La création d'Hydro-Québec en 1944: Une affaire de justice sociale


L’histoire a ses raisons que le marché ne peut pas connaître. Pourquoi le gouvernement québécois a-t-il créé Hydro-Québec presque 20 ans avant la Révolution tranquille ? Dans quel contexte politique, social et économique s’est déroulée la naissance de cette créature de l’État ? Changements répond ici à ces questions.

L'histoire du monde est parsemée d'erreurs que les plus sérieuses “révisions” historiques n'arriveront jamais à corriger. Ce fut notamment le cas avec Christophe Colomb qui s'est vu délester du mérite de la découverte européenne du Nouveau Monde, malencontreusement attribuée à son collègue navigateur Amerigo Vespucci par l'illustre cartographe allemand Martin Waldseemüller. Au Québec, toute proportion gardée bien évidemment, une de ces grandes erreurs historiques concerne Hydro-Québec. Il est en effet devenu très difficile de détruire le mythe fondateur octroyant à René Lévesque en 1962, sous le gouvernement de Jean Lesage, la responsabilité de la nationalisation des grandes entreprises hydroélectriques au Québec. Une erreur peut-être anodine en soi, mais qui masque tout de même une réalité historique qui pourrait s'avérer fort utile au moment où on assiste à un retour en force des compagnies privées dans ce secteur depuis quelques années.

Les véritables origines d’Hydro-Québec

En insistant sur la création d'Hydro-Québec en 1962 dans le cadre de la Révolution tranquille, on camoufle -- inconsciemment bien sûr -- les vraies raisons à l'origine de ce que l'histoire retient comme étant un véritable coup de force exercé par le gouvernement québécois en 1944. L'idéologie de la Révolution tranquille n'est pas neutre. Elle nourrit la thèse voulant que le peuple québécois, en 1960 seulement -- après la “grande noirceur” duplessiste --, opère une rupture avec un passé un peu honteux pour procéder enfin à un rattrapage important par rapport aux autres sociétés industrialisées. Ainsi, comme le démontre bien le cas de la nationalisation en 1962, on fait surtout ressortir la capacité des nouvelles élites québécoises à réaliser des projets d'envergure, donnant alors l'impression que le Québec arrive enfin à terme au début des années 1960. Dans la foulée d'une telle analyse pour le moins tronquée, les origines et les causes véritables du projet Hydro-Québec se trouvent reléguées au grenier de l'histoire pour le plus grand repos de la conscience des dirigeants politiques actuels. La réalité est pourtant un peu plus complexe.

Rappelons qu'en 1962, René Lévesque ne fait que parachever une entreprise volontairement laissée en plan par Duplessis durant toute la décennie des années 1950, mais qui avait bel et bien été enclenchée sous les libéraux d'Alexandre Taschereau durant les années 1930 pour être ensuite portée par le Dr Philippe Hamel et ses collègues de l'Action libérale nationale. Le projet se matérialise concrètement en 1944 sous le gouvernement libéral d'Adélard Godbout qui fonde Hydro-Québec et nationalise une des plus importantes compagnies privées d'électricité, la Montreal Light, Heat & Power dont le barrage de sa filiale de Beauharnois dessert toute la grande région métropolitaine.

Quels sont donc les motifs à l'origine de ce geste historique majeur? Qu'est-ce qui pousse des “libéraux” à réclamer si fortement la collectivisation d'un service public comme celui de l'électricité? Comme on le sait, durant les années 1930, le programme socialiste du CCF -- le NPD actuel -- fait de l'étatisation des services publics sa principale plate-forme électorale. Mais, au Québec, curieusement, cette revendication se trouve portée par des gens qu'on ne peut associer spontanément aux “socialistes” du CCF. Alors, pourquoi ce fort mouvement réclamant la nationalisation des compagnies d'électricité durant les années 1930 et 1940?

Richesse naturelle et justice sociale

L'évolution vers la création d'Hydro-Québec représente un phénomène social et économique majeur dans l'histoire du Québec contemporain. Dès la fin du XIXe siècle, le Québec s'arroge le titre de puissance mondiale en matière de richesse hydraulique et le long règne des libéraux -- entre 1896 et 1936 -- va capitaliser sur cette richesse pour inciter les compagnies américaines à venir s'installer au Québec. Louis-Alexandre Taschereau, premier ministre libéral de 1920 à 1936, incarne parfaitement cette philosophie en insistant sur le fait que ce sont les richesses naturelles du Québec qui peuvent assurer le mieux son développement économique. À compter de 1868 -- année qui voit apparaître le premier barrage sur la rivière Richelieu à Chambly, en passant par la création de la Shawinigan Water & Power en 1898 et la construction des grands barrages Gouin en Haute-Mauricie (1918) et Mercier au nord de Mont-Laurier (1929) --, le Québec compte plus d'une centaine de centrales hydroélectriques en opération en 1940. La production québécoise s'avère une manne inespérée pour les grandes compagnies privées qui se voient octroyer des prix dépassant toute compétition. En 1938, l'industrie manufacturière consomme 62,60% de toute la production d'électricité mais ne procure qu'un maigre 41% des revenus. En ce qui a trait à la vente au détail -- comprenant le secteur résidentiel, l'éclairage public et les transports publics -- la réalité est pas mal moins rose: pour un minime 5,88% de la consommation totale de l'électricité produite, à lui seul, ce secteur rapporte 38,65% des revenus aux compagnies productrices. Dans le secteur résidentiel, le coût à l'unité du kilowatt/heure est de 3,02 cents tandis que pour le secteur manufacturier, il n'est que de 0,25 cent. En comparaison avec l'Ontario qui a procédé à la nationalisation des compagnies privées dès le début du siècle (1903), les consommateurs ontariens paient leur électricité 1,43 cent le kilowatt/heure, plus de deux fois moins cher qu'au Québec. En Ontario, la vente au détail correspond à 23,4% de la totalité d'énergie produite, assurant ainsi le service à un nombre beaucoup plus important de consommateurs.

Pour les premiers militants de la nationalisation, ces chiffres démontrent noir sur blanc qu'un service essentiel comme celui de l'électricité, laissé à l'entreprise privée, conduit à l'exploitation systématique des consommateurs: “Nous respectons les intérêts privés, déclare le premier ministre Godbout en 1941, mais nous entendons que les intérêts privés ne briment pas l'intérêt commun. ” C'est d'ailleurs pour combattre cette exploitation éhontée des consommateurs que plusieurs villes, Sherbrooke et Saint-Hyacinthe étant les plus importantes, procèdent alors à la municipalisation de leurs services d'électricité. T.-D. Bouchard, maire de Saint-Hyacinthe et député libéral depuis le début du siècle -- surnommé le “diable de Saint-Hyacinthe” à cause de ses positions radicales favorisant l'éducation obligatoire et déplorant le trop grand rôle du clergé dans ce domaine - fait de la nationalisation complète des compagnies privées d'électricité son cheval de bataille durant plusieurs décennies. Il sera d'ailleurs nommé le premier président d'Hydro-Québec en 1944.

Le 14 avril 1944, le premier ministre Adélard Godbout annonce l'étatisation de la Montreal Light, Heat & Power ainsi que ses principales composantes, la Beauharnois Light, Heat & Power Company et la Montreal Island Power Company. Son objectif principal: démanteler un monopole contrôlé par des “bandits” comme il l'affirme lui-même publiquement à l'Assemblée législative, fournir de l'électricité au secteur résidentiel à un prix moindre et assurer le service dans les régions moins rentables délaissées depuis toujours par les compagnies privées. À cette époque, comme le démontrent les débats en Chambre à l'occasion de l'adoption de la Loi 17 créant Hydro-Québec, ce sont les scandales politiques, le monopole des grands trusts de l'électricité, l'exploitation systématique des collectivités et le refus de fournir le service dans les régions qui motivent ce projet, une réalisation qu'on n'hésite pas à classer parmi les plus importantes depuis la Confédération . À cette époque donc, c'est principalement de justice sociale dont il est question et c'est ce motif qui milite en faveur de l'étatisation. Toute une génération se félicite alors de cet exploit quasi irréalisable considérant les forces d'opposition en présence. Par la suite, avec le retour au pouvoir de l'Union nationale, le parachèvement de ce vaste projet sera bien évidemment retardé pendant une quinzaine d'années pour être réactivé avec l'élection de Jean Lesage en 1960. En parfaite continuité avec le projet de 1944, les mêmes raisons motivent toujours la nationalisation de l'ensemble du réseau à l'occasion de l'élection référendaire de 1962.


Un retour historique inquiétant

Depuis le début des années 1990, les propriétaires privés de petites centrales hydroélectriques réclament avec forte insistance une participation accrue dans la production au Québec. L'efficacité de leur lobby porte ses fruits. En 1995, la toute nouvelle Association des producteurs privés d'hydroélectricité du Québec, avec à sa tête Jacky Cerceau d'Hydroméga, déclarait l'existence -- projetée, en construction ou en exploitation -- de 70 centrales privées au Québec et réclamait par le fait même une plus grande part du marché . Devant ce curieux retour de l'histoire, il serait peut-être opportun que les dirigeants politiques, actuels et futurs, se réapproprient le dossier des années 1930 relatant les motifs conduisant à l'étatisation des grands trusts privés d'électricité . La mémoire est peut-être une faculté qui oublie, mais les documents historiques existent pour pallier à cette maladie trop largement répandue chez tous les sacristains qui encensent aveuglément l'idée de la compétition privée dans le marché des services publics.

Pour en savoir plus:

Claude Bellavance, Shawinigan Water and Power, 1898-1963. Formation et déclin d'un groupe industriel au Québec, Montréal, Boréal, 1994, 448 p. et du même auteur, L'État, la “houille blanche” et le grand capital. L'aliénation des ressources hydrauliques du domaine public québécois au début du XXe siècle, Revue d'histoire de l'Amérique française, volume 51, no 4, printemps 1998, p. 487 - 520.

Durant les années 1930, comme le souligne ici Gilles Galichan dans sa présentation de la reconstitution des débats parlementaires sur la loi 17 créant Hydro-Québec en 1944, le comportement des grands trusts de l'électricité est directement à l'origine du projet de nationalisation des compagnies privées.

“À bas les trusts!”
Bientôt, le trust de l'électricité devient la cible de critiques. On reproche aux compagnies responsables d'un service public de s'enrichir grâce à des taux élevés qui échappent à la concurrence. Elles profitent abusivement des richesses naturelles que l'on met à leur disposition. De plus, elles refusent d'entreprendre la coûteuse construction de réseaux de distribution loin des villes, et les campagnes du Québec demeurent privées de service électrique. La crise économique des années trente souligne davantage encore la vulnérabilité des consommateurs devant des compagnies riches et puissantes qui ne respectent même pas les timides réglementations que leur impose le gouvernement. (Gilles Galichan, Présentation, Hydro-Québec, débats parlementaires sur la loi 17, 1944, Assemblée nationale, Reconstitution des débats, Bibliothèque de l'Assemblée nationale, 1994, p. vi.)


Souce : Henri Goulet." La création d'hydro-Québec en 1944 : une affaire de justice sociale.".Changements vol 8, no 1. Fédération des ACEF. Septembre 1998, p. 9-10.