Gérard entra dans la taverne. Tous les soirs, il passait y prendre un verre de bière avant de rentrer à la maison. Tous les soirs depuis vingt ans. Ses amis étaient déjà là. Ils l'attendaient. Ensemble, ils allaient discuter de tout et de rien.
Son copain de la taverne commença à lire. Il était question de mise à pied au moulin. Avec les nouvelles machines, tout deviendrait de plus en plus automatisé et on aurait besoin de moins en moins de gens pour les faire fonctionner. Ils disaient que plusieurs dizaines d'employés seraient congédiés. L'annonce officielle serait faite l'automne prochain, une fois les nouvelles machines installées. Gérard fut très surpris, mais il ne s'inquiétait pas trop. Il travaillait au moulin depuis vingt ans. Les nouveaux employés seraient mis à la porte avant lui.
Lorsque la lecture de l'article du journal fut terminée, on se mit à parler d'autres choses. On parla du printemps qui n'était pas pour bientôt, des voyages de pêche qu'on organiserait, des vacances d'été qu'on prendrait en famille. Chacun y allait de son petit grain de sel.
L'horloge de la taverne indiquait cinq heures. Gérard vida le reste de son verre à la hâte; il devait rentrer à la maison maintenant. Il venait à la taverne tous les soirs, mais jamais il n'était rentré à la maison après cinq heures et quart. Il se leva, salua ses amis, puis sortit.
Le contremaître lui avait demandé de passer le voir à son bureau avant de commencer à travailler. Gérard, un peu inquiet, lui avait demandé s'il y avait un problème. Le contremaître avait dit non, mais voulait lui parler.
Gérard arriva donc à sept heures quinze, un peu plus tôt que d'habitude. Il frappa à la porte. Une voix à l'intérieur lui répondit :
Gérard prit place dans la chaise qui était en face du pupitre du patron. La pièce était petite et très simple. Un énorme calendrier et quelques photos décoraient les murs. On pouvait deviner que c'était des photographies de sa famille et de ses voyages de pêche.
Gérard se sentit un peu rassuré.
Gérard ne répondit pas tout de suite. Des cours? pensa-t-il. Quelle drôle d'idée!
Gérard se leva et remercia le contremaître pour la proposition. Il fit quelques pas en direction de la porte, puis se retourna.
Gérard dit «Oui» de la tête.
Puis il quitta le bureau. Son huit heures de travail commençait dans une quinzaine de minutes. Il avait tout juste le temps de se préparer.
Gérard s'arrêta à la taverne, comme tous les soirs. Il s'approcha du comptoir. Avant même qu'il s'assoie, le serveur lui avait apporté un verre de bière. Il connaissait bien les préférences de ses clients réguliers. Gérard le remercia d'une voix fatiguée. Il prit le journal qui traînait devant lui et l'ouvrit à la section des sports. On y montrait des photos de joueurs de baseball.
Son copain Marcel vint s'asseoir à côté de lui.
À ce même moment, Jean-Guy entra. Il se joignit à eux et Gérard en profita pour parler d'autres choses.
Il était huit heures. Gérard regardait tranquillement la télévision pendant que sa plus vieille, Julie, quatorze ans, faisait ses devoirs. Maintenant en neuvième année, elle passait de plus en plus de temps dans ses livres. Ce soir-là, elle devait composer une lettre qu'elle devrait ensuite envoyer au journal local. Drôle de manière d'apprendre le français, mais beaucoup de gens disaient que cette méthode était très efficace pour apprendre à écrire convenablement.
On frappa à la porte arrière. Claire, la femme de Gérard, alla ouvrir. C'était Marcel. Claire l'invita à entrer. Il vint rejoindre Gérard au salon.
La journée avait paru très longue à Gérard. Mais elle était enfin terminée. Les vendredis lui paraissaient toujours longs, mais celui-ci avait été le pire de tous depuis longtemps. Il ne serait pas fâché de prendre sa petite bière avant de rentrer à la maison.
Marcel et quelques autres travaillants étaient déjà arrivés. Il n'avait pas vraiment envie de s'asseoir avec eux aujourd'hui. Il avait quelque chose qui lui trottait dans la tête et il voulait réfléchir tranquillement. Marcel s'en aperçut. Discrètement, il se leva et fit signe à Gérard de se diriger dans un coin où il y avait moins de monde.
Gérard tourna la tête et fit signe au serveur. Il pouvait voir que les copains restés dans leur coin s'étaient mis à parcourir le journal local, à la recherche des dernières nouvelles.
En entendant ces mots, Gérard donna un coup de poing sur la table. Seul Marcel remarqua ce geste.
Gérard se mordit la lèvre inférieure en guise de réponse. Devait-il tout lui avouer? Qui d'autre que Marcel serait assez bon pour ne pas le juger?
Gérard raconta à Marcel sa conversation avec le contremaître au sujet de la modernisation de la compagnie. Il raconta également l'histoire des cours de formation qu'il devrait suivre pendant l'été. Puis il lui avoua qu'il ne pouvait pas les suivre puisqu'il avait beaucoup de difficulté à lire et à écrire. Il était bien capable de reconnaître quelques mots, de gribouiller son nom sur ses chèques de paye. Il n'avait aucune difficulté avec les nombres. Mais il ne savait ni lire ni écrire comme la plupart des gens. Et, dans six mois, il devrait suivre des cours! Il débita tout ça d'un trait, ne s'arrêtant que lorsque le serveur leur amena leur bière.
L'horloge sonna ses dix-sept heures. Gérard n'avait pas touché son verre de bière. Il n'en avait plus vraiment envie. Il dit à Marcel qu'il devait rentrer à la maison. Marcel lui promit de passer le voir le lendemain avec des informations au sujet des cours d'alphabétisation. Gérard le regarda. Il se sentait soulagé. Il salua son copain, se retourna pour saluer les autres qui achevaient de parcourir le journal local et sortit de la taverne le cœur un peu plus léger que lorsqu'il était entré.
Marcel réussit à convaincre Gérard de l'accompagner à une des réunions du comité d'alphabétisation du comté. Il s'était senti gêné d'aller rencontrer des gens qui le reconnaîtraient sûrement. Mais Marcel l'avait assuré que ces gens le mettraient à l'aise tout de suite.
Et Marcel avait bien raison. On l'avait très bien accueilli et personne n'avait paru surpris de voir qu'il ne savait ni lire ni écrire. En fait, ils étaient là pour aider de leur mieux ceux qui étaient dans sa situation. On lui donna un genre de test pour savoir quel était son niveau. Les gens avaient été très encourageants en lui disant qu'il connaissait déjà beaucoup plus de choses que bien des personnes qui se présentaient chez eux.
On le mit donc dans un cours qui correspondait à son niveau. Puis les leçons commencèrent.
Gérard fut surpris des progrès qu'il pouvait accomplir à chaque leçon. Toutes ces lettres qu'il connaissait assez bien se transformaient en mots sur les conseils de sa tutrice. Et tous ces mots qui se regroupaient ensemble pour faire des phrases! Gérard se découvrait peu à peu un goût pour toute cette écriture qu'on lui présentait. Dans la rue, il pouvait lire les inscriptions sur les pancartes. Au travail, il se surprenait à tenter de déchiffrer le contenu des manuels d'entretien des machines.
Il avait donné sa réponse au contremaître. Il avait accepté de suivre les cours de formation. Maintenant, il devait à tout prix être capable de lire et écrire convenablement avant le début des cours au mois d'août. Avec tout le cœur qu'il y mettait, il était sûr qu'il en serait capable.
Marcel frappa à la porte arrière de la maison. Claire lui ouvrit et le fit passer au salon. Gérard était absorbé par la lecture d'un livre qui appartenait à son fils. Les histoires qu'il contenait n'étaient pas très compliquées et il prenait plaisir à les lire. Quelquefois, il en faisait même la lecture à sa plus jeune avant qu'elle ne s'endorme.
Il ne s'était pas aperçu de l'arrivée de Marcel.
Page couverture
Sophie Lapointe
Édition
Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques