Table des matières

Chapitre 1

Gérard entra dans la taverne. Tous les soirs, il passait y prendre un verre de bière avant de rentrer à la maison. Tous les soirs depuis vingt ans. Ses amis étaient déjà là. Ils l'attendaient. Ensemble, ils allaient discuter de tout et de rien.

  • Eh, Gérard! As-tu lu ce qu'ils ont écrit dans le journal au sujet du moulin?
  • Non, pas encore. Je travaille, moi, pendant la journée. J'ai pas le temps de lire le journal comme toi!
  • Viens voir. Je pense que ça va t'intéresser!
  • Peux-tu me lire ce qui est écrit? J'ai oublié mes lunettes dans l'auto.
  • O.K., mais assis-toi d'abord. Tu vas être surpris!

Son copain de la taverne commença à lire. Il était question de mise à pied au moulin. Avec les nouvelles machines, tout deviendrait de plus en plus automatisé et on aurait besoin de moins en moins de gens pour les faire fonctionner. Ils disaient que plusieurs dizaines d'employés seraient congédiés. L'annonce officielle serait faite l'automne prochain, une fois les nouvelles machines installées. Gérard fut très surpris, mais il ne s'inquiétait pas trop. Il travaillait au moulin depuis vingt ans. Les nouveaux employés seraient mis à la porte avant lui.

Lorsque la lecture de l'article du journal fut terminée, on se mit à parler d'autres choses. On parla du printemps qui n'était pas pour bientôt, des voyages de pêche qu'on organiserait, des vacances d'été qu'on prendrait en famille. Chacun y allait de son petit grain de sel.

L'horloge de la taverne indiquait cinq heures. Gérard vida le reste de son verre à la hâte; il devait rentrer à la maison maintenant. Il venait à la taverne tous les soirs, mais jamais il n'était rentré à la maison après cinq heures et quart. Il se leva, salua ses amis, puis sortit.

Chapitre 2

Le contremaître lui avait demandé de passer le voir à son bureau avant de commencer à travailler. Gérard, un peu inquiet, lui avait demandé s'il y avait un problème. Le contremaître avait dit non, mais voulait lui parler.

Gérard arriva donc à sept heures quinze, un peu plus tôt que d'habitude. Il frappa à la porte. Une voix à l'intérieur lui répondit :

  • Entrez, c'est ouvert!
  • Bonjour, comment allez-vous? J'espère que vous avez pas des mauvaises nouvelles pour moi au moins!
  • Non, au contraire. Je vous en prie, assoyez-vous.

Gérard prit place dans la chaise qui était en face du pupitre du patron. La pièce était petite et très simple. Un énorme calendrier et quelques photos décoraient les murs. On pouvait deviner que c'était des photographies de sa famille et de ses voyages de pêche.

  • Non, j'ai pas de mauvaises nouvelles pour vous. Vous savez qu'on va changer la machinerie pendant l'été. Malheureusement, il va y avoir plusieurs mises à pied, mais vous n'êtes pas parmi ceux qui doivent partir. Avec les vingt années que vous avez à notre service, vous n'avez rien à craindre.

Gérard se sentit un peu rassuré.

  • Cependant, les nouveaux appareils vont fonctionner d'une manière bien différente de ceux qu'on a maintenant. Alors on veut vous informer que vous devrez suivre un cours de formation d'une durée de trois mois. Bien entendu, toutes ces heures vous seront payées. Qu'est-ce que vous en pensez?

Gérard ne répondit pas tout de suite. Des cours? pensa-t-il. Quelle drôle d'idée!

  • J'imagine que j'ai pas tellement le choix. Quand est-ce que je commencerais?
  • Nous prévoyons le début des cours au commencement d'août, lorsqu'on nous aura livré les premières machines.
  • J'espère que ça sera pas tous les soirs!
  • Non, non. Deux soirs par semaine, deux heures par soir. C'est un cours d'environ cinquante heures au total. On va y aller par petites bouchées.
  • C'est pas si pire. Mais il va falloir que j'en parle à la maison. Vous savez, on avait fait des projets pour l'été. Est-ce que je peux attendre quelques jours avant de vous donner ma réponse?
  • Oui, il n'y a pas de problème. Essayez de me répondre le plus tôt possible, cependant.

Gérard se leva et remercia le contremaître pour la proposition. Il fit quelques pas en direction de la porte, puis se retourna.

  • J'aurais une autre question.
  • Oui?
  • Si je refuse de suivre le cours, est-ce que je pourrais perdre mon emploi?
  • Je voudrais pas vous effrayer, mais malheureusement, je crois que oui. Mais vous allez accepter, n'est-ce pas?

Gérard dit «Oui» de la tête.

  • Mais je dois d'abord en parler à la maison.

Puis il quitta le bureau. Son huit heures de travail commençait dans une quinzaine de minutes. Il avait tout juste le temps de se préparer.

Chapitre 3

Gérard s'arrêta à la taverne, comme tous les soirs. Il s'approcha du comptoir. Avant même qu'il s'assoie, le serveur lui avait apporté un verre de bière. Il connaissait bien les préférences de ses clients réguliers. Gérard le remercia d'une voix fatiguée. Il prit le journal qui traînait devant lui et l'ouvrit à la section des sports. On y montrait des photos de joueurs de baseball.

Son copain Marcel vint s'asseoir à côté de lui.

  • On dit même pas bonjour?
  • Excuse-moi. J'avais pas remarqué que tu étais là. J'étais en train de regarder le journal. Quoi de neuf?
  • Y a pas grand-chose. Le train-train habituel. Mais, dis-moi donc, je croyais que t'avais besoin de lunettes pour lire?

À ce même moment, Jean-Guy entra. Il se joignit à eux et Gérard en profita pour parler d'autres choses.

Chapitre 4

Il était huit heures. Gérard regardait tranquillement la télévision pendant que sa plus vieille, Julie, quatorze ans, faisait ses devoirs. Maintenant en neuvième année, elle passait de plus en plus de temps dans ses livres. Ce soir-là, elle devait composer une lettre qu'elle devrait ensuite envoyer au journal local. Drôle de manière d'apprendre le français, mais beaucoup de gens disaient que cette méthode était très efficace pour apprendre à écrire convenablement.

On frappa à la porte arrière. Claire, la femme de Gérard, alla ouvrir. C'était Marcel. Claire l'invita à entrer. Il vint rejoindre Gérard au salon.

  • Salut! Je passais dans le coin en revenant du magasin. Je me suis dit que je pourrais peut-être arrêter quelques minutes pour venir te parler.
  • On s'est vus cet après-midi à la taverne. Tu t'ennuies déjà?
  • Non, mais j'ai remarqué que t'étais pas dans ton assiette. Je me suis dit que t'avais peut-être un problème et que tu voudrais en parler. Est-ce que je me trompe?
  • Je n'ai pas de problème. Si j'en avais un, tu sais bien que je t'en aurais parlé.
  • O.K., on en parle plus. Mais je peux finir de regarder la période de hockey avec toi?
  • Bien sûr! Tire-toi une bûche!

Chapitre 5

La journée avait paru très longue à Gérard. Mais elle était enfin terminée. Les vendredis lui paraissaient toujours longs, mais celui-ci avait été le pire de tous depuis longtemps. Il ne serait pas fâché de prendre sa petite bière avant de rentrer à la maison.

Marcel et quelques autres travaillants étaient déjà arrivés. Il n'avait pas vraiment envie de s'asseoir avec eux aujourd'hui. Il avait quelque chose qui lui trottait dans la tête et il voulait réfléchir tranquillement. Marcel s'en aperçut. Discrètement, il se leva et fit signe à Gérard de se diriger dans un coin où il y avait moins de monde.

  • Alors, tout va bien?
  • Oui, oui, répondit Gérard.
  • Depuis deux semaines que tu me dis la même chose. Mais moi je vois bien qu'il y a quelque chose qui te tracasse. Tu veux toujours pas en parler?
  • T'as raison, il y a quelque chose qui me tracasse depuis deux semaines. Mais je suis pas capable d'en parler, même pas avec toi.
  • T'as plus confiance en moi?
  • C'est pas ça. C'est juste pas facile à dire.

Gérard tourna la tête et fit signe au serveur. Il pouvait voir que les copains restés dans leur coin s'étaient mis à parcourir le journal local, à la recherche des dernières nouvelles.

  • Eh! Gérard, as-tu lu la lettre de ta fille dans le journal local? C'est pas mal pour une petite de quatorze ans! lança un des copains.

En entendant ces mots, Gérard donna un coup de poing sur la table. Seul Marcel remarqua ce geste.

  • Qu'est-ce que t'as?

Gérard se mordit la lèvre inférieure en guise de réponse. Devait-il tout lui avouer? Qui d'autre que Marcel serait assez bon pour ne pas le juger?

  • Écoute, promets-moi de pas le répéter. Ça fait longtemps que je garde ça pour moi. Mais il faut que j'en parle.

Gérard raconta à Marcel sa conversation avec le contremaître au sujet de la modernisation de la compagnie. Il raconta également l'histoire des cours de formation qu'il devrait suivre pendant l'été. Puis il lui avoua qu'il ne pouvait pas les suivre puisqu'il avait beaucoup de difficulté à lire et à écrire. Il était bien capable de reconnaître quelques mots, de gribouiller son nom sur ses chèques de paye. Il n'avait aucune difficulté avec les nombres. Mais il ne savait ni lire ni écrire comme la plupart des gens. Et, dans six mois, il devrait suivre des cours! Il débita tout ça d'un trait, ne s'arrêtant que lorsque le serveur leur amena leur bière.

  • Pour être bien franc, j'avais remarqué ton petit manège. Les lunettes oubliées, le journal que tu lisais pas mal vite. Mais que voulais-tu que je dise? Moi aussi, j'ai quelque chose à te dire. J'ai été dans la même situation. Je sais que c'est très dur à admettre.
  • Quoi? Toi?
  • Eh oui, moi aussi. Mais ça se corrige. T'es pas plus bête qu'un autre. Si tu veux apprendre, je crois que je connais quelqu'un qui peut t'aider.
  • Mais six mois, c'est un peu court! Que veux-tu que j'apprenne en six mois?
  • Tu peux apprendre autant que tu veux. C'est ça, le truc : si tu veux vraiment, tu peux apprendre très vite.
  • J'ai pas vraiment le choix; si je suis pas le cours de formation, le contremaître m'a dit que je risque d'être mis à la porte. Où est-ce que je pourrai trouver un autre emploi, surtout si je sais pas lire ni écrire?

L'horloge sonna ses dix-sept heures. Gérard n'avait pas touché son verre de bière. Il n'en avait plus vraiment envie. Il dit à Marcel qu'il devait rentrer à la maison. Marcel lui promit de passer le voir le lendemain avec des informations au sujet des cours d'alphabétisation. Gérard le regarda. Il se sentait soulagé. Il salua son copain, se retourna pour saluer les autres qui achevaient de parcourir le journal local et sortit de la taverne le cœur un peu plus léger que lorsqu'il était entré.

Chapitre 6

Marcel réussit à convaincre Gérard de l'accompagner à une des réunions du comité d'alphabétisation du comté. Il s'était senti gêné d'aller rencontrer des gens qui le reconnaîtraient sûrement. Mais Marcel l'avait assuré que ces gens le mettraient à l'aise tout de suite.

Et Marcel avait bien raison. On l'avait très bien accueilli et personne n'avait paru surpris de voir qu'il ne savait ni lire ni écrire. En fait, ils étaient là pour aider de leur mieux ceux qui étaient dans sa situation. On lui donna un genre de test pour savoir quel était son niveau. Les gens avaient été très encourageants en lui disant qu'il connaissait déjà beaucoup plus de choses que bien des personnes qui se présentaient chez eux.

On le mit donc dans un cours qui correspondait à son niveau. Puis les leçons commencèrent.

Gérard fut surpris des progrès qu'il pouvait accomplir à chaque leçon. Toutes ces lettres qu'il connaissait assez bien se transformaient en mots sur les conseils de sa tutrice. Et tous ces mots qui se regroupaient ensemble pour faire des phrases! Gérard se découvrait peu à peu un goût pour toute cette écriture qu'on lui présentait. Dans la rue, il pouvait lire les inscriptions sur les pancartes. Au travail, il se surprenait à tenter de déchiffrer le contenu des manuels d'entretien des machines.

Il avait donné sa réponse au contremaître. Il avait accepté de suivre les cours de formation. Maintenant, il devait à tout prix être capable de lire et écrire convenablement avant le début des cours au mois d'août. Avec tout le cœur qu'il y mettait, il était sûr qu'il en serait capable.

Chapitre 7

Marcel frappa à la porte arrière de la maison. Claire lui ouvrit et le fit passer au salon. Gérard était absorbé par la lecture d'un livre qui appartenait à son fils. Les histoires qu'il contenait n'étaient pas très compliquées et il prenait plaisir à les lire. Quelquefois, il en faisait même la lecture à sa plus jeune avant qu'elle ne s'endorme.

Il ne s'était pas aperçu de l'arrivée de Marcel.

  • Excuse-moi de te déranger, mais je passais dans le coin, alors je suis arrêté. Qu'est-ce que tu lis?
  • C'est des histoires du livre de lecture de Simon. Ils lisent des choses intéressantes à l'école maintenant. Avec des livres comme ça, peut-être que je me serais forcé un peu plus quand j'étais jeune!
  • À ce que je vois, tu as fait pas mal de progrès depuis le mois de février. Vas-tu être prêt à suivre les cours de formation au mois d'août?
  • J'aurai sûrement un peu de difficulté avec les mots compliqués. Maintenant, je suis beaucoup moins gêné de le dire quand je suis pas capable de lire quelque chose. J'en ai parlé au contremaître, et il m'a dit qu'il m'aiderait si j'avais des problèmes. Il va suivre les cours en même temps que moi.
  • Tu vois, tout s'arrange!
  • Je suis bien content. C'est un peu grâce à toi. J'étais beaucoup trop orgueilleux et gêné pour me rendre au centre d'alphabétisation. Après un bout de temps j'ai bien vu que c'était la meilleure chose qui pouvait m'arriver.
  • Les amis sont là pour ça! Je suis pas mal content pour toi.

Crédits

Page couverture
Sophie Lapointe

Édition
Centre franco-ontarien de ressources pédagogiques