Accès aux services téléphoniques de base :"La facture d'Arthur sera dure"


Le 18 décembre dernier, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) accordait aux grandes compagnies de téléphone du Canada une troisième hausse consécutive du tarif local de base en trois ans. L’augmentation de 2,57 $ par mois en moyenne qui est entrée en vigueur le 1er janvier 1998 remet en cause les principes fondamentaux de l’accessibilité universelle à un service essentiel.

Nostradamus et les Jojo Savard de tout acabit peuvent aller se rhabiller. La FACEF avait vu juste...

En 1987, dans un numéro spécial de sa revue, la FACEF prédisait en parodiant une publicité de Bell Canada qui connaissait alors un grand succès que «La facture d’Arthur serait dure!». Nous avions bien interprété les transformations profondes qui s’annonçaient dans le monde de la téléphonie, nous avions vu juste dans les lignes...téléphoniques!

Nous nous opposions alors à la concurrence dans le secteur des services interurbains et au rééquilibrage des tarifs entre le service interurbain et le service local. Nous étions convaincus que la concurrence dans les services interurbains obligerait Bell Canada à réduire ses tarifs interurbains et à augmenter le service de base pour compenser ses pertes. En admettant, comme Bell Canada l’affirmait, que les profits du service interurbain servent à financer le service local largement déficitaire, nous appréhendions des hausses importantes du service téléphonique de base.

Et, c’est exactement ce qui arrive aujourd’hui. La dernière hausse du tarif local de base de 2,57 $ par mois en moyenne le démontre clairement. La concurrence et l’interfinancement sont inconciliables.

La concurrence : retour vers le futur
En 1874, Alexandre Graham Bell ne se doutait certainement pas que son invention allait transformer le 20e siècle et révolutionner le 21e siècle pour en faire celui des communications. S’il l’avait su, il aurait certainement acheté la compagnie!

La compagnie Bell du Canada a été créée en 1880 et, très tôt, elle a dû faire face à une concurrence féroce. Dès 1903, le gouvernement canadien a dû intervenir pour stopper le développement sauvage des services téléphoniques qu’il reconnaissait déjà comme un service d’intérêt public. Certaines compagnies ont été nationalisées, d’autres, comme Bell, sont demeurées privées, mais elles ont toutes été soumises aux règlements d’une agence gouvernementale. On a fait le ménage dans l’industrie, on a attribué un territoire précis à chaque compagnie et on a exigé que le service soit accessible à tous et que les tarifs soient justes et raisonnables.

On a ainsi créé, à travers le Canada, des monopoles bénéficiant d’une clientèle stable et captive. À l’abri de la concurrence, ces monopoles ont fait des profits tout en développant des services de qualité à un prix raisonnable.

Mais à la fin des années 70, après de longues années de tranquillité, le monde de la téléphonie a commencé à changer à un rythme accéléré. Les nouvelles technologies (informatique, câble optique, etc.) ont provoqué d’importants changements, mais la montée du néolibéralisme a véritablement bouleversé l’industrie des télécommunications. Le Canada n’était évidemment pas à l’abri de cette vague de fond qui a balayé pratiquement toute la planète. Les gouvernements conservateurs et libéraux qui se sont succédé ont prôné les vertus économiques du libre marché et de la concurrence dans presque tous les secteurs d’activités.

Les services téléphoniques n’y ont pas échappé, même si les transformations y ont été lentes et très progressives. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications (CRTC), qui réglemente les services téléphoniques, a d’abord ouvert le marché de l’équipement et du raccordement téléphonique à la concurrence au mois de mars 1984. En juin 1992, il a permis la concurrence pour les services interurbains. Finalement, en mai 1997, il autorisait la concurrence pour le service local. Cependant, à chaque fois qu’il a fait un nouveau pas pour permettre la concurrence dans les services téléphoniques, le CRTC a affirmé haut et fort que les abonnés résidentiels en profiteraient et que le coût du service local de base demeurerait accessible.

La FACEF, comme bien d’autres groupes de défense des consommateurs, doutait des vertus et des bienfaits de la concurrence. Au contraire, nous pensions qu’elle remettrait en question les principes fondamentaux qui ont toujours guidé le développement de la téléphonie au Canada : l’accessibilité universelle et une tarification juste et raisonnable.

Depuis que la concurrence est permise, les tarifs locaux ont plus que doublé et ils devront encore augmenter, aux dires des futurs concurrents de Bell pour le service local, les forces du marché remplaçant alors la réglementation. Les rabais sur les appels interurbains n’ont pas contrebalancé les hausses du service local pour la majorité des abonnés résidentiels. Selon une étude récente réalisée par la Coalition pour un service téléphonique à prix abordable, les tarifs interurbains ont légèrement diminué pour les abonnés qui font des interurbains le soir et les fins de semaine, mais dans certains cas, ils ont augmenté. Ce sont principalement les grandes entreprises et ceux qui téléphonent le plus qui ont profité des baisses de tarifs interurbains.

Tarifs du service local depuis que la concurrence est apparue dans le service interurbain.

Bell Canada 1992 1998
Montréal 13,70 $ 22,52 $
Chicoutimi 9,85 $ 20,77 $

«P’us de facture mon Arthur!»
En moins de 15 ans, le gouvernement canadien a pratiquement abandonné toutes ses responsabilités en matière de services téléphoniques pour s’en remettre aux forces du marché. Quelles en seront les conséquences ? Dans le futur, verrons-nous de plus en plus de gens incapables de se payer le service téléphonique de base ?

Concurrence dans le service local : retour vers le futur II
Permise depuis le 1er mai 1997, la concurrence dans le service local ne devrait probablement pas faire son apparition avant le début de 1999. Les compagnies de téléphone et leurs concurrents doivent d’abord développer les systèmes qui permettront aux abonnés de toujours conserver le même numéro de téléphone. Ils veulent aussi constituer une banque de données commune sur l’ensemble des abonnés.

Nous avons rencontré Marie Vallée, porte-parole de la Coalition pour un service téléphonique à prix abordable. Nous lui avons posé quelques questions pour savoir ce que nous réserve l’avenir avec l’ouverture du service local à la concurrence.

Pour les consommateurs, quels seront les avantages de la concurrence au niveau du service local ?
Grâce aux nouvelles technologies (fibre optique, téléphone sans fil, etc.) et aux nouvelles possibilités qu’elles offrent aux compagnies de téléphone et à leurs concurrents, les consommateurs auront plus de choix. Ils pourront choisir leur fournisseur et le type de services qu’ils veulent obtenir. Les concurrents de Bell Canada, comme Vidéotron, Métro-Net ou CallNet pourront offrir différents «package deal» incluant la télé par câble, l’accès à l’internet, le service téléphonique de base sans frais dans certaines régions et le service interurbain.

Quels seront les inconvénients de cette nouvelle ouverture à la concurrence ?
Tous ceux qui se sont penchés sur cette question sont presque unanimes à dire que ce sont les régions qui risquent d’être pénalisées. Le CRTC tiendra même des audiences publiques sur le problème des régions bientôt. Encore une fois, la concurrence ne permettra plus l’interfinancement. Plusieurs compagnies de téléphone ne pourront donc plus offrir un service de base, qui coûte jusqu’à 150 $ dans certaines régions, pour moins de 25 $. Bell Canada, par exemple, réalise des profits importants avec son service de base pour les abonnés d’affaires (entreprises, commerces, institutions, organismes, etc.). L’arrivée de la concurrence va certainement faire diminuer les tarifs de ces abonnés. Il y aura donc moins d’argent disponible pour financer le service de base des abonnés en région.

Dans les grands centres, où la concurrence sera probablement plus vive, certains consommateurs qui utilisent une multitude de services de télécommunication (câble, internet, interurbain, etc. ) bénéficieront peut-être de la nouvelle situation. Mais, nous croyons que ce ne sera pas le cas de la majorité de la population qui sera sans doute exclue de la société des communications du 21e siècle. Nous craignons même que certaines familles n’arrivent plus à se payer le service de base ou risquent aussi d’être exclues de la société.

Toutefois, le téléphone étant un service essentiel pour tous, la très grande majorité des familles à faible revenu ne pourront se passer du téléphone. Elles vont couper d’autres dépenses tout aussi essentielles, comme la nourriture ou les vêtements, pour le conserver.

En bout de ligne qui va vraiment bénéficier de la concurrence et des nouveaux services qui seront offerts ?
Depuis quelques années, un grand nombre d’entreprises canadiennes et américaines ont un oeil sur le développement d’une gigantesque autoroute de l’information au Canada. Elles y flairent d’énormes profits. Quant au gouvernement canadien, il entend laisser le développement de cette autoroute au secteur privé, livré à la concurrence et aux règles du marché. Le service local de base, moins concurrentiel, en fera les frais et servira indirectement à financer cette autoroute. Les abonnés du service local de base seront mis à contribution pour développer des services que peu d’entre eux utilisent.

Si c’est une bonne période pour les consommateurs d’interurbains et de services téléphoniques, de même que pour ceux qui investissent dans les compagnies de téléphone, ce n’est certainement pas une bonne période pour les abonnés résidentiels ordinaires comme Arthur!

Évidemment, nous ne pouvons pas savoir avec certitude ce que l’avenir nous réserve, en téléphonie comme ailleurs. Cependant, soyez assurés que la Coalition pour un service téléphonique à prix abordable, dont l'Union des consommateurs fait partie, poursuivra ses interventions auprès du CRTC et continuera à faire pression sur le gouvernement. Les familles à faibles revenus ne doivent plus avoir à couper dans leurs dépenses de nourriture pour garder «la ligne».


Un rappel téléphonique...

1984 Le CRTC ouvre le marché de l’équipement et du raccordement téléphonique à la concurrence.

1985 Le CRTC rejette une demande du CNCP Communication de se lancer dans le lucratif marché de l’interurbain (7,5 milliards de dollars par année). Il permet à des compagnies n’oeuvrant pas en téléphonie d’acheter et de revendre certains services téléphoniques.

1987 Les grands usagers commerciaux, ceux qui effectuent le plus d’appels interurbains, exercent de plus en plus de pression sur Bell. Ils ne veulent plus de tarifs interurbains fixés par le CRTC, qu’ils jugent trop élevés et qui servent à financer le déficit du service de base. Ils exigent un rééquilibrage des tarifs au nom de la compétitivité.

1988 Le CRTC accorde à Bell Canada et aux autres compagnies de téléphone des diminutions importantes de tarifs interurbains et augmente les tarifs des services de base. La concurrence s’organise. CNCP s’allie à Rogers Communication pour former Unitel.

1990 Unitel demande l’autorisation de faire concurrence à Bell sur le marché du service interurbain. Pour ne pas essuyer un nouveau refus du CRTC, Unitel promet de verser une partie de ses profits à Bell pour financer le service local.

Juin 1992
Le CRTC permet à Unitel et à d’autres entreprises d’offrir des services interurbains et de faire concurrence à Bell. Il ne prévoit pas de hausses significatives du service de base puisqu’il impose une compensation pour maintenir le service de base accessible et universel.

Septembre 1994
Le CRTC accepte la demande de Bell de rééquilibrer les tarifs entre le service local et le service interurbain. Le CRTC accepte des hausses de tarifs, mais ordonne également des diminutions de tarifs interurbains pour les abonnés résidentiels et les PME.

Novembre 1995
Les compagnies de téléphone contestent la décision du CRTC qui leur impose de diminuer les tarifs interurbains. Elles obtiennent gain de cause.

Novembre 1996
Le CRTC ouvre la voie au rééquilibrage tarifaire à Bell en accordant trois hausses consécutives du service local de base (2 $/mois en janvier 96, 2 $/mois en janvier 97, à déterminer en janvier 98) et annonce des audiences particulières sur l’accessibilité au service de base. Suite aux audiences, il conclut que, malgré les augmentations, le service est toujours abordable, mais ajoute que si la situation l’exigeait, il faudrait créer un programme d’aide pour les Canadiens qui ne pourraient plus se payer le service de base.

1er mai 1997
Le CRTC ouvre le service local à la concurrence et invite les compagnies à augmenter les tarifs du service local de 3 $ par mois en moyenne en janvier 1998. Il annonce également qu’après cette date les augmentations ne pourront excéder le taux d’inflation jusqu’en 2002. Il prévoit aussi la création d’un fonds d’aide aux régions pour éviter qu’elles ne soient trop pénalisées par les nouvelles règles du jeu.

18 décembre 1997
Le CRTC permet aux grandes compagnies de téléphone d’augmenter le tarif de base de 2,57 $ par mois en moyenne à partir du 1er janvier 1998.

13 avril 2021
Les tarifs du service local de base continuent d’augmenter. Les services offerts aux abonnés des régions éloignées se dégradent et sont de plus en plus coûteux. Le nombre de familles à faible revenu qui n’ont plus accès aux services téléphoniques de base se multiplie.

15 avril 2021
Le CRTC autorise la concurrence pour les services de télétransportation en direction de la planète Mars-Cadbury inc.


Source : Ronald O’Narey. « Accès aux services téléphoniques de base : « La facture d’Arthur sera dure ». Changements vol 7, no 2. Fédération des ACEF. Mars 1998, p. 12-14.