Je dédie ce livre à mon cher époux, Maurice, le compagnon de ma vie.
Jacqueline a toujours senti un vide dans sa vie qu'elle attribuait à son incapacité d'écrire. Elle s'est donc présentée à l'ouverture du Centre ALEC, un centre d'alphabétisation situé à North Bay dans la province de l'Ontario. Voilà que s'ouvre pour elle tout un monde nouveau.
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture devient passionnant. Lorsqu'on lui suggère de raconter l'histoire de sa vie, elle se met immédiatement à l'œuvre.
Dans ses récits, il y a de l'inattendu. Tout comme le vent qui parfois est doux et réconfortant mais quelquefois fort et violent, la vie de Jacqueline se mesure au gré du vent.
«On est apprenant tous les jours de la vie», dit Jacqueline. «Apprenez, ne cessez pas, même si ce n'est pas facile.»
En 1921, mes parents Éva Lacasse et Frédéric Papineau se marient à Ville-Marie. L'année suivante, mon frère Martial est né dans la maison des parents de ma mère, Johnny et Sophie Lacasse.
Peu après la naissance de Martial, mes parents décident de quitter la maison de mes grands-parents, lis s'installent à Labelle au Québec, et mon père se trouve un emploi. Je suis née dans ce même village, le 4 mars 1923. Deux mois plus tard, notre famille déménage à Fugèreville, en Abitibi, dans le nord du Québec.
Mes grands-parents Lacasse demeurent déjà à Fugèreville. Mon grand-père est propriétaire d'un moulin à scie. Il choisit les arbres à abattre pour fabriquer des meubles de haute qualité. Ce bois se vend aux manufactures de meubles de Montréal. Durant l'hiver, mon père travaille pour mon grand-père dans les chantiers; il coupe les arbres en billots. Au printemps, ces billots flottent du chantier au moulin à scie sur les rivières et sur les lacs. C'est ce qu'on appelle la drave.
Une fois arrivés au moulin, les billots sont coupés en planches de différentes épaisseurs. Après le sciage, le bois sèche dans les hangars durant trois ans. Les chevaux transportent le bois du moulin jusqu'à Saint-Isidore en Abitibi. Ensuite, le bois est cordé sur la plate-forme du train qui se rend à Montréal.
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En travaillant dans le moulin, mon grand-père a la mauvaise habitude de fumer la pipe. Le moulin est toujours plein de bran de scie. Sa mauvaise habitude cause trois incendies. L'assurance couvre les dommages des deux premiers incendies. Malheureusement, au troisième incendie, il perd tout. La compagnie d'assurance ne lui donne rien!
Ma grand-mère Lacasse possède une maison de pension pour les travailleurs du moulin et du chantier de mon grand-père. Elle travaille dans le jardin et prépare les repas pour tous ces travailleurs. Elle fait la lessive sur une planche dans une cuve et repasse le linge de tout ce monde. Elle reprise les vêtements et trouve le temps de tricoter des bas et des mitaines pour tous les hommes.
Au printemps de 1925, ma mère attend l'arrivée de mon père. Un jour, elle reçoit une lettre annonçant son retour de la drave. Ma mère regarde souvent par la fenêtre. Mais à la campagne, il n'y a pas beaucoup de passants. Chaque jour, elle espère l'arrivée de son Frédéric, mon père.
Un jour, ma mère aperçoit un traîneau tiré par un attelage de chevaux. Quatre hommes et un cercueil sont sur le traîneau. L'un des quatre frappe à la porte. Ma mère pense qu'il veut lui demander son chemin. En ouvrant la porte, elle voit monsieur le curé marchant sur la route. L'homme devant elle lui dit: «Voici le corps de Frédéric. Il s'est noyé en revenant de la drave».
Tout arrive en même temps: la lettre de mon père, l'arrivée du cercueil et du prêtre qui venait de recevoir la nouvelle. Le choc est très sévère. Imaginez-vous être veuve à vingt-quatre ans avec deux jeunes enfants!
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Après la mort de mon père, notre famille quitte Fugèreville. Nous déménageons à Rouyn chez tante Antoinette, la sœur de ma mère. Peu après, ma mère commence à travailler. Elle va dans les maisons privées prendre soin des femmes et des nouveau-nés. De plus, elle prépare la nourriture et fait le ménage, le lavage et le repassage. Elle gagne très peu d'argent pour tout le travail qu'elle fait. Martial et moi l'accompagnons à son travail. Cela lui permet de nous nourrir sans dépenser son salaire.
Quatre ans après la mort de mon père, ma mère rencontre un homme appelé Joseph. Joseph et ma mère se fréquentent, et ils se marient à l'église Saint-Michel de Rouyn. Mais, malheureusement, son nouveau mari est un homme très jaloux. Il bat ma mère qui est enceinte de deux mois. La voisine téléphone à la police. Les agents de police arrêtent et emprisonnent Joseph pour cause de violence. Personne ne le revoit!
Sept mois plus tard, mon demi-frère Florian est né à l'hôpital. J'ai sept ans et je garde le bébé pendant que ma mère travaille. L'année suivante, Martial, Florian et moi retournons à Fugèreville chez nos grands-parents Lacasse. Ma mère ne peut plus nous garder avec elle. Son salaire ne lui permet pas de nous nourrir.
Notre départ de Rouyn est difficile. Nous sommes trop jeunes pour laisser notre mère et aller vivre avec nos grands-parents. Leur maison est grande avec les six chambres à coucher en haut. En bas, on y trouve un grand salon, une immense cuisine et la chambre de mes grands-parents.
La maison est très belle, mais elle nous semble vide sans ma mère. Il y a mon grand-père, ma grand-mère, tante Fabiola, mes oncles Paul et Jos, les six pensionnaires, mes deux frères, Martial et Florian, et moi. Maintenant, tout ce monde fait partie de ma vie.
Après l'incendie du moulin, mon grand-père Lacasse reçoit une terre du gouvernement. Il devient fermier et cultive sa nouvelle terre. Le travail de cultivateur est dur, car tout se fait à la main. Dans le nord du Québec, le temps qu'il fait et la température jouent un rôle très important dans la vie d'un cultivateur. Les hivers sont très longs et les étés très courts. Dès septembre, la terre gèle et la neige commence à tomber au début d'octobre.
Chaque année, au début de septembre, mon grand-père laboure ses champs, même si la terre commence à geler. À l'arrivée du printemps, il se dépêche à faire les semences. Il sème les patates assez creux dans la terre pour éviter qu'elles gèlent. Aussi, pour protéger les plants de tomates et de concombres contre la gelée, ma grand-mère et moi cousons de vieilles étoffes les unes aux autres. Je les étends sur les poteaux plantés dans le jardin pour ne pas écraser les plants.
À cause du temps qu'il fait à Fugèreville, les tomates mûres sont rares. Ma grand-mère enveloppe quelques tomates encore vertes dans du papier de soie pour les faire mûrir. C'est un régal pour tout le monde de manger des tomates roses. Ma grand-mère utilise les tomates vertes pour faire du ketchup.
Dans le jardin, on plante aussi beaucoup de pois pour être capable de faire de la soupe aux pois durant l'hiver. De plus, on sème du blé d'Inde pour nourrir les animaux. Par contre, les épis de blé d'Inde n'ont jamais le temps de mûrir. Plus tard au printemps, la terre se réchauffe assez pour labourer les champs de grains. Les hommes labourent les champs et les enfants sèment les graines. On passe la herse à roulettes pour couvrir les semences. Cela empêche les oiseaux de manger les graines.
Sur la ferme, il y a des vaches, des moutons, des cochons et des poules. Il faut faire les travaux à l'heure. Je trais donc les vaches chaque matin à cinq heures et chaque soir à quatre heures et demie. Je suis petite mais, de peine et de misère, je traîne les chaudières de lait. Je verse le lait dans les bidons. On les descend dans le puits pour garder le lait frais. Avec la vente du lait et de la crème, ma grand-mère achète le sucre, le thé et du blé d'Inde en conserve.
Durant l'été, je fais mon travail sur la ferme. Je dois aussi ramasser des fraises, des bleuets et des framboises. Au début de l'automne, c'est le temps des récoltes. Je ne peux pas toujours aller à l'école, car je dois aider mes grands-parents. Enfin, l'arrivée de l'hiver annonce le temps des fêtes, et cela m'excite toujours.
À Fugèreville, le temps des fêtes est très important. La maîtresse demande des volontaires pour faire partie des personnages de la crèche. Tous les enfants veulent être des anges. À huit ans, j'ai le droit d'aller à la messe de minuit pour la première fois. C'est un vrai cadeau de Noël. Je suis assise tout près de la crèche et je peux regarder les personnages vivants. À la fin de la messe, le bébé est remplacé par un petit Jésus de plâtre.
Après la messe, ma grand-mère fait un réveillon. C'est à mon tour de recevoir la visite à la porte. Je prends les manteaux et les chapeaux. Je les mets sur le lit de ma grand-mère, même si c'est empilé très haut. Au réveillon, les enfants sont assis sur les marches de l'escalier. Tante Fabiola est la seule personne qui n'est pas avec nous. Elle est trop malade. La visite ne peut pas la voir, car ma grand-mère la cache dans sa chambre.
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Dans la cuisine, la parenté chante des chansons à répondre. Mon grand-père joue du violon. Mon oncle joue des cuillères et de la musique à bouche. Dans le salon, la grande table est couverte de plats de toutes sortes. Il y a du ragoût de pattes de cochon, des tourtières, des beignes et des galettes. C'est un vrai festin! Les frères et les sœurs se donnent la main et s'embrassent. Cela efface toutes les disputes de l'année. Cette fête continue jusqu'aux petites heures du matin.
Au jour de l'An, c'est la bénédiction paternelle. C'est beau de nous voir à genoux devant mon grand-père qui nous bénit. Je sens le Bon Dieu descendre dans mon cœur. Après la bénédiction, la fête commence avec les enfants. J'apprends à danser avec mon grand-père. Je me sens alors comme un papillon. C'est pourquoi j'aime encore danser aujourd'hui.
À l'occasion de cette fête, j'ai souvent de nouveaux vêtements. Les vêtements des filles sont faits avec des poches de sucre et de farine. Les pantalons des garçons sont faits avec de vieux manteaux. Nous sommes fiers d'avoir de nouveaux vêtements. La fête se termine tard dans la nuit. La visite repart avec de bons souvenirs. Les enfants se couchent en pensant aux prochaines fêtes.
Après douze jours de danse, de visites et de repas, c'est la fête des rois mages appelée souvent la fête des Rois. Ce jour-là, mon grand-père invite seulement les voisins les plus proches. C'est la dernière fête avant l'arrivée du printemps.
Quand ma tante Fabiola a quatre ans, mon grand-père lui donne un sac de peanuts en écales. Assise dans sa chaise berçante, elle se dépêche à les manger. Elle ne veut pas les partager avec les autres. Elle les mange trop vite et elle s'étouffe. Son cerveau est endommagé, et ma pauvre tante n'en revient jamais. Elle demeure presqu'un légume et ne parle plus. Ses petites jambes et ses petits bras ne profitent pas, mais elle grandit quand même. Elle devient grande et belle. La famille dit qu'elle a un beau petit visage de catin. Cependant, on la cache toujours dans la chambre de grand-mère quand il y a des étrangers dans la maison.
En vieillissant, elle développe un mauvais caractère. Je suis la seule qui peut remplacer ma grand-mère auprès d'elle. Je prends soin de ma tante et je suis la seule qu'elle écoute. Tout le monde la guette. Elle tente toujours de prendre mon petit frère et de l'asseoir sur le poêle. Elle mange tout ce qui lui tombe sous la main. Il faut même cacher le savon!
Tante Fabiola meurt à 28 ans. Le jour de sa mort, mon grand-père vient me chercher à l'école. Il me dit: «Ta tante Fabiola est partie avec les anges.» Ma grand-mère couche tante Fabiola dans le salon sur une table recouverte d'un drap jusqu'à terre. Elle lui fait une belle robe blanche qui va jusqu'à ses pieds nus. Placés devant elle, ses cheveux ondulés s'étendent jusqu'à ses genoux. En la voyant sur les planches, je pense qu'elle ressemble à un ange. Les visiteurs passent au salon et se rendent ensuite à la cuisine pour prendre une tasse de thé avec des galettes ou des beignes.
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J'hérite du lit de tante Fabiola. C'est mon grand-père qui lui avait fait cette couchette. Après sa mort, je vois ma tante trois soirs de suite, debout au pied du lit. Qu'elle est belle! Elle a un beau sourire, mais elle ne parle pas. Après la troisième apparition, je raconte cela à mon grand-père. Je lui demande de venir la voir, mais elle ne revient pas. Je n'ai que huit ans, mais je n'ai pas peur. Ce souvenir reste gravé dans ma mémoire. À cette époque, les gens croient fortement aux choses spirituelles. Les apparitions font partie de leur vie et les aident à accepter les événements qui surviennent.
En 1933, mon grand-père Lacasse est frappé par un cheval. Mon grand-père refuse d'aller à l'hôpital et il doit arrêter de travailler. Il s'attache bien serré pour cacher son mal de ventre. Au début, il ne veut pas que ma grand-mère sache qu'il souffre. Mais son mal devient tellement sérieux qu'il se rend finalement chez un médecin. Il se fait opérer, mais il est déjà trop tard. Il a un cancer, maladie qui n'est pas bien connue à cette époque-là.
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Un jour, je m'assois sur un grand banc dans la cuisine. Tout à coup, la toile de la fenêtre monte jusqu'en haut. Zut! Je fais un saut. Je monte sur le banc pour baisser la toile. Elle remonte encore une fois. Ma grand-mère qui tricote de l'autre côté de la table me dit: «Descends-la, puis si la toile remonte encore, il y a quelqu'un qui va venir nous dire que ton grand-père est mort.» Comme de fait, c'est arrivé! Peu de temps après, mon grand-père meurt.
Nous avons eu le pressentiment de sa mort, et j'ai eu ce même pressentiment lorsque ma mère est décédée en 1944. Les moments difficiles dans la vie sont plus faciles à accepter si l'on croit à ces choses-là. La foi en Dieu, l'expérience et le bon sens guérissent bien des bobos.
Dans les chantiers et sur les fermes, les gens se blessent souvent. Ma grand-mère nettoie et coud les blessures. Elle va aussi chez nos voisines aider à la naissance des bébés. Les petits voisins sont envoyés chez nous pour ne pas voir les naissances Ma grand-mère nous dit que les oiseaux ou les indiens apportent les bébés. Les enfants sont gardés dans l'ignorance.
À ce temps-là, le prêtre a plusieurs fonctions. Il est docteur, avocat et curé de la paroisse. L'évêque ne vient pas souvent visiter notre prêtre. Il s'occupe seul de ses paroissiens qui l'écoutent comme si c'est le Bon Dieu qui marche sur la terre.
À un très jeune âge, j'ai une inflammation de vessie. Ma grand-mère me traite avec un mélange de sucre, d'eau et de soie de blé d'Inde qu'elle fait bouillir longtemps. C'est amer au goût, mais ça me guérit. À la même époque, mes jambes font toujours mal. Les os deviennent croches des genoux aux chevilles. Ni ma grand-mère ni le curé ne peuvent me guérir.
Ma mère décide d'écrire une lettre au frère André à l'Oratoire Saint-Joseph de Montréal. Elle entend dire que le frère André fait des miracles. Dans sa lettre, ma mère promet d'envoyer un mois de salaire. Elle envoie donc 5$ pour ma guérison. Le frère André répond à sa lettre et envoie une bouteille d'huile de Saint-Joseph. Ma mère frotte mes jambes avec l'huile. Je suis guérie, grâce aux prières de ma mère et à l'huile de Saint-Joseph. Plus tard, j'apprends à dire la prière à saint Joseph. Je la récite encore tous les jours.
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Je demeure dans un rang à la campagne. Je me lève à cinq heures chaque matin. J'aide à faire le train. Une fois les travaux finis, mon frère et moi marchons deux milles jusqu'à l'école. Nous arrivons à neuf heures pour le début des classes. Beau temps ou mauvais temps, les enfants marchent pour se rendre à l'école.
Les écoles de campagne sont de petites maisons faites de bois rond. Il y a une trentaine d'élèves dans une salle. La maîtresse enseigne du cours préparatoire à la septième année. Il n'y a pas d'électricité ni de toilette à l'intérieur. Un poêle à bois chauffe l'école. Les garçons rentrent le bois et les filles lavent les tableaux. Il n'y a pas de religieuses à l'école de Fugèreville. L'institutrice est une jeune fille qui n'a terminé que sa huitième année.
Quand je suis le cours préparatoire, je chante et je danse pour apprendre les lettres et les chiffres. C'est une façon de me souvenir de mes leçons. J'ai du plaisir et le goût d'aller à l'école. L'institutrice enseigne aussi l'histoire du Canada, le catéchisme et l'arithmétique à tous les niveaux. Moi, je suis très bonne en arithmétique. Je me suis rendue seulement à la troisième année. Les gens disent souvent: «Lire, c'est pour éviter l'ouvrage. Il y a assez de travail à faire sur une ferme qu'on n'a pas besoin de perdre son temps à lire, à écrire et à compter.»
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Malgré cette idée, je me souviens d'une compagne de classe très brillante. La maîtresse veut qu'elle finisse ses études dans une grande ville. Mais, cela coûte trop cher à sa famille. Alors, les gens du village décident de l'aider. En vendant des bleuets, ils ramassent mille dollars pour ses études. À cette époque, ce montant d'argent représente une vraie fortune. Par la suite, cette jeune fille devient religieuse et institutrice à Montréal.
Chaque soir, après le souper, nous faisons nos devoirs. Comme il n'y a pas d'électricité, une lampe à l'huile éclaire la cuisine. Ma grand-mère nous dit: «Dépêchez-vous de finir vos devoirs, la lampe baisse.» Entre le travail à la ferme et à l'école, je ne m'amuse pas beaucoup avec les autres enfants. Ma seule petite amie, Liliane, demeure à Saint-Isidore. Elle m'écrit souvent, mais je lis ses lettres avec beaucoup de difficulté. Comme moi, elle est la seule fille dans sa famille. Quand je la visite, elle joue du piano et nous chantons ensemble. Mes visites sont toujours très agréables.
C'est depuis l'âge de six ans que j'aide à traire les vaches, à laver la vaisselle et à faire le ménage. Le travail est divisé par journée, et je travaille fort. Le lundi, c'est le lavage. Le mardi, c'est le repassage. Le mercredi, c'est le raccommodage et la couture. Le jeudi et le vendredi, c'est le ménage en haut et en bas. Le samedi, j'aide à laver les vitres à l'intérieur de la maison, debout sur une chaise. Si mes travaux ne sont pas bien faits, ma grand-mère me fait recommencer. C'est aussi le samedi qu'elle fait les pâtisseries pour la semaine.
Le samedi soir, c'est congé. Je joue aux cartes avec mon grand-père et Martial. J'écoute les chansons que mon grand-père fait tourner sur le gramophone. J'aime danser au son de la musique.
Le dimanche, à part de soigner les animaux et de traire les vaches, c'est jour de repos. Cette journée est une vraie traite!. Nous allons à l'église du village. C'est l'occasion de rencontrer la parenté et les amis. Nous portons des chapeaux et des gants pour aller à la messe. Nous les enlevons en revenant à la maison. Quand ils sont trop petits, nous les échangeons avec d'autres.
J'ai dix ans quand mes grands-parents constatent qu'ils ne peuvent plus nous garder. Alors, ma mère nous ramène à Rouyn. Son beau-frère, Omer a une forge. Il nous invite à déménager au deuxième étage.
Ma mère nous défend de descendre dans la rue le soir. Rouyn, durant la dépression, est rough et dangereux. Les hôtels sont bâtis en bois, et il y a beaucoup d'activités. Des femmes en britches se promènent à cheval. Des bums quêtent continuellement aux portes.
Les compagnies de mines engagent des Européens pour travailler. Ils font une partie du voyage en train et le reste se fait en voiture. Il y a de la boue partout dans Rouyn, alors les compagnies minières construisent des trottoirs de bois.
La ville de Rouyn est bâtie sur la roche. Personne ne peut creuser de puits. Mes deux cousins, Paul et Ti'Pit, décident de faire le commerce de l'eau. Ils s'achètent un vieux camion et s'installent une plate-forme derrière pour transporter les barils d'eau. Ils vendent cette eau aux gens de la ville.
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À Rouyn, plusieurs femmes dirigent les hôtels et les banques. Ma tante Antoinette est la couturière du village et coud leurs vêtements. Ma cousine Florida travaille pour Madame Dumoulin au premier bureau de poste de Rouyn. Bâti en bois rond, il est situé sur le bord du lac. Aujourd'hui, ce bureau de poste est devenu le musée Bureau de poste Dumoulin.
Peu après notre déménagement, ma mère tombe malade et ne peut plus s'occuper de nous. Mon frère Martial n'a que onze ans, mais il se trouve un emploi comme laveur de vaisselle dans un restaurant. Et moi, j'ai dix ans et je fais des commissions pour les voisins. Je garde des enfants et je fais du ménage dans des maisons privées.
Quand j'ai un emploi qui ne fournit pas de chambre, je reste avec Florida. Je l'aide avec sa jeune famille. Je suis la marraine de sa troisième fille, et tout le monde me traite comme un membre de la famille. Florida me montre à tricoter et à être une meilleure cuisinière.
À quatorze ans, je deviens serveuse dans un hôtel. Je travaille aussi dans un bar. Ma mère me dit: «Ne travaille pas dans les restaurants parce qu'il peut y avoir des ivrognes et des voyous. Ça peut être dangereux pour toi.» Par contre à l'hôtel, je rencontre des gens très polis et très avenants. L'âge ne compte pas si on travaille bien. Ce genre de travail me plaît beaucoup.
Pour gagner un peu plus d'argent, je deviens placière dans un théâtre. J'aime beaucoup ce travail, mais j'arrive chez nous à deux heures du matin. Ma mère s'inquiète toujours parce que c'est loin de la maison.
Mes deux jobs de placière et de serveuse me donnent un plus gros salaire. Cela me permet de m'habiller mieux. Je décide de m'acheter un ensemble pour Pâques; il me coûte 12$. Une autre fois, je veux une robe qui coûte 6,50$. Je paye 0,50$ par semaine, et cette robe reste au magasin jusqu'à ce qu'elle soit payée. Je me prive, mais j'apprends à apprécier ce que j'ai.
Aussi, durant ces années, un homme décide d'ouvrir la première patinoire de patin à roulettes à Rouyn. Un grand nombre de personnes viennent patiner, mais il n'y a pas d'endroit pour mettre les manteaux. Un jour, je suggère au patron de faire une place pour les manteaux. Ma tante Antoinette a beaucoup de cintres qu'on appelle des supports. Je les emprunte et je m'organise un vestiaire. Je demande 0,05$ du manteau et j'en suis responsable. Je gagne jusqu'à 58$ par mois! Le patron s'aperçoit que je fais beaucoup d'argent. Il m'annonce que je ne peux plus continuer là. J'offre de lui payer loyer, mais c'est inutile. Il veut donner mon vestiaire à sa fille. Peu après, je perds mon commerce.
À cette époque, j'ai un grand désir de voyager. Alors, je m'inscris au Bureau du service sélectif. Ce bureau m'envoie à Témiscamingue pour servir les tables dans un hôtel. Je n'y reste pas longtemps.
Ma mère est toujours malade et suit des traitements à Montréal. Elle ne peut pas se permettre un stage à l'hôpital, ni une pension. Par contre, des bénévoles dans les hôpitaux l'invitent à demeurer chez eux. En retour, elle travaille pour eux les jours où elle se sent bien. Cependant, elle s'ennuie beaucoup. Je laisse donc mon emploi pour aller la retrouver à Montréal.
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En arrivant à Montréal, je descends à la gare Windsor, mais ma mère n'y est pas. Elle m'attend plutôt à la gare Bonaventure. Je demande à un jeune soldat que j'avais rencontré dans le train comment me rendre à Ville LaSalle. Il m'explique: «Embarque dans le petit char, et demande au conducteur quelle direction prendre. Moi, je ne connais pas assez Montréal pour t'aider.» J'apprends que le petit char est un tramway.
Me voilà partie vers l'inconnu dans la grande ville de Montréal! Je vois de grandes bâtisses, de gros magasins, et tout ce monde dans la rue. Il y a des ambulances, des autos et des bruits étranges. Je suis toute émue de voir et d'entendre cela! Finalement, je vois quelqu'un demander un transfert au conducteur. Quand j'apprends ce qu'est un transfert, je décide par curiosité de voyager toute la journée dans la ville de Montréal. À onze heures, le conducteur du tramway me dit de descendre, car c'est le bout de sa route régulière.
À ce moment-là, je suis tout près de Ville LaSalle, mais je ne le sais pas. Je me rends au coin de la rue en-dessous d'une grosse lumière. Assise sur ma valise, je fouille dans ma sacoche pour trouver l'adresse de ma mère. Tout à coup, j'entends crier: «Jacqueline!... Jacqueline!...» C'est ma mère; la fenêtre de sa chambre fait face à cette lumière. Elle me crie: «Reste là, je viens te chercher.»
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Elle amène une amie avec elle, car elle doit passer par une ruelle sans lumière. Elle est très contente de me voir. «Toi, tu me fais peur, tu me fais peur», répète-t-elle. Elle n'en revient pas que j'aie trouvé mon chemin seule. Je suis jeune; je suis brave. Je vais partout sans trop m'en faire.
Le lendemain matin, je veux aller à l'Oratoire Saint-Joseph. Ma mère ne pense pas pouvoir se rendre sans guide. Mais, nous nous sommes bien rendues toutes les deux. «Avec une langue, on fait son chemin.»
Durant une de mes tournées en petits chars, j'aperçois une fille assise pas loin de moi. J'ai l'impression de la connaître, et elle me regarde aussi. Finalement, elle vient s'asseoir près de moi. Elle me demande si je m'appelle Jacqueline. Je lui réponds: «Oui,...je sais que je t'ai déjà rencontrée, mais j'te place pas.» Elle me dit son nom en ajoutant qu'elle vient de Rouyn. Je me souviens avoir travaillé avec elle à l'hôtel Albert. Comme le monde est petit! Je trouve ça bon de se rencontrer par hasard dans la grande ville de Montréal!
À l'automne de 1942, je trouve un emploi à la Compagnie Général Electrique. Je revois Fernand, un de mes premiers amours. Il est venu de la France à l'âge de sept ans. Il est charmant et charmeur. Ma mère l'aime, mais elle voit qu'il est un homme jaloux. Elle me dit: «Tu ne seras jamais heureuse avec lui. C'est mieux de marier un ivrogne qu'un jaloux. Un homme jaloux, ça ne se guérit pas.» Elle me fait promettre sur la tombe du frère André de ne pas le marier. Elle est certaine que j'aurai de la misère avec lui. «Le Bon Dieu va arranger ça, dit-elle, et tu vas poigner un bon garçon.» Finalement, je laisse Fernand.
Dans la grande ville, je m'ennuie beaucoup. En hiver, je me rends au travail le matin à la noirceur et je reviens chez moi le soir à la noirceur. Les arbres sont morts. Tout me semble gris. Je me sens en prison et je veux partir. Ma mère semble mieux. Je ne m'inquiète pas autant d'elle. Je ne sais pas qu'elle va mourir dans quelques mois. Elle veut que je reste plus longtemps, mais je ne peux plus vivre dans cette grande ville. Je sens que je vais faire une dépression.
Le grand boss de l'hôtel à Témiscamingue me demande de retourner travailler pour lui. Je suis soulagée de laisser Montréal et de retourner dans le nord du Québec.
J'approche de 20 ans, et je suis heureuse d'être de retour à Témiscamingue. C'est mon pays préféré avec son ciel bleu, ses arbres verts et ma chère rivière Outaouais.
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Un beau dimanche après-midi, je suis à la plage avec des amies. Tout à coup je vois Maurice, un garçon que je connais un peu. Mais, depuis mon retour, il a un œil sur moi. Il est dans son canot, et je lui demande de l'accompagner. Il est fier d'accepter, et c'est le début de nos fréquentations.
Nous allons aux danses, au théâtre et nous faisons du ski. Il me montre à nager et m'amène faire des promenades. Il m'invite à rencontrer ses parents. C'est sérieux notre affaire!
Un mardi après-midi, je me repose dans ma chambre. Maurice arrive pour me visiter. Assis à mes côtés, il me présente une belle petite boîte. À ma grande surprise, c'est une bague de fiançailles. En regardant son beau visage radieux, je glisse la bague à mon doigt. À ce moment-là, j'accepte de devenir sa femme.
Le 8 mai 1945, un an après le décès de ma mère, nous nous marions à l'église Sainte-Thérèse de Témiscamingue. Durant la cérémonie, je regarde mon époux. Les mots de ma mère me reviennent à l'esprit: «Tu vas poigner un bon garçon.»
C'est vrai, le bon Dieu arrange bien les choses!
Jacqueline Paulin vit à North Bay depuis plus de 40 ans. Elle a quatre filles, huit petits-enfants et une arrière petite-fille. Elle est très active au Centre ALEC du Nipissing, situé à North Bay en Ontario. Elle se dévoue également aux activités de sa paroisse et de sa communauté.
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L'auteure et le Centre ALEC remercient le Centre FORA de toutes les heures consacrées à la révision et à l'édition de cet ouvrage.
Page couverture:
Albert Paquette
Illustrations:
Albert Paquette
Révision linguistique:
Denis Lalonde
Comité de rédaction:
Sœur Gabrielle Régnier
Dolorès Duchesne
Marie Leblanc
Ida Comeau
Denyse DeBernardi
Au gré du vent
Expériences de vie de Jacqueline Paulin telles que racontées à sa formatrice, Marie Leblanc
Édité et publié par le Centre FORA
© Centre franco-ontarien de ressources en alphabétisation, Centre FORA 1992
Tous droits réservés.
Le Centre ALEC du Nipissing remercie Canadian Give the Gift of Literacy de leur appui financier. Sans une telle aide, cette production n'aurait pas vu le jour.