Table des matières

Partie 1

Je m'appelle Sylvain et j'ai trente-deux ans. La vie a toujours été chienne pour moi mais je tiens à la vie comme un chien tient à son os.

Je veux ma revanche sur toutes ces années où la misère nous collait à la peau, à ma mère, mes deux sœurs et moi. Mon père, lui, a mis les voiles quand j'avais six ans. "La fortune m'attend et je reviendrai", avait-il dit à ma mère, l'air fanfaron. C'est plutôt la mort qui l'attendait en essayant de fuir la justice américaine. Exit le père de qui il ne me reste qu'une vague image!

Ma mère, elle, est morte d'un trop-plein. Trop de larmes, trop d'angoisses, trop de déceptions. J'avais 25 ans lorsque je l'ai trouvée morte. J'allais la voir pour qu'elle me donne de l'argent. Depuis longtemps, c'était la seule demande que je lui faisais. Comment elle allait, ça, je m'en fichais. Je voulais avoir de quoi m'acheter de l'oubli à la petite semaine; j'étais pas difficile sur le choix des drogues.

C'est la dernière fois que je l'ai vue. Je ne suis pas prêt d'oublier ce spectacle et ce, jusqu'à la fin de ma vie. Je suis entré avec ma clé et, immédiatement, une odeur sauvage m'a agressé. Quelque chose d'écœurant et de persistant; quelque chose d'indéfinissable tant qu'on n'en connaît pas la source.

Et la source, je l'ai trouvée. Et cette odeur, je la retrouve encore aujourd'hui. Elle me revient dans le nez quand je m'y attends le moins.

Ma mère était étendue sur le sol de la cuisine, tout près du téléphone mural. C'était l'une des dernières à avoir conservé ce modèle ancien; elle disait qu'elle préférait parler debout et s'accoter au mur. Je voyais bien qu'elle avait tenté d'atteindre le combiné pour appeler à l'aide, mais ce que je voyais surtout, c'était son corps en décomposition avancée. Ses yeux, sortis de leur cavité, me regardaient. Depuis ce temps, je suis incapable de regarder une scène de film où il y a une découverte de vieux cadavre. Je me ferme les yeux, car je sais maintenant que la réalité peut dépasser la fiction.

Je me suis mis à trembler des pieds à la tête. La maison puait, pire que le pire des dépotoirs. Et j'étais là, tout bête, devant la dépouille de ma mère. J'aurais voulu tout oublier mais, là, c'était trop gros: ma mère morte depuis je ne sais pas trop quand.

J'ai appelé la police. Ils sont venus à deux. Ils ont vomi quand ils ont vu le cadavre. Moi, j'en étais incapable parce que je n'avais pas mangé depuis deux jours et que j'étais en manque. Le plus affecté des deux s'est adressé à moi.

  • Vous êtes qui par rapport à la victime?
  • Son fils.
  • Ça fait sûrement des semaines qu'elle est morte. L'autopsie nous en dira plus. Ce qui est sûr, c'est que ça ne date pas de deux jours, même si on est en juillet et qu'il fait chaud. Vous ne deviez pas venir souvent la voir! À quand remonte votre dernière visite?

C'est là, après cette petite question inoffensive, que tout a basculé dans ma tête. J'étais incapable de faire le calcul des jours. Était-ce trente, quarante-cinq ou soixante jours, je ne le savais pas.

Les policiers me regardaient et j'ai vu à leur regard tout le mépris qu'ils avaient pour moi. Ils ne m'ont plus rien demandé et j'ai vécu dans un état second toute la procédure qui suit la découverte d'un cadavre. Deux enquêteurs m'ont amené au poste pour m'interroger. Ils ne savaient pas encore s'ils travaillaient sur un meurtre, un suicide ou une mort naturelle. Ils prenaient de l'avance et j'étais le seul de la famille qu'ils avaient sous la main.

Une fois les questions d'usage sur ma mère et sur la famille terminées, ils ont continué de m'interroger.

  • Qu'est-ce que tu fais dans la vie?

Avant eux, à 18 ans, j'avais déjà eu à faire avec la justice pour une histoire de vol simple et de possession de drogues. Ils savaient que j'avais un dossier; je le voyais, bien en évidence, sur leur bureau. À l'époque, j'avais tout avoué parce que les enquêteurs me faisaient peur et que j'étais jeune. Ils m'avaient pourtant lu mes droits mais je ne m'en étais pas occupé. J'ai payé plus cher qu'un autre qui aurait fermé sa gueule. Aujourd'hui, je connais la chanson.

  • J'ai répondu à vos questions concernant ma mère et la découverte de son corps. Je n'ai pas à répondre aux autres questions sans la lecture de mes droits.
  • Toi le jeune, tu vas pas nous apprendre comment faire notre job! Ce qu'on te pose, c'est une simple question de routine. C'est quand même pas top secret ce que tu fais dans vie!
  • Non, mais après celle-là, y va en avoir d'autres. Je veux savoir si je suis accusé de quelque chose. Si c'est oui, je veux la présence d'un avocat; si c'est non, je veux qu'on me laisse partir.

Les enquêteurs Lauzon et Dupuis ont dû me laisser aller. Ils m'ont tout de même balancé méchamment que j'étais un petit morveux et un sale drogué. Celui qui s'appelle Lauzon a ajouté qu'il avait hâte de me revoir avec I' acte d'accusation pour le meurtre de ma mère.

Moi, je savais que c'était la dernière fois que je verrais de près à quoi ça ressemble un enquêteur! Ma claque sur la gueule, je l'avais et ça ne venait pas des enquêteurs mais de la façon dont ma pauvre mère était morte. Assassinat, suicide ou mort naturelle, pour moi, ça n'avait pas d'importance! Le corps de ma mère avait été abandonné comme un vulgaire déchet, et, comme un vulgaire déchet, il s'était décomposé.

Les enquêteurs avaient somme toute raison: j'étais un assassin. Pas un vrai, comme celui qui tranche la vie avec un couteau ou tout autre instrument de la sorte, mais comme celui qui tue à petit feu par son égoïsme et son indifférence. De savoir que c'est la forme d'assassinat la plus répandue ne m'était d'aucun secours.

Je l'ai tuée à petit feu comme mon père l'avait fait. Sans raison aucune. J'étais moi aussi un salaud. Pourtant, combien de fois, petit, j'ai rêvé de le rencontrer et de le tuer pour toute la misère qu'il nous avait laissée. Je me voyais comme le vengeur de ma mère qui était, alors, le centre de mon univers et qui méritait tellement mieux de la vie. Quand ses yeux se posaient sur moi, je me sentais l'homme de sa vie.

Les yeux de ma mère, c'est ce qu'elle avait de plus beau. Quand ils riaient, c'est la maison entière, la rue, la ville, le monde entier qui s'illuminaient et qui redemandaient de cette lumière. Elle me racontait souvent comment elle avait ri à ma naissance, malgré la cicatrice qui lui tirait le ventre. Quand elle m'avait vu avec mes quelques poils blonds sur le coco et le nez écrasé de mon père, elle ne s'était plus retenue de rire et avait pissé dans son lit. Pauvre maman, c'est bien une des rares fois où je l'ai fait rire!

Moi, j'ai cessé de rire à 25 ans et j'ai tout fait pour redevenir l'homme que ma mère avait vu dans son petit garçon.

Quelques jours plus tard, la morgue m'a appelé pour que je dispose des restes de ma mère. Diagnostic: crise cardiaque. Elle avait 45 ans mais un cœur plus vieux. Je l'ai enterrée seul, ne pouvant rejoindre mes sœurs.

Partie 2

Le cadavre de ma mère et la tactique des flics m'avaient laissé sans goût de révolte pour la première fois de ma vie. Je savais que quelque chose s'était cassée en dedans de moi, mais j'étais incapable de savoir quoi. J'ai donc continué ma vie à la petite semaine pendant encore quelque mois. Les drogues que je prenais ne me faisaient plus le même effet qu'avant. Les amis, si on peut appeler amis la clique de paumés avec qui j'avais l'habitude de finir mes nuits, commençaient à me taper sur les nerfs.

Quand il m'arrivait de croiser un miroir et de m'y arrêter, ce que j'y voyais me donnait envie de vomir. Mon visage avait une allure de 35 ans alors que je venais tout juste de fêter mon quart de siècle. Mes cheveux, d'un blond filasse, dépassaient mon cou et ma barbe poussait à la va comme j'te pousse. Le bleu de mes yeux se perdait dans du blanc veiné de rouge, venu du manque de drogues ou de ma fatigue à en chercher du matin au soir. J'avais toujours été maigre mais là j'étais malingre; mes six pieds flottaient à l'intérieur de vêtements trop grands et sales.

Comme j'étais loin de l'ado de quatorze ans qui passait des heures dans la salle de bain à se récurer le corps dans les moindres racoins pour que les filles me remarquent. Je me faisais peur; pas étonnant que la réaction des gens de la rue était de faire le vide entre eux et moi.

Un matin que je croyais comme les autres m'a mis dans tous mes états. On était dans une fin d'octobre pluvieux et je venais de me réveiller dans mon un et demi miteux, sans savoir comment j'avais pu atterrir nu sur mon matelas. J'étais endolori de partout, j'avais froid et mon cerveau voulait éclater. De mon lit, je voyais tout mon appartement. J'avais déjà peu de choses mais là, il m'en restait encore moins. Le système de son et le téléviseur que j'avais récupérés dans l'appartement de ma mère avaient disparu. Est-ce que je les avais mis en gage pour de la dope? Sûrement pas! Je m'en rappellerais et j'aurais pas la gueule de bois que j'ai.

C'est en prenant mon instantané que j'ai eu le flash de ma soirée de la veille. J'étais allé à un party chez une connaissance riche. Quand ça arrive, le mot se passe vite dans le milieu et tous les pique-assiette rappliquent. Chez ce gars, on entre et on sort et les gens viennent de tous les milieux. C'est chic quand la grande classe se mêle à la petite classe le temps d'un soir. On a tous l'illusion d'être copains et la coke est payée par les plus riches.

Je me suis bien amusé comme à toutes les fois que j'y vais. La soirée s'annonçait du tonnerre et la musique invitait à tous les excès. La coke était de bonne qualité et j'ai même goûté à du caviar pour la première fois.

C'est là, les mains barbouillées de ces petits œufs de poissons - quelqu'un de la place m'avait expliqué que ça faisait plus chic de les manger avec les mains - que je l'ai vue. Elle arrivait comme une apparition tout de blanc vêtue. Ses longs cheveux noirs lui descendaient jusqu'au creux des reins. J'en suis resté l'air idiot, les deux mains pleines de caviar.

Après, ça s'est passé vite. On s'est vu, parlé, revu, reparlé et moi j'étais de plus en plus éméché et je m'étais shooté de la coke pour multiplier mes feelings à la vitesse du son.

J'avais maintenant le résultat devant moi. Si ça se trouve, elle m'a bordé gentiment et m'a souhaité bonne nuit avant de faire place nette.

C'est ce matin-là, d'une fin d'octobre pluvieux, que j'ai décidé de mettre le holà à ma vie de vadrouille. J'étais enfin prêt à tenter de devenir l'homme que ma mère avait vu en moi.

Cesser de prendre des drogues m'a bien pris près de deux ans. J'ai eu de nombreuses rechutes, mais j'ai appris à me les pardonner sinon j'aurais dégringolé à nouveau. J'ai eu des emplois de toutes les sortes: du matin, du soir ou de la nuit, des emplois qui ne payaient pas, mais qui avaient l'avantage de m'empêcher de penser. C'était le plus important: me tenir toujours occupé et le cerveau vide de toutes pensées malsaines.

Même chose du côté des filles: une seule aventure avec une serveuse plus âgée que moi avec qui je travaillais. Bon Dieu! ce que j'ai pu en casser des œufs, rissoler des patates et tourner du bacon! Dans ce petit snack, on était quatre et on travaillait pour six. C'était pas facile, pas payant, pas valorisant, mais on trouvait le moyen de se faire du plaisir.

Rita avait quarante ans et c'est elle qui supervisait un peu tout le monde. Le snack, elle connaissait; les clients, c'était sa deuxième famille. Elle et moi, c'est arrivé à la fin d'un shift particulièrement compliqué. Dehors, une tempête comme seul le ciel québécois peut en fabriquer faisait rage. J'habitais loin, Rita le savait et m'avait invité à attendre chez elle un temps plus clément.

L'attente d'un temps plus clément a duré deux mois. Deux solitudes à partager, c'est à peu près la durée. Un soir, après des échanges sexuels mieux réussis entre nous, Rita m'a regardé au plus profond des yeux et m'a dit:

  • Mon grand, tu seras pas long à me quitter et à rencontrer une fille de ton âge. Si j'avais dix ans de moins, je ferais tout pour te garder. Nous deux, c'est temporaire, on le sait depuis le début. L'autre qui va venir dans ta vie, ça va être du sérieux.
  • Pour l'instant, cette fille n'existe pas! C'est quoi tout ce cinéma maintenant? Tu veux que je parte? Est-ce que je te parle d'autres filles? Est-ce que je regarde d'autres filles? Est-ce que...

Rita m'a arrêté de parler en me mettant doucement la main sur la bouche.

  • Arrête Sylvain, veux-tu! Ne fais pas une scène de ménage! On n'est pas un ménage! Et je ne suis pas fâchée ni déçue. Je te dis simplement une chose évidente à mes yeux. Et aussi aux tiens, si tu voulais bien les ouvrir.

J'aurais jamais dû lui parler de ma peur des filles. Un soir, au dessert, après un bon souper, je lui avais avoué que j'étais toujours gelé lors des relations sexuelles. Elle m'avait alors demandé: <Je suis donc la première sans drogue!>. Par la suite, Rita m'avait beaucoup aidé à me sentir à l'aise et naturel.

Si Rita avait de la peine, elle la cachait bien. Son regard était clair, plongé dans le mien comme si elle avait suivi le cheminement de ma pensée. J'ai caressé longtemps sa main sur ma bouche avant de l'écarter doucement.

  • Je tiens à ce que tu saches que ma vie prend du mieux depuis que je suis avec toi.
  • Moi aussi Sylvain! Moi aussi!

Et on a fait l'amour à nouveau.

Après, tout s'est mis à débouler rapidement comme ça arrive toujours lorsqu'une pièce se déplace. J'étais au snack en train de multiplier les déjeuners sur la plaque quand j'ai entendu un client, qui s'appelle Claude et qui vient à tous les jours, dire à un voisin qu'on embauchait à la raffinerie Shell. J'ai demandé des détails et Claude m'a dit qu'il cherchait pas mal de monde pour pas mal de jobs.

  • As-tu le temps de m'expliquer un peu plus en quoi consiste les emplois? J'aime ça ici mais y peut arriver n'importe quoi et que ça ferme. Je me cherche quelque chose de plus stable.
  • J'ai pas le temps maintenant, mais je peux te retrouver, ici, à la fin de mon shift, vers quatre heures. Pendant ce temps, va te chercher un formulaire aux ressources humaines et remplis-le.

C'est ce que j'ai fait en début d'après-midi. Rita était emballée pour moi et me disait de foncer. On est allé au cinéma voir une comédie mais j'avais la tête ailleurs.

Je me disais que je serais l'homme le plus heureux si j'avais un emploi fixe. Rita et moi, on pourrait s'installer mieux et voir venir. Les jobines, ça aide un temps, mais j'allais vers mes trente ans et je me sentais pressé par le temps que j'avais si longtemps gaspillé.

Mon ancien monde était loin et proche tout à la fois. Je savais qu'un petit vent contraire pouvait faire tout basculer. J'ai pensé fort à ma mère et je lui ai demandé de m'aider à m'en sortir. Rita, qui devait sentir mon énervement, m'a serré la main jusqu'à la fin de la séance.

Je suis retourné au snack attendre Claude. À 4h30, il n'était toujours pas là. À 5h, des pensées noires remontaient à la surface. Ginette, la serveuse du soir, me parlait mais je ne comprenais rien de ce qu'elle disait. Un petit ennui et, aussi vite, dans mon esprit tordu, les gens étaient redevenus encore et toujours des salauds qui profitent des autres. Perdu dans mes pensées, je n'ai pas vu Claude entrer.

  • Ouf! par chance, t'es encore là! Excuse-moi Sylvain, j'ai dû faire de l'overtime. Une machine importante à réparer pour le shift de soir pis l'autre machiniste pouvait pas y arriver seul. J'ai même pas pu laisser pour passer un coup de fil.
  • Ça fait rien Claude! Ginette me tenait compagnie et j'ai rempli le formulaire en t'attendant. Comme ça, t'es machiniste? Depuis combien de temps?
  • Bientôt dix ans. J'ai commencé à 19 ans comme aide-machiniste.

Il avait donc sensiblement le même âge que moi. Je m'en voulais terriblement d'avoir pensé qu'il était un salaud. Après tout, c'était un client du snack et il ne me devait rien!

  • Dis donc Claude! Je dois t'avouer que j'ai aucune qualification. Peut-être que j'ai été trop vite en pensant que j'avais une chance?
  • Non! Non! T'as pas à t'en faire. Il y a des emplois non-qualifiés comme chauffeur de lift, manutentionnaire et magasinier. As-tu ton permis de conduire?
  • Oui,oui, je l'ai. J'ai pas de voiture mais j'ai un permis.

J'étais tout de même pas pour lui dire que les seules voitures que j'avais chauffées étaient des voitures volées! Claude était un jeune homme bien et je l'aurais fait fuir! Et alors, adieu le bon job!

  • Pourquoi veux-tu savoir ça?
  • Parce que chauffeur de lift, c'est plus payant que les autres emplois que je t'ai nommés.
  • Mais j'ai jamais fait ça!
  • Ça fait rien, la compagnie fournit une petite formation.

J'ai donc écrit chauffeur de lift à l'endroit qu'il fallait sur le formulaire. J'étais en train de le plier pour le mettre dans mon veston quand Claude m'a dit:

  • Tu peux me le donner si tu veux. Demain, j'irai le porter au bureau de l'embauche. Ça te fera gagner du temps.
  • C'est vraiment chic de ta part! Tu sais, y'a pas grand-monde qui ferait ce que tu fais.
  • Moi je pense qu'on est sur la terre pour s'aider! Et puis, si tu veux tout savoir, quelqu'un m'a déjà aidé. Considère ce que je fais comme une remise de ce qu'on m'a fait. Faut que je te laisse, je sors avec ma copine ce soir.
  • Encore merci!
  • Hé! Hé! Tu me diras merci quand t'auras le volant d'un lift entre les mains!

Ça fait deux ans maintenant que j'ai deux volants entre les mains. Le volant d'une Toyota que j'ai pas volée et le volant d'un lift chez Shell. J'ai payé les traites de la Toyota en faisant du temps supplémentaire. J'ai pas à me plaindre! La vie est moins chienne pour moi.

Rita et moi, c'est maintenant copain-copain. On ne couche plus ensemble. Je l'amène dans des bons restaurants et c'est elle qui se fait servir. On passe quelquefois des nuits entières à jouer au poker et à parler de tout et de rien.

Claude, c'est un ami. Mon premier vrai. J'ai assisté à son mariage l'automne dernier et ça m'a foutu le cafard. J'avais supplié Rita de m'accompagner parce que je voulais pas avoir l'air d'un cave tout seul dans son coin. Rita avait refusé, prise par des engagements de famille.

La soirée a été un calvaire. J'étais coincé dans mon costume trois-pièces fait sur mesure et mes cheveux, coupés du matin, laissaient apparaître une démarcation avec ce qui restait de mon bronzage de l'été. Je pouvais pas paraître moins à mon avantage!

En plus, soutenir une conversation m'était intolérable. Pourtant, il y avait plein de copains de Shell! Et eux, ils s'amusaient comme des gamins! Les filles étaient belles et la plupart dans la vingtaine. Je ne savais comment les approcher! Je ne savais quoi leur dire pour entamer une conversation. Il m'aurait fallu un déclencheur.

Toute cette soirée, j'ai joué à avoir l'air au-dessus de tout et dès que j'ai pu quitter sans éveiller les soupçons, je l'ai fait. Au retour de son voyage de noces, Claude m'a dit que j'avais fait des ravages du côté des amies de sa femme, mais qu'elles m'avaient trouvé snob. Moi snob! C'est à crever de rire!

J'ai continué de travailler; tant que je travaillais, le moral se tenait. Le reste du temps, je faisais du sport, du hockey surtout. J'étais membre de l'équipe de Shell et on pratiquait deux soirs par semaine. C'est dans le vestiaire au début de décembre que j'ai su, par un gars de l'union, que la compagnie ferait sous peu des mises à pied. Le gars s'est tout de suite aperçu que mon visage avait changé de couleur.

  • Panique pas Sylvain! C'est des mises à pied temporaires, le temps d'effectuer des changements au hangar 4.
  • Mais c'est là que je travaille!
  • Chanceux! Tu vas avoir un mois et demi de vacances payées par le chômage et après tu reviens. Je voudrais bien être à ta place!
  • Je peux pas être transféré ailleurs?
  • Impossible! Écoute Sylvain, c'est pas une fermeture! Shell est trop gros pour ça! Ils veulent juste repenser différemment la production du hangar 4.

Roger avait beau me rassurer, je me sentais tout drôle. J'ai pris ma douche rapidement et j'ai dit aux gars que j'allais pas à la brasserie.

Dehors, il tombait une petite neige glissante. Je roulais sur Notre-Dame, les pensées occupées par ma prochaine mise à pied. La visibilité était mauvaise et je devais freiner longtemps à l'avance lorsque les lumières passaient au rouge. Coin Pie IX, je vois la lumière qui est jaune, je freine, mais le derrière de la voiture dérape et je braque vers la droite. J'aperçois alors une forme emmitouflée qui tombe. Je ne sais pas du tout si c'est un gars ou une fille que j'ai frappé. Je sens juste que la panique me gagne. Je stoppe tout et me précipite.

J'aperçois alors une fille qui se remet debout et qui regarde ses vêtements, l'air tout surpris. Elle lève alors la tête vers moi et c'est le choc. Son visage, barbouillé de neige et de boue, est d'un ovale parfait et ses yeux sont du même bleu que les miens, mais en moins méfiants. Quelques mèches de cheveux châtains dépassent de sa tuque et lui collent aux joues.

On est là, les deux, tout bête, à se regarder. Des secondes, qui me semblent une éternité, passent sans qu'il y ait rien d'autre qu'un homme et une femme qui se contemplent. C'est elle qui parle la première:

  • Je crois avoir eu plus de peur que de mal! Et toi, ça va? Tu m'as l'air plus ébranlé que moi!

Sa voix a un timbre bien posé et je suis ravi. Je déteste les voix criardes. Je trouve que ça manque de sensualité. Il n'y a rien que j'aime mieux qu'une belle voix; ça me donne des frissons partout. Et des frissons, en ce moment, j'en ai plein!

  • Tu devrais ne pas bouger! Tu peux avoir quelque chose de cassée et ne pas t'en apercevoir. Je vais t'amener à l'hôpital. Est-ce que tu t'es cogné la tête en tombant? Vaut mieux se rendre vite à l'urgence et s'assurer que tu n'as rien!
  • Écoute, je ne sens pas de douleur nulle part. Et puis, la voiture m'a juste effleurée sur le côté. C'est pas un accident grave qu'on a eu, c'est un petit incident. Ce qui me fatigue le plus, c'est que mon manteau est foutu!

C'est bien les filles! Un manteau plein de boue est un manteau bon pour les vidanges! C'était à se tordre de rire et je me suis mis à rire. Elle aussi. Le peu de passants, témoins de l'accident, repartaient. Pour eux, le spectacle était terminé; il n' y avait plus rien à voir.

  • Si c'est juste le manteau qui te fatigue, je passe par mes assurances et je le fais rembourser.
  • Faudrait pas exagérer tout de même! Un bon nettoyage devrait suffire.
  • Va pour le nettoyage! Tu l'enlèves tout de suite et je m'en occupe!

Elle m'a alors regardé d'un peu plus près, se demandant si j'étais sérieux. Moi, j'avais les jambes en compote et le cœur chaviré. Elle me faisait un effet du diable. Je lui aurais enlevé beaucoup plus que son manteau. Comment la retenir occupait tout mon esprit et ne pas savoir comment m'y prendre m'enrageait.

  • Et si tu me faisais monter dans ta voiture et si tu me reconduisais chez moi, on pourrait discuter au chaud de mon manteau sale.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La belle dame avait pour nom Céline. Elle s'est retrouvée ma passagère et s'est avérée charmante et causeuse pour deux. J'en avais bien besoin car la gêne me reprenait.

Le choc d'avoir pu blesser quelqu'un était passé et je redevenais le Sylvain tout pogné, qui n'est pas foutu d'enligner trois phrases consécutives qui ont de l'allure et qui meublent une conversation. Je me disais que mon chien était mort et que d'ici une demi-heure, tout serait déjà terminé entre nous. Ne resterait que l'histoire d'un manteau à régler.

L'appartement de Céline lui ressemblait. On voyait qu'elle l'habitait totalement. Ça respirait la joie et la confiance en la vie. Elle m'a offert à boire, m'a dit qu'elle était caissière, qu'elle souhaitait retourner aux études et que vivre seule, ça avait ses avantages et ses inconvénients.

Moi, j'ai presque rien dit. Seulement où je travaillais et que j'étais seul. Le reste du temps je l'ai écoutée. Et je l'ai regardée comme un naufragé sur une île déserte regarde l'horizon au loin. À me rendre aveugle.

Et puis, il a bien fallu régler l'histoire du manteau...

Partie 3

  • Bonne fête Sylvain! Bonne fête Sylvain! Bonne fête! Bonne fête! Bonne fête Sylvain! Hourra! hip, hip, hip; hourra!

Ils avaient ouvert doucement la porte. Je n'avais rien entendu, tout occupé à admirer notre deuxième nouveau-né, Philippe, qui tétait goulûment le sein de ma femme. Céline leur avait fait un signe discret et la traditionnelle chanson avait débuté. Philippe, né le même jour que moi, a mêlé quelques cris stridents et le tout s'est terminé par l'arrivée d'une infirmière qui nous a demandé gentiment de mettre la pédale douce à cette belle folie collective.

Jamais une petite chambre d'hôpital ne m'a paru aussi belle! Jamais je n'aurais cru fêter mes trente-deux ans d'aussi touchante façon. Ma fille de trois ans, Joëlle, sautait de joie et voulait à tout prix prendre son petit frère dans ses bras. Céline lui expliquait doucement que c'était impossible pour l'instant.

Claude et sa femme Suzanne me semblaient un peu tristes et je savais pourquoi. Quand Céline et moi leur avions demandé, lors d'un souper à la maison, d'être parrain et marraine de notre deuxième enfant, Claude nous avait avoué qu'il venait juste d'apprendre, après plusieurs tests, qu'il était infertile. Tous les deux étaient encore sous le choc. Ils nous avaient demandé de leur en reparler plus tard.

Finalement, ils avaient accepté. Ainsi, ils auraient l'impression d'être un peu les parents et s'il venait à nous arriver quelque chose de grave, ils prendraient soin de l'enfant.

Claude a vite chassé sa mélancolie et est revenu le boute-en-train qu'il est, animant la fête et jouant le parrain plus énervé que le père. Rita, devenue une grande copine et la confidente de ma femme, s'amusait avec Joëlle à distribuer tous les cadeaux à qui de droit.

Une fois bébé Philippe retourné à la pouponnière, les amis repartis et Rita s'occupant de Joëlle jusqu'à mon retour à la maison; j'ai soupe en tête-à-tête avec ma femme.

J'ai remercié Céline d'avoir réalisé un si beau deuxième enfant. Déjà que Joëlle, mon trésor, bat des records avec son air déluré et son allure pleine de grâce. Tout le contraire de moi! Quoique d'après ma femme, je marche maintenant plus dégagé comme si on m'avait enlevé un poids.

Céline m'a souvent posé, avant et après notre mariage, des questions sur mon passé. J'ai toujours bifurqué pour en dire le moins possible. L'ancien Sylvain est bel et bien mort et en parler, même en chuchotant, pourrait le ressusciter.

Il me fait toujours peur, car il n'avait pas de limites et prenait tout au pied de la lettre. S'il avait connu Céline, jamais au grand jamais, il n'aurait pu lui plaire. Céline, c'est un livre ouvert sans ratures ni marges, c'est une écriture d'écolière appliquée qui a fait du brouillon que j'étais la plus belle histoire d'amour.

Oui, je marche maintenant plus décontracté et c'est pas pour rien! Je me suis débarrassé de l'autre et, depuis, j'ai l'impression d'avoir des ailes et de me promener au ciel avec un ange aux yeux bleus et deux petits angelots.

Pourtant, la nuit, il m'arrive encore de cauchemarder sur le cadavre rongé de ma mère. J'ai alors peur comme un petit garçon tout seul dans une chambre noire. Céline a déjà été réveillée par mes cris et je lui avais dit ne me souvenir de rien.

Le souper est bon, moins bon tout de même que lorsque c'est Céline qui me mijote un plat à sa façon. Moi, ma spécialité, ce sont les déjeuners. Céline et moi, on parle de notre famille et de notre avenir.

  • Finalement, on l'a notre petit garçon! Il est sorti une semaine à l'avance comme s'il avait décidé d'être du même jour que toi. Quelle nuit! Par chance que Rita était avec moi et que tu as pu venir vite.
  • Je regrette d'avoir été, encore une fois, d'une aide pitoyable à l'accouchement.
  • T'as le record, mon chéri! Deux accouchements, deux évanouissements! C'est si laid que ça!

Je me suis penché vers son oreille et je lui ai chuchoté:

  • C'est tout le contraire! C'est parce que c'est trop beau, trop grand, trop tout, quoi, que je tiens pas le coup! Le dis surtout pas aux copains! Ils se foutraient de ma ...
  • Mon Dieu! Sylvain! La chambre du petit! C'est encore le bordel! J'aurais tant aimé qu'il ait sa chambre dès son arrivée à la maison.
  • T'en fais pas! J'ai deux jours de congé et tout est arrangé avec un copain. On peinture la chambre cette nuit.
  • Tu y penses quand même pas! Et Joëlle! Ça va la réveiller!
  • Joëlle! Joëlle! Quoi Joëlle! Sa chambre est à l'autre bout du logement. C'est pas un party qu'on fait! Veux-tu comprendre que c'est pour vous autres, pour que vous soyez bien!

Mon ton avait monté, bien malgré moi. Je le voyais au visage de Céline. Un orage se préparait entre nous et c'était la dernière chose dont nous avions besoin pour l'instant.

  • Fais pour le mieux Sylvain, m'a-t-elle dit alors. Moi, je dois me reposer; on va bientôt m'amener Philippe pour son boire.

On s'est alors regardés, tous les deux déçus pour des raisons différentes, et j'ai quitté. Pendant que j'attendais l'ascenseur, un besoin fou de voir mon fils m'a pris et je suis allé à la pouponnière. Il était le premier de la rangée près de la fenêtre. Philippe semblait me fixer comme pour me dire que j'en serais responsable longtemps.

La panique me gagnait; il fallait que Céline comprenne qu'un shift de huit heures ne suffisait pas à combler correctement tous les besoins de la famille. La compagnie Shell offrait, pour les six prochains mois, de l'overtime à qui en voulait. C'était notre solution et c'est cela que je voulais tant lui annoncer. Je devais lui en parler le plus rapidement possible. La conversation a eu lieu le lendemain de son retour à la maison.

Céline a accepté à contrecœur. Selon elle, on était bien logé et on avait l'essentiel. Tout le reste était du superflu qui ne remplacerait jamais la présence d'un mari et d'un père à la maison.

Pour la convaincre, j'ai ouvert une brèche de mon passé et je lui ai parlé de notre pauvreté à ma mère, mes sœurs et moi.

  • Tes sœurs! Tu as des sœurs! Où sont-elles?
  • À l'extérieur du pays, je ne sais pas trop où et ça ne m'intéresse pas de le savoir. Je n'ai maintenant qu'une seule famille et c'est vous trois. Je veux le meilleur pour nous tous.
  • Mais si le meilleur devient notre malheur Sylvain! Qu'est-ce qu'on aura gagné?
  • Écoute Céline, c'est seulement pour six mois et après, je reviens à mon shift normal. On ne peut pas passer à côté de cette chance de ramasser ce qu'il nous faut pour acheter notre maison. Toi qui en veux tellement une! Tu ne cesses de la dessiner encore et toujours.
  • La maison, Sylvain, c'est pas parce que j'en parle souvent que j'y tiens à tout prix! Je regrette d'avoir pu te donner une impression d'urgence. Tu sais, mon amour, il y a des rêves qui restent des rêves, et pourquoi pas! Et il y en a d'autres qui se réalisent petit à petit. Tu verras, notre maison, on l'aura.
  • Je veux quand même donner un petit coup de pouce à notre rêve et après, promis, nous reviendrons à notre vie d'avant. Six mois, ça passe vite et je suis fait solide, côté boulot. Ne crains rien! Si je vois que ma santé casse, j'arrête tout. Juré!

C'est ainsi que j'ai pu arracher un oui à Céline. J'ai immédiatement appelé mon superviseur pour arranger un double horaire et je suis passé voir Rita et Suzanne pour leur demander si elles pouvaient donner un coup de main à Céline durant cette période.

C'est Rita qui a été la plus dure à convaincre. Pas sur la question de l'aide à Céline, mais sur le fait de travailler double temps à ce moment de notre vie de couple.

  • Qu'est-ce qui se passe avec toi Sylvain, m'a-t-elle dit. T'as tout le bonheur du monde entre les mains et on dirait que ça ne te suffit pas! Fais attention! C'est fragile une vie de couple! Je sais de quoi je parle! Quand j'avais mon restaurant, j'ai brûlé la chandelle par les deux bouts! Résultat: j'ai foutu en l'air une relation à laquelle je tenais et, pour couronner le tout, j'ai fait une dépression carabinée. L'ambition, mon cher, je vais te dire, c'est une denrée qu'on peut manger seul, mais pas en famille.
  • Rita, t'es juste un oiseau de mauvais augure! C'est dans la trentaine qu'un gars doit penser à long terme. J'ai vivoté une partie de ma vie et j'ai du temps à reprendre. Céline l'a bien compris, elle!
  • Tu lui as enfin parlé de ton passé!
  • C'est pas ça que je veux dire! Ce que je veux dire, c'est que Céline sait que c'est pour eux que je travaille.
  • Pour eux vraiment Sylvain? Ou pour toi? Un bébé naissant, c'est pas de la tarte! Ça chiale aux moments les plus inopportuns et, en plus, vingt-quatre heures sur vingt-quatre!
  • M'accuserais-tu de vouloir prendre la fuite comme un malpropre? Comme mon père l'a fait?

J'étais profondément insulté de ce que Rita pensait de moi. Décidément, plus on veut bien faire et plus y'a de gens qui nous cherchent des poux. J'avais laissé Rita prendre trop de place dans notre vie et il était temps d'y mettre le holà.

  • Suzanne, elle, a accepté sans faire d'histoires. Toi, tiens-toi loin maintenant de ma famille! Ton grain de sel, j'en veux plus dans mon assiette! Compris!
  • Déjà monté sur tes grands chevaux! Sylvain, tu m'as mal comprise! Je ne t'accuse de rien. J'ai seulement fait une mise en garde sur ton désir de trop en faire pour ceux que tu aimes. De trop en faire comme pour réparer une histoire ancienne ...

J'ai crié "Assez! C'est assez!", en cognant le poing sur la table, puis je suis sorti en courant. Être resté, je crois bien que je l'aurais frappé pour la faire taire.

Le premier mois a bien fonctionné. Je faisais, en moyenne, soixante-dix heures par semaine. Après tout, être chauffeur de lift ne demande pas une concentration de tous les instants! Notre compte d'économie grossissait à vue d'œil. Je trouvais même le temps d'être en famille et de montrer tout mon amour à Céline.

C'est à partir du deuxième mois que ça s'est gâché. J'ai commencé à sentir de la fatigue accumulée. Le peu de temps où je dormais, je trouvais que Joëlle courait trop souvent. De plus, Philippe a eu une otite et c'était infernal. Céline et moi, on s'est heurtés à plusieurs reprises sur des riens qui, en temps normal, n'auraient laissé aucune trace.

Au début de juin, je conduisais mon lift lorsqu'un accident bête est survenu. Au bout d'un corridor, j'ai oublié de regarder le miroir grossissant qui nous permet de voir si la voie est libre et j'ai embouti un autre lift. Par chance, nous n'avions aucune charge. J'ai raconté au superviseur une histoire vaguement plausible et il m'a cru. La vérité, c'est que je tenais à peine éveillé. Il me fallait trouver une solution et vite.

Je savais qu'un copain de notre équipe de hockey, Yves, avait toujours de la coke et qu'il fournissait pas mal de monde qui travaillait à la raffinerie. Il m'en avait déjà offert et je lui avais dit que je n'en prenais jamais.

Peut-être que juste un peu, en faisant attention et au besoin seulement, serait la solution pour tenir le coup. Je ne pouvais me permettre un autre accident; ce serait mis dans mon dossier personnel et ça jouerait contre mes chances d'avenir.

Si je me contrôle, ça ne sera pas comme avant. Ce n'est pas de la drogue que je prends mais un stimulant pour une courte période. C'est ce que je me suis répété plusieurs fois jusqu'à mon heure de dîner où j'ai cherché Yves dans la grande cafétéria.

Le même soir, j'avais une provision, de quoi voir venir. Je l'ai cachée dans mon vestiaire et je suis rentré à la maison. Céline m'avait laissé un petit mot. Elle et les enfants étaient chez Claude et Suzanne pour la soirée. Je pouvais les rejoindre ou prendre du repos bien mérité. Elle m'avait dessiné plein de cœurs avec nos quatre noms dedans.

J'ai dormi comme un loir, confiant que j'arriverais à atteindre le but que je m'étais fixé. Je nous voyais dans notre maison sur la rive sud. Ni Céline, ni moi, ne voulions de la grande ville pour élever nos enfants. L'asphalte, ça vaut rien! Pour des jeunes qui poussent, ça prend du terrain comme salle de jeu.

Comme j'avais pris deux journées de repos, le retour a été facile et je n'ai pas eu besoin de prendre de la coke. Je me sentais fort. J'avais de la drogue et elle restait où elle était. Je n'avais rien à craindre; si j'étais vraiment un drogué, il y a belle lurette que j'en serais à un deuxième achat.

Philippe a de nouveau fait une otite. L'enfer à la maison a repris de plus belle. Mon sommeil était par à-coups et j'ai recommencé à manquer de vigilance au travail. J'ai pris une dose et j'ai pété le feu jusqu'à la fin de mon shift. Tout le temps qu'a duré son otite, j'ai eu recours à la coke pour tenir.

À la maison, Céline était à cran et Joëlle intenable, sentant sa mère tellement excédée qu'elle en devenait comme elle. Grâce à la coke, j'ai pu aider Céline. Une nuit que Philippe hurlait de plus belle, c'est moi qui me suis levé pour m'en occuper. Céline était au bout du rouleau.

  • Dis-moi Sylvain, c'est quoi ta recette pour travailler autant et t'occuper du petit? À côté de toi, je me sens comme une mauviette!
  • Dis pas ça Céline! T'es forte de tenir la barque aussi solide. Tu vas voir, bientôt, on va accoster pour de bon au soleil et on rira en repensant à tout ça.

Je me sentais vaguement coupable. Tu parles d'une recette miracle! J'ai serré fort Céline qui s'est endormie au creux de mon bras. Moi, je n'arrivais pas à dormir. Les pensées défilaient dans ma tête à une vitesse cosmique. Demain, je vais être à plat quand ça sera pas le bon moment. C'est ça la coke! T'en arrêtes pas l'effet quand ça te tente!

Au petit matin, je roupillais, assommé enfin. L'effet était parti et j'étais vidé de toute énergie. J'ai pris une douche d'eau froide mais rien n'y faisait. La seule idée qui m'obsédait était celle de sniffer au plus vite. Merde! J'aurais dû en amener un peu à la maison!

Rita était dans la cuisine. J'avais pas réussi à empêcher Céline de la voir. Quelles raisons aurais-je pu lui donner sans avoir à revenir sur le passé? De toute manière, je m'en fichais; j'avais trop hâte d'être ailleurs.

  • Sylvain, ton petit déjeuner va être prêt dans quelques minutes. Je disais justement à Rita comment tu m'avais remonté le moral cette nuit. Regarde Philippe, il ne fait plus de fièvre. C'est toi maintenant qui a l'air fatigué!
  • J'ai pas faim Céline! Je mangerai à la pause. Je dois y aller. À ce soir, ma chérie!
  • Mais qu'est-ce qui te presse autant? Toi qui dis toujours que le déjeuner est le repas le plus important!

Je faisais du surplace, incapable de me détendre. La rage commençait à me gagner et je sentais que, sous peu, Rita se mêlerait de la partie et que ça finirait en bataille rangée. Si jusqu'à maintenant elle s'était tue, c'est qu'elle n'avait cessé de m'examiner sous toutes les coutures.

J'ai bafouillé une excuse du genre "je dois prendre un copain dont la voiture est au garage" et j'ai quitté précipitamment.

Sur la route, j'ai failli emboutir un vieux pépère du dimanche qui roulait à 30 à l'heure et, dès mon arrivée, j'ai sniffé un bon coup. J'étais tellement fébrile que j'ai échappé l'équivalent d'une dose sur le plancher et j'ai pas pu la ramasser car des gens arrivaient. Tu parles d'un gaspillage! Il me fallait voir Yves le plus rapidement possible.

Quelle journée merdique! Tout allait de travers. Le superviseur était toujours sur mon dos, les copains me parlaient de vacances à venir et moi, j'étais le roi des cons à rouler un foutu lift. Même Claude s'y est mis! Il est venu dîner avec moi et m'a dit que j'avais la gueule d'un déterré.

  • Tu devrais cesser le double horaire mon vieux. À ce rythme, c'est l'hôpital qui t'attend.
  • J'ai trois choses à te dire si tu veux qu'on reste des copains. Premièrement, tu cesses de m'appeler mon vieux! Deuxièmement, tu n'es pas ma conscience! Et troisièmement, tu n'as pas ma charge familiale! On s'est bien compris ... mon vieux!

Claude m'a regardé en silence. Il s'est levé, a pris son plateau puis est allé s'asseoir à une autre table. Le bruit des assiettes et des centaines de bouches qui mastiquaient me défonçait la tête. J'avais le goût de cogner sur tout le monde. Pour finir le tas, Yves était absent.

Comment j'ai fini, je ne me rappelle plus. Je ravalais sans cesse des sanglots et j'avais l'impression d'un effondrement prochain.

Je me rappelle très bien, par contre, de mon arrivée à la maison. Sitôt la porte franchie, Joëlle a galopé vers moi et s'est prise les pieds dans un jouet qui traînait. Le drame! Elle saignait de la bouche et hurlait à fendre l'âme. Céline est arrivée en trombe et j'ai eu le temps de voir qu'elle avait pleuré.

Puis la course à l'hôpital. J'ai demandé à Céline de conduire pendant que je m'occupais de la petite. Moi au volant, je nous foutais dans le décor!

Joëlle avait cessé de crier et je lui essuyais le sang avec des kleenex . Tout le temps du trajet, je lui répétais que tous les bobos du monde se guérissaient avec le temps. Céline ne disait rien. Je me demandais ce qu'elle avait.

Joëlle avait les deux lèvres coupées et deux dents cassées. Trois points de suture sur une lèvre. De la purée pour une semaine. Plus de peur que de mal!

Pendant le retour, j'ai tenté de savoir à deux reprises ce que Céline avait, pendant que Joëlle, déjà remise, nous zézayait son histoire d'hôpital. Céline me répondait que nous deux, c'était pour plus tard quand les enfants seraient couchés. Dieu qu'elle avait l'air sérieux et décidé!

J'ai su alors que j'aurais fort à faire pour la reconquérir.

Rita avait sûrement parlé!

Partie 4

Notre troisième enfant est en route. Rita sera la marraine. Claude et Suzanne ont fait une demande pour adopter. Ma femme est retournée aux études. Quant à moi, je ne fais plus de cauchemars et, surtout plus d'overtime.

Annexe

Bonjour, je me présente, je m'appelle Monique Roy. J'ai 49 ans et j'ai les cheveux gris et les yeux bleus.

J'ai bien aimé participer à ce projet-là, et puis c'est toute une expérience de travailler à 5. Nous étions deux hommes et deux femmes et notre monitrice. Je vous assure qu'il y a eu des discussions et des argumentations .

Nous avions 5 idées au départ et il a fallu en choisir juste une. On a dû voter: les femmes voulaient une histoire d'amour et les hommes, eux, voulaient une autre sorte d'histoire avec plein d'actions. Il y avait même une histoire de meurtre dans les idées.

Par la suite, nous avons donné nos idées à Michèle pour faire avancer le personnage. Au fur et à mesure que le personnage avançait, nous étions très heureux du résultat.

Si c'était à refaire, je participerais de nouveau avec la même équipe.

Bonjour les amis, je me nomme Françoise Rémillard. J'ai 59 ans, je mesure 4 pieds et 11 ; je suis petite avec les cheveux bruns, les yeux bruns et je porte des lunettes. De faire le projet du récit, ça m'a valorisée et j'ai appris comment on fait pour écrire un livre. Ça prend de l'imagination et de la concentration.

Nous étions cinq personnes à faire ce projet: il y avait Monique, Yves, Jerry, Michèle et moi. La seule chose que j'ai trouvée longue, c'est quand on enlevait un mot pour mettre autre chose. J'ai aussi trouvé la lecture longue mais comme j'aime lire un peu, ça été bien correct. Nous avons fait une belle équipe tous ensemble et j'ai bien aimé ça. On enregistrait nos rencontres, c'est Yves qui s'en occupait et, des fois, je disais des folies.

Moi, c'est Yves. J'ai bien aimé faire partie des personnes qui ont composé ce récit. J'ai bien aimé pouvoir m'astiner avec eux et de pouvoir aussi rire avec eux. Partager nos idées, nos goûts et nos opinions, tout en travaillant avec une liberté d'expression et en s'amusant, c'est cela que j'ai apprécié.

Je remercie Michèle, Françoise, Monique et Jerry de m'avoir accepté parmi eux et surtout, de m'avoir enduré jusqu'à la fin.

Moi, je m'appelle Jerry et j'ai 32 ans.

Quand la rédactrice m'a demandé de faire partie de la création du récit, je me suis demandé dans ma tête si j'étais capable d'imaginer une histoire.

J'avais un peu peur de faire perdre du temps au groupe, mais après la première rencontre, je me suis senti mieux parce que le groupe était très stimulant dans la création de ce récit et nous avions bien du plaisir à discuter de nos idées.

Ce groupe était constitué de trois jolies femmes et de deux bons monsieurs. C'était très agréable de travailler avec ces gens qui arrivaient avec plein d'idées. Ça faisait beaucoup de débats mais nous arrivions toujours à nous entendre même avec nos différences de sexe.

Même si l'homme vient de Mars et la femme vient de Vénus, quand les personnes mettent de la bonne volonté, on peut faire des choses incroyables. C'est la clé qui peut ouvrir bien des portes.

Je sais ça depuis longtemps.

Moi, c'est Michèle David, la rédactrice du projet. Bien heureuse d'être arrivée à la fin de ce voyage! Magnifique voyage où Sylvain, notre personnage, nous a menés loin dans notre imaginaire.

Pour les collaborateurs, une fois pris par le personnage, bien des avenues se présentaient et le récit aurait pu se continuer avec plein d'événements dans la vie de Sylvain. Par manque de temps et parce qu'au départ c'était un récit d'une cinquantaine de pages, on a dû repenser différemment la troisième partie et accepter tous de réajuster nos flûtes .

Travailler en équipe n'est jamais simple pour personne, mais nous avions l'avantage de nous connaître déjà. C'était donc un plus dans nos discussions sur le récit et dans nos commentaires et critiques des nombreuses lectures.

À quelques reprises, c'est par un vote que se sont réglées certaines questions. Et pourquoi pas! Quand le consensus ne se fait pas, seul le oui ou le non majoritaire a l'accord des deux parties. Pour cela, il faut de bons joueurs.

J'ai travaillé avec de bons joueurs et je serais prête à recommencer le même type d'aventure demain matin.

Remerciements

Tour de lire remercie le Secrétariat National à l'Alphabétisation pour son aide financière.

Crédits

Éditeur
Le Tour de Lire inc.

Rédactrice
Michèle David

Collaborateurs
Françoise Rémillard
Monique Roy
Jerry Ferguson
Yves Danis

Correction
Claudia Rioux
Marie-Chantal Bertrand

Page couverture et impression
Nap-Art Imprimeurs