«Alphabétiser ce n'est pas d'apprendre à un individu à décoder quelques symboles, mais de mettre à sa disposition tous les moyens pour déchiffrer le monde, les acteurs et les actions qui constituent la vie et la réalité. C'est lui faire comprendre le sens de ses actes, lui apprendre à réfléchir sur son expérience.»
Rahmena 1976
«Lettres en Main» est un nouveau groupe d'alphabétisation populaire au Québec. Il a pignon sur rue au 5675 rue Lafond, dans le quartier Rosemont de Montréal. Après un peu plus d'une année complète d'existence (juin '82-juillet '83) il voudrait en quelque sorte faire le point sur sa pratique d'alphabétisation populaire en livrant l'essentiel de l'évolution de sa philosophie éducative et de la pratique qui a concrétisé de nombreuses discussions entre ses membres. Une soixantaine de participants ont pu bénéficier, pendant cette année, de ses services.
C'est véritablement dans un esprit de recherche-action que nous avons rédigé ce document à l'intention de tous ceux et celles que la question de l'alphabétisation intéresse. Nous souhaitons qu'il soit aussi utile à d'autres qu'il a été éclairant pour nous. Nous avons nous-mêmes appris que l'écriture favorise les vues d'ensemble; la matérialisation visuelle de notre pratique, que constitue ce document, nous a facilité certaines opérations comme l'objectivation et la fonction critique.
Nous tenons à souligner le support concret que nous a prodigué le MEQ par l'entremise de la Direction Générale de l'Éducation aux Adultes pour La réalisation de ce document. Nous avons également apprécié l'accueil qu'a réservé J.P. Hautecoeur à notre projet de recherche-action. Nous espérons qu'il en prendra connaissance avec assez de satisfaction pour en utiliser une ou plusieurs parties dans les ouvrages annuels publiés sous sa direction.
Le présent travail de recherche-action se divise en trois parties bien distinctes, à savoir:
«Avant l'écriture, il y aura inversion de la honte, libération des paroles, délivrance. Le geste de l'écriture est la périphérie, au centre fermente la couleur».
Le Point et trois petits points... sur l'alphabétisation au Québec. Revue internationale d'action communautaire, Printemps '80.
Quiconque s'intéresse à l'alphabétisation populaire peut difficilement ignorer les écrits et les actions de ce pédagogue brésilien qui a jeté les bases d'une pratique originale inspirée de divers courants les plus contemporains en matière de pédagogie psycho-sociale, d'andragogie, de sociologie et de politique. Paolo Freire, puisque c'est de lui qu'il s'agit, a su synthétiser les idées les plus percutantes et les plus généralement acceptées parmi ceux qui se réclament de la réforme en profondeur de la pédagogie et mène d'une transformation radicale de la société. Comme groupe nouveau d'alphabétisation populaire, les membres de «Lettres en Main» se devaient de s'entendre sur une structure de valeurs sans laquelle toute éducation perd son sens et ne trouve aucune finalité. Le modèle socio-matérialiste de Freire nous apparaissait à priori extrêmement intéressant en ce qu'il repose sur quelques principes fondamentaux parmi lesquels trois se dégagèrent plus nettement et attirèrent particulièrement notre attention:
Une première discussion avait jailli de cette première prise de contact avec ce qu'il était désormais convenu d'appeler la «pédagogie de conscientisation». Le groupe d'animateurs de «Lettres en Main» a immédiatement ressenti le besoin de placer l'expérience de Freire dans le contexte qui lui convient, à savoir celui de l'oppression particulièrement violente des régimes militaires et totalitaires des dictatures sud-américaines. Un certain nombre de réflexions à l'égard de ce contexte socio-politique furent exprimées et méritent d'être signalées brièvement.
Une certaine similitude est cependant constatée...
L'existence, dans les sociétés nord-américaines, d'une classe de prolétaires défavorisés culturellement et économiquement, mise en relief par la récente crise économique, est évidente. Que, dans un cas (Amérique latine et du sud) comme dans l'autre (Amérique du Nord), ce qui caractérise toujours les inégalités sociales est la forte proportion d'analphabètes que l'on retrouve dans les classes dites «populaires».
Quoiqu'il en soit, le groupe d'animateurs de «Lettres en Main» s'interrogea sur le délicat problème de la conscientisation, concept vague s'il en est un, qui ne trouve même pas une amorce de signification dans les dictionnaires français les plus usuels. Depuis le tout début des activités d'ateliers d'alphabétisation, les animateurs ont convenu d'aborder l'apprentissage de la lecture et de l'écriture par le biais d'une méthodologie de travail dite thématique. Ainsi, à partir d'un thème, les participants sont appelés à s'exprimer sur une réalité qui les préoccupe et à engager une discussion entre eux, discussion qui se concrétisera par l'extraction de mots Signifiants, la mémorisation de leur graphie et, pour les groupes de niveau moyen et fonctionnel, par la construction de phrases simples relatant les idées principales émises lors de ces discussions. Le but est donc double: réfléchir sur un sujet signifiant et apprendre à coder cette réflexion. Dès le début, il nous apparaissait donc très important d'expliquer aux participants le sens de notre démarche et des objectifs poursuivis.
Nous aurons l'occasion d'expliciter davantage,dans un chapitre ultérieur consacré à la méthodologie, les principes essentiels de l'approche thématique. Pour l'heure, précisons encore sur quelles prémisses initiales la pratique de conscientisation s'articulait.
La pratique d'alphabétisation-conscientisation est née dans l'effervescence culturelle des années soixante et soixante-dix et de l'influence de plus en plus manifeste de la pensée marxiste. Cette pensée s'est installée dans les objectifs de bon nombre de groupes populaires et de mouvements communautaires de l'époque avec des résultats que l'on sait, de recul, assez mitigés. Des difficultés ont sans doute été rencontrées à insérer le discours de l'idéologie marxiste dans la réalité québécoise. Il ne nous appartient pas de faire le procès de ceux qui ont incarné le discours quelquefois confus mais pourtant si souvent juste, de la pensée marxiste au Québec. Toutefois, il faudrait se référer à des ouvrages qui contiennent une certaine rigueur d'analyse sociologique pour se faire une opinion éclairée à ce sujet1. Cette pensée a subi, nous semble-t-il, les contrecoups d'une certaine évolution des idées et une adaptation plus appropriée à la réalité sociologique québécoise. S'agit-il d'un mouvement que certains, les plus ironiques, qualifient de néo-marxisme ou que d'autres attribuent, d'une façon moins méprisante à l'ère du Verseau et à une sorte de conspiration2, sans dogme ni doctrine, sans leader apparent, sans costume ni couleur?
Au départ, les intervenants du projet «Lettres en Main» furent d'accord avec un bon nombre des conclusions apportées par les écrits du Carrefour Pointe-St-Charles, sur sa façon d'envisager toute la problématique de l'analphabétisme à savoir que:
«on retrouve des poches d'analphabétisme au sein des classes populaires, principalement au sein de la «réserve» du capital: ce sont les chômeurs, travailleurs occasionnels, manœuvres, travailleurs non-qualifiés, ... L'analphabétisme est produit par des sociétés qui produisent aussi l'«alphabétisme», le savoir... Et la conclusion logique c'est que la solution véritable à l'analphabétisme n'est pas l'alphabétisation^ mais une modification de l'organisation économique et sociale des sociétés.»3
Ils furent aussi d'accord avec la description que fait J.P. Hautecoeur de l'alphabétisation populaire, à savoir que:
et finalement que:
Le sentier était tracé, le chemin à cheminer...
Ces grands paramètres posés, nous organisâmes donc les premiers ateliers (octobre '82) et surtout nous accueillîmes, un peu nerveusement, doit-on le préciser, les premiers participants (une vingtaine). Il nous semblait alors approprié de leur préciser tout de suite une méthode de travail que l'on devinait singulière par rapport à ce que nous, scolarisés, avions connu et par rapport à la maigre expérience scolaire de quelques participants. À «Lettres en Main», on a vite réalisé que nous ne pouvions compter que sur nos propres moyens et qu'il fallait trouver une méthodologie avec laquelle chacun des animateurs se sente à l'aise. En matière d'alphabétisation, la solution de rechange, c'est à chacun des groupes populaires de la concevoir, de lui donner une forme et la polir en la réévaluant constamment.
Dans la pratique, qu'est-ce que l'alphabétisation-conscientisation? C'est, croyons-nous, choisir ensemble un sujet de discussion qui réfère à des expériences passées ou présentes qui suscitent un grand intérêt (les thèmes), y prendre une distance critique en y réfléchissant et en échangeant pour ensuite coder ou décoder cette réflexion dans un langage familier mais conforme, dans l'ensemble, à ce qui est généralement reconnu et quotidiennement présent.
Les thèmes
Le thème c'est le moteur de la réflexion, de la conscientisation; d'évidence, on ne réfléchit que sur ce qui concerne, sur ce qui intéresse, sur ce qui touche; le problème c'est que tous les sujets n'ont pas le même impact pour tous. Le choix du thème et le processus de sélection sont donc une opération délicate et déterminante. Idéalement, les thèmes devraient toujours émerger d'un consensus entre les participants, mais c'est là un souhait qui veut respecter les règles fondamentales des techniques d'animation; la réalité est toute autre puisque notre expérience nous prouve que le recours à la réflexion critique n'est pas, pour les analphabètes et sûrement pour tous les individus sous-scolarisés, une expérience quotidienne et ordinaire. Cet exercice passe très souvent pour une perte de temps. Prétendre le contraire serait se retrancher dans des positions populistes très condescendantes et confortables, mais complètement irréalistes par rapport aux multiples déterminants de la condition d'analphabète.
Le manque de contact quotidien avec l'écrit installe l'individu dans une situation de déficit informationnel à peu près permanent. On prétend souvent que l'information a déjà choisi de se livrer par d'autres médias, l'audiovisuel et plus récemment l'informatique. Or, il appert que la prolifération de ces nouveaux médias s'opère sans tenir compte de ce déficit informationnel et qu'elle produit en ce moment des analphabètes audio-visuels, c'est-à-dire des individus qui ne peuvent pas dépasser la simple dimension subjective (et suggestive dans le cas de la publicité...) des messages audio-visuels. Pour paraphraser le dicton bien connu, disons qu'une image ne vaut pas plus que mille mots et que mille mots incompréhensibles ne donnent pas plus de renseignements qu'une image qu'on ne peut pas décoder.
Pour utiliser une analogie vraiment claire, disons que tout se passe comme si l'information, qu'elle soit écrite, auditive ou visuelle, utilisait des chaînes de télévision pour se transmettre et que certains individus n'avaient pas les appareils pour les décoder. On peut prétendre sans trop risquer de se tromper, que l'information est toujours lue puisqu'elle n'arrive que très rarement par un processus idéo-graphique, hormis certains types de publicité ou d'indications qui exercent plus la fonction sémiotique que la réflexion.
Beaucoup plus qu'un manque de contact quotidien avec l'écrit, c'est tout le «territoire» intellectuel et conceptuel dans lequel l'individu analphabète peut agir pour se gratifier qui est réduit; l'espace intellectuel où l'analphabète peut agir est éminemment restreint, forcément, et d'autres l'ont dit, pensée et emploi des mots sont intimement reliés. La réflexion, comme son nom l'indique, est un retour de la pensée sur elle-même. C'est précisément ce que le thème veut provoquer, parachever une pensée sur un sujet, la modifier et très souvent la changer du tout au tout.
Un délicat compromis, un consensus fragile et bien souvent éphémère. À «Lettres en Main», nous avons appris à nos dépends, et aux frais des participants, que certains thèmes peuvent nous apparaître beaucoup plus problématique que pour les participants. Nous avons souvent oublié qu'il est souvent beaucoup plus aisé de verser dans la culture dont nous sommes les héritiers que dans celle dont nous faisons la promotion... C'est ainsi que pendant un certain temps, les thèmes engendrèrent davantage de discussion que de réflexion, au point où il devint évident que la discussion sur un thème était devenu un moyen de «dépannage émotif». Cependant, il faut bien avouer que ce premier mouvement est certainement nécessaire à la formation du groupe puisqu'il freine les résistances à échanger hors de son lieu habituel et plus familier de discussion. Nous avons effectivement remarqué que les interventions relevaient le plus souvent de l'ordre des «clichés populaires» en sachant pertinemment que tel(le)ou tel(le) participant(e) qui s'exprimait ainsi avait formulé ailleurs une position plus nuancée ou même radicalement opposée à celle qu'il communiquait pendant ces premières discussions; il s'agit là, croyons-nous, d'un phénomène de protection, question de ne pas avoir l'air trop différent, trop dérangeant. Ce phénomène comporte ses vices puisqu'il annule temporairement toute contribution directe à la réflexion. Mais il possède aussi ses vertus en ce qu'il est générateur de confiance, d'assurance et qu'il installe entre les participants un sentiment de complicité en recueillant le plus souvent l'assentiment de la majorité. Toutefois, il ne faut pas exclure la possibilité que ce phénomène de superficialité, (apparente) soit dû à un choix peu judicieux du thème de discussion, mais en début de projet, cette variable nous semble peu isolée d'autres dont nous avons fait mention.
Mous nous sommes donc entendu pour être particulièrement attentifs aux sujets de discussions qui peuvent ressortir pendant les périodes de pause-café ou les discussions informelles dans l'atelier. Ainsi, quand le groupe semble incapable de s'arrêter sur un thème, des propositions formulées par l'intervenant auraient de bonnes chances d'être acceptées par le groupe.
Les résistances
Outre les résistances dont nous avons fait mention, d'autres résistances à l'expression verbale se sont très rapidement signalées. Parlons tout d'abord du vécu, mot à la mode dans les milieux d'animation et de pédagogie pour adultes. La littérature psychologique et pédagogique nous rappelle constamment toute l'importance de l'expérience humaine pour l'apprentissage; or, il nous apparaît que l'adulte sous-scolarisé et à fortiori les analphabètes, sont loin de pressentir toute la richesse que recèle leur vécu et qui pourrait être misa à contribution pour l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, et surtout qui pourrait l'être dans une discussion. On a aussi souvent écrit que les adultes analphabètes ont une image peu flatteuse d'eux-mêmes; ce constat que nous avons pu vérifier très souvent est contradictoire avec l'idée qu'une personne analphabète ait beaucoup d'empressement à étaler devant tout le monde la «richesse de son vécu»; toute la société est la pour lui rappeler la pauvreté de son écriture, de son langage, de son «éducation», et c'est précisément sur ces valeurs culturelles scolastiques que l'on a pris l'habitude de juger de la richesse et de l'importance du vécu d'une personne. C'est ainsi que l'on a souvent l'impression que les participants cherchent à trouver ce qu'il faut dire et ce qu'il faut faire au lieu d'exprimer ce qu'ils ont dit et ce qu'ils ont fait. Ce recours à la pensée normative n'a donc rien d'étonnant mais s'avère une barrière qui nuit considérablement à la réflexion puisque la pensée ne peut faire de retour sur elle-même si elle n'est pas d'abord exprimée le plus intégralement possible.
Idéalement, on pourrait supposer que la discussion sert à alimenter la réflexion, laquelle devrait entraîner une ouverture accrue à l'expérience et au changement; il semble cependant que chacun d'entre nous en fasse très souvent un usage très différent, notamment quand il s'agit de protéger ce que Laborit a appelé la bulle ou la niche environnementale:
«Tout se passe comme si chaque individu était entouré d'une «bulle» dont les limites sont celles de l'acuité de ses différentes activités sensorielles, bulles dans lesquelles il se déplacera et agira en vue de satisfaire au maintien de sa structure... S'il trouve un opposant à ces actes gratifiants, il deviendra agressif à son égard.»5
La discussion oppose trop souvent les individus entre eux et la réflexion qui en émerge peut aussi opposer l'individu par rapport à lui-même; c'est le propre des «choses pénibles» traduit dans le proverbe que «toute vérité n'est pas bonne à dire». Aussi, notre expérience de cette année nous fait penser que toutes les idées ou les sujets de discussion qui promettent de «déranger», d'être contradictoire et avec ceux qui gratifient déjà l'individu, devraient toujours émaner de ces mêmes participants. C'est, à notre avis, la meilleure façon de contrer ou d'atténuer cette forme de résistance, assurément la plus tenace et la plus fréquente.
Les discussions sur des thèmes tels que la consommation, la condition féminine, l'éducation des enfants, la sexualité, pour ne nommer que ceux-là, risquent,pour plusieurs, de bouleverser les idées et les valeurs reçues et solidement ancrées depuis fort longtemps: on pourrait ainsi affirmer avec Szasz que, «en gros, l'éducation et la tradition constituent, au sein de la société, des forces antagonistes.»6
Conscientiser, ou plus justement «faire réfléchir» suppose pour nous qu'il faut tenir compte à la fois des résistances et des ressources propres du milieu. Comme le dit si bien Lafleur:
«La population n'est pas table rase devant un projet culturel... elle a ses résistances, ses préjugés, mais aussi ses complicités, ses possibilités. Ignorer les résistances à démolir et les ressources à cultiver, c'est ignorer la nature même du terrain que l'on veut transformer.»7
Pour préciser davantage cette sorte de résistance, soulignons qu'il nous est encore très difficile de distinguer chez l'un ou chez l'autre, le caractère menaçant d'une expérience de discussion, de réflexion, d'action, au moment où celui-ci atteint l'individu, d'autant plus que la réaction rébarbative est rarement formulée sur le champ et clairement; elle prend le plus souvent la forme plus diffuse d'une attitude de retrait, d'indifférence ou, chez les plus impétueux, de protestation et d'indignation.
Pour nous, à «Lettres en Main», conscientiser, c'est proposer l'aventure de la réflexion, l'expérience de la nouvelle idée et, nonobstant toutes les résistances dont nous avons fait mention, nous partageons l'optimisme de Rogers à savoir que la vie semble entraîner une ouverture accrue à l'expérience. D'ailleurs, la seule présence des participants dans nos ateliers d'alphabétisation confirme cette assertion. C'est, à notre avis, une volonté qui s'oppose à priori à l'attitude défensive. Nous devons bien sûr considérer encore que l'attitude défensive «est une réponse de l'organisme à des expériences perçues ou pressenties comme menaçantes, ne cadrant pas avec l'image que l'individu se fait de lui-même, ou de lui-même en relation avec le monde.»8 Nous partageons enfin avec Rogers l'espoir que si
«...nous réussissons à libérer l'individu de ses attitudes de défense de façon à ce qu'il s'ouvre au vaste éventail des exigences du milieu et de la société, on peut faire confiance à ses réactions: elles seront positives, dynamiques, constructives.»9
Le problème est là, tout entier. Comment découvrir ce qui est menaçant? À quel point une information nouvelle peut-elle être contradictoire avec ce que l'individu connaît déjà? À partir de quand induit-elle une attitude défensive? Il nous faut absolument devenir habile à sentir par empathie le degré de polarisation idéologique de l'individu puisque plus il est polarisé, plus ce mécanisme de subception est vigilant, efficace et intervenant. La pédagogie pour adultes (andragogie), qu'elle serve l'alphabétisation, la formation de base ou toute autre formation à caractère progressiste devrait, à notre avis, contribuer à atténuer la rigidité de l'organisation étroite et favoriser une «organisation plus fluente et plus changeante du moi et de la personnalité.»10
Un exemple
Mais cela étant dit, comment y arriver? Essentiellement, nous croyons que,la réflexion étant un retour de la pensée sur elle-même, nous aurions avantage à créer des circonstances où l'individu pourrait reconstruire l'information à partir de se» propres expériences. À titre d'exemple concret, supposons qu'un groupe de participants ait choisi de travailler un thème comme celui de la consommation. L'animateur pourrait alors proposer la mise en situation suivante: les participants sont invités à inventer un produit de consommation dont l'utilité est à peu près nulle; ils devront ensuite former une compagnie fictive, faire la promotion de ce produit et prévoir toutes les étapes de la mise en marché. Cette expérience fournit (pour une fois...) l'occasion de changer de place et de pouvoir constater le phénomène de la création d'un besoin vu sous un angle nouveau. Ce changement de perspective à l'immense avantage de contourner plusieurs résistances (dont celle de la propension à consommer); elle peut permettre d'exercer son pouvoir créateur (à mauvais escient...), et surtout de pouvoir exorciser en quelque sorte la machine de production-consommation que nous connaissons tous, en dehors de la tragédie victimaire proposée par une certaine idéologie de gauche qui fait des uns les démons vénaux et cupides et des autres les innocentes victimes sacrifiées sur l'autel d'un système qu'il faut abattre (la solution).
Une telle expérience promet des ambiances empreintes d'humour qui peuvent souvent abaisser les seuils de résistance, cela est bien connu, et nous le provoquons fréquemment. Elle permet surtout à l'individu de s'approprier sa propre expérience et de reconstruire sa pensée à partir d'une participation originale et active à une expérience stimulante et improvisée. La réflexion qui en émergera a toutes les chances d'être ajustée au vécu de l'individu, d'être sienne, tout comme les solutions que ce même individu aura choisies, le cas échéant. Dans une telle expérience, l'encouragement est mis sur la participation et l'imagination des participants beaucoup plus que «or la production. La recherche des mots-chocs, des slogans loufoques ou percutants conduit inévitablement à l'étude de leur graphie: si l'expérience est stimulante, le besoin de la lire ou de l'écrire viendra par surcroît, naturellement, et les fonctions linguistiques seront donc appréciée pour leurs juste valeurs d'expression, de transmission et de conservation. Une telle activité peut donc fournir la sécurité suffisante pour encourager l'exploration et l'effort tout en étant assez stimulante pour permettre aux participants de se transformer en travaillant dans le cadre d'une démarche souple, créatrice et expérimentale.
Si on en vient à proposer une telle démarche, c'est que d'autres ont lamentablement échoué. Une des grandes déception que nous avons dû supporter fut de ne pas avoir pu aborder avec les participants, directement dans un thème, les conditions de vie dans lesquelles une personne analphabète doit assumer son handicap. La majorité des participants semblaient agacés par une telle réflexion. Nous y reviendrons dans un chapitre ultérieur consacré spécifiquement aux thèmes.
Pour faire le point
Après une année de pratique et de réflexion, ce que Freire appelait la «praxie», ou en sommes-nous à «Lettres en Main» face à toute la problématique de l'alphabétisation, à notre existence comme groupe populaire et quel sens donnons-nous au concept de conscientisation? Soulignons tout de suite qu'une année, c'est bien court pour espérer quelque rigueur d'analyse; nous livrerons donc, pour les besoins de ce bilan, les réflexions qui paraissent décrire la direction que semble vouloir prendre notre pratique en réalisant bien sûr qu'elle ne saurait être définitive puisque, comme nous l'avons souvent répété, apprendre c'est s'ouvrir aux idées, provoquer les expériences et accepter de changer.
L'analphabétisme continue d'être, pour nous, une des manifestations des inégalités et des injustices engendrées par notre système comme n'importe quel système engendre ses indigents et ses exclus; la mise à l'écart du code culturel dominant rend la personne analphabète aussi vulnérable ici et maintenant que la personne handicapée physiquement dans une société à économie féodale ou que les dissidents dans un régime politique totalitaire. C'est une question de pouvoir et de valeurs promues pour l'acquérir. Ici, hormis la transmission des fortunes familiales, il appert que le savoir soit l'accès à l'avoir et, comme tout le monde le sait, du mariage des deux accouche le pouvoir. Cette vulnérabilité s'inscrit encore aujourd'hui dans les faits; si le modèle d'analyse marxiste est en perte de vitesse, comme le disent certains, l'exploitation, elle, ne l'est pas même si elle prend des formes plus subtiles.
Oser prétendre le plus sérieusement du monde «à quel point personne n'a aujourd'hui avantage à maintenir l'analphabétisme»11 c'est, selon nous et assurément selon l'ensemble des animateurs-alphabétiseurs, faire preuve d'une myopie intellectuelle peu commune et d'une méconnaissance flagrante des réalités des milieux populaires. Il ne conviendrait pas d'énumérer ici tous les témoignages d'abus exercés sur les personnes analphabètes qui nous ont été livrés par nos participants, principalement dans les milieux de travail non-syndiqués. Mous sommes étonnés de constater que ces situations puissent encore échapper à des intellectuels qui affectent d'être concernés par l'éducation des adultes. On trouve-t-on l'audace d'affirmer sans ambage que:
«...au contraire, les sociétés néo-industrielles que nous connaissons exigent la liberté individuelle et le libre accès au savoir qui y circule inlassablement.»12
Ce n'est pas avec de telles absurdités orientées manifestement vers un dénigrement aveugle et systématique des pratiques d'alphabétisation-conscientisation et de ses promoteurs que l'on pourra espérer rehausser le débat sur l'alphabétisation au Québec. Le réseau institutionnel continue toujours de produire ses exclus: c'est, croyons-nous, une situation permanente.* Le «libre accès aux savoirs qui circulent inlassablement» est une fumisterie démentie par les nombreuses statistiques sur le nombre d'analphabètes, leur concentration dans les régions urbaines les plus défavorisées, dans les institutions carcérales, sur les listes de chômage et d'aide sociale. Prétendre le contraire serait impliquer que le savoir est là, accessible également à tous, et que ceux qui ne se l'approprient pas et qui ne sont donc pas gratifiés en conséquence par la société, se discartent et se marginalisent eux-mêmes par mauvaise volonté ou par paresse.
* La presse télévisée a commenté deux études récentes qui arrivent aux conclusions que, indépendamment des nombreuses ressources humaines et matérielles qui ont été affectées pour réduire le décalage qui existait entre les performances scolaires des enfants issus des classes populaires et ceux des classes moyenne et supérieure, ce décalage persiste et s'accroît même. Ces deux études sont particulièrement accablantes pour les adeptes du «Think Positive», malheureusement, au moment de la rédaction de ce travail (juillet '83) les références ne sont pas disponibles.
L'analphabétisme ne trouvera pas ses solutions sur des barricades érigées par certains révolutionnaires beaucoup plus en quête de pouvoir que d'égalitarisme, ni d'ailleurs dans l'absolution à peine déguisée d'un système «encore imparfaitement constitué...»13 Nous ne croyons pas que le phénomène de l'analphabétisme soit une «adéquation temporaire à un modèle en train de se constituer.»14 Pour éviter ces deux écueils, il nous parait essentiel de susciter, sans la diriger ni l'orienter, une critique de la répartition des ressources matérielles, des abus et de toutes les formes d'exploitation et de domination engendrées par le système dans lequel nous vivons; pour ce faire, il nous paraît essentiel de fournir, d'une façon originale et adaptée, la maîtrise des outils culturels indispensables (la lecture et l'écriture) au développement de la conscience et à l'acquisition du savoir.
Le pouvoir réel qu'exige l'analphabète, et à cet égard tous les individus dominés, ce n'est pas tant de consommer, encore que pour plusieurs de ces personnes, consommer est une drogue, un «baume sur leurs déceptions, leurs frustrations, le vide qu'elles éprouvent», que celui de participer aux décisions, d'avoir part et de prendre part à cette société et à celle beaucoup plus savante qui s'annonce.
Après cette année de pratique et de réflexion, il nous apparaît de plus en plus clair que la conscientisation doit prendre la forme de toutes sortes d'expériences transformatives qui visent à:
On pourra certes nous reprocher d'avoir une vision personnaliste de la conscientisation, vision qui, selon certains, Lafleur par exemple, induit chez l'individu la croyance à la possibilité de s'en réchapper seul, croyance qui fragmente et atomise le milieu. Même s'il est vrai que l'idéologie libérale a produit,avec une telle vision personnaliste, une société truffée d'inégalités et d'injustices comme celle de l'analphabétisme, nous croyons encore que le développement de l'individu va de pair avec celui delà collectivité. La conscientisation, telle que nous la concevons, est basée sur des valeurs bien différentes et surpasse, croyons-nous, l'ensemble des valeurs de croissance, de contrôle et d'exploitation prônées par l'idéologie libérale. Far ailleurs, s'il arrive que l'expérience transformative qui caractérise la conception que nous nous faisons de la conscientisation, livre les résultats souhaités, elle ne pourra que se répercuter sur chacune de nos valeurs et de celles de nos participants et ultérieurement sur toute la société, son économie, ses marchés, ses professions, ses politiques sociales.
Au début, les intervenants du groupe «Lettres en Main» étaient, dans l'ensemble, peu familier avec les réalités psycho-sociales des adultes analphabètes. La variété des sujets discutés s'est avérée une occasion privilégiée de pouvoir saisir ces réalités à travers des contextes de vie aussi réels que variés. Tous les intervenants se rapprochèrent donc de façon progressive et sensible des grands paramètres de la conduite de vie quotidienne de la personne analphabète. Nous considérons donc avoir acquis, après seulement une année de pratique, un ensemble précieux de renseignements de tous ordres sur les caractéristiques des adultes analphabètes et avoir pu amorcé des relations empreintes d'empathie avec nos participants.
Plus ce degré d'empathie avec les participants augmentait, plus nous étions à même de percevoir, dans son ensemble, la problématique de l'analphabétisme. Il nous devenait de plus en plus difficile de rester passif lors de ces discussions. Mous considérons avoir été, pendant un certain temps, trop obsédés par la soi-disant objectivité. Plusieurs d'entre nous ont commencé à ne plus se sentir couverts par cet alibi. Il nous a fallu dès lors trouver notre place dans les discussions, tâche délicate qu'il nous fallait mener entre (eux axes, celui de la culture populaire, du savoir vernaculaire authentique en soi mais comportant sa part de préjugés d'ordre racial, sexuel et même social, en plus de manifester, à l'occasion, des déficits informationnels flagrants et celui de la culture intellectuelle et universitaire dont nous sommes prisonniers ou héritiers, selon les points de vue. Toute cette affaire en est une de discernement et d'honnêteté; nous avons essayé de ne pas tomber ni dans une valorisation démesurée et souvent démagogique de la culture populaire ni dans la contemplation narcissique de la pensée rationnelle tel que le souligne cette mise en garde de Moles:
«Les hommes ne vivent pas selon les normes de la raison et c'est pourtant une erreur fréquemment commise que de se référer à ce mirage du rationnel surtout de la part de certaines couches sociales tels que les intellectuels ou les bureaucrates.»15
Rien ne sert donc d'encenser l'erreur mais il faut toujours faire attention, croyons-nous, à l'idée que les scolastiques officielles nous ont inculquée qui prétend que la rationalité, l'instrumentalité est toujours la contre-partie de l'erreur. Nous ne nous considérons pas installés dans ce débat, le chemin se trace en marchant.». Si certaines opinions émises par les participants nous ont à l'occasion paru criantes d'inexactitude, d'autres devront continuer à commander une précaution de tous les instants, à la condition expresse que nous restions conscients de notre référentiel culturel. Si nous voulons toujours créer un environnement pédagogique riche et créatif, il nous faudra encore rechercher des attitudes qui soient exemptes de condescendance comme de prétention.
Un rôle d'expert, de médiateur et de vulgarisateur
Nous avons senti, pendant cette première année de pratique, que nos participants nous considéraient, au moins à l'égard de l'apprentissage des fonctions linguistiques, comme des experts investis d'un savoir transcendant, que nous n'avions qu'à leur déverser selon le principe bien connu des vases communiquants. Cette conception des relations entre «professeurs» et «élèves» n'a en soi rien d'étonnant puisqu'elle reflète une conception sociale de la hiérarchie, à savoir la quantité d'informations spécialisées stockée par un individu. Plusieurs, sinon la majorité de nos participants nous ont témoigné, pendant un certain temps, la même soumission sécure que celle qu'ils témoignent probablement au médecin, à l'avocat, au fonctionnaire. Nous avions convenu, dans un premier temps, de «nager avec le courant» puisque cette conception du professionnalisme nous paraissait aliénante à moyen et à long terme. Toutefois, compte tenu des caractéristiques particulières de nos participants, on pouvait supposer qu'elle fut à la fois solidement ancrée et, d'autre part, qu'elle aurait un pouvoir sécurisant face à toute l'énormité et l'extrême complexité que nos participants anticipaient face à l'apprentissage de l'écriture et de la lecture. Nous pensons aujourd'hui que ce fut là un bon pari et une heureuse intuition; on ne peut se battre habilement sur tous les fronts en même temps. D'abord, sécuriser les participants qui s'estiment à priori très peu utiles à résoudre leur propre problème d'analphabétisme et qui ont besoin de sentir l'«expert». Dans les «grands livres», on nous enseigne (sic) que l'apprenant est son principal outil d'apprentissage. Cela est vrai et il faut en convenir, mais le problème c'est que,souvent, l'apprenant n'en croit rien; il faut le lui démontrer lentement, progressivement. À ce niveau, les progrès remarqués par les intervenants sont variables; pour certains, ils furent à peu près nuls tandis que pour d'autres, le processus de prise en charge de l'apprentissage est amorcé, mais tout le chemin reste à parcourir. Le phénomène de l'appartenance au groupe serait vraisemblablement responsable de son propre apprentissage. Le fonctionnement social de l'individu dans une équipe de travail serait complémentaire à l'acte d'apprentissage et à,cette perception d'utilité que nous tentons de lui induire.
Médiateur et vulgarisateur
Apprendre à lire, apprendre à écrire: mais lire quoi et écrire quoi? Écrire et lire le résultat de nos expériences, de nos discussions, de nos recherches, de notre démarche vers la connaissance nouvelle. L'alphabétisation doit s'étendre beaucoup plus loin que sur le territoire étroitement fonctionnel des rédactions d'offre d'emploi ou des différents formulaires d'usage courant; il faut toutefois avouer ici que ce sont là les opérations les plus fréquemment mentionnées par nos participants, des opérations que tout le monde doit savoir faire et qui étalent au grand jour leur condition d'analphabète; aussi est-ce une raison suffisante pour faire l'inventaire de fautes ces contre-performances qui les démasquent, les humilient (lecture des indications routières, des modes d'emploi, des directives, des menus, des horaires, etc.) et de s'y attaquer le plus tôt possible. Ces apprentissages sont extrêmement gratifiants et pour peu que ces apprentissages soient aisés, ils ont paru générer un pouvoir de renforcement très précieux.
Cependant, tout le processus d'acculturation resterait très incomplet s'il se limitait à ces quelques «instructions». Un peu comme la rétention d'une graphie ou d'une règle de grammaire, ces opérations courantes constituent un apprentissage unidirectionnel du sujet vers l'objet et en ne comportant aucun conflit, aucun paradoxe, elles ne contribuent à peu près pas au processus transformatif de l'individu sinon qu'à lui procurer l'illusion bien temporaire de passer pour quelqu'un qui a un minimum d'instruction. L'alphabétisation ne peut, selon nous,être considérée comme un apprentissage neutre de techniques puisque, comme d'autres l'ont si fréquemment répété, développer son langage, c'est développer sa pensée et ainsi pouvoir accéder au savoir.
C'est ainsi qu'un rôle d'aménagement des savoirs incombe à l'alphabétiseur; ménager des circonstances pédagogiques qui permettront à l'individu de passer du connu à l'inexploré.
Créer en quelque sorte un pont entre l'apprentissage abstrait et rigide des fonctions linguistiques et le besoin de connaissance situé dans l'univers du loisir, de la politique, de l'économie, bref dans le monde de l'éducation permanente. À partir du moment ou, dans un atelier d'alphabétisation, une certaine connaissance est jugée importante, qu'il s'agisse de la loi du salaire minimum ou de la théorie d'Einstein, il faut supposer qu'elle est accessible à tout individu à la condition, bien sûr, de lui consacrer les moyens nécessaires et appropriés.
«On connaît contre une connaissance antérieure».
Bachelar '63
Au début de notre expérience, plusieurs méthodologies faisaient l'objet de commentaires dans différentes recherches produites, soit par les groupes populaires en alphabétisation, soit par les services d'éducation des adultes des commissions scolaires, soit enfin par la D.G.E.A. Il semblait toutefois qu'un choix de plus en plus définitif se portait sur la méthode globale, notamment dans deux des plus importants groupes d'alpha populaire: le Tour de Lire et le Carrefour d'Éducation populaire de Pointe-St-Charles. La pratique «scolarisante» adoptée par le réseau institutionnel avait tendance, pour sa part, à conserver des méthodes syllabiques ou phonétiques, méthodes dites analytiques que l'on retrouve encore aujourd'hui dans les classes du primaire et du secondaire.
Personne, parmi les membres fondateurs du groupe «Lettres en Main», n'avait une idée précise de ce que la méthode globale pouvait être; ce avec quoi nous étions familiers, par contre, c'était la méthode syllabique. Chacun de nous avait appris, péniblement et longuement, à assembler des lettres qui constituaient des syllabes, lesquelles formaient un mot qui, groupé à d'autres mots donnent la phrase; l'accumulation des phrases forme un paragraphe et le texte est un ensemble de paragraphes. On ne pouvait trouver un plus bel exemple de linéarité et de logique. Nous tenions tous, à des degrés divers, cette mécanique apparemment rationnelle en aversion. Cette conception de l'apprentissage des fonctions linguistiques nous apparaissait désuète, périmée et en nette divergence avec les enseignements de la pédagogie et de la psychologie moderne. Réaliser des actes compliqués en décomposant chacun d'eux en ses éléments de base n'est pas un modèle d'apprentissage très nouveau; Watson, puis Skinner (cet ingénieur de l'émotion) et enfin Thorndyke et Mallot ont prouvé que si les connaissances à ingurgiter étaient débitées en parcelles et en fragments les plus petits possible, la possibilité pour un élève moyen de répondre concrètement à presque toutes les questions serait élevée, pourvu que l'on renforce immédiatement toute chose apprise. C'est, selon nous, la genèse des méthodes analytiques et on persiste toujours encore, aujourd'hui, à «découper en tranches sériées il jambon de la connaissance».16
Ce modèle de l'apprentissage, rapidement absorbé par la société industrielle de l'après-guerre, beaucoup plus en mal de productivité que de promotion de valeurs humaines, a donné le ton à une didactique d'enseignement calquée sur l'usine et donc sur la performance apparente du «travail en miette». Il fallait accumuler les connaissances au même rythme et de la même façon que l'industrie stockait la marchandise et le capital, d'où une conception «bancaire» de l'éducation dénoncée notamment par Freinet et Freire.
L'apprentissage de la langue écrite et parlée était et est toujours un espèce de tournoi des champions du mnémonique, sorte de procédé de rétention qui convient très bien aux magnétophones et à certaines espèces de volatiles un peu gaga mais qui ne saurait, selon nous, constituer l'outil ultime et exclusif de l'apprentissage de la langue.
Nous avons déjà acquis, chacun de notre côté, par nos expériences et réflexions, qu'en matière d'apprentissage humain et d'acquisition des savoirs linguistiques en particulier, le tout est de beaucoup supérieur à la somme des parties. Cette première hérésie scientifique nous a ouvert les portes sur bien d'autres comme ce chapitre aura l'occasion de le démontrer. Cependant, nous avions en même temps convenu qu'il ne fallait pas «jeter le bébé avec l'eau sale...» et que plusieurs découvertes de la psychologie behavioriste et des méthodes scientifiques analytiques pourraient s'avérer, à l'occasion, fort efficaces (renforcement, fragmentation de la matière, procédés mnémoniques); il nous semblait alors et nous en sommes maintenant convaincus, qu'il n'existe pas de voie royale permettant d'intégrer la compréhension de n'importe quoi en quelques formules magiques. Nous préférons avoir, sur le plan méthodologique, des tendances affirmées que de basculer dans le dogmatisme aussi aliénant d'un contre-modèle. Il nous faut, à cet égard comme à l'égard de la philosophie éducative dont nous nous réclamons (conscientisation), éviter de trancher une fois pour toutes dans le débat «western» où, d'un côté, on retrouve les méchants scolarisants enfermés dans les donjons du conservatisme et, de l'autre, les bons réformistes battant les pavillons du progressisme. Pour éviter les malaises créés par l'enlisement dans une doctrine, il est utile d'en connaître plusieurs pour dégager l'essentiel de chacune.
Nous ne serions plus d'accord aujourd'hui. Après seulement une année de pratique, pour travailler avec nos participants avec l'utilisation exclusive de la méthode syllabique; nous avons même tendance à nous en dissocier davantage même si nous réalisons que nous avons toujours besoin d'y recourir à l'occasion, spécialement pour les analphabètes complets puisque, comme l'on sait, la langue française idéo-graphique et que les premiers pas dans l'apprentissage de la lecture et de l'écriture doivent être franchis sur le sol du phonème et du graphème.
L'approche globale de la langue
L'approche globale que nous avons tenté pendant cette première année s'assoit sur quelques principes fondamentaux tirés de récentes conclusions auxquelles sont arrivés bon nombre de chercheurs du domaine de la pédagogie, de l'andragogie ou de la psychologie de l'apprentissage. Parmi les plus importants, citons par exemple:
Mis à part ces quelques principes-guides, le reste de notre compréhension de l'approche globale nous est venu d'échanges entre nous, plus spontanément, qui ont débouché sur des hypothèses qui nous paraissent intéressantes; par exemple que l'apprentissage syllabique, par son caractère linéaire et analytique tiendrait davantage compte des réalités psycho-sociales des individus issus des milieux favorisés, culturellement et économiquement. Le processus mental du A à Z se retrouve dans plusieurs aspirations des classes privilégiées, tout y est organisé en fonction d'une ascension sociale et de la direction qu'il faut prendre; l'enfant privilégié reçoit de très bonne heure, puis durant plusieurs années, des consignes claires et précises sur les comportements sociaux, scolaires, linguistiques qu'on attend de lui. Passer d'un état A à B puis à C est une opération coutumière, puis toute sa vie durant, l'accession à un stade supérieur sera vraisemblablement un processus logique et familier.
Nous postulons ainsi qu'il y aurait quelque chose comme un «sens de la séquence» logique et linéaire qui, promu par l'école, ses programmes et son approche analytique, favoriserait les milieux déjà «organisés» au détriment des classes populaires reconnues généralement comme ayant des habitudes de vie forcément plus instables et soumises aux aléa de la conjoncture économique. Des statistiques révèlent en effet des différences significatives entre ces classes sociales au niveau, par exemple, des habitudes alimentaires (régularité des heures de repas), de la fréquence des déménagements, des changements d'orientation scolaire ou de travail, des variations du revenu familial. Nous avons cependant souvent l'impression que quelques-uns de nos participants semblent «organisés» (travail stable, propriété, etc.) mais nous prendrons soin de laisser aux sociologues l'interprétation d'un tel phénomène qui pourrait relever plus du mimétisme que de l'intégration sociale.
Il ne nous parait pas indiqué ici de poursuivre encore cette intuition qui aurait avantage à être appréciée avec la rigueur de l'analyse sociologique dont les outils nous font défaut; néanmoins, nous considérons que ce phénomène, combiné avec un manque évident de contact quotidien avec l'écrit, pourrait donner une explication au moins partielle au fait qu'il existe beaucoup plus d'individus analphabètes adultes et d'enfants présentant des troubles d'apprentissage dans les milieux populaires que dans les classes plus favorisées. Tout modèle pédagogique qui exige que l'individu ne s'exprime pas sur autre chose que ce qui est prévu par la séquence d'apprentissage reproduit ou encourage une hiérarchisation du savoir et, par voie de conséquence, de l'avoir et du pouvoir.
La méthode globale nous semble permettre la référence constante à l'individu et à ses propres expériences. C'est, à notre sens, une conception totalement différente de l'acte d'apprendre puisqu'elle vise l'intégration des informations, linguistiques en l'occurrence ici, par mélange plus que par addition ou stockage et qu'ainsi, il est permis à l'individu de faire contribuer son vécu, quel qu'il soit, en convergence ou en divergence avec les valeurs dominantes, à son acte d'apprendre. Cette approche met donc l'accent sur le moment actif de la connaissance sur les «processus et les opérations de la pensée connaissante plus que sur les contenus constitués que la pensée doit absorber. Il voit dans la connaissance un acte, un projet, une création de l'esprit et non pas la représentation de la réalité donnée une fois pour toute.»17
L'approche globale, en activant la vie de l'individu, permet d'envisager l'apprentissage de la lecture et de l'écriture comme un acte qui n'est jamais tout à fait indépendant de celui ou celle qui le fait; c'est toujours la recherche du rapport le plus intime possible entre le mot, la phrase et l'individu qui est recherché par cette approche; un moyen privilégié, le thème...
Pourquoi les thèmes, que sont au juste les thèmes?
Assez ironiquement, les thèmes étaient autrefois, et ceux qui ont connu le collège classique s'en souviendront, un exercice scolaire qui consistait à traduire un texte de sa langue maternelle dans une langue étrangère; de quoi jeter beaucoup de confusion dans le débat inachevé entre langue populaire et langue grammaticale; c'est encore un des sens qu'accorde le dictionnaire (Robert) à ce terme. Heureusement, nous lui préférons celui-ci: «ce sur quoi s'exerce la réflexion ou l'activité». Beaucoup plus qu'un sujet de conversation, le thème doit être complet en soi et se présenter comme un ensemble cohérent d'éléments et de concepts qui ont entre eux des relations évidentes.
Pourquoi les thèmes? Pour nous, trois raisons fondamentales justifient leur utilisation didactique:
Les thèmes respectent aussi un certain nombre de principes andragogiques avec lesquels nous sommes totalement en accord, notamment ceux de Dewey, à savoir qu'en matière d'éducation des adultes, une action éducative devrait respecter les trois principes suivants:
Essayons de préciser maintenant comment nous avons essayé de travailler avec ces thèmes. Au début de notre année d'activités nous souhaitions que les thèmes émanent directement d'un consensus entre les participants.
Nous avons constaté que cette volonté n'était pas facile à réaliser. D'une part, les participants n'étaient pas encore installés assez confortablement ni assez habitués à cette nouvelle approche pédagogique pour pouvoir exprimer aisément leur préférence et contribuer à trouver un consensus entre eux. De toute façon, après quelques réflexions de notre part, nous en sommes arrivés à la conclusion que le fait qu'un thème émane des participants n'en garantit pas automatiquement l'intérêt.
Nous avons plutôt essayé de laisser jouer la spontanéité qui semblait exister dans cet espèce de va-et-vient entre les besoins des participants et ceux des intervenants. Il est très important selon nous, que l'animateur se sente à l'aise dans le thème choisi pour qu'il s'y prépare avec enthousiasme et qu'il s'y investisse dans les périodes de discussion et de réflexion. Ce délicat compromis entre les conditions externes de l'apprentissage (les attentes de l'intervenant, les contingences de la matière) et les conditions internes (les capacités des participants, leurs attentes) reste toujours en équilibre instable et doit faire l'objet d'une attention constante.
C'est peut-être cet équilibre délicat qui conditionne la durée de vie d'un thème. À la fin de la session d'automne, par exemple, des personnes-ressources à qui nous avions fait appel nous ont suggéré d'aborder directement le thème de la condition de la personne analphabète aux prises avec la société dans laquelle nous vivons. Ce qui fut tenté dans la majorité des ateliers avec des résultats pour le moins mitigés. Ce thème, abordé ainsi, a eu l'air d'agacer ou même de déplaire à plusieurs participants. Avec une certaine objectivation que permet le recul, nous en sommes arrivés aux conclusions qu'il peut être extrêmement pénible d'apprendre dans des conditions qui rappellent l'échec ressenti dans des expériences humiliantes et que tout individu a une propension bien naturelle à préférer se remémorer des événements heureux et à les partager avec d'autres. Le «miroir freudien» semble être un instrument pédagogique peu efficace... Ce thème semblait réinstaller les individus dans une image d'eux-mêmes qu'ils avaient choisi sciemment de transformer. Apprendre à traiter un problème dans un tel contexte ne semblait manifestement pas les intéresser.
En somme, le choix du thème est une opération délicate et difficile; comme nous l'avons déjà dit, il peut être d'un grand secours d'être attentif aux périodes de pause ou aux moments informels d'un ateliers. Ils peuvent éclairer l'intervenant sur une suggestion de thème qui pourrait à la fois rencontrer les intérêts des participants et tenir compte de la préparation requise par l'intervenant. Nous croyons, et notre pratique tend à le confirmer, que nous pouvons manifester beaucoup de souplesse pour pouvoir s'investir dans à peu près n'importe quel thème que les participants auraient choisis et de pouvoir en changer aussitôt que l'intérêt pour un thème particulier semble s'épuiser.
D'imposer un thème qui ne présente pas un minimum d'intérêt pour les participants ou de ne pas en changer quand l'intérêt s'est dissout donne les mêmes conséquences que lorsqu'un enseignant n'accepte pas de déroger au programme qu'il sait pertinemment n'intéresser personne. À la limite, on peut considérer que les effets attribuables à un thème inapproprié sont les mêmes que ceux que l'on remarque quand des enfants sont parqués dans des voies scolaires marginales qui ne correspondent ni à leurs goûts, ni à leur capacité.
Le thème doit être stimulant, provoquant même, sinon il n'est d'aucune utilité; c'est un moyen et il ne devra jamais être considéré comme un objectif en soi, nous l'avons appris à nos dépends... C'est un catalyseur qui doit faire agir les éléments en présence tels que: la volonté et le goût que les participants ont d'apprendre, les capacités qu'ils ont à apprendre et les moyens pédagogiques donc l'intervenant dispose. C'est le canevas sur lequel les apprentissages de l'individu seront greffés, c'est lui qui donne une couleur et un sens véritable aux mots.
À partir du moment où l'on favorise une approche globale de l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, que pour y parvenir on utilise une didactique basée sur le reçu des participants, on peut difficilement ne pas être influencé par la réflexion et la pratique de C. Freinet et de sa méthode naturelle d'apprentissage. Au tout début de notre année d'activité, nous avons eu le privilège de compter dans nos rangs plusieurs intervenantes qui étaient familières avec l'ensemble des principes-guides de cette pédagogie un peu particulière et avec quelques expériences de son application auprès d'enfants fréquentant des classes de niveau primaire. Ces intervenantes gardaient un contact épisodique avec quelques membres du groupe «Le Maîtresse d'école» qui constitue très certainement le porte-parole le plus important de la pédagogie Freinet au Québec.
Nous avons donc été très fortement influencé par l'approche pédagogique dite du tâtonnement expérimental et nous voudrions, à ce moment-ci, livrer à cet égard, le résultat de nos pratiques et de notre réflexion.
Les principes
La méthode naturelle s'approche beaucoup, à notre avis, de l'approche globale; d'ailleurs, Freinet parle souvent d'approche globale quand il décrit sa pratique. Cela est compréhensible puisque toutes deux font référence d'abord à l'individu quand il s'agit d'envisager l'acte d'apprentissage. Peut-être pourrait-on dire, dans un effort fait pour les discerner, que l'approche globale est une façon pour l'intervenant d'envisager sa pratique et de présenter les objets d'apprentissage en fonction du vécu des participants. La méthode naturelle serait, elle, une façon pour le participant d'intégrer d'une manière souple et habituelle les apprentissages nouveaux. Cela dit, seulement pour des besoins théoriques de clarification, puisque dans la réalité, on peut difficilement scinder ainsi une pratique où l'on distinguerait facilement des éléments d'intervention issus de l'une ou de l'autre de ces façons d'envisager l'apprentissage. Nous croyons personnellement que ces deux théories et pratiques sont intimement liées et entretiennent des relations de complémentarité. Nous n'avons aucune expérience de cas où il nous est apparu qu'elles eurent poursuivi des objectifs divergents.
On nous apprend que la méthode naturelle, tout comme l'approche globale, s'adresse à toutes les activités d'apprentissage autant des adultes que des enfants. Cependant, nous n'avons jamais eu connaissance d'écrits ou d'expériences éducatives tentées avec cette méthode auprès d'analphabètes adultes et même d'étudiants adultes, sinon quelques expériences tentées dans le milieu universitaire. Les caractéristiques bien spéciales des étudiants universitaires nous ont interdit toute comparaison avec le type d'apprenants que sont les analphabètes. Il y a donc, en ce qui concerne la méthode naturelle, un immense travail d'adaptation que nous avons à peine amorcé mais qui nous stimule au plus haut point. Nous aurons d'ailleurs l'occasion d'aller prochainement assister à un congrès de pédagogie Freinet qui se tiendra à Nanterre (France) vers la fin août '83. Il y aurait plusieurs groupes d'alphabétisation en France qui emploient cette méthode; nous espérons tirer de ces rencontres des enseignements précieux sur l'application de la méthode naturelle à la cause de l'alphabétisation des adultes.
Précisons donc, pour le bénéfice des lecteurs éventuels,les principes pédagogiques qui sous-tendent cette méthode et qui nous apparaissent à priori extrêmement convaincants.
«...l'écriture, comme la langage n'est pas une mécanique qu'on monte systématiquement. Elle est une portion de vie. Les mots y prennent d'abord leur figure non d'après l'étymologie ou les règles forgées arbitrairement par les pédagogues, mais d'après leur emploi dans la phrase, leur sens dialectique, leurs résonnances réciproques, les liaisons qui s'établissent entre les éléments de pensée et d'action.»19
«les particularités (des) mots s'inscrivent dans notre esprit et dans notre comportement non point par logique et mémoire, mais par des voies exclusivement sensibles.»20
Ainsi, à l'instar de l'approche globale, la méthode naturelle contrevient au mythe cartésien d'une progression purement logique de l'apprentissage de la langue en parcellisant son contenu et en prévoyant de savantes étapes successives. Ce qui est cependant plus particulier à la pédagogie Freinet, c'est qu'elle propose une technique originale: le tâtonnement expérimental. C'est ni plus ni moins la transposition à l'échelle humaine de la notion d'essai et d'erreur. Il s'agit, quand on y réfléchit, d'un processus de validation scientifique de l'intuition. Apprendre à lire et à écrire en intuitionnant, en tâtonnant, c'est apprendre à faire des hypothèses des supputations, c'est apprendre à lire en fonction du sens plutôt qu'en fonction des mots et apprendre à écrire en fonction des découvertes faites par association intellectuelle plutôt qu'en fonction d'une mémorisation mécanique.
En pratique, cela revient à dire que lorsqu'un participant bute sur un mot à lire, on cherche à l'amener à le découvrir en le «devinant» compte tenu du sens de la phrase dont il en aura préalablement décodé une ou plusieurs parties; prenons, pour mieux illustrer cette idée, l'exemple suivant:
Un participant doit lire la phrase suivante dans un court texte dans lequel il est question de «la télévision payante»; «Si on a un bon téléviseur, les couleurs et le son sont quasiment aussi bons que dans les cinémas.»
Le décodage de l'expression soulignée peut s'accomplir sans le recours à la «dissection syllabique». Une intervention du type suivant, de la part de l'intervenant, pourrait conduire, par tâtonnement expérimental, à la découverte du sens de cette expression: «Tu as su lire cette phrase jusqu'à ce mot que tu ne reconnais pas, peux-tu lire le reste de la phrase? Qu'est-ce que cette phrase semble vouloir dire? Avec ce que tu viens de me dire, essaie de deviner ce que cette expression veut dire.»
On compte donc que l'acte de la lecture va se faire par globalisation, un peu comme si le lecteur photographiait les mots. Le participant commence par distinguer une graphie de son contexte, puis, par comparaison, il va la différencier d'autres graphies et, dans le meilleur des cas, en trouver le sens. L'animation a donc ici un rôle primordial à jouer puisqu'il s'agit d'induire le goût et ensuite l'habitude du hasard, de l'«aventure cognitive» et du tâtonnement. D'autres que Freinet, notamment dans les milieux de la psycho-linguistique, ont prétendu qu'apprendre à lire est un jeu de hasard psychologique et qu'il n'existe aucune théorie qui explique de façon satisfaisante comment nous apprenons à lire. Cependant, pour un adulte analphabète, la lecture peut-être perçue comme un apprentissage complexe et systématique et que sa présentation comme un «jeu de hasard psychologique» peut lui paraître contradictoire avec des perceptions déjà solidement ancrées à l'égard de tout le domaine de l'écrit.
Ainsi, même avec l'utilisation de renforçateurs positifs, («Tu vois que tu as trouvé, sans le défaire en syllabes, le mot sur lequel tu butais... tu as essayé de deviner et tu vois...ça marche... y a pas de raison que ça ne marche pas encore la prochaine fois...), rien ne garantit que l'adulte acceptera cette façon naturelle mais peu habituelle d'apprendre; plusieurs participants nous ont d'ailleurs manifesté une certaine impatience devant de telles suggestions, cette méthode peut en effet passer pour de l'«à peu près». L'usage du tente même de «tâtonnement» est peut-être à déconseiller, il peut avoir pour certaines gens une connotation péjorative.
Plusieurs discussions nous amènent à penser que l'adaptation de la méthode naturelle à la pédagogie pour adultes, et particulièrement pour les personnes analphabètes, ne se fera pas sans heurts. Nous nous sommes arrêtés sur quelques «intuitions» à savoir que l'entraînement à la technique du tâtonnement expérimental est probablement plus angoissante pour l'adulte que pour l'enfant; qu'apprendre par «essais et erreurs» est peut-être devenu suspect pour quiconque a une expérience douloureuse de l'échec scolaire; que la phase exploratoire n'est peut-être pas, pour des adultes, une expérience quotidienne, le milieu du travail familier aux classes populaires ne pouvant prétendre stimuler et promouvoir l'intuition et surtout lui consacrer le temps qu'il lui faut pour devenir découverte. Vraisemblablement, les valeurs de rendement pour un minimum d'investissement (en temps et en coûts) recherchées par le genre de société industrielle que nous connaissons, font en sorte qu'une minorité de gens «patentés» se voient offrir le privilège de pouvoir «tâtonner», faire des suppositions. Les enfants n'étant pas considérés comme une force productive directe, on aura certainement plus de compassion à l'égard de leurs échecs et un respect plus facilement consenti à leur rythme d'apprentissage. Ajoutons aussi une autre notion trop souvent ignorée à notre avis et qui concerne le désapprentissage, c'est-à-dire la capacité qu'un individu peut développer d'oublier ce qu'il a appris, comment il l'a appris; dans le cas qui nous préoccupe, cela peut vouloir dire désapprendre l'idée qu'on est peu doué pour les apprentissages de type scolaire. L'enfant à qui on présente l'apprentissage de la nage, par exemple, se prêtera volontiers à une méthode naturelle qui fera en sorte qu'il puisse, en toute liberté, faire des essais, trébucher, descendre à son propre rythme dans un lac, y perdre pied, faire quelques essais de mouvements sustentatoires, s'accrocher puis, essayer de nouveau jusqu'au succès. L'élément (l'environnement) dans lequel se déroule son apprentissage n'est pas hostile, à priori, et l'adulte qui l'accompagne est davantage quelqu'un à impressionner, une sorte de faire-valoir qui l'encourage.
Si une maladresse de sa part se soldait par une expérience traumatisante à l'égard de l'eau, les données de l'apprentissage de la natation seraient,pour leur part, considérablement changées; le milieu deviendrait, à priori, hostile et l'adulte l'accompagnant, une bouée absolument indispensable de qui il attendrait des consignes aussi nombreuses que précises. La personne analphabète adulte est bien souvent un très mauvais nageur dans «l'océan des acquis culturels» et plusieurs d'entre eux ont effectivement connu des expériences traumatisantes concernant l'apprentissage des matières scolaires. Apprendre par tâtonnement, c'est se faire confiance et c'est supposer croyons-nous, que le rapport entre les réussites et les échecs sera avantageux pour soi; les enfants possèdent peut-être, de façon instinctive, cette impression qui perdurera jusqu'à preuve du contraire. Pour l'enfant, ne pas savoir marcher, parler, lire, écrire, monter à bicyclette, ne pas savoir, en résumé, est un état normal, il le sent et sent que l'adulte l'accepte; sa seule distance à franchir entre le non-savoir et l'acquis, c'est l'apprentissage qu'il aimerait bien faire à sa façon, à son rythme, naturellement, comme le dit Freinet. Pour l'adulte, l'analphabétisme est, de fait, un délit qui l'installe dans une sorte de dissidence avec le reste de la société. Délit, dissidence, honte qu'il faut dissiper le plus rapidement possible et de la bonne façon.
De nombreuses recherches en andragogie nous rappellent d'ailleurs que les adultes accordent une importance démesurée à leurs apprentissages formels effectués à l'école pendant leur enfance et ont tendance à oublier ou à minimiser les apprentissages informels et riches que leur vécu plus immédiat recèle.
Il faut en tenir compte tout comme il faut tenir compte des nombreuses réserves que nous avons formulées concernant le tâtonnement expérimental. Des réserves qui sont basées sur nos observations mais qui ne peuvent en aucun cas ranger toute la méthode naturelle élaborée et expérimentée par Freinet dans le rang des utopies. Nous conservons plutôt la conviction que la méthode naturelle est en soi adaptable et souple mais qu'elle n'a jamais été conçue ni expérimentée dans le cadre des activités d'alphabétisation pour adultes.
Son approche humaniste n'a d'autre effet que nous encourager à poursuivre notre «tâtonnement» pour parvenir à traduire ses principes et ses objectifs dans une pratique acceptable pour les participants avec qui nous travaillons. Pour ce faire, il nous faudra être particulièrement attentif à l'aspect souvent anxiogène du processus de désapprentissage et de la technique du tâtonnement expérimental quand ils sont juxtaposés à une expérience humaine d'un individu, on devra plutôt discerner chez l'individu quelle portion de sa vie il consent à retoucher et quels sont les moyens, parmi ceux que nous lui présenterons, qu'il choisira d'utiliser. C'est évidemment une question de respect mais aussi, avouons-le un souci d'économie pédagogique.
La grammaire
À notre tour, nous avons été laissés pour compte dans le problème de la fameuse grammaire. Pendant longtemps nous nous sommes débrouillés avec notre discernement et notre spontanéité, faute de pouvoir se référer à une pensée claire écrite à son sujet. Les discours de plusieurs la condamne mais tous lui obéissent, à des degrés divers, plus ou moins rigoureusement. Dans la pratique, nous avons pris la parti du besoin manifesté. La lecture s'accommode mieux de l'approche globale et de la méthode naturelle que l'écriture; il n'y a rien de contextuel ni de sensitif dans le fait d'accorder correctement les verbes; le vécu et la nature n'y ont rien à voir, ni même la logique d'ailleurs. Un peu comme un postulat, on doit s'y soumettre puisqu'elle fait l'objet d'un consensus dans le monde culturel, administratif, commercial, etc.
Pour nous, prendre le parti du besoin manifesté, c'est apprendre à sentir le moment où la méconnaissance d'une règle va mener à l'incompréhension et à la distorsion de la pensée écrite. C'est un exercice très difficile, il commande un sens du discernement que seule une longue expérience peut assurer adéquatement; dans le «feu de l'action» c'est souvent pour nous une affaire d'intuition et de tâtonnement. Quand ce besoin de la règle devenait imminent, nous essayâmes de trouver des moyens didactiques plus vivants, l'intonation et plusieurs autres procédés d'association par exemple, mais dans la majorité des cas l'explication devait être fournie de façon magistrale. Plusieurs d'entre-nous ont même dû recourir à des formes classiques d'exercices répétitifs, de dictées et autres procédés typiquement scolastiques. C'est avec un certain soulagement mêlé de confusion que nous avons eu droit à des réactions positives de la de participants qui dans certains cas, en réclamèrent davantage; il est dommage que nous n'ayons pas cherché à savoir si ces demandes répétées venaient surtout de parents d'enfants d'âge scolaire, c'eût été une bonne intuition et une bonne piste à explorer.
Quoiqu'il en soit, nous nous sommes penchés sur ce que Freinet avait pu écrire sur la grammaire. Ces quelques lectures nous portent à penser qu'il ne,la porte pas dans son cœur mais qu'il la respecte considérablement. Il n'a pas, à son égard, une opinion d'une limpidité cristalline: tantôt il la conspue, tantôt il insiste sur ses vertus et finit par se retrancher dans un fatalisme pour «satisfaire aux exigences de l'administration avec le moins de dommages possibles.»21 En fait, il s'attaque directement à son existence môme. En citant, par exemple, Marcel Cohen, il dit: «L'orthographe académique a résisté à tous les essais de réforme. En matière de langue, c'est le donjon du conservatisme social »22 ou encore quand il présente l'opinion d'un de ses élèves, opinion que nous reproduirons en totalité en suggérant au lecteur de porter une attention particulière au niveau de langage, à la terminologie et à la syntaxe de cet élève français de 14 ans...
«Quelle peur quand je vois un livre de grammaire et que l'on m'en présente les pages. Il me semble effarant tant il y a de règles idiotes et strictes qui m'effondrent sous leur poids, qui plaquent l'homme pour l'empêcher qu'il s'élève rapidement.»23
Cette rapidité, du moins apparente, entre le contenant et le contenu de cette assertion reflète bien, à notre avis, la position paradoxale tenue par Freinet lui-même concernant la grammaire. Il suggère même à l'occasion décolérer quelques exercices à cause du fonctionnement insuffisant de tâtonnement expérimental»24 et même que l'usage de la dictée peut être bénéfique et permettre aux enfants de se mesurer à eux-mêmes et aux autres... tout en ajoutant la précieuse réserve que la dictée devrait éviter de contenir à dessein une accumulation de formules et de mots difficiles qui préparent l'échec. On devrait selon lui, et nous avons eu l'intuition de la précéder, dans notre pratique, ne dicter que des textes de langage courant.
Le message de Freinet concernant la grammaire est probablement plus une affaire de manière, de préséance:
«L'école s'est trompée de chemin en plaçant les règles de grammaire à la base de l'étude scolaire du français. Il nous faut chercher ensemble, trouver et vulgariser les normes du nouvel enseignement du français, par la méthode naturelle d'intelligence et d'efficacité.»25
La tâche est énorme et l'imagination de tous ceux qui sont d'accord avec lui devra être féconde.
Une pratique d'alphabétisation populaire qui respecte les conditions d'apprentissage que nous avons décrites dans les précédents chapitres tend à vouloir décentraliser le pouvoir de décision et à l'établir au niveau même où se pose le problème. C'est là le premier principe qui nous a guidé pour l'organisation d'une première assemblée générale des participants et des intervenants. Pour une première expérience, nous avons voulu en faire une sorte d'initiation à la prise de décision collective. Après avoir expliqué l'essentiel des procédures qui permettent d'échanger, de formuler des propositions et de prendre des décisions, les participants ont été invité à énumérer les sujets qu'ils voulaient bien voir se discuter, les intervenants firent de même. Compte tenu d'une participation assez active, d'un nombre appréciable de propositions et de quelques prises de décision, nous considérons que cette première rencontre a atteint les objectifs prévus.
Nous avons organisé une deuxième assemblée générale qui n'a pas eu des résultats aussi probants. Nous attribuons ce demi-échec à une préparation insuffisante pendant les ateliers. La consistance assez relâchée des discussions lors de la deuxième assemblée s'explique très certainement par des improvisations de dernière heure. Une note néanmoins encourageante: pour la première fois, l'assemblée confie à un participant la présidence. Cela est de bon augure et manifeste peut-être de la part des participants un désir de s'approprier un tel instrument de pouvoir et d'expression.
À propos de pouvoir, nous sommes toujours à nous questionner sur les besoins des participants. Veulent-ils vraiment participer à toutes les décisions concernant l'administration ou la démarche pédagogique sur laquelle ils peuvent toujours s'exprimer et avoir gain de cause à l'intérieur de leurs ateliers respectifs? Concernant l'aspect administratif, nous avons remarqué qu'il s'avérait virtuellement impossible d'expliquer dans une rencontre de quelques heures déjà passablement entamée par l'ordre du jour, tous les rouages administratifs des machines publiques avec qui nous devons avoir des relations. Ce qui est un fouillis administratif pour nous (et pour la C.E.F.A.) doit l'être assurément pour eux aussi.
Vendre l'idée de la participation, du sentiment d'appartenance à un groupe élargi et en quelque sorte fictif, puisqu'il n'existe que sporadiquement et rarement, n'est pas une tâche facile. Il reste que nous sommes encore d'avis que c'est là une expérience par laquelle plusieurs participants pourront affirmer leur créativité, leur sens de l'organisation et le goût naturel pour l'entraide. Il faudra répéter ces expériences car on ne peut supposer que des individus, mis à l'écart des processus décisionnels plus souvent qu'à leur tour, puissent facilement nager d'aise dans un grand groupe qui, on le sait, n'est pas à priori de nature à estomper la gêne et les inhibitions.
Pour éviter de reproduire les structures compartimentées que connaît le milieu institutionnel, nous avons voulu partager le plus possible chacun des dossiers (matériel pédagogique, recherche, financement, administration, relations extérieures, recrutement, etc.) et prendre une part active dans chacun. Le principe est simple et se base sur l'idée qu'aucun de nous n'est aussi intelligent que nous tous, principe qui reste toujours vrai, mais qui comporte aussi quelques inconvénients. Nous estimons que la force de l'engagement dans un groupe comme le nôtre est fonction de la participation la plus complète et la plus vaste possible dans tous les domaines de nos activités. Toucher à toutes les facettes du travail confère à l'intervenant un sentiment plus net d'appartenance au groupe. Nous n'avons pas tous rencontré cet objectif d'égale façon, nos qualités et nos compétences individuelles nous ont très souvent porté à investir davantage sur un secteur au détriment d'un autre; néanmoins, dans l'ensemble, nous croyons pouvoir affirmer que chacun des intervenants de «Lettres en Main» a participé à un moment ou un autre à la majorité des tâches afférentes à un groupe populaire d'alphabétisation.
Nous ne sommes quand même pas sans reconnaître les vertus de la spécialisation que l'on nous a imposée très tôt pendant notre formation académique et que nous avons nous aussi observé dans la réalité. Dans plusieurs domaines, les sciences humaines en l'occurrence, nous assistons à un débat d'envergure entre les tenants d'une approche systémique et ceux qui restent persuadés des valeurs de la spécialisation des tâches et des individus. Nous reconnaissons ainsi que le risque d'«éparpillement» reste très élevé quand un individu se voit attribuer une tâche éclatée, qu'il est beaucoup plus difficile de garder une concentration soutenue lorsque l'on passe du «coq à l'âne» et que finalement, la polyvalence a ses limites. Cependant la majorité des intervenants restent convaincus qu'avec des aménagements mineurs, ils pourront éviter les écueils inhérents à une approche aussi systémique du travail. Les prises de décision collectives consomment un temps précieux mais sont les seules garanties d'un cheminement véritablement collectif.
La tenue régulière des réunions d'équipe des intervenants de «Lettres en Main» nous a fait prendre conscience de plusieurs problèmes inhérents au fonctionnement particulier d'un groupe populaire que l'on qualifie, souvent à tort, d'autonome. En effet, cette autonomie apparaît souvent n'être qu'une appellation officielle puisque, dans les faits, et particulièrement en ce qui concerne son fonctionnement administratif, les groupes populaires tels que le notre sont envahis par une quantité considérable de tracasseries administratives qui mobilisent de précieuses énergies qui ne peuvent être consacrées à sa mission spécifique.
Précisons tout de suite que nous considérons la nature de notre travail comme étant à cheval sur plusieurs secteurs d'intervention de l'État, notamment les ministères de l'Éducation, des Affaires sociales et assez curieusement, des Loisirs, chasse et pêche; au niveau fédéral, c'est le ministère de la Main-d'œuvre et de l'Immigration qui devient un partenaire régulier de nombreux groupes d'alphabétisation au Québec. Notre groupe, et c'est sans doute le cas de bien d'autres, doit entretenir des contacts fréquents avec chacune de ces administrations et doit répondre aux exigences administratives de tous ces pouvoirs et des personnages politiques ou bureaucratiques qui les incarnent. En pratique, cela veut dire que toutes sortes d'opérations administratives ont dû être effectuées auprès des organismes suivants:
Cette liste oublie une multitude d'organismes religieux et privés qui peuvent apporter un support financier ou autre et qui requièrent des précisions sur la nature de nos activités dans une présentation soignée et complète. Plusieurs de ces organismes exigent aussi un suivi mensuel de la comptabilité selon des directives rigoureuses et ponctuelles.
Dans ce contexte, survivre est une préoccupation omniprésente. Peu familiers avec toutes ces procédures, elles nous ont demandé un maximum de temps pour les réaliser. De recul, nous ne pouvons que constater que la part d'énergie affectée à la gestion a été déraisonnable et très certainement nuisible à l'évolution de la pédagogie et de la pratique de nos activités. En langage d'économistes, ce qui est dépensé pour les canons ne peut être affecté pour le beurre; c'est une question de limites d'énergies qu'un groupe peut raisonnablement générer et des choix qui se présentent à lui. Ironie du sort, plusieurs d'entre nous avaient choisi délibérément de travailler dans le contexte des groupes populaires puisque, semblait-il, on pouvait espérer échapper au carcan administratif dont se plaignent plusieurs intervenants «en réseau». La gestion, nous avait-on dit au début, doit être à peu près inexistante dans un groupe populaire; la réalité nous a démontré le contraire. Un des facteurs les plus déterminants qui peuvent expliquer cet état de chose est sans contredit le maintien du moratoire concernant l'accessibilité des nouveaux groupes O.V.E.P. par financement de la OGEA. Il nous paraît absolument indispensable de répéter ici ce que nous avons proclamé partout: le maintien de cette décision peu éclairée va directement à l'encontre d'une des recommandation de la C.E.F.A. concernant le financement des activités d'alphabétisation et d'éducation de base au Québec; le maintien de ce moratoire installe tous les nouveaux groupes d'éducation populaire dans un état de mendicité permanent et freine considérablement le développement de ce secteur de l'éducation au Québec.
Tant que les responsables au M.E.Q. feront la sourde oreille aux recommandations d'un rapport sérieux et exhaustif (C.E.F.A.) réalisé par des experts dont l'objectivité et la compétence ne peuvent être mises en doute, ils seront responsables, en majeure partie, de la disparition, ou dans le meilleur des cas, de l'asphyxie administrative des nouveaux groupes d'éducation populaire.
À cette heure où l'on se gargarise d'entrer dans un «virage technologique», on semble se soucier très peu des centaines de milliers de Québécois qui n'ont même pas encore eu le «privilège» de cheminer les plus élémentaires et indispensables voies du code culturel dominant. De toute évidence, on continuera de faire porter sur les épaules déjà bien décharnées des commissions scolaires et de leurs services d'éducation des adultes tout le fardeau de l'éducation de base et de l'alphabétisation au Québec. Comme d'habitude, ces organismes affecteront avec une complète discrétion et selon des priorités bien souvent étrangères à la cause de l'éducation, des ressources humaines et matérielles nettement insuffisantes compte tenu de l'ampleur et de l'urgence du problème.
Quant à nous, il nous faut continuer à se débattre dans cette mosaïque de subventions pour espérer survivre encore quelques temps. Par-dessus tout, il nous faut trouver le moyen de créer un déséquilibre inverse entre la gestion et la pédagogie. Il nous faudra vraisemblablement diminuer le nombre d'ateliers et notre capacité d'accueil en général pour pouvoir tenir au moins une fois la semaine une véritable réunion pédagogique exempte du bric-à-brac administratif qui nous draine la grosse partie de nos énergies. Il nous faudra absolument trouver le temps de creuser davantage des questions de fond que nous avons laissées de côté par la force des choses. Sans tomber dans l'optique déformante de la productivité, nous souhaitons que des instruments pédagogiques, que des approches originales que nous avons décrites dans les chapitres précédents, soient développées et témoignent d'une pratique efficace et appropriée de l'alphabétisation.