TABLE DES MATIERES

Avant propos

Introduction

1. QU'EST-CE QUE L'OPPRESSION NATIONALE?

2. LES EFFETS DE L'OPPRESSION NATIONALE SONT DIFFERENTS SELON LES CLASSES

3. L'OPPRESSION NATIONALE PRODUIT UNE DIVISION CULTURELLE DU TRAVAIL

Conclusion

Avant propos

Ce court texte est le produit d'une réflexion collective dans le cadre du comité du CFP sur la question nationale. Cependant, il doit beaucoup à l'imposant travail de recherche, effectué sur ce thème par Pierre-Yves Soucy et Jacques Mascotto (1), où nous puisons la presque totalité de notre développement sur les effets économiques de l'oppression nationale. Nous avons aussi emprunté des éléments aux textes officiels des centrales syndicales, CSN et CEQ, sur la question nationale, de même qu'aux études de Paul R. Bélanger et Céline St-Pierre (2) et à celle de Carol Levasseur (3) . Nous ne prétendons pas du tout à l'originalité, nous avons plutôt tenté de réaliser une synthèse des différences études et réflexions sur ce sujet dans le but de la proposer au plus grand nombre de militants.

Notre objectif est donc bien limité, mais comme nous le verrons, notre problématique quant à la nature de l'oppression nationale débouche sur une série de questions-clé pour le développement de la lutte contre cette oppression. Enfin, précisons également que ce texte fait partie d'une recherche en cours et qu'il sera suivi d'autres documents de travail.

Introduction

L'une des conditions nécessaires pour comprendre la question nationale québécoise consiste à saisir l'ensemble des manifestations de l'oppression nationale, bref son contenu réel. C'est une tâche difficile nais nécessaire car l'oppression nationale constitue l'assise concrète de la conscience nationale que l'on décèle au sein de la classe ouvrière et du peuple québécois en général. Cette oppression a suscité, tout au long de l'histoire du Québec, et suscite encore des luttes et des mouvements sociaux.

C'est en effet à partir de ses manifestations concrètes que les organisations syndicales québécoises tentent de préciser une orientation sur la question nationale, orientation susceptible de favoriser le développement de prises de positions dans les syndicats et de formuler des revendications politiques à ce sujet, dans la conjoncture actuelle (4) .

L'objectif de ce court texte est donc de tenter de mieux cerner ce qu'est l'oppression nationale, comment-elle se combine avec les effets de l'exploitation capitaliste, et quels sont ses effets sur les classes et couches sociales au Québec et sur la façon dont ces classes entrent en relation les unes avec les autres.

A partir d'exemples concrets et de statistiques « nous décrirons les effets de l'oppression nationale sur les différentes classes nais particulièrement sur les classes populaires, tentant de démontrer à quel point l'oppression nationale déborde le champ d'une oppression culturelle et linguistique et comment elle est imbriquée aux rapports d'exploitation capitaliste.

Enfin, notre approche de l'oppression nationale nous amènera à poser un nombre important de questions sur la stratégie et la tactique à développer dans la lutte contre l'oppression nationale.

1. QU'EST-CE QUE L'OPPRESSION NATIONALE?

Précisons d'abord que la définition de tout phénomène social ne se pose pas dans l'abstrait. Sinon, il nous suffirait d'ouvrir un dictionnaire pour avoir réponse à notre question. L'oppression nationale en tant que problème politique a un contenu qui s'articule sur l'histoire des luttes entre les classes dans le cadre d'un Etat national.

Mentionnons tout de même que plusieurs définitions ont déjà été données jusqu'à maintenant. Quant à nous, nous proposons une définition assez générale: l'oppression nationale est l'ensemble des discriminations exercées sur une collectivité nationale ou une nation par une nation dominante (principalement par les classes dominantes de cette nation par le tru-chement de l'Etat), ayant pour effet de perpétuer la subordination de la nation opprimée et, à la limite, la disparition de cette entité nationale (5).

En effet, à travers le processus de la constitution de 1'Etat-nation comme son instrument de domination, la classe dominante cherchera à homogénéiser les différents peuples et cultures du pays, à centraliser le plus possible les pouvoirs de décisionet à détruire les obstacles qui freinent ce processus. Elle cherchera à combattre toute tentative de constitution de nations indépendantes à l'intérieur de l'Etat-nation, à imposer une seule langue comme véhicule de communication. Plus concrètement, l'Etat canadien a lutté contre les revendications des minorités nationales (Amérin-

diens, Inuits, Métis, Acadiens, francophones hors Québec) et de la nation québécoise, a réussi à angliciser la grande majorité des Canadiens et à détruire les structures sociales de plusieurs de ces peuplas sauf dans le cas du Québec où il a du concéder l'existence d'un Etat-nation.

La création de l'Etat canadien par la confédération de 1867 répondait à la nécessité pour la bourgeoisie canadienne naissante de créer un marché intérieur, ce qui a été rendu possible par la construction d'un chemin de fer "coast to coast" et par l'adoption d'une politique douanière permettant ainsi le développement d'une industrie canadienne. L'oppression nationale est ainsi une dimension nécessaire au développement du système capitaliste.

L'étude des rapports entre les classes dans le cadre d'une nation opprimée doit donc tenir compte de l'interaction entre les rapports d'exploitation au sein d'une société capitaliste et des rapports d'oppression entre la nation dominante et la (ou les) nation(s) dominée(s). Ainsi au Québec, il n'y a pas d'un côté une collectivité nationale (en l'occurence, les Québécois) pure et vierge luttant contre l'oppression qu'elle subit et de l'autre, la même collectivité s'insérant dans des relations sociales de production et de reproduction dans le cadre du système capitaliste d'exploitation. Aucune collectivité nationale ne forme un tout homogène, chacune est divisée en classes et, couches sociales.

Aussi, l'oppression nationale est loin de toucher toutes les classes d'une nation de la même manière et avec la même force, tout comme l'oppression nationale provientprincipalement de la classe dominante de la nation dominante.

Si les manifestations de l'oppression nationale affectent les classes de façon différente, les luttes contre cette oppression revêtiront également des formes différentes. De ce point de vue, les luttes et les résistances que l'oppression nationale suscite, constituent une des formes que prennent les luttes politiques entre les classes au sein de la nation dominée comme de la nation dominante. C'est ce que nie le discours nationaliste qui consiste à cacher la réalité de l'oppression de classe en subordonnant les intérêts des classes populaires aux intérêts des classes dirigeantes de la nation opprimée. Lorsque le P.Q. parle du projet et du destin de la nation québécoise, il parle de son projet pour la nation québécoise.

René Lévesque déclarait à l'Assemblée nationale, le 10 octobre 1978: "Bientôt, nous aurons la première occasion de notre histoire de fixer nous-mêmes, entre Québécois, la direction politique que nous voulons pren-dre à l'avenir, (...) C'est avec sérénité et d'avance avec fierté que nous le faisons, car nous sommes sûrs que le Québec ne ratera pas cette occasion historique de s'assurer la plénitude de la liberté comme aussi de la sécurité collective". (6)

Comme si tous les Québécois (ouvriers, chômeurs, patrons..,) pouvaient avoir les mêmes aspirations et le même projet de société!

Par ailleurs, soutenir que les luttes et revendications nationales sont un simple amuse-gueule dont se serviraient les classes dominantes pour asservir les classes populaires revient à nier la place de ces classes dans la nation et le poids politique de leurs luttes. Les luttes des 15 dernières années, par exemple, "réfèrent en effet à des luttes et à des conflits extraordinairement divers tant au plan des enjeux qui les ont suscités qu'à celui de leur capacité à mettre en question l'organisation du système des rapports de classes des formations sociales capitalistes contemporaines. Aussi est-il proprement absurde de vouloir en rendre compte globalement en unissant de façon indifférenciée des pratiques aussi différentes que, dans le cas du Québec par exemple, les luttes pour l'application du bilinguisme dans les services publics et para-publics canadiens, les actions terroristes du Front de libération du Québec, les luttes constitutionnelles dirigées par les divers gouvernements québécois dans le prolongement de la Révolution Tranquille, les multiples revendications concernant la primauté du français comme langue d'enseignement, ou encore le projet souverainiste mis de l'avant par le Parti Québécois". (7)

En effet, les luttes du mouvement syndical, par exemple, ont souvent été des luttes contre la domination capitaliste. La rapport du président de la CSN, au congrès de 1974, l'évoquait en ces termes, è propos de la question de la langue:

"Le combat engagé par le mouvement syndical emprunte de multiples formes. Hais la lutte pour la langue française, langue de travail, n'est pas seulement une lutte nécessaire à l'agrandissement des perspectives pratiques des travailleurs et à l'obtention de conditions de travail plus favorables. C'est aussi une lutte, un levier parmi d'autres de la lutte québécoise contre les forces de domination économique, politique et sociale. Elle est un levier du combat contre la domination capitaliste. De ce fait, le nationalisme québécois tel qu'il s'exprime aujourd'hui et les luttes pour la langue française dans la position où nous nous trouvons, constituent des moyens puissants de contestation de toute domination, particulièrement de celle que l'appareil économique fait peser sur le Québec".

2. LES EFFETS DE L'OPPRESSION NATIONALE SONT DIFFERENTS SELON LES CLASSES

Les discriminations engendrées par l'oppression nationale sont

une des formes que prend le rapport fondamental d'exploitation capitaliste.

Paul R. Bélanger et Céline St-Pierre (8) résument ainsi ces discriminations:

"- Pour la classe ouvrière, ces pratiques signifient des contraintes spécifiques quant aux conditions de la vente-achat de sa force de travail, son utilisation productive et sa reproduction. Les ouvriers francophones subissent ainsi la discrimination sur le marché du travail, dans l'affectation des tâches, la promotion, la mobilité, etc., discrimination qui se traduit concrètement par une surexploitation et des bas salaires.

- Pour la classe bourgeoise, la discrimination affecte les conditions de mise en valeur et d'accumulation de ses capitaux, de même que ses possibilités d'accès aux postes de haute direction des entreprises. La thèse récente d'Arnaud Sales a montré que l'accès de la bourgeoisie francophone aux ressources financières des banques canadiennes-anglaises était difficile, qu'il existe une correspondance assez stricte entre l'origine de la propriété et l'origine des dirigeants, que les Québécois francophones ne contrôlent que 5 % des entreprises du secteur monopoliste situées au Québec, (9)

- La place occupée par la petite bourgeoisie dans la division du travail est telle que la discrimination l'affecte tout particulièrement. La petite bourgeoisie se situe en effet du côté du travail intellectuel et sa connaissance de la langue comme sa capacité de communiquer et de s'expri-mer sont ses instruments de travail privilégiés. De plus, les fonctions occupées sont souvent de type idéologique (v.g.information, enseignement...) ou politique (v.g, fonctionnaire, direction de personnel dans l'entreprise privée...) et elles exigent une certaine adhésion aux objectifs des classes dominantes. Ainsi s'explique, en partie, la faible importance des Québécois francophones dans le fonctionnarisme fédéral et parmi les cadres des entreprises privées". (10)

C'est justement parce que l'oppression nationale affecte toutes les classes que les mouvements nationalistes (et nationaux) ont toujours été des mouvements pluriclassistes mais dirigés par les classes dominantes à chacune des époques. L'oppression nationale a pu être un levier de luttes les clas-ses populaires mais les revendications de ces dernières ont toujours été neutralisées par les classes dominantes qui ont réglé à leur avantage des aspects de l'oppression nationale sans la faire disparaître. D'ailleurs, nous le verrons, dans la mesure on l'oppression nationale au Québec est une des formes que prennent les rapports d'exploitation capitaliste, les classes dominantes au Québec ne mèneront jamais de façon cohérente la lutte contre 1'oppression nationale.

3. L'OPPRESSION NATIONALE PRODUIT UNE DIVISION CULTURELLE DU TRAVAIL

A) La langue fait directement partie des conditions de travail

L'oppression nationale se manifeste au plan culturel et particulièrement au niveau de la langue. Or, comme le montrent P.-Y, Soucy et J. Mascotto (11), la langue n'est pas qu'un véhicule de communication ou un objet culturel, la langue fait directement partie des conditions de travail, à un point tel que l'on peut parler d'une division culturelle du travail. L'oppression des francophones s'inscrit dans la structure même des rapports sociaux de production au Québec.

1) Discrimination à l'embauche

"Au Québec, la discrimination exercée au sein des entreprises à l'endroit des travailleurs de langue française est une réalité fortement ressentie. Des recherches menées par la Confédération des Syndicats Nationaux en 1965 et 1968 sur la langue de travail incitaient le président général, Marcel Pépin, à l'occasion des débats de 1973-74 sur l'établissement d'une politique linguistique pour le Québec, à écrire ce qui suit:

«Il ne fait pas de doute que le fait que la langue de travail ne soit pas devenue de droit le français au Québec entraîne à longueur d'années des conséquences plus ou moins sérieuses, plus ou moins graves même, pour les travailleurs francophones du Québec, qui forment la très grande majorité des travailleurs d'ici.

Combien de milliers de travailleurs québécois se sont vu refuser un emploi au Québec parce qu'ils ne connaissaient pas l'anglais ou ne le connaissaient pas suffisamment? Combien de travailleurs (...) se sont vu refuser des promotions, même en-deçà du niveau de cadres, faute de posséder suffisamment l'anglais, ou sous le prétexte qu'ils ne le possédaient pas suffisamment? Combien de milliers de Québécois ont perdu des chances dans leur vie professionnelle, faute d'avoir eu le temps ou le moyen de se donner une double qualification: la compétence technique et la double compétence linguistique? Combien auraient pu acquérir une connaissance technique très aisément s'ils n'avaient eu pour ce faire à apprendre un autre parler que le leur?

Rien qu'à poser ces questions, on sent que le dommage a dû jusqu'ici être immense,(12)

L'enquête réalisée en 1965 par le secrétariat de la CSN sur la situation et l'évolution de la langue française dans les entreprises au Québec auprès de ses 680 syndicats locaux du secteur privé est fort révélatrice et fonde l'évaluation faite par le président de cette centrale syndicale en 1974. A partir d'une distinction entre les entreprises sous contrôle canadien français (Groupe 'B') et les entreprises sous contrôle d'employeurs appartenant à d'autres groupes ethniques (Groupe 'C'), les auteurs de cette étude parvenaient aux conclusions suivantes)

1) que la situation de la langue de travail était sensiblement différente d'un groupe a 1'autre ?

2 ) que dans les entreprises sous contrôle canadien-français, le français était beaucoup plus largement utilisé que dans les entreprises sous contrôle américain ou canadien-anglais» Dans ce dernier groupe, près du tiers employait les deux langues.

Si l'on tient compte de l'importance du contrôle étranger (surtout américain et anglo-canadien) sur l'activité économique (industrielle et financière) du Québec, on peut se faire une petite idée de l'envergure, de l'impact de cette situation sur l'évolution de la langue de travail dans cette société.

Langue utilisée d'une façon habituelle dans les entreprises

Langue utilisée

% des entreprises

 

Groupe 'B'

Groupe 'C'

surtout le français

89 %

38 %

surtout l'anglais

3 %

31 %

les deux langues

8 %

31 %

Source :  La situation et l'évolution de la langue française dans les entreprises au Québec,'étude de la CSN, in Revue des Relations Industriel Les, vol. 23, no 3, 1968 , p. 494

Or, non seulement l'usage de l'anglais est fortement répandu dans les entreprises, ce qui est discriminant pour les travailleurs francophones, mais encore il effectue une sélection quant à la promotion et à l'assignation des fonctions comme l'indique le tableau ci-dessous.

2) Discrimination dans l'assignation des fonctions

L'étude déjà mentionnée constate également qu'au sein de l'entreprise, l'anglais est beaucoup plus utilisé au niveau supérieur (direction, ingénierie, etc...) comme l'indique le tableau suivant.

Langue utilisée par les employés selon les occupations

 

                                                                                     % des entreprises

Niveau des occupations

 

Groupe 'B'

   

Groupe 'C'

 
 

Français

Anglais 2

langues

Français

Anglais 2

langues

Patron

81

4

15

8

69

23

Ingénieur

79

9

12

13

55

32

Surintendant

89

4

7

40

26

34

Bureau

90

1

9

34

25

41

Contremaître

92

2

6

63

9

28

Ouvrier

96

0

4

88

1

11

Sources: La situation et 1 l'évolution.  Ibid, p. 494,

Le 'Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme' démontre que les Canadiens d'origine française sont bien moins nombreux dans les catégories professionnelles supérieures (notamment dans celles des administrateurs, spécialistes et techniciens) que dans les professions manuelles et non-spécialisées, Ce que révèlent des données plus récentes à ce sujet pour le Québec:

TABLEAU 1: Distribution des groupes linguistiques par occupation, hommes, secteur non-agricole, Québec, 1970

 

Anglophones

Francophones

Occupations administratives

31 %

69 %

Employés de bureau

21 %

79 %

Vendeurs

19 %

81 %

Employés de production

10 %

90 %

% de la population

14 %

86 %

Sources F. Vaillancourt, La situation des francophones sur le marché du travail québécois, Montréal, 1977, cité dans le" Rapport" du comité d'orientation de la CSN, sur la lutte contre l'oppression nationale, 49e congrès, .. Montréal, 1978, p. 41.

La distribution originale de la population active (selon le critère de l'origine ethnique ou nationale) au sein du marché du travail illustre bien la division culturelle du travail saisie par ailleurs comme l'une des formes fondamentales que prend l'oppression nationale au Québec.

3) Discrimination au niveau des revenus

Plusieurs analyses de provenances diverses montrent comment et à quel point la situation interne du Québec, en tant que nation dominée, présente des caractéristiques vraiment typiques du point de vue de l'exploitation spécifique qui s'exerce sur la classe ouvrière et les nouvelles couches de salariés du secteur privé comme du secteur public en particulier.

Plusieurs conclusions du 'Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme' institué par le Gouvernement fédéral en 1963 font état de la situation spécifique des francophones, notamment au niveau des salaires, de la promotion ou de l'avancement, des fonctions occupées, etc... Au Canada, et au Québec surtout, les groupes ethniques les plus défavorisés sont d'abord les quelques groupes autochtones puis les immigrants d'origine italienne, minorités assez faibles par rapport à la population totale mais qu'il ne faut pas pour autant négliger, et surtout les Canadiens d'origine française.

Ceux-ci se retrouvent an effet globalement dans les situations les plus défavorisées aussi bien en ce qui concerne le niveau des revenus que la nature de 1'emploi occupé, notamment dans le secteur de 1'industrie privée. Le rapport constate par ailleurs que c'est au Québec, c'est-à-dire là où les Canadiens d'origine française forment la très grande majorité de la population (plus de 80 %), que les écarts au niveau de la rémunération entre anglophones et francophones demeurent les plus grands, C'est donc précisément dans la mesure où là culture française reste très forte que s'exerce une oppression encore plus prononcée (13) . La situation évoquée par ce rapport ne semble pas s'être modifiée par la suite; c'est du moins ce que confirment les statistiques du dernier recensement de 1970:

TABLEAU 2: Revenus salariaux moyens des travailleurs masculins par groupes ethniques, Montréal métropolitain, 1970 (en $)



Juifs

Scandinaves-Néerlandais

Anglais-Ecossais

Allemands

Irlandais

Européens de l'Est

Français

Autres

origines ethniques Italiens

Ensemble du Marché

Revenus salariaux

9,686.90

8,880.14

8,575.51

8,396.79

8,343.49

7,148.29

6,617.32

6,278.05

5,676.02

7,042.28

Rang

1

2

3

4

5

6

7

8

9

Sources: J.A. Boulet: Evolution de la distribution des revenus de travail des groupes ethniques, Ottawa, 1977, cité dans le Rapport du comité d'orientation de la CSN sur la lutte contre l'oppression nationale, 49e congrès, Montréal, 1978, p.40

 

Ce tableau illustre assez clairement, croyons-nous, cette répartition assez particulière de la richesse sociale à laquelle est reliée la division ethnique. La conclusion du Rapport B.B. selon lequel les Canadiens-français ont un revenu moyen inférieur de 35 % à celui des Canadiens-anglais au Québec, semble également se maintenir jusqu'à aujourd'hui. Et rien n'indique la disparition prochaine de cette situation, y compris pour les groupes ethniques au bas de l'échelle (Italiens, Grecs» Portugais, Amérindiens, etc...). Il apparaît également que la structure des revenus recoupe en partie la division ethnique.

Les indices concernant les différences de rémunération, la répartition des postes et la division culturelle du travail révèlent de toute évi-dence à quel point les rapports d'exploitation sont intimement rattachés à la structure de l'oppression nationale.  Ils traduisent aussi cette domination globale du système de rapports capitalistes au sein même de l'univers quotidien des classes populaires. Bien que l'oppression nationale affecte différemment les diverses classes de toute nation dominée, il apparaît que pour les classes populaires, et en particulier pour la classe ouvrière en tant que telle, elle signifie des contraintes spécifiques quant aux condi-tions dans lesquelles s'effectuent l'achat et la vente de la force de tra-vail, son utilisation dans le procès de production de plus-value, et sa re-production, contraintes qui se traduisent concrètement sur le marché du travail et à l'intérieur des entreprises, par des emplois moins rémunérés et moins qualifiés, par une plus grande vulnérabilité au chômage, par des entraves à la promotion, par l'obligation de travailler dans une langue étrangère, etc..." (14)

Par ailleurs, on remarque également que les nouvelles couches moyennes, et de manière plus particulière les différentes couches d'intellectuels se trouvent directement touchées par les conditions spécifiques auxquelles elles ne sont pas en mesure d'échapper:

"Parce que leur force de travail est fortement qualifiée intellectuellement, parce que leur formation et leur qualification professionnelle font largement appel à la maîtrise d'un code linguistique et d'une culture générale et scientifique, parce que la maîtrise de ce code linguistique et de cette culture sont indissociables de la défense d'un métier, d'une profession ou d'un emploi, ces agents sociaux sont d'une extrême vulnérabilité aux pratiques de discrimination qui découlent de la structure de domination nationale des formations sociales capitalistes. Ces pratiques discriminatoires mettent directement en cause, en effet, leur position sociale et les privilèges qui lui sont associés". (15)

D'où, certainement, la place importante qu'occupent ces diverses couches sociales dans le mouvement de revendications nationales au Québec".

B) L'oppression nationale est reproduite par l'école

Les effets de l'oppression nationale sont nettement visibles au niveau de l'éducation où les francophones (catholiques) sont défavorisés au profit des anglophones (protestants).

Comme le montre la CEQ (16) ,au chapitre de la fréquentation scolaire, par exemple, on constate que de 1939 à 1953, le pourcentage des inscriptions dans les écoles catholiques par rapport à la population catholique passe de 60.9 % à 60.6 % au niveau primaire et de 2.4 % à 4.2 % au niveau universitaire alors que les pourcentages des inscriptions dans les écoles protestantes passent de 73,8 % à 82.6 % au niveau primaire et de 6,6 % à 18 % au niveau universitaire.

Ces différences énormes s'expliquent par la place des francophones dans la structure de classe et aussi par le système de financement du système scolaire; taxe foncière (et financement privé -au niveau universitaire-).

DE 1936 a 1956, 1'Université Mc Gill recevait $ 16,525,00 alors que l'Université de Montréal en recevait $ 12,907,000 pour un bassin de population beaucoup plus grand, La situation s'est à peine modifiée pour les francophones, après la "Révolution Tranquille", en effet en 1975, d'après le rapport de la Commission d'étude sur les universités, 7 % des francophones

âgés de 18 à 24 ans font des études universitaires contre 17% des anglophones du mente âge. L'on voit donc qu'il ne s'agit pas du retard du système scolaire mais des conditions propres aux conditions de reproduction de la force de travail dans la société québécoise.

Aussi, le Conseil Central des Syndicats Nationaux de Montréal de la CSN exige-t-il depuis des années l'unilinguisme du système d'enseignement au niveau universitaire,

"A partir de ces considérations, on peut affirmer sans crainte qu'il ne suffit pas de régler d'une manière ou d'une autre la question linguistique au Québec pour faire disparaître d'un jet, pour biffer ou élaguer l'oppression nationale (dans toutes ses dimensions) que subit présentement le peuple québécois (c'est-à-dire la classe ouvrière et les couches moyennes de techniciens et d'intellectuels).  Il ne peut y avoir de règlement de la question linguistique sans qu'une solution globale soit apportée à la question nationale. Ne serait-ce que parce que la question linguistique renvoie nécessairement à la question nationale".(17)

Aussi la loi 101, pourtant le plus beau fleuron du P.Q. ne transformera pas substantiellement la situation quant à l'exercice du français dans les entreprises et quant à la langue d'enseignement.

Conclusion

Nous souhaitons que ce court texte aura contribué à mieux définir ce qu'est l'oppression nationale et comment elle s'insère dans l'ensemble des rapports de domination et d'exploitation existants au sein de la société québécoise. De plus, à cause de son impact sur les classes populaires et sur la lutte des classes en général,nous sommes amenés à formuler de nombreuses questions pour orienter notre action sur cette question. Nous nous limiterons à les mentionner ici, comptant les aborder dans le cadre d'un autre texte.

A l'intérieur d'une nation dominés: quels sont les intérêts immédiats des différentes classes sociales? Comment et où s'opère l'articulation entre ces intérêts et les intérêts fondamentaux? Les revendications linguistiques se situent-elles au niveau des intérêts immédiats? Quel(s) type(s) d'alliance de classes favorise la lutte contre l'oppression nationale?

Mentionnons pour terminer que notre approche de l'oppression nationale renvoie à une façon de comprendre et d'analyser les classes sociales qui se démarque quelque peu de la problématique marxiste classique. Celle-ci, en effet, admet que l'oppression nationale affecte la lutte des classes mais tend quand mime souvent à définir les classes sociales dans une nation opprimée en faisant abstraction de cette oppression, donc en se référant uniquement au mode de production» Nous pensons que les classes sociales se définissent à l'intérieur du processus d'une lutte de classes. Dans le cas du Québec, l'oppression nationale est un élément majeur de la lutte des classes  ce qui,   pour reprendre l'hypothèse de la CSN, en fait, "un levier puissant pour la construction d'une société socialiste".

NOTES
  1. J. Mascotto et P.-Y. Soucy: Sociologie, politique de la question nationale, ronéo, à paraître, 1979, 183 p.
  2. Paul R. Bélanger et Céline St-Pierre: Dépendance économique, subordination politique et oppression nationale: le Québec 1960-77, ronéo, 1977, 48 p.
  3. Carol Levasseur: Mouvements nationalitaires et structure de domination nationale, ronéo, 1977, 57 p.
  4. cf. Pour les droits et les libertés des travailleurs...être présent dans la lutte contre l'oppression nationale. Rapport du Comité d'orientation, 49e congrès de la CSN, Montréal, juin 1978, 62 p.

    cf. Le mouvement ouvrier et la question de l'indépendance du Québec, 20e congrès du CCSNH, avril 1973, 53 p.

    cf. S'approprier la question nationale, 26e congrès général de la CEQ, Montréal, juin 1978, 82 p.

    cf. L'indépendance comme solution à la question nationale?, CEQ, janvier 1979, 67 p.

    cf. Proposition de la CSN pour la discussion sur la question nationale, CSN, janvier 1979, 61 p.

  5. Bien entendu, cette domination d'une nation sur une autre s'exerce à travers un cadre étatique; dans des conditions historiques précises, au Canada, la nation dominante est contestée de 1'intérieur mime par des minorités nationales qui bénéficient jusqu'alors de la domination de cette nation sur une autre. Pour la définition du concept de nation et d'Etat-nation, voir le dossier du CFP, La question nationale: un défi à relever pour le mouvement ouvrier, pp. 7 et 15, sur la constitution de 1'Etat-nation québécois, voir pp. 8, 17 et 17.
  6. René Lévesque, Lapassion du Québec, Editions Québec/Amérique, 1978, p. 11.
  7. C. Levasseur, op. cit., pp. 7 et 8.
  8. Paul R. Bélanger et Céline St-Pierre, op. cit., pp. 13-14.
  9. Arnaud ,Sales, Capital, entreprises et bourgeoisie. La différenciation de la bourgeoisie industrielle au Québec. Thèse de doctorat, Université de Paris VII, 1976,
  10. Pour les notions de bourgeoisie, petite bourgeoisie et classe ouvrière, cf.

    dossier du CFP, La question nationale: un défi à relever pour la classe pu-vrière, pp. 20-21, "Notes sur les classes sociales".

  11. J. Mascotto et P,-Y. Soucy, op. cit., pp. 85 à 88 et 94 à 99.
  12.  Marcel Pépin, "Le français au travail, une lutte ouvrière et nationale", in L'Action Nationale, vol. LXIII, no 8-9, avril-mai 1974, pp. 633-634.
  13. Voir le Rapport de_ la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme Livre III, "Le monde du travail", pp. 497-543.
  14. Carol Levasseur, op. cit., p. 48
  15. Carol Levassent,  op.   cit.,  p.   50.
  16.  CEQ,  L'indépendance:  comme solution à la question nationale?,  janvier 1979,  pp.   32-33
  17. J. Mascotto et P,-Y. Soucy, op. cit., p. 90.