducation en respectant leurs besoins et attentes. Enfin, nous devons admettre que la formation requise ne peut être qu'académique mais doit s'inscrire dans une dynamique de prise en charge individuelle du vécu des personnes analphabètes et de prise en charge collective par l'intégration de l'individu à la collectivité.
Comment répondre au problème? Comment nous assurer que nous répondrons à notre objectif d'éliminer l'analphabétisme au Québec d'ici l'an 2000. Plusieurs options peuvent être envisagées. Nous avons tenté d'en identifier quelques-unes, d'en situer les avantages et désavantages, d'en imaginer les limites.
Bien que les moyens d'action déjà initiés reflètent un intérêt réel de trouver des solutions au problème de l'analphabétisme, l'absence d'orientations, de perspectives globales, crée un malaise chez les intervenants en alphabétisation. Rappelons quelques-unes des mesures en place. Au niveau des lieux de formation, deux secteurs interviennent: le secteur public par le biais des services d'éducation des adultes des commissions scolaires et probablement une centaine d'organismes volontaires dont 70 sont aidées par le programme OVEP de la Direction générale de l'éducation des adultes. De plus, des programmes spéciaux sont prévus pour le rattrapage scolaire, principalement pour les jeunes et certaines mesures ont été mises en place pour favoriser l'accès à l'éducation pour certaines "clientèles" particulières (ex.: femmes "chef de famille").
Des services sont maintenant offerts sur l'ensemble du territoire québécois, ce qui démontre une nette évolution dans les trois dernières années. Pourtant, malgré ce développement majeur, il n'y a toujours pas de coordination nationale du dossier. Il n'y a pas, non plus, de programmes de formation, de recherche, de développement de matériel pédagogique. Il y a peu d'échanges entre les intervenants. Le matériel pédagogique se développe au jour le jour et la documentation circule très peu. La plupart des formateurs des commissions scolaires sont engagés comme "pigistes" avec contrat renouvelable à chaque année ou session, sans garantie aucune. Dans les groupes, les travailleurs constituent des équipes de base stables mais les conditions de travail sont pour le moins indécentes: salaires très faibles, chômage régulier, bénévolat permanent. Nous ne pouvons que constater l'insécurité chronique des formateurs des deux réseaux.
Les problèmes soulevés ne relèvent donc pas uniquement de budgets insuffisants, bien que cela soit aussi présent dans les difficultés rencontrées, du moins dans le réseau volontaire. Le dossier a besoin d'une vue d'ensemble, d'orientations claires, de leadership si nous voulons éviter l'éparpillement. Il a besoin d'une prise en charge collective, d'une sensibilisation large de la population si nous voulons vraiment rejoindre les personnes analphabètes. Mais il faut d'abord et avant tout s'assurer que les ressources en place puissent répondre adéquatement aux besoins.
Plusieurs pays, principalement dans les pays en développement, ont opté pour cette solution afin de répondre rapidement et efficacement au problème de l'analphabétisme. Ces campagnes d'alphabétisation étaient guidées par une volonté politique très claire et impliquaient l'ensemble de la société. Sur ce point, l'expérience nicaraguayenne a sûrement été un modèle à suivre. Pendant les six mois de la campagne, les écoles se sont vidées, de même que les bureaux, et tous ceux qui avaient un minimum de formation ont été appelés à partager leurs connaissances. Des brigades ont été organisées et ont sillonné le Nicaragua. Des ateliers se sont formés dans les usines, dans les quartiers, dans les villages, dans les coopératives. Cette prise en charge collective a sûrement été la clé du succès de la campagne. Mais le pays ne s'est pas arrêté là. Il fallait poursuivre la formation et l'alphabétisation n'était donc que le premier pas vers la transformation sociale. Des centres de formation populaire se sont développés un peu partout permettant la poursuite de la formation de base, limitant ainsi le danger d'analphabétisme de retour.
Certains pays industrialisés ont aussi choisi cette option. L'expérience la plus connue est celle de la Grande Bretagne dans les années '70. Là encore, la mobilisation a été collective. Les médias, dont la B.B.C. y ont joué un rôle prépondérant, à la fois au niveau du recrutement et de la sensibilisation mais aussi au niveau de la formation. Cependant, cette campagne s'est avérée un demi-succès ou demi-échec. On avait mal évalué l'importance du problème et les ressources en place étaient insuffisantes pour répondre à la demande. Malgré une utilisation massive de bénévoles, on a perdu un nombre considérable de participants faute de ressources pour répondre à la demande. Cependant, cette campagne a tout de même permis d'alphabétiser des dizaines de milliers de personnes, ce qui est loin d'être négligeable.
La campagne d'alphabétisation était aussi la solution retenue par la CE.F.A.. Quant à nous, nous nous interrogeons toujours sur l'efficacité réelle de cette solution pour l'analphabétisme en pays industrialisé. Nous ne sommes pas un pays en développement. Les personnes analphabètes constituent une minorité, du moins le croient-elles. Elles sont isolées, difficiles à rejoindre. Il est évidemment plus facile de motiver la population face à un problème qui rejoint la majorité que de chercher à atteindre une minorité. Par ailleurs, l'alphabétisation et la formation de base nécessaires ici ne sont pas les mêmes que dans un pays en voie d'industrialisation. Nous ne pensons pas qu'une campagne d'alphabétisation soit une fin en soi. Elle doit faire partie d'un ensemble de mesures, d'une stratégie d'action, d'une planification de moyens. Elle peut donc être une solution à retenir, à étudier, mais comme un des moyens à utiliser pour atteindre notre objectif dans une stratégie plus globale.
Le Regroupement privilégie l'élaboration d'une politique d'alphabétisation, d'une stratégie d'action utilisant de multiples ressources et impliquant une prise en charge par l'ensemble de la collectivité. Nous ne pouvons nous limiter aux seules activités déjà en cours; nous devons élargir la prise en charge. Nous ne sommes pas nécessairement opposés à la notion de campagne d'alphabétisation mais nous pensons que pour être vraiment efficace, elle doit être précédée d'un certain nombre de mesures, d'expérimentation et de consolidation qui en garantissent le succès.
Notre lecture de la réalité repose sur notre vécu et sur celui de nos participants et participantes et c'est pourquoi nous avons décidé d'élargir notre réflexion et d'envisager un plan d'action, ou du moins quelques éléments d'un plan d'action, beaucoup plus large que les revendications spécifiques à notre réseau d'intervention.
Nous pensons que la solution au problème est d'abord et avant tout politique. Elle est politique en ce sens qu'elle implique ou doit impliquer l'ensemble de la société et qu'il revient au gouvernement, en concertation avec les intervenants concernés, de cerner les enjeux du problème, de déterminer les orientations gouvernementales et de coordonner les actions qui seront entreprises. Le problème, tout comme ses conséquences, ne touche pas que le ministère de l'éducation, bien que celui-ci soit directement concerné. Il touche aussi le ministère de la main d'œuvre et de la sécurité du revenu puisque les personnes analphabètes ont difficilement accès à l'emploi et/ou aux programmes de formation professionnelle. Il concerne le ministère de l'industrie et du commerce puisque plusieurs travailleurs ne peuvent être recyclés faute de formation de base suffisante. Il concerne le ministère des affaires sociales parce que les conditions de vie sont liées aux conditions économiques et que vivant très souvent sous le seuil de la pauvreté, les personnes analphabètes sont plus vulnérables physiquement et moralement. Il concerne le Secrétariat à la condition féminine car il touche beaucoup de femmes qui ne peuvent ainsi avoir accès au marché du travail. Et nous pourrions continuer et démontrer qu'à peu près tous les ministères sont directement ou indirectement concernés par la question.
La politique et le plan d'action en alphabétisation doivent donc entraîner des actions gouvernementales impliquant tous les ministères ainsi que tous les secteurs de la vie économique et sociale.
Concrètement, un plan d'action en alphabétisation doit être envisagé à partir d'objectifs et d'orientations clairs et s'appuyer sur un échéancier réaliste et des budgets conséquents.
La définition des objectifs et des orientations soulève plusieurs questions de fond. Qu'entendons-nous par alphabétiser, dans un contexte de pays industrialisé? Devons-nous nous limiter à l'équivalence du "niveau primaire" ou devons-nous nous assurer que les adultes formés deviendront aptes à s'intégrer au marché du travail ou à participer à l'ensemble des éléments constituant la vie sociale? Devons-nous privilégier des clientèles ou reconnaître le droit pour tous à la formation de base? Certains ont tendance à privilégier les jeunes adultes sans penser que des parents analphabètes ne sont pas en mesure d'aider leurs enfants dans leur démarche d'apprentissage. En combien d'années pensons-nous réaliser notre objectif d'éliminer l'analphabétisme? Quelles sont les conditions minimales nécessaires pour entreprendre une action d'envergure? Comment développerons-nous les ressources éducatives et comment en favoriserons-nous l'accès? Bref, ce sont toutes des questions qui demandent réflexion et qui orienteront le plan d'action gouvernemental en alphabétisation, tout comme les budgets nécessaires à sa réalisation.
Évidemment, l'opération sera coûteuse. Mais le coût social à moyen et long terme de l'analphabétisme l'est aussi. Il est absolument inconcevable de maintenir un taux d'analphabétisme aussi élevé dans une société aussi avancée sur les plans économique et social que la nôtre. Si l'éducation est reconnue comme un droit et une obligation pour les enfants, nous ne pouvons accepter que ce droit ne soit pas reconnu pour les adultes. C'est un problème démocratique à ce point important qu'on ne peut l'opposer à des contraintes économiques. C'est un investissement dans l'avenir. Les budgets ne sont pas élastiques mais il est évident que nous parlons ici de priorité gouvernementale et que dans cette perspective, le gouvernement devra accroître son investissement en alphabétisation.
Comme nous l'avons mentionné, l'analphabétisme est un problème collectif qui, de ce fait, nécessite une prise en charge collective. Tous les partenaires sociaux doivent être impliqués dans cette action, des institutions publiques au monde des affaires, sans oublier les syndicats et les organisations volontaires.
Comment impliquer l'ensemble de la collectivité dans une telle action d'envergure? Quel serait le rôle des différents partenaires sociaux? Et comment coordonner une telle opération? Sur cette dernière question, étant donné le caractère "éducatif" de cette "mission", il nous semble que le rôle clé de la coordination et du développement des ressources éducatives doit relever du ministre de l'éducation, en concertation avec les autres ministères mais aussi en concertation avec tous les partenaires concernés directement ou indirectement par le problème.
Actuellement, deux réseaux interviennent en alphabétisation: le réseau public et le réseau des organismes volontaires. Ces deux réseaux, de par l'expertise qu'ils ont développée doivent être partie prenante de l'élaboration du plan d'action en alphabétisation et sont d'ailleurs déjà impliqués dans le travail de réflexion en cours à la Direction générale de l'éducation des adultes. Il nous semble important de revenir ici sur la question de l'implication des deux réseaux actuellement engagés dans la démarche. On pourrait être porté à penser qu'il y a un dédoublement à éviter. Comme nous l'avons expliqué dans les chapitres précédents, les besoins sont énormes... et très diversifiés. Nous ne pensons pas qu'il existe une solution "miracle" au problème, qu'il n'y a qu'une réponse acceptable.
Actuellement, les deux réseaux répondent à des besoins très variés. Plusieurs adultes refusent de s'inscrire dans une commission scolaire parce qu'ils ne s'y sentent pas à l'aise, parce qu'ils ont vécu leur relation à l'école comme un échec. Ils se sentent plus à l'aise dans un groupe populaire parce que celui-ci est plus près de leur vécu, permet une vie sociale et communautaire ou simplement parce qu'on est moins identifié lorsqu'on suit un cours dans un logement que dans une école. Comme ils sont aussi partie prenante de leur processus de formation, il peuvent déterminer les contenus de formation de façon à ce qu'ils répondent à leurs besoins. Ils développent un sentiment d'appartenance avec les membres de leur atelier puis avec l'ensemble du groupe. Ils participent à des activités communautaires. Ils ont leur mot à dire sur l'organisation du local, des activités. Bref, ils font en même temps l'apprentissage du travail de groupe et de la participation démocratique aux décisions. Ils ne se sentiraient probablement pas aussi bien si leur participation ne se limitait qu'aux apprentissages académiques.
L'UNESCO a reconnu, suite à une recommandation de la délégation canadienne lors de la Quatrième conférence internationale sur l'éducation des adultes, en 1985, l'importance du secteur volontaire et du travail qui a été fait par ce secteur en alphabétisation. Très souvent, le pas nécessaire pour retourner sur le marché du travail ou encore pour s'inscrire dans une démarche de poursuite de formation se fait par le biais d'un passage dans le secteur volontaire.
Pourtant, ces deux réseaux ne peuvent être les seuls impliqués dans une action d'envergure en alphabétisation. Un élargissement des ressources éducatives est essentiel si nous voulons nous assurer de répondre vraiment au besoin. Ces deux modèles sont effectivement à développer, mais d'autres modèles doivent aussi être envisagés. Les deux réseaux pourraient continuer leur travail mais deviendraient aussi des lieux de formation de multiplicateurs pour étendre davantage les activités d'alphabétisation.
Les deux réseaux sont différents. Le secteur volontaire a une réalité qui lui est propre et qui doit être respectée. Né des besoins du milieu et géré par ses membres, l'organisme volontaire doit pouvoir conserver son autonomie et sa spécificité tant organisationnelle que pédagogique doit être respectée. Si, dans les débuts du Regroupement, nous visions une homogénéité de notre membership, nous pensons aujourd'hui que cette homogénéité peut devenir un frein à la créativité des organismes. La richesse de notre regroupement, l'évolution de notre réflexion reflètent la diversité de notre membership. Nous regroupons des groupes qui interviennent dans des quartiers de villes ou villages, des groupes qui interviennent sur le plan régional, des groupes ethniques, des groupes qui ont choisi de travailler auprès de clientèles spécifiques - personnes ayant un handicap intellectuel, jeunes, travailleurs... Tous ces modèles d'intervention ont contribué à enrichir notre analyse et ont permis de développer des modèles et approches pédagogiques adaptés à plusieurs types de besoins. C'est pourquoi nous trouvons essentiel de multiplier les lieux de formation, de les diversifier, de laisser place à la créativité autant pédagogique qu'organisationnelle. Et c'est pourquoi nous pensons aussi que l'on doit reconnaître le bien-fondé de l'autonomie des groupes. L'autonomie, c'est la liberté qui permet la créativité.
Mais, nous l'avons dit, nous ne pouvons nous permettre d'envisager une action d'envergure uniquement avec les deux réseaux déjà existants. Nous devons élargir la préoccupation et la prise en charge.
Le monde du travail doit être partie prenante du dossier. Le patronat et les syndicats doivent s'impliquer, ne serait-ce qu'avec les travailleurs qu'ils rejoignent directement. On parle depuis des années du congé-éducation. Pourquoi ne pas utiliser le congé-éducation pour les travailleurs analphabètes.
Plusieurs conventions collectives prévoient des politiques de perfectionnement qui pourraient servir prioritairement aux travailleurs analphabètes. Des activités d'alphabétisation pourraient être organisées sur les lieux de travail. Bref, bien des moyens pourraient être développés par le milieu du travail dans la lutte contre l'analphabétisme, ne serait-ce qu'en acceptant d'engager des travailleurs analphabètes.
Les médias ont aussi un rôle majeur à jouer dans ce concept de prise en charge collective, non pas tellement comme lieu ou moyen de formation mais par un travail de sensibilisation large au problème et en publicisant les ressources offertes. Le travail de sensibilisation est primordial si nous voulons dépasser les tabous, vaincre les préjugés pour en arriver à ce qu'il soit aussi naturel pour un adulte de s'inscrire à des cours d'alphabétisation qu'à des programmes de formation professionnelle. Mais avant d'en arriver à une telle campagne de sensibilisation large, nous devons d'abord nous assurer que nous avons développé l'infrastructure qui permettra de répondre à la demande.
On peut difficilement envisager une telle action sans une implication très grande de personnes bénévoles. Toutefois, le bénévolat a ses limites et nous devons éviter de l'envisager comme LE moyen à utiliser. Nous devons impliquer des personnes bénévoles mais nous devons d'abord nous assurer que nous avons des équipes stables, expérimentées pour les encadrer. Si l'utilisation des services des personnes bénévoles est essentielle dans les organisations volontaires, nous avons cependant constaté certaines limites. Le travail d'alphabétisation n'est pas un travail facile. Il demande du temps, de la patience, de la stabilité dans l'équipe de formation de façon à sécuriser les personnes analphabètes qui s'inscrivent dans une démarche de formation, ce qui est difficile à assurer lorsque nous ne pouvons nous fier qu'à des personnes bénévoles qui changent continuellement. Les bénévoles ont aussi besoin de formation, d'encadrement, ce qui demande beaucoup de temps et d'énergie aux formateurs. C'est pourquoi nous devons d'abord nous assurer d'avoir une infrastructure provinciale régulière qui sera ensuite appuyée par des personnes bénévoles.
Un plan d'action gouvernemental doit donc, à notre avis, rechercher la participation de tous ceux et toutes celles qui font la richesse de notre tissu social, de notre collectivité. Chacun peut et doit prendre sa place dans une perspective de mobilisation collective pour éliminer l'analphabétisme. Et nous pensons que c'est au ministre de l'éducation que revient la responsabilité, le leadership du dossier. Nous terminerons cette partie en rappelant qu'il ne faut pas perdre de vue qu'il faut aussi s'assurer que les jeunes d'aujourd'hui ne seront pas les analphabètes de demain.
Mais, une politique d'alphabétisation ne se limite pas qu'à identifier les responsables et les partenaires impliqués...
Une politique ou un plan d'action en alphabétisation implique davantage que le développement de ressources éducatives et de programmes d'alphabétisation. L'alphabétisation n'est pas une fin en soi, c'est une ouverture. Une ouverture aux connaissances, une ouverture sur le monde et une ouverture aux autres formations. C'est un facteur déterminant dans le développement de la personne... et de la société.
a) Pré et post alphabétisation
Bien des adultes ne sont pas en mesure, psychologiquement, de s'inscrire directement dans une démarche académique. Ils ont besoin de préalables. Ils ont besoin d'une ou de plusieurs activités de pré-alphabétisation à l'intérieur desquelles l'accent porte davantage sur la communication et l'éveil des capacités que sur les apprentissages des codes de lecture, d'écriture ou de mathématiques. Le développement personnel et social fait partie intégrante des activités d'alphabétisation et doit être reconnu comme tel. L'adulte a suffisamment de difficulté à s'inscrire dans un lieu de formation que nous devons respecter cette difficulté et nous adapter en conséquence. Nous ne devons pas oublier que les personnes analphabètes sont généralement isolées, marginalisées, et doutent de leurs capacités intellectuelles. Plusieurs groupes ont vu des personnes suivre leurs activités pendant près de deux ans sans aucun progrès académique jusqu'au jour où un "déclencheur" leur a permis de retrouver en très peu de temps tous les acquis oubliés. une approche pédagogique souple, humaine peut amener des résultats qui déconcerteraient plusieurs pédagogues, orthopédagogues et psychologues.
Par ailleurs, si nous admettons que l'alphabétisation doit être considérée comme une ouverture aux autres formations, nous devons aussi penser à la poursuite de la formation académique. L'alphabétisation est un processus adapté aux adultes. La post-alphabétisation doit l'être aussi. Il faut qu'il y ait un lien entre la formation en alphabétisation et la formation générale et/ou professionnelle et que ce lien tienne compte de la réalité et des besoins de l'adulte. Si la formation subséquente n'est pas adaptée, les adultes risquent de ne pas poursuivre leur formation et de redevenir analphabètes en peu de temps. C'est un peu comme l'apprentissage d'une nouvelle langue. La post-alphabétisation doit donc avoir sa place dans le plan d'action en alphabétisation et elle doit être envisagée à partir de la réalité et des besoins des adultes. La démarche de l'adulte doit en être une de formation continue, de formation sur mesure.
b) La recherche et l'expérimentation
La recherche doit aussi avoir sa place dans le plan d'action. Des questions spécifiques sont à étudier, des méthodes à développer et à expérimenter. Plus nous intervenons en alphabétisation, plus la liste des difficultés s'allonge et nous n'avons malheureusement pas les ressources pour nous arrêter et faire les recherches qui s'imposent. Des problèmes comme celui de la dyslexie sont toujours sans solution. Certaines approches sont très efficaces avec un groupe et un échec complet avec le suivant. La documentation est très peu développée et gagnerait à être enrichie de recherches plus poussées.
c) Le rôle de l'École
Nous ne reviendrons pas sur la nécessité de revoir l'importance d'agir au niveau du primaire car cela nous semble une évidence. L'école a aussi un autre rôle à jouer, et cela auprès des parents. L'école se doit d'apporter un soutien aux parents qui ne comprennent pas le cheminement scolaire de l'enfant ou qui ont de la difficulté avec les nouveaux programmes scolaires. Elle se doit aussi d'apporter un soutien aux parents analphabètes. L'École doit impliquer les ressources du milieu, informer les parents des services offerts par l'école et par le milieu. Le principe de "l'école s'adapte à son milieu" doit s'appliquer concrètement et des services et ressources doivent être développées à cette fin.
Nous avons été pour le moins surpris que, lors des États généraux sur l'éducation qui se sont tenus l'année dernière, aucun organisme communautaire ne soit impliqué dans la démarche. Cela illustrait bien le fossé toujours présent entre l'école et le milieu. Il faudrait bien un jour appliquer le discours et développer des liens plus étroits avec le milieu et c'est peut-être par le dossier de l'alphabétisation que cela pourra se faire.
d) L'accessibilité
Nous ne pouvons terminer ce chapitre sans traiter de la question de l'accessibilité aux activités d'alphabétisation.
L'accessibilité, c'est le développement d'un ensemble de ressources éducatives qui vont permettre aux adultes de s'alphabétiser. Mais l'accessibilité, dans notre esprit, est une notion beaucoup plus large. Il faut que les adultes puissent bénéficier des services offerts. Nous devons développer des moyens, des conditions pour faciliter cet accès. Ces conditions sont multiples. Nous parlons, entre autres, du congé-éducation. Un adulte qui travaille huit heures par jour sur une chaîne de de montage n'est pas toujours en état de suivre des cours le soir, et, s'il l'est, cela pourra lui prendre près de dix années pour atteindre le simple niveau du primaire. On pourrait accélérer le processus en acceptant le principe du congé-éducation comme on l'accepte parfois pour les programmes de recyclage ou de formation professionnelle. Le congé-éducation nous semble être l'un des éléments essentiels à promouvoir dans la perspective d'un plan d'action, d'une approche globale en alphabétisation. D'autre part, pour les adultes qui ne sont pas sur le marché du travail, que ce soit parce qu'ils sont sur des programmes de chômage, d'aide-sociale ou encore pour les femmes qui désirent revenir sur le marché du travail, l'équivalent du congé-éducation, soit des allocations de formation, favoriserait l'accès réel aux activités d'alphabétisation.
D'autres mesures sont aussi envisageables pour développer l'accessibilité. Nous parlons ici, entre autres, des frais de garderie pour permettre aux femmes de sortir de la maison. Nous pensons aussi, en ce qui concerne les difficultés régionales, au transport adapté. Pourquoi ne pas utiliser le transport scolaire pour permettre aux adultes vivant dans des coins isolés de se déplacer pour suivre des cours ou même pour avoir une vie sociale plus épanouie? Nous sommes persuadés qu'une consultation auprès des personnes analphabètes permettrait d'identifier des mesures qui leur permettraient de s'inscrire dans une démarche de formation.
Plusieurs questions, qui pourtant nous touchent directement, n'ont pas été traitées dans ce document de réflexion. Nous aurions pu aborder la question du ou des programmes d'alphabétisation. Nous aurions aussi pu parler de la formation des formateurs ou encore de la nécessité de développer un ou de centres de documentation pour les intervenants en alphabétisation. Nous aurions pu ramener les revendications que nous portons depuis plusieurs années quant au financement de notre réseau, au financement statutaire, aux sources de financement.
Nous avons plutôt choisi de traiter la question de façon globale, de parler de la nature de l'analphabétisme et de l'alphabétisation. Nous avons abordé certaines problématiques et certains besoins spécifiques. Nous avons inventorié les ressources en place et étudié certaines hypothèses de solutions globales. Puis, nous avons tenté de présenter ce que doit comprendre pour nous un plan d'action en tenant compte, non seulement des ressources éducatives à développer mais aussi des partenaires à impliquer et des conditions pour favoriser l'accès à l'alphabétisation.
Notre objectif, en produisant cette réflexion, était d'élargir le débat, de démontrer qu'il n'y a pas qu'UNE réponse, UNE solution mais plutôt plusieurs questions à considérer dans la réponse au problème. Nous ne pensons pas que l'on puisse solutionner le problème en trois ou cinq années. Il faut accepter d'y mettre le temps nécessaire si nous ne voulons pas nous retrouver avec le même questionnement dans dix ou quinze ans. Bien sûr, il n'est pas habituel, dans un débat politique, d'envisager des moyens d'action sur plusieurs années. Malheureusement, nous n'en avons pas le choix si nous voulons rejoindre et alphabétiser les milliers d'adultes actuellement analphabètes tout en s'assurant que l'École ait apporté les correctifs nécessaires pour que la formation des jeunes ne laisse plus place à l'analphabétisme.
Nous avons beaucoup parlé des personnes analphabètes dans cette réflexion. Nous les avons cependant très peu impliquées dans les solutions proposées et nous le regrettons. Nous pensons toutefois qu'elles doivent être partie prenante du débat, comme elles le seront de leur formation. Elles doivent se prononcer, ne serait-ce qu'à l'intérieur de leurs lieux de formation. Nous avons tenté de bien les représenter, de passer leur message, de rendre compte de leurs besoins, de leurs attentes, de leur vécu. Bien qu'elles aient choisi nos organismes, elles sont conscientes que nos actions ne suffisent pas à répondre à l'ensemble des besoins. Elles sont aussi conscientes de la nécessité de démystifier le problème, de sensibiliser la population. Depuis qu'elles ont accès à l'écrit, mais aussi à la parole, elles sont prêtes à s'impliquer pour que l'alphabétisation soit reconnue comme un droit pour tous.
Nous terminerons en soulignant que notre collaboration vous est acquise dans la démarche en cours. Nous ne serons pas d'accord sur tout et nous le manifesterons. Mais nous savons que nous avons un objectif commun et nous voulons croire qu'un pas important sera franchi sous peu dans la lutte contre l'analphabétisme.