L'histoire de la survivance de la communauté acadienne de l'Ile-du-Prince-Édouard, en tant que groupe linguistique et culturel distinct, est intimement liée à l'éducation française. Les Acadiens ont très tôt compris cela, et ils le comprennent aujourd'hui mieux que jamais. Voilà pourquoi cette question a toujours été l'une des grandes priorités des organismes voués à la survivance et au développement de la population acadienne. Mais la lutte n'a jamais été facile, le problème étant tellement complexe et de taille.
Immergés dès la fin du 18e siècle dans une population à majorité anglophone et gouvernés par des institutions britanniques et anglaises, les Acadiens sont bientôt contraints d'apprendre l'anglais pour se faciliter l'accès à la vie politique, sociale et économique de la province. Ils doivent donc s'accommoder d'un système d'instruction publique conçu pour la majorité anglophone. On leur accorde cependant quelques concessions en matière d'éducation française, mais le système demeure tout de même axé sur l'apprentissage de l'anglais, langue d'enseignement du pays. Sous un tel régime, la langue et la culture françaises sont dangereusement menacées.
Face à un tel danger, il surgira au cours des années des chefs éclairés, toujours prêts à avertir les Acadiens du danger d'assimilation qui les guette, et qui se démèneront pour tenter de redonner au français la place qui lui revient dans les écoles acadiennes.
L'œuvre de ces dirigeants ne fut pas sans succès car aujourd'hui l'Ile-du-Prince-Édouard compte toujours une population relativement importante parlant le français, en dépit d'une très longue absence de véritables écoles françaises. Du côté négatif, disons que malgré les braves efforts de ses chefs, une importante partie de la population acadienne insulaire n'a pu résister à la marée envahissante de l'anglicisation, de sorte qu'aujourd'hui plus de 50 pour cent des Acadiens de l'Ile sont unilingues anglais.
Malgré ses ombres, l'histoire de l'éducation chez les Acadiens de l'Ile est véritablement impressionnante et captivante. On reste émerveillé devant la ténacité et le courage de ce peuple qui, compte tenu de son petit nombre et du peu de ressources à sa disposition, a quand même pu réaliser des projets remarquables dans le domaine de l'éducation.
Afin de bien suivre l'évolution de cet important aspect de la vie acadienne, nous l'étudierons ici en quatre temps. Dans un premier temps, nous verrons comment les Acadiens, au cours de la première moitié du 19e siècle, se dotent d'écoles publiques propres à leur spécificité culturelle. Nous verrons ensuite comment, à partir des années 1860, ces écoles perdent le statut spécial que leur accordait depuis longtemps le gouvernement provincial; elles deviennent alors des écoles publiques neutres et, a toutes fins pratiques, anglaises. Dans un troisième temps, nous nous attarderons à la période 1890-1945 pendant laquelle les Acadiens déploient beaucoup d'efforts en vue de regagner le terrain perdu dans le domaine de l'instruction française, et où ils cherchent,par divers moyens, à sensibiliser la population à l'importance de l'éducation. Enfin, en guise de conclusion, nous tenterons de faire le bilan des changements qui se sont produits à l'Ile au niveau de l'éducation française depuis 1945, et surtout depuis la fin des années 60. Nous ferons voir cela dans un contexte où l'Ile entière subit une réorganisation complète de son système scolaire et où l'on cherche, au plan national, à faire du bilinguisme et du biculturalisme une réalité pan-canadienne.
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L'instruction institutionnalisée chez les Acadiens de l'Ile-du-Prince-Édouard ne remonte qu'au début du 19e siècle. Pendant le Régime français (1720-1758), il ne semble pas y avoir eu d'institution d'enseignement à l'île. Un très petit nombre de colons savent lire et écrire, mais la plupart des cultivateurs et des pêcheurs sont illettrés1. Cette situation n'est pas tellement anormale car la paysannerie de l'époque, autant en Europe que dans les colonies de l'Amérique, était très peu instruite.
La colonie de l'Ile Saint-Jean connaît une fin tragique en 1758, lorsque les autorités anglaises déportent la plupart des colons. Les autres réussissent à s'enfuir au Nouveau-Brunswick et au Québec alors qu'un petit nombre se cache dans la forêt de l'île afin d'échapper aux mains de l'ennemi. Cette colonie française devient officiellement possession anglaise en 1763 par la signature du Traité de Paris conclu entre la France et l'Angleterre. Les Acadiens reçoivent la permission de demeurer dans l'Ile mais a condition qu'ils deviennent sujets britanniques, ce à quoi ils se plient. Un certain nombre de ceux qui s'étaient réfugiés sur la terre ferme, au moment de la Déportation, reviennent s'établir dans leur ancienne patrie après la ratification du traité.
La période qui suit la Déportation en est une d'isolement pour les Acadiens insulaires, perdus dans une colonie anglaise, entourés de gens de mœurs différentes ne parlant pas leur langue et parfois hostiles à leur religion. Établis ici et là en quelques petites communautés, ils cherchent à se forger une vie en utilisant les ressources de la terre et de la mer. Ils forment pendant longtemps un groupe démuni de toute instruction, sans chefs instruits capables de protéger adéquatement leurs droits. En effet, ils sont souvent les victimes des grands propriétaires fonciers ou de leurs agents qui profitent de l'ignorance des Acadiens pour s'accaparer de leurs terres2. Même les hommes responsables de la justice ne sont pas toujours justes et équitables envers eux3.
Les seuls qui puissent, à cette époque, contribuer tant soit peu à l'éducation des Acadiens sont les membres du clergé catholique qui les desservent. Mais ceux-ci sont très peu nombreux. De plus, le trop grand territoire qu'ils ont à parcourir les contraint a n'enseigner à leurs ouailles que le minimum se rapportant avant tout aux questions religieuses.
Les premiers prêtres de langue française qui viennent résider dans l'Ile après la Déportation sont les abbés de Calonne et Pichard, réfugiés de la Révolution française, qui passent à l'Ile en 1799. Peu de temps après son arrivée, l'abbé de Calonne propose au gouvernement local le projet d'une école française à Charlottetown à l'usage des habitants français de la colonie. Son projet ne reçoit pas l'assentiment des autorités anglaises qui demeurent fidèles a leur politique de faire graduellement disparaître la langue française de leurs colonies4.
La première véritable école acadienne est mise sur pied vers 1815, grâce à l'initiative d'un jeune missionnaire québécois, l'abbé Jean-Louis Beaubien. En 1812, à l'âge de vingt-cinq ans, il est nommé curé de Rustico d'où il est appelé à desservir toute la population acadienne de l'Ile et des îles de la Madeleine. À l'automne 1814, il fait part à son évêque de son intention d'ouvrir une école dans le but de donner une éducation à la jeunesse. Il écrit:
Je crois qu'un moyen certain pour élever la jeunesse dans la piété c'est de la faire instruire autant que possible. C'est pour cela que je vais entreprendre de faire bâtir une école, et comme je n'ai point de maître tel que je désirerais, j'y mettrai mon garçon, qui sait assez bien lire, commence à écrire et à faire les règles; en suite j'y veillerai moi même du mieux possible.5
Ce garçon dont parle l'abbé Beaubien était François Buote, un jeune de Rustico qui habitait chez lui.6 Le 3 janvier 1816, le jeune curé, dans une autre lettre à son évêque, lui donne une brève nouvelle de son école: "Mon école, écrit-il, est ouverte. Il n'y a pas encore un grand nombre d'écoliers. Vers le printemps nous en aurons plus.7"
On ne connait rien du sort de cette école. Il est possible qu'elle ait continué à fonctionner pendant plusieurs années. Son maître, cependant, considéré comme le premier instituteur acadien de l'Ile, fit carrière dans l'enseignement. Après Rustico, il fait la classe à Miscouche et ensuite à Tignish où il se retire, vers 1857, après de longues années de services précieux rendus à ses concitoyens8.
Une autre école acadienne ouvre ses portes peu de temps après celle de Rustico. En 1816, un jeune Breton, du nom de Dominique Charles Auffray, arrive à l'Ile où il s'installe dans la région de Tignish et y fait la classe pendant trois ans9 .
Malgré les efforts de ces quelques individus, la majorité des Acadiens demeure illettrée. Vers 1830, John McGregor, ancien membre de l'Assemblée législative de l'Ile, écrit que les Acadiens sont presque entièrement dépourvus d'instruction. Il note aussi que la plupart des hommes comprennent la langue anglaise, mais il ajoute que le français, à son avis, demeurera encore longtemps leur langue maternelle10.
L'instruction de leurs enfants préoccupe alors peu les colons, qu'ils soient acadiens, écossais, anglais ou autres. La vie est dure a cette époque du défrichage; ce qui compte, c'est bien le travail manuel, les travaux de la ferme surtout. L'instruction n'est donc pas prioritaire chez ces défricheurs. D'ailleurs, la pauvreté qui les accable ne leur permet pas le luxe d'entretenir des écoles et de salarier des maîtres à leurs propres frais. Aussi bien dans de pareilles circonstances éduquer les enfants à la maison du mieux que l'on peut.
Jusque dans les années 1820, les quelques écoles qui existent dans l'Ile fonctionnent sans aide financière du gouvernement. Ce n'est qu'en 1825 que la Législature de la colonie vote, pour la première fois, une somme d'argent destinée à encourager l'établissement d'institutions scolaires11. À partir de cette date, le gouvernement insulaire prend un intérêt grandissant à l'éducation de ses citoyens. Ainsi, en 1830, il crée un Bureau d'Éducation de cinq membres chargé de conférer les brevets d'enseignement. Cette année-là, le budget destiné au maintien des écoles est de 590 livres12. L'année suivante, la trésorerie publique contribue au maintien de trois écoles de "grammaire" (Grammar Schools) et à quatorze écoles de "districts"13.
La loi scolaire de 1834 apporte plus de précisions au système d'enseignement en voie de développement dans la colonie. Elle établit trois catégories d'instituteurs pour les districts scolaires. Les enseignants dits de première classe doivent être suffisamment compétents pour enseigner l'anglais, la lecture, l'écriture et l'arithmétique pratique; ceux de deuxième classe doivent, de plus, être en mesure d'enseigner la géométrie, la trigonométrie, la mensuration, l'arpentage et la grammaire anglaise. Enfin, un instituteur de troisième classe doit, en plus des matières ci-haut mentionnées, posséder une bonne connaissance des classiques, des plus hautes branches des mathématiques et de la géographie. Il doit aussi être familier avec les globes et être en mesure de s'en servir en classe. Afin de décrocher un de ces brevets, il faut réussir des examens régis par le Bureau d'Éducation, dans les matières requises14.
En 1837, John McNeill est nommé inspecteur d'écoles, le premier à occuper ce poste. Son premier rapport montre bien que l'instruction se répand parmi la population insulaire; l'Ile compte maintenant 51 écoles et 1169 écoliers. Ses premières observations sont cependant peu élogieuses en ce qui a trait à la qualité de l'enseignement. Il écrit:
D'après mes récentes observations, je me dois d'observer que le programme d'enseignement que l'on suit dans un grand nombre d'écoles rurales de l'Ile est extrêmement défectueux. Conséquemment, les élèves qui les fréquentent n'y acquièrent que très peu de connaissances utiles et substantielles.15
Les octrois que le gouvernement attribue aux écoles ne sont pas énormes. Ils servent à défrayer une partie du salaire des enseignants; celui-ci est complété par un montant versé par les contribuables du district scolaire ou par des frais d'inscription que l'instituteur a lui-même le droit de percevoir de ses élèves. En 1842, on estime que la contribution gouvernementale couvre seulement un cinquième du salaire de l'instituteur16. Quant à la construction et à l'entretien de l'école, leur financement relève entièrement des gens de la communauté. L'ameublement et le matériel d'enseignement sont aussi la responsabilité financière des parents.
D'importants changements se produisent dans la colonie, en 1852, au niveau de l'éducation. Le gouvernement libéral, nouvellement élu, adopte un projet de loi par lequel l'instruction publique devient gratuite. Par cette législation, il est strictement interdit à tout enseignant qui reçoit une partie de son salaire du gouvernement de percevoir des frais d'inscription de ses élèves. La loi spécifie aussi que la taxe scolaire, perçue localement, ne doit servir qu'à la construction, à la fourniture et au maintien des édifices scolaires17. La mise en vigueur de cette loi entraîne d'heureux résultats dans toute la colonie: en l'espace de deux ans, le nombre d'écoliers se double18.
Les Acadiens ont accès, dès 1830, aux octrois gouvernementaux destinés à l'éducation. Cette année-là, Joseph Arsenault, de Baie-Egmont, reçoit pour son année d'enseignement une contribution de 7 livres 10 shillings19. L'année suivante, et ce pour la première fois, on vote une somme de 36 livres à l'intention des instituteurs "méritants" des établissements acadiens. Cet acte de la législature spécifie qu'aucun de ces enseignants ne pourra toucher à plus de 6 livres de cet octroi20. Plus tard cette somme sera diminuée à 5 livres par enseignant. Ce montant est inférieur à celui que reçoivent les instituteurs des écoles rurales anglaises de la colonie. Effectivement, les autorités gouvernementales considèrent les instituteurs des écoles acadiennes, et les écoles elles-mêmes, différents et inférieurs aux autres car on y enseigne presque exclusivement en français. Un instituteur n'est donc pas tenu de se munir d'un brevet du Bureau d'Éducation pour enseigner dans cette catégorie d'écoles. Au cours des années, quelques écoles dirigées par des instituteurs acadiens sont toutefois promues au niveau d'écoles de première classe. Cela se produit lorsque l'enseignant est jugé compétent à bien enseigner la langue anglaise, et qu'un nombre important de ses élèves en font l'étude.
À l'époque de ces premières contributions financières gouvernementales, c'est-à-dire, au début des années 1830, les écoles acadiennes sont au nombre de six, dont voici la liste de leurs maîtres: John Richard Bott, Rustico; Jacques Pitre, Wheatley River (Rustico); Placide Arsenault, Abram-Village; François Buote, Belle Alliance (Miscouche); Pierre Dollard, Tignish; et J. Arsenault (Magitte), St-Joseph (St-Chrysostome)21. Parmi ceux-ci, John Richard Bott, et probablement aussi Pierre Dollard, sont nés en Europe alors que les autres sont natifs de l'Ile22. Le nombre des écoles françaises demeure pratiquement le même pendant une vingtaine d'années.
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D'après les rapports du surintendant scolaire de l'époque, les Acadiens refusaient toujours de donner une éducation anglaise à leurs enfants. L'inspecteur John McNeill en fait la remarque dans son rapport de 1845 lorsqu'il discute des écoles acadiennes de la région de Tignish. Il écrit:
Dans celles-ci, comme dans toutes les écoles acadiennes de l'Ile, à l'exception de celle sur le Lot 17 (Miscouche), ci-haut mentionnée, l'instruction se donne en bonne partie ou même totalement dans la langue française. Quelques-uns lisent l'anglais, l'apprenant par le biais de la traduction. Ces écoles sont cependant utiles car elles sont les seules qui reçoivent l'appui de cette partie de la population qui, par un préjugé qu'elle préserve, ne veut pas faire instruire des enfants dans une école purement anglaise.23
L'inspecteur est impressionné par l'efficacité de l'enseignement qui se donne à l'école de Miscouche par Joseph F. Gaudet, muni d'un brevet d'instituteur de première classe. L'inspecteur constate qu'à part l'enseignement du français, on y enseigne régulièrement les mathématiques et la grammaire anglaise. Il note aussi que trois des élèves de cette école se préparent S la carrière de l'enseignement. Monsieur McNeill suggère que l'instituteur Gaudet soit en droit de recevoir une rémunération égale aux salaires combinés d'un enseignant d'école de district et d'école acadienne, car il assume, selon lui, le travail des deux24.
Un important amendement à la loi scolaire touchant le personnel enseignant acadien est adopté en 1847. Cette modification a pour but de surveiller de plus près la compétence des maîtres d'école acadiens. Jusque-là, peu de règlements existaient. Un amendement de 1844 stipulait qu'un instituteur d'une école acadienne qui ne détenait pas de diplôme certifié par le Bureau d'Éducation, pouvait quand même recevoir une rémunération annuelle de 5 livres s'il pouvait attester qu'il avait bon caractère et qu'il avait déjà enseigné pendant un an à au moins vingt écoliers25. L'amendement de 1847, pour sa part, va plus loin en établissant des critères de certification plus sévères. D'abord, l'instituteur de l'école acadienne doit obtenir son brevet d'enseignement du prêtre de l'endroit. De son côté, le prêtre doit attester que le candidat est capable d'enseigner efficacement en français, qu'il peut aussi enseigner la lecture et l'écriture dans la langue anglaise, qu'il a bon caractère, etc. Cette tâche est confiée au clergé parce que le Bureau d'Éducation, composé de membres unilingues anglais, n'est pas en mesure d'évaluer la compétence en français des candidats. Par ce même acte, la législature augmente à 10 livres sa contribution annuelle au salaire du maître acadien. Son salaire demeure quand même inférieur à celui des enseignants qualifiés pour faire la classe dans les écoles de première et de deuxième classe. Ces derniers reçoivent maintenant, selon le nouvel acte, 15 et 20 livres respectivement26.
Graduellement, la langue anglaise est de plus en plus enseignée dans les écoles acadiennes, ce qui, aux yeux de l'inspecteur McNeill, rend ces maisons d'enseignement beaucoup plus utiles. Il est content de constater, dans son rapport de 1847, que les Acadiens prennent beaucoup plus d'intérêt à l'apprentissage de la langue du pays:
Ces écoles s'améliorent visiblement et deviennent de plus en plus utiles; le préjugé qui existait auparavant chez cette partie de la population, à l'égard de l'instruction dans une langue autre que la leur, disparaît graduellement. La lecture anglaise est maintenant régulièrement enseignée dans presque toutes ces écoles. Quand un Acadien commence à apprendre cette langue, on lui explique en français la signification des mots anglais de la leçon. De cette manière, il est bientôt capable de lire l'anglais, et même de le parler. Ainsi, il acquiert une connaissance des deux langues, et même les rudiments des autres matières élémentaires, et ce, dans un laps de temps pas beaucoup plus grand que celui qu'il lui faudrait pour n'apprendre que le français.27
Jusqu'en 1854, aucune loi n'oblige les instituteurs d'enseigner l'anglais dans les écoles acadiennes. Cette année-là, cependant, un amendement à la loi scolaire les oblige, sous peine de perdre leur salaire du Trésor public, à y enseigner, en anglais, des classes de lecture, d'écriture et d'arithmétique 28. D'après les rapports de l'inspecteur d'écoles pour les années subséquentes, on enseigne ces sujets particulièrement aux élèves les plus avancés.
L'année de cette dernière modification à la loi scolaire il existe dans l'Ile treize écoles acadiennes. Celle d'Abram-Village, à titre d'exemple, est dans un état satisfaisant, aux yeux de l'inspecteur. Il trouve lors de sa visite que 41 des 52 élèves inscrits au registre sont présents. Il note que tous les élèves apprennent à lire, dont 18 en anglais. Leur habileté dans ce domaine est passable; par ailleurs, il trouve parfaites leurs aptitudes en orthographe. Dans les autres matières, 15 apprennent à écrire et 8 étudient la grammaire, dont 7 la grammaire française. L'inspecteur ne donne pas le nombre d'élèves qui étudient l'arithmétique, mais il observe que les connaissances acquises dans cette discipline sont louables. Il écrit en dernier lieu que cette école française devient de plus en plus efficace, se transformant progressivement en une école anglaise29 . L'inspecteur veut probablement dire par là que l'école pourra bientôt se qualifier comme une école de première classe où l'enseignement de l'anglais sera de rigueur.
Le clergé catholique exerce une forte influence sur les écoles acadiennes. Il a beaucoup à dire sur la matière à être enseignée et, comme nous l'avons vu, sur le choix des instituteurs. À Tignish, le curé Peter McIntyre surveille de près le fonctionnement de ces écoles françaises. Usant de son influence, il réussit à y introduire plus d'anglais; il cherche en effet à faire des écoles acadiennes des écoles de "district", c'est-à-dire, de première classe30
Les manuels dont on se sert pour l'enseignement aux Acadiens ont un contenu plutôt religieux. Les prêtres se les procurent par l'intermédiaire de l'archevêché de Québec. En 1845, le Père Sylvain-Ephrem Poirier demande à Mgr Charles-Félix Cazeau, le secrétaire, des "Alphabets Français" et des "abrégés de l'histoire Sainte"31. Quelques années plus tard, Mgr Bernard-Donald MacDonald, évêque du diocèse de Charlottetown qui réside à Rustico, commande à son tour des manuels pour les écoles acadiennes de Mgr Cazeau. Pour ce faire, il obtient un prêt de 20 livres du gouvernement de l'Ile. Il demande alors quelques exemplaires du Syllabaire, une copie du Nouveau Traité des devoirs du Chrétien en usage chez les Frères des écoles chrétiennes, une douzaine de petites grammaires françaises et deux douzaines de petits livres de géographie32.
Les manuels scolaires sont peu nombreux à l'époque; les écoles n'en possèdent souvent qu'un seul exemplaire. Le Père Poirier nous indique cette pénurie de livres lorsqu'il écrit à Mgr Cazeau en 1846:
J'étais à la veille de t'écrire au sujet de mes livres attendus avec grande avidité depuis le retour du printemps. Je suis bien satisfait de les voir en route pour l'Ile, et je le serai encore davantage lors qu'ils y terriront, vu le grand besoin qu'en éprouvent nos écoles.33
À cette époque, aucun règlement n'oblige les enfants à fréquenter l'école. Avant la loi scolaire de 1852, par laquelle l'instruction publique devient gratuite, la majorité des enfants d'âge scolaire ne fréquente pas l'école. Après 1852, le nombre d'écoliers augmente sensiblement mais un nombre important de parents gardent toujours leurs enfants à la maison. En 1843, alors que la population acadienne de l'Ile est d'environ 5 000 âmes, seulement 150 enfants fréquentent les six écoles acadiennes34. Douze ans plus tard (1855), leur nombre est passé à 78135.
Dans cette première moitié du 19e siècle, la faible fréquentation scolaire est avant tout reliée à la situation matérielle des colons. La grande pauvreté qui les accable ne leur permet pas de contribuer facilement à l'entretien d'une école, quelque modeste fut-elle. La priorité pour ces pionniers est de se procurer les moyens de subsistance; l'instruction de leurs enfants viendra après. La disette de 1849, causée par la perte des récoltes, contraint plusieurs écoles acadiennes à fermer leurs portes pour la simple raison que les contribuables n'arrivent pas à recueillir assez d'argent pour payer leur part du petit salaire de l'instituteur36.
La moyenne d'âge des écoliers pendant cette période difficile est très basse. Un enfant entre ordinairement en classe vers l'âge de sept ou huit ans mais poursuit rarement ses études après avoir atteint ses treize ou 37 quatorze ans37. L'assiduité est aussi un problème de taille. L'inspecteur John McNeill écrit en 1843 qu'une moyenne de treize élèves sur vingt fréquentent régulièrement l'école. Les parents ne se gênent nullement, fait-il remarquer, de garder leurs enfants à la maison lorsqu'ils en ont besoin, surtout au temps des semences et des récoltes, c'est-à-dire du mois de mai au mois d'octobre38. Ce problème cause bien des ennuis aux instituteurs incapables de suivre un programme d'enseignement régulier dans des conditions si peu stables.
La qualité de l'enseignement dans ces petites écoles est bien sûr liée, dans une certaine mesure, au degré de compétence des instituteurs. Ceux-ci, presque tous des hommes, sont trop souvent peu instruits en pédagogie. Et même s'ils le sont, les conditions dans lesquelles ils œuvrent les empêchent de donner leur plein rendement. En effet, le matériel d'enseignement fait défaut, les écoles ne sont pas bien entretenues, les classes sont irrégulièrement fréquentées, les parents portent peu d'intérêt à l'école et, enfin, le maître ne reçoit qu'un maigre salaire. En règle général, il demeure le fonctionnaire le moins rémunéré et le plus sous-estime39.
Au début, faute de ressources financières, les instituteurs sont logés et nourris à tour de rôle par les gens du district, tel un quêteur. Cette pratique n'est pas de nature à rehausser l'image de cette importante profession, se plaint l'inspecteur John McNeill dans un de ses premiers rapports:
Je dois aussi faire mention d'une autre pratique beaucoup trop populaire dans le pays, laquelle je conçois comme étant extrêmement dommageable à la respectabilité du maître aux yeux de ses élèves et, conséquemment, nuisible à son utilité. Je parle ici de cette pratique qui oblige l'instituteur à aller de porte en porte pour y prendre sa pension. Dans une telle situation, il est considéré peu Plus qu'un simple domestique par les parents et les enfants.40
Le cas particulier des instituteurs des écoles acadiennes n'est pas plus rose, sinon plus déplorable. Le recrutement d'enseignants compétents est évidemment difficile car il n'existe pas d'école supérieure où l'aspirant instituteur acadien peut recevoir une formation en français. Le contribuable doit donc, le plus souvent, se contenter de personnes capables de se débrouiller tant soit peu avec les éléments de base de la lecture, de la grammaire, de l'écriture et de l'arithmétique. Tel que déjà mentionné, parmi les premiers enseignants chez les Acadiens, on y trouve quelques européens nouvellement arrivés dans l'Ile, munis d'assez d'instruction pour enseigner dans une école française. Mais ces individus ne sont pas toujours bien appréciés par la population méfiante de l'élément étranger. C'est le cas du Breton Dominique Auffray qui, selon l'historien-journaliste Gilbert Buote, dut couper court son séjour dans l'Ile. Il écrit au sujet de ce maître:
Il se conduisit de manière à s'attirer les soupçons et bientôt par ses bizarreries il se mérita le nom de sorcier. On en dit tant sur son compte qu'à la fin, Auffray fut obligé de déguerpir de l'endroit.41
Enfin, si le corps enseignant anglais est peu récompensé financièrement, les maîtres acadiens le sont encore moins. Rappelons-nous que la contribution du Trésor public aux instituteurs des écoles acadiennes est toujours inférieure à celle que reçoivent les maîtres anglophones.
C'est au cours de la deuxième décennie du 19e siècle que les premières véritables écoles apparaissent chez les Acadiens. Elles sont fondées par le clergé qui, tout au long des années à suivre, en sera l'âme dirigeante. Malgré les efforts des éducateurs de la première heure, la majeure partie de la population acadienne de l'Ile demeure illettrée car il n'y a qu'une partie des enfants qui fréquentent l'école. À l'époque, la plupart des Acadiens sont unilingues français, et l'enseignement dans leurs écoles se fait presque totalement dans leur langue maternelle. D'ailleurs, les parents ne semblent pas intéressés à donner une instruction anglaise à leurs enfants. Les Acadiens constituent en effet un groupe à part qui cherche à s'isoler des autres groupes ethniques avec qui maintenant ils partagent l'Ile. Ils se marient presque exclusivement entre eux, s'habillent de façon différente des autres et pratiquent rigidement la religion catholique. Le contrôle social est tellement fort dans leurs communautés qu'il empêche les membres d'adopter des coutumes étrangères aux leurs42.
Suite à l'organisation du système scolaire dans l'Ile, les écoles acadiennes ont accès à un peu d'aide gouvernementale, soit une petite contribution aux salaires des maîtres. Cependant, le système favorise avant tout l'enseignement anglais, la langue officielle de la colonie. Les instituteurs des écoles acadiennes, qui enseignent presque uniquement en français, reçoivent donc un salaire inférieur à celui des maîtres des écoles anglaises. Au cours des années, le revenu des instituteurs acadiens augmente mais, en même temps, et surtout à partir de 1854, la loi scolaire les oblige à enseigner plusieurs matières en anglais. Des pressions en ce sens se feront encore plus fortes dans les années subséquentes, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.
La question de la religion dans les écoles fait naître, à la fin des années 1850, un conflit amer entre l'élément catholique et l'élément protestant de la population insulaire. Ce conflit, qui dure jusqu'à la fin des années 1870, prend bientôt une dimension fortement politique. En fait, la controverse est centrée sur la question des relations entre l'Église et l'État dans le domaine de l'éducation. Le débat, qui s'avère long et violent, autant dans les journaux qu'à la Législature, ne s'éteint qu'après la passation de la loi scolaire de 1877, laquelle établit, une fois pour toutes, que les écoles publiques de la province doivent être non-confessionnelles, c'est-à-dire neutres en matière de religion.
Vers 1860, l'Ile-du-Prince-Édouard compte une population remarquablement pluraliste au point de vue religion. En matière d'éducation, les membres des diverses dénominations religieuses tiennent à ce que leurs enfants soient instruits selon les principes de leur croyance respective. Cela pose un problème car un grand nombre de communautés comptent plus d'une église. La population restreinte de ces districts, sans mentionner les maigres ressources du Trésor public destinées à l'éducation, ne justifie pas la multiplication des écoles afin de respecter les pratiques et les croyances religieuses de tout un chacun. La solution la plus simple est donc de veiller à ce que les écoles publiques soient exemptes d'enseignement religieux. Aucune loi comme telle, toutefois, n'établit encore ce principe. Il revient plutôt au Bureau d'Éducation de s'assurer que le programme d'enseignement et les manuels scolaires autorisés dans ces écoles soient dépourvus de contenu religieux. Mais les directives du Bureau ne sont pas observées à la lettre dans plusieurs écoles, et les autorités ferment les yeux sur ces irrégularités tant et aussi longtemps que ne s'élèvent des conflits dans les districts concernés.
Comme nous l'avons vu, les écoles acadiennes, tout en recevant des octrois du Trésor provincial, jouissent d'un statut spécial en ce sens que le clergé catholique est autorisé par la loi à certifier la compétence de leurs instituteurs qui doivent être, eux aussi, de religion catholique. En outre, les prêtres choisissent généralement les manuels scolaires dont la plupart ont un contenu plutôt religieux.
Mais avec le débat religieux qui s'enflamme a partir de 1856, suite à l'ouverture officielle de l'École normale à Charlottetown, les journaux protestants, et plus tard, les Orangistes, mettent en question et critiquent ouvertement le privilège dont jouissent les écoles acadiennes. Ils demandent que le gouvernement cesse de favoriser ces écoles confessionnelles43.
Ils se posent aussi la question à savoir pourquoi le gouvernement doit subventionner l'enseignement en français aux Acadiens. Le journal The Islander, non favorable à cette politique, écrit:
Nous répliquons que les habitants français de cette Ile n'ont pas le droit de s'attendre à être instruits dans la langue française - ils n'ont aucun droit à faire valoir auprès du gouvernement - ils sont les descendants de prisonniers de guerre qui se sont enfuis dans les bois de cette Ile et des provinces voisines. (...) Sous prétexte de politique nationale, nous nous objectons à encourager les écoles françaises...44
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Il s'ensuit alors des modifications à la loi scolaire qui auront d'importantes répercussions sur les écoles acadiennes. D'abord, en 1860, un amendement oblige les enseignants acadiens à subir les examens du Bureau d'Éducation et d'en obtenir un certificat dûment reconnu, s'ils tiennent à conserver leur salaire de 40 livres. Ceux qui refusent de se soumettre sont pénalisés; on réduit leur salaire a 35 livres45. Trois ans plus tard (1863), une nouvelle modification est apportée à la loi. Celle-ci abolit la catégorie des enseignants acadiens. Dorénavant, ces derniers sont sur un pied d'égalité avec les autres instituteurs de l'Ile. Par cet amendement, on enlevé donc tous les privilèges jusque-là accordés aux écoles acadiennes; en principe, elles cessent d'exister. La loi scolaire dit maintenant que l'instituteur d'une école acadienne peut être de n'importe quelle religion, qu'il n'a pas besoin de démontrer son habileté à enseigner en français et qu'il doit fréquenter l'École normale, une école de formation pédagogique complètement anglaise. La loi ne dit rien, toutefois, au sujet de la langue d'enseignement dans les écoles acadiennes; on peut donc continuer à y enseigner en français. Un véritable dilemme se présente donc: les candidats acadiens doivent, pour obtenir un brevet d'enseignement, démontrer leurs compétences dans la langue anglaise à l'École normale, avant de se lancer dans l'enseignement en français46.
Selon l'opinion de l'inspecteur des écoles, William Henry Buckerfield, ce changement à la loi favorise l'avancement des Acadiens qui, dorénavant, seront obligés d'apprendre la langue du pays. Convaincu de la justesse de son opinion, il écrit en 1864:
L'abolition des allocations gouvernementales aux instituteurs acadiens, par laquelle la population française fut placée sur un même pied d'égalité avec leurs concitoyens, était, à mon avis, une mesure judicieuse. Celle-ci aura tendance à encourager sensiblement l'introduction générale de l'anglais dans des districts où par le passé cette langue était rarement parlée. Je crois, en effet, que les plus intelligents des Français sont tout à fait avertis du désavantage sous lequel ils ont jusqu'à présent vécu en ignorant la langue d'affaires de ce pays.47
Cette nouvelle politique contribua sans doute, à la longue, à angliciser davantage les écoles acadiennes. Mais l'effet immédiat fut plus frappant et évident: plusieurs écoles acadiennes ferment leurs portes car, même si leur enseignant réussit à décrocher un brevet du Bureau d'Éducation, elles ne peuvent pas se faire enregistrer à titre d'école de district. Le problème, c'est qu'il existe déjà à l'intérieur du même arrondissement une école enregistrée, mais anglaise. La loi ne permet pas, de fait, un dédoublement d'écoles dans un même district scolaire48 . D'autre part, certains districts purement acadiens éprouvent de la peine à se recruter un instituteur de langue française dûment certifié pour enseigner à des enfants unilingues français. Le manque de connaissance de la langue anglaise empêche des aspirants enseignants acadiens de fréquenter l'École normale. Faute de mieux, dans certaines écoles de Baie-Egmont et de Mont-Carmel, on embauche, à partir de contributions volontaires seulement, des jeunes filles non brevetées49.
De nouveaux amendements à la loi scolaire, au cours des années qui suivent, apportent des éléments de solutions à ces problèmes. D'abord, en 1864, un nouvel acte législatif permet l'établissement de deux écoles dans un seul district jugé trop populeux, permettant ainsi de maintenir dans des milieux ethniques mixtes des écoles acadiennes et catholiques50. Quelques années plus tard, en 1868, sous l'impulsion du député acadien Joseph-Octave Arsenault, une motion est adoptée en Chambre en vue d'encourager les instituteurs à se qualifier dans l'enseignement du français. Ainsi, un instituteur détenant une telle compétence a droit de recevoir du gouvernement une somme de 5 livres en sus son salaire régulier, pour autant que le district scolaire lui en verse un montant égal51.
Les manuels scolaires à contenu religieux ne sont pas enlevés des écoles acadiennes avant 1877, malgré les critiques souvent adressées au Bureau d'Éducation. La cause de ce délai est bien simple: on ne sait trop où se procurer des livres français appropriés démunis de contenu religieux52.
Pendant les années 1870, les catholiques de l'Ile, sous le leadership de leur évêque, Mgr Peter McIntyre, font de nombreuses pressions auprès des autorités gouvernementales afin d'obtenir la création d'écoles publiques séparées. Leurs démarches s'avèrent infructueuses; la loi scolaire adoptée en 1877, après de longs débats, établit clairement que toutes les écoles publiques de l'Ile doivent être non-confessionnelles et que les manuels scolaires doivent être uniformes. Elle ne pourvoit rien au sujet de l'éducation française. Les livres français jusque-là utilisés dans les écoles acadiennes sont donc enlevés.
L'adoption de cet important projet de loi ne laisse pas l'évêque McIntyre indifférent. Au contraire, il organise une grande campagne de contestation dans le but de protéger les écoles acadiennes. Selon son interprétation des lois précédentes, les écoles acadiennes étaient légalement des écoles séparées où la religion catholique et la langue française étaient enseignées de droit. La loi scolaire de 1877 était donc, à son avis, anticonstitutionnelle car elle allait à l'encontre de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, lequel protégeait les droits, en matière d'éducation, que les catholiques insulaires possédaient avant l'entrée de l'Ile dans la Confédération canadienne, en 1873.
L'évêque fait de nombreuses démarches personnelles afin de contester cette loi. Il incite aussi les Acadiens à adresser une requête à Ottawa pour demander justice; il leur demande également de contester la loi en gardant leurs écoles fermées. Les Acadiens suivent les recommandations de leur évêque et commencent un boycottage des écoles publiques. Mais la cause du prélat et des Acadiens est vite perdue: le gouvernement de l'Ile réussit à prouver que les lois scolaires, surtout depuis 1863, plaçaient les écoles acadiennes sur le même pied que toutes les autres écoles publiques de la province53. La seule concession que les Acadiens gagnent par cette contestation est l'obtention d'une série de livres de lecture bilingues que l'inspecteur William McPhail trouve satisfaisante parce qu'elle facilite chez l'élève la traduction, c'est-à-dire l'apprentissage de l'anglais54.
Cette période de la disparition des écoles acadiennes, en tant qu'écoles spéciales, correspond paradoxalement à une renaissance acadienne au niveau des provinces Maritimes. Ainsi on fonde à Memramcook (Nouveau-Brunswick), le premier collège acadien, le Collège Saint-Joseph, et on publie à Shédiac (Nouveau-Brunswick), en 1867, le premier journal de langue française, Le Moniteur Acadien. Dans les années qui suivent, quelques autres journaux et collèges acadiens, ainsi que plusieurs couvents, voient le jour. De plus, les Acadiens commencent tranquillement à s'impliquer dans la politique, le commerce et les professions libérales. Le patriote acadien, Pascal Poirier, en parlant de ce réveil des Acadiens, disait en 1880:
S'ils ont joué jusqu'ici un rôle effacé dans la politique du pays, c'est qu'ils étaient isolés et sans instruction supérieure aucune; depuis qu'ils ont des maisons d'éducation, qu'ils peuvent apprendre l'histoire de leur pays, et qu'ils commencent à se connaître, ils sortent des derniers rangs et s'avancent hardiment vers les premiers.55
Cette époque est aussi marquée par la tenue des trois premières grandes Conventions nationales acadiennes à Memramcook (1881), à Miscouche (1884) et à Pointe-de-l'Église (1890). Lors de ces importants congrès, on discute des moyens à prendre pour favoriser l'avancement du peuple acadien et la conservation de sa culture. À chacune de ces rencontres, la question de l'éducation est sérieusement discutée.
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Du côté de l'Ile-du-Prince-Édouard, une petite élite commence à surgir au milieu des Acadiens. Dès 1854, ils élisent un des leurs, Stanislaus Perry (Poirier), de Tignish, à l'Assemblée législative; un deuxième, Joseph-Octave Arsenault, d'Abram-Village, y est élu en 1867. À part ces deux politiciens, l'élite en formation se compose de quelques instituteurs et de quelques agriculteurs. Elle est appuyée et animée par les membres du clergé catholique, notamment les pères Joseph Quévillon et George-Antoine Belcourt, curés d'origine québécoise. Les membres de cette élite, munis de plus d'instruction que leurs compatriotes, sont sensibles aux problèmes que les communautés acadiennes rencontrent dans plusieurs domaines, spécialement dans l'instruction. Ils se rendent compte que les Acadiens n'arriveront à prendre en main le développement de leurs propres communautés que lorsqu'ils se seront dotés d'une meilleure éducation. En 1870, un Acadien de Tignish, s'adressant aux siens en français par le biais du Summerside Journal, fait appel, dans des termes vibrants, au relèvement de la "race française":
Aux Acadiens:
Messieurs, - j'ai considéré, depuis quelque temps, notre position parmi les autres races de l'Ile et je vois que nous sommes beaucoup en arrière sous plusieurs rapports. Nous n'occupons pas la place dans la société que nous devrions occuper comme les plus anciens habitants de l'Ile. Il nous faut emprunter presque tous nos hommes publics de chez les autres. La plupart de nos membres et magistrats, tous nos avocats et docteurs, même nos prêtres sont de races étrangères, et si, dans les paroisses acadiennes, il y a de petites offices à occuper ils sont tout de suite rempli par des anglais.
Nous ne formons pas un peuple de nous mêmes, ni une partie d'un peuple puisqu'il nous faut emprunter les hommes qui doivent occuper les places de confiance de nos paroisses. Pourtant ce serait une insulte de dire qu'il n'y a pas d'hommes de confiance. Les raisons qui ont causé ce reculement sont longues et difficiles à détailler et je ne me propose pas d'entrer de suite dans ce détail, parce qu'il faudrait pour cela rapporter l'histoire de nos ancêtres qui doit être familière à nos anciens. Le manque d'éducation causé par les injustes traitements de nos pères a été une des principales causes pour lesquelles nous sommes encore en arrière. Mais à présent, Messieurs, il est temps de se relever;...56
D'autres Acadiens de l'époque écrivent dans les journaux anglais de l'Ile pour s'exprimer sur la question de la religion et des écoles publiques, pour défendre les écoles acadiennes ou encore pour participer aux débats politiques.
Bien qu'il y eût une petite élite vouée à la défense des intérêts des Acadiens, elle s'avère plutôt impuissante devant les gouvernements, de sorte qu'elle ne réussit pas à assurer le maintien du statut spécial des écoles acadiennes. Soulignons qu'aucun Acadien ne siégeait à l'Assemblée législative, en 1863, lorsque fut adopté l'amendement à la loi scolaire qui mit fin à ce statut particulier.
Devant cette impasse dans le domaine de l'éducation acadienne, le clergé prend les initiatives et crée des écoles catholiques privées en milieu acadien. Ce sont d'abord les curés Belcourt et Quévillon qui s'en font les promoteurs et les réalisateurs.
Le Père George-Antoine Belcourt est un prêtre dynamique et déterminé qui s'acharne à trouver des solutions, même aux plus gros problèmes. En 1862, il ouvre une école de niveau secondaire à Rustico en vue de former des maîtres acadiens. Il en constate le grand besoin car il n'existe dans l'Ile aucune institution capable de former des instituteurs bilingues; de plus, il veut contourner les effets des récentes lois scolaires lesquelles, d'après lui, étaient conçues dans le but d'angliciser les Acadiens57. Le Père Belcourt choisit donc pour son école les meilleurs élèves de sa paroisse. Comme instituteur, il se procure les services d'Israël J.-D. Landry, un jeune homme originaire de Montréal qui deviendra, en 1867, le fondateur du Moniteur Acadien.
Les matières au programme d'enseignement de cette école modèle58, comme la désigne le Père Belcourt, sont le français, le latin, le grec, les mathématiques, le plain-chant, la musique59 et probablement l'anglais. L'école n'étant pas éligible aux octrois du gouvernement, l'instituteur est rémunéré à partir de contributions locales et de dons que le Père Belcourt réussit à obtenir de l'empereur Napoléon III de France, par les bons offices de l'historien français, Edme Rameau de Saint-Père. Ce dernier, qu'on a appelé "le Grand Ami des Acadiens", correspondait régulièrement avec le Père Belcourt; il tenait à cœur l'avancement et le bien-être du peuple acadien.
L'école de Rustico connait d'heureux résultats. Dans l'espace de deux ans elle réussit à former un corps enseignant suffisamment nombreux pour répondre aux besoins de toutes les écoles acadiennes insulaires. Évidemment fier du succès de son école et de son maître, le curé de Rustico écrit, en 1867, à son correspondant parisien:
... ce maître pendant deux ans tint ici une école modèle et forma des maîtres d'écoles capables d'enseigner dans les deux langues d'une manière supérieure à la capacité des maîtres anglais; nous avons donné des maîtres d'écoles à toutes les populations françaises de l'Ile et il en reste encore de disponibles.60
Malheureusement, cette école n'a duré que quelques années, le temps de former un nombre suffisant d'instituteurs acadiens compétents dont un est plus tard devenu avocat, un autre médecin et un troisième un employé cadre du Canadien National61.
Du côté de Miscouche, il y a l'ouverture d'un couvent en septembre 1864, un des premiers dans une paroisse acadienne des provinces Maritimes. L'édifice est construit sous la direction du curé, le Père Joseph Quévillon, venu à l'Ile du diocèse de Montréal. Son plan, c'est de faire du couvent un "asile de charité" et une école pour les Acadiennes, car comme il l'explique à son évêque, Mgr Bourget, le besoin est grand:
D'abord notre but principal c'est de travailler à la régénération civile et religieuse du peuple Acadien qui se trouve en arrière du siècle présent, en faisant donner au sexe (féminin), une éducation domestique en même temps que sociale pour les tirer de cette espèce d'asservissement où il se trouve placé vis à vis un peuple étranger. Il faut préparer nos filles dans le couvent à en faire dans la suite de les unes femmes de ménage etc. etc. En second lieu il n'y a point dans l'Ile aucune maison de refuge, point d'orphelinat, point d'infirmerie catholiques, tout est à créer ici. Il n'y a pour contenir les désordres publiques (sic) que des prisons où l'on jette pêle et mêle les mauvais sujets des deux sexes.62
L'évêque McIntyre, par ailleurs, n'appuie pas le projet d'un orphelinat il exige plutôt que le couvent devienne avant tout une maison d'enseignement63. Face à l'opposition de son supérieur ecclésiastique, le Père Quévillon met le couvent, qu'il avait doté de 700 livres, entre les mains de l'évêque de Charlottetown, qui en assume désormais la responsabilité64. Ce dernier fait donc venir trois religieuses de la Congrégation Notre-Dame de Montréal qui arrivent à temps pour commencer la classe le 14 septembre 1864.
Mgr McIntyre s'occupe personnellement du couvent. Il voit à ce que les religieuses soient bien logées et bien pourvues de vivres. Pour ce faire, il sollicite la collaboration des paroissiens de Miscouche et d'ailleurs. Les religieuses sont fort impressionnées par le dévouement de cet homme. La chroniqueuse du couvent note, le 19 novembre 1864:
Monseigneur, revenant de Tignish, se fit précéder par des voitures chargées de 800 lbs de farine, de 200 maquereaux, de deux quintaux de morue et d'une tinette de beurre. Ce Dévoué Prélat passa le dimanche avec nous. Impossible de dire jusqu'à quel point il porta ses prévenances. Il invita les gens de vouloir bien se rendre, le lendemain, à la Messe qu'il dirait pour eux, et d'apporter quelques morceaux de bois de chauffage, des haches et des scies pour finir les nouveaux bâtiments du couvent. Sa Grandeur fit cette invitation avec tant de bonté et de douceur, que, le lendemain, la cour était remplie d'hommes: les uns bûchaient, d'autres sciaient, et d'autres travaillaient au hangar. Monseigneur passa la journée avec eux: c'était un vrai Père au milieu de ses enfants.65
Afin de survivre, le couvent a besoin d'un soutien public continu. Les paroissiens de Miscouche organisent donc, à plusieurs reprises, de grands pique-niques, activités lucratives par excellence; de plus, l'institution reçoit régulièrement des dons d'individus, promoteurs de la cause. À titre d'exemple, le Père Sylvain-Ephrem Poirier, curé de Mont-Carmel, fait don au couvent, en 1871 et en 1872, d'un cochon d'à peu près 200 livres66.
Dès son ouverture, le couvent n'est pas réservé aux jeunes acadiennes, bien qu'elles composent la majorité des élèves. En effet, il accueille aussi les filles de parents irlandais, écossais et anglais; quelques élèves sont protestantes. En 1866, environ 90 élèves fréquentent les classes du couvent où elles étudient l'anglais, le français, la géographie, l'histoire, l'éducation, la grammaire, ainsi que la musique et la broderie67. Outre les filles de la paroisse, le couvent reçoit comme pensionnaires des élèves de l'extérieur, même du Nouveau-Brunswick. En mars 1871, les pensionnaires sont au nombre de vingt-cinq, dont seize Acadiennes et neuf Anglaises. Parmi ces dernières, trois sont de religion protestante68.
Cette école confessionnelle ne peut recevoir d'aide financière gouvernementale. Afin d'assurer son financement, les religieuses doivent exiger des frais de scolarité, chose pas toujours facile vu la pauvreté des gens. Un correspondant au journal Summerside Progress fait savoir, en 1868, que les sœurs ont peine à faire vivre leur couvent car parmi les 60 élèves inscrites, le grand nombre ne paye aucun frais de scolarité, si ce n'est un très petit montant. Heureusement quelques bienfaiteurs, tels les pères Quévillon et Miville, ce dernier curé de Baie-Egmont, contribuent des sommes d'argent en vue de permettre aux religieuses d'accueillir gratuitement ou à frais réduits des enfants de parents pauvres69.
À la fin de chaque année scolaire, le couvent, à l'instar des autres institutions de l'époque, est la scène d'un examen public des élèves. Les gens viennent en grand nombre, de près et de loin, témoigner des accomplissements de l'école et du talent des élèves. Parmi les spectateurs il y a, en plus des parents et des amis, le clergé et les notables de l'endroit et d'ailleurs qui sont appelés au cours du programme à questionner les élèves, à faire la distribution des prix et à prononcer des discours d'occasion. L'examen de 1869 fut particulièrement bien réussi au dire d'un correspondant du Moniteur Acadien:
La fête la plus intéressante que nous ayons eue, cette année, a été l'examen des élèves du Couvent de Miscouche, qui a eu lieu le 15 courant. Dès l'avant-midi, une foule immense venant des paroisses voisines se rendait au Couvent pour encourager les enfants par leur présence, pour applaudir à leurs efforts et pour être témoins de leurs progrès. Parmi ceux qui étaient présents, nous avons remarqué Monseigneur McIntyre, Monseigneur Rogers, Évêque de Chatham, et le Rev. M. Lamont, professeur du Collège de Charlottetown.
La grandeur des salles du couvent ne permettant pas d'admettre les nombreux amis de l'éducation dans le couvent, on avait construit en dehors un théâtre au-dessus duquel on avait érigé un bocage de sapins qui présentait un aspect sinon des plus pittoresques, du moins des plus agréables. Ce qui rehaussait encore plus la beauté du premier coup d'œil et qui ajoutait beaucoup de grâce, c'était les élèves vêtues de blanc, image de l'innocence, et rangées en arrière du théâtre. Le programme était arrangé de manière à entremêler les parties sérieuses de l'examen avec les différents morceaux de musique et de chant aussi bien qu'avec les dialogues et les drames, de sorte que l'assistance pouvait passer d'agréables moments.
Les élèves furent strictement examinées par les membres du clergé présents, non seulement sur la lecture anglaise et française, la traduction, la géographie, les grammaires anglaise et française, et l'arithmétique, mais encore sur les plus hautes branches de l'instruction, la rhétorique, le globe terrestre, l'histoire ecclésiastique, l'histoire moderne, la philosophie naturelle et la botanique. Les élèves répondirent à toutes les questions qui leur furent posées d'une manière irréprochable.70
Après Miscouche, c'est au tour de Tignish et de Rustico de se doter de couvents dirigés par les sœurs de la Congrégation Notre-Dame de Montréal. Ainsi, celui de Tignish ouvre ses portes en 1868, celui de Rustico en 1882. Ces maisons d'enseignement fonctionnent comme celle de Miscouche, et offrent le même programme d'étude bilingue. Elles contribuent entre autres à préparer des candidates pour l'École normale, donc à fournir des institutrices bilingues aux écoles acadiennes. Ces couvents sont aussi d'excellents foyers d'animation culturelle dans leurs milieux. Les religieuses donnent régulièrement des cours d'art et de musique; aussi, elles organisent souvent, avec leurs élèves, des concerts de variétés grandement appréciés du public.
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(Le Moniteur Acadien, le 9 octobre 1873.)
Jusqu'au début du 20e siècle, le français semble être privilégié dans ces institutions. Le programme d'étude est le même que celui de la Congrégation dans la province de Québec, et les religieuses sont québécoises. L'ambiance y est donc surtout française bien que le bilinguisme soit de rigueur dans toutes les démonstrations publiques que les sœurs organisent avec leurs élèves.
Les Père Quévillon voulait aussi mettre sur pied une maison d'enseignement à Mont-Carmel. En 1868, il aide les paroissiens de l'endroit à construire un édifice destiné à loger un collège pour garçons. Mais pour diverses raisons, en partie économiques, il ne réussit pas a mener à terme son projet71. Le Père Azade Trudel, curé à Baie-Egmont, veut lui aussi établir un couvent dans sa paroisse ou les garçons puissent y faire leurs études secondaires. Une salle est construite à cette intention, vers 1868, mais le couvent ne voit jamais le jour72.
Les couvents, avec leurs bons programmes d'études et leurs institutrices compétentes, n'atteignent malheureusement qu'une faible partie de la population écolière acadienne. La grande majorité de cette jeunesse fréquente donc les écoles publiques, avec tous les problèmes que celles-ci connaissent. En 1885, le comté de Prince, ou se trouve le gros de la population française, compte 27 écoles publiques dites acadiennes, c'est-à-dire où l'on fait usage d'une série de livres de lecture bilingues.73
L'assiduité continue d'être un problème important dans toutes les écoles de la province; on se plaint souvent, effectivement, que les classes sont irrégulièrement fréquentées. Parmi les jeunes écoliers, beaucoup n'occupent les bancs d'écoles que pendant les mois où la température est la plus favorable. Quant aux plus âgés, ils sont généralement retenus chez eux pour aider leurs parents dans les travaux de la ferme. Parmi les quelques écoliers de ce groupe d'âge, certains d'entre eux ne fréquentent les salles de classe que pendant la saison morte74.
La condition matérielle des écoles n'est pas toujours de nature à favoriser le bon enseignement et l'assiduité. Bien que les parents s'intéressent de plus en plus à l'instruction en construisant de nouvelles écoles et en pourvoyant à leur ameublement, il reste que dans bien des cas la situation n'est pas des plus favorables à un enseignement de qualité. Dans certaines écoles les pupitres manquent, les élèves sont trop tassés, les cartes géographiques font défaut et parfois même le bois de chauffage n'est pas fourni en quantité suffisante.
Du côté des instituteurs, les conditions dans lesquelles ils œuvrent sont loin d'être encourageantes. En plus d'avoir à enseigner à des classes peu stables, avec du matériel souvent inadéquat et dans des bâtiments qui laissent trop souvent à désirer, le personnel enseignant n'est payé que de très maigres salaires. En 1875, l'instituteur moyen ne reçoit que 48 cents par jour, alors que l'institutrice ne touche que 35 cents pour un même travail. Dans ces circonstances, peu de gens demeurent longtemps dans cette occupation; elle sert surtout de tremplin pour des carrières plus lucratives75. Il en résulte donc une pénurie d'enseignants qualifiés et compétents.
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Si cette situation déplorable est générale pour l'ensemble du personnel enseignant de la province, celle des instituteurs acadiens est encore plus difficile. D'abord, l'enseignant acadien, pour obtenir un traitement salarial égal à celui des autres instituteurs de l'Ile, doit subir en anglais les mêmes examens que ses confrères anglophones. Cela s'avère passablement exigeant pour les francophones. D'après le surintendant de l'éducation de la province, cette exigence pouvait décourager les Acadiens d'embrasser la carrière de l'enseignement. Justement, il écrit en 1887:
Le programme d'étude servant à examiner les enseignants est trop difficile, à mon avis, pour qu'un élève français le réussisse sans au préalable y consacrer plus de temps que justifient les rémunérations qui s'ensuivent. Voilà probablement une des raisons pourquoi si peu de nos frères acadiens se lancent dans la carrière de l'enseignement."76
La tâche de l'enseignant acadien est d'autant plus difficile qu'il est tenu d'enseigner plusieurs matières en anglais à des élèves généralement unilingues français, et ce, sans méthode et sans manuels appropriés77.
D'un autre côté, les Acadiens, surtout à partir des années 80, commencent à déplorer le manque de connaissances de la langue française chez leurs maîtres et maîtresses d'école. Un correspondant insulaire, dans le journal le Moniteur Acadien, avertit ses lecteurs, en 1884, que si la situation ne s'améliore pas "toute trace de notre belle langue française sera effacée dans nos générations futures! De nos jours déjà, à peine pouvez-vous arracher une parole française, tant des instituteurs que des élèves. Qu'en sera-t-il dans cinquante ou cent ans?78" Ainsi se font sentir de plus en plus, chez les Acadiens, les effets de ce système d'éducation anglicisant soutenu par le gouvernement de la province. La qualité de l'enseignement en français repose donc presque uniquement sur l'initiative des Acadiens eux-mêmes, en dehors des cadres du système en place.
Quelles matières les élèves acadiens étudient-ils à cette époque? Les jeunes écoliers apprennent d'abord l'alphabet et la lecture française. Dans la plupart des écoles, surtout avant 1877, la lecture anglaise n'est enseignée qu'à partir de la deuxième année, même beaucoup plus tard dans un grand nombre de cas. Il est intéressant de noter qu'on enseignait davantage l'anglais aux garçons qu'aux filles, même que dans certaines écoles, telle celle de Saint-Félix, en 1864, la plupart des filles n'apprenaient que le français.
Le manuel qui sert de livre de lecture est intitulé le Nouveau traité des devoirs du chrétien79. On enseigne aux élevés les plus avancés la grammaire française (Grammaire Bonneau), la géographie (avec un manuel français) et l'écriture. En général, ce ne sont que les élèves les plus âgés qui apprennent la lecture et la grammaire anglaises, tout comme l'arithmétique qui s'enseigne à l'aide d'un livre anglais, généralement le Gray's and Thompson's Arithmetic80. Dans quelques écoles, on enseigne également un peu de musique81 et dans la plupart le catéchisme est enseigne en dehors des heures régulières de classe82.
Après la loi scolaire de 1877, presque les seuls livres français en usage sont des livres de lecture bilingues de la série Royal Readers, de Nelson83. Ces manuels, qui ont une page en anglais avec en regard la traduction française, visent à faire apprendre plus facilement la langue anglaise aux élèves acadiens par le biais de la traduction. Les quatre premières sont alors consacrées à l'apprentissage de la lecture et de l'épellation anglaise et française. Ce n'est qu'en cinquième année, lorsqu'il maîtrise suffisamment la langue anglaise, que l'écolier acadien est en mesure d'aborder la grammaire anglaise, de même que la géographie et l'histoire, ces matières étant enseignées au moyen de manuels anglais84. L'enseignement du français souffre donc sous cette nouvelle loi. Un Acadien insulaire, préoccupé par le problème, écrit en 1884:
Un grand défaut que je remarque sur l'Ile-du-Prince-Édouard, c'est le manque d'enseignement français, dans nos écoles. Est-ce la faute du gouvernement ou celle des instituteurs? La faute des deux, je pense; car si notre gouvernement apportait plus de soin à l'instruction de nos jeunes hommes, tant dans la langue française que dans la langue anglaise, de meilleurs citoyens habiteraient nos villes et nos campagnes.
...Une bonne chose pour nos enfants serait d'introduire la grammaire française dans nos écoles; mais pour l'introduire, il nous faut des instituteurs capables de l'enseigner, preuve qu'il est absolument nécessaire pour nous d'avoir un département français à l'École Normale; ou nos jeunes hommes qui se dirigent pour la carrière de l'enseignement pourraient recevoir une bonne éducation française. Nos hommes publics devraient avoir depuis longtemps compris cela et auraient dû se faire un devoir d'agiter cette importante question.85
Un département français à l'École normale ne voit jamais le jour, mais certaines améliorations sont apportées à l'enseignement français dans les écoles acadiennes au cours de la dernière décennie du siècle, ce que nous verrons plus loin.
Pendant la deuxième moitié du 19e siècle, l'ensemble de la population acadienne souffre encore beaucoup d'un manque d'instruction. Un grand nombre d'adultes n'ont jamais ou pratiquement jamais fréquenté l'école. De plus, les livres sont très rares, surtout ceux en français, et les gens ont rarement les moyens de se les procurer.
Dans le but de remédier à ce manque d'instruction chez la population adulte, on voit apparaître au cours de cette période des institutions d'éducation populaire, initiatives des curés, surtout.
La plus importante institution à surgir est sans doute l'Institut catholique de Rustico mis sur pied, en 1860, par le dynamique Père Belcourt. En créant cet Institut, le curé de Rustico vise deux buts; il veut détourner ses paroissiens des abus de la boisson et leur procurer un moyen d'instruction86. De fait, ceux qui désirent en devenir membres doivent s'engager à s'abstenir des boissons alcooliques. Les membres de cet Institut se réunissent régulièrement pour entendre des exposés du Père Belcourt sur des sujets très variés, tels l'éducation, l'économie, les sciences, etc. "À notre Institut, écrit-il en 1864, nous faisons régulièrement des lectures tous les jeudis. J'y attire les gens par des expériences chimiques et physiques qui les intéressent extraordinairement. L'histoire du Canada de Ferland sert aussi pour des collections de faits qui n'intéressent pas moins et qui servent à exercer nos maîtres d'école en variant les sujets87."
L'Institut, grâce à un leadership des plus dynamiques, entreprend de nombreux projets. Il organise une bibliothèque que l'on garnit d'une grande variété de livres et de journaux. On y trouve des ouvrages classiques, des livres de science, des écrits religieux, etc., achetés avec les contributions des membres et avec des dons de l'empereur Napoléon III de France. Ces contributions françaises aident l'Institut à mener à terme d'autres projets comme nous l'indique cet extrait d'une lettre du Père Belcourt à l'historien Rameau de Saint-Père, en date du 3 août 1863:
Je n'ai pas donné compte de l'usage de l'argent donné par sa Majesté à l'Institut, parce que je n'y ai pas même pensé. Nous avons acheté près de 50 volumes pour notre bibliothèque à Québec; de plus deux globes, terrestre et céleste et une sphère armillaire qui complète le tout. De plus encore un instrument de musique, harmonium, et une partie des honoraires d'un maître Canadien pour toucher l'orgue de l'Église, que j'ai acheté l'automne dernier, et pour enseigner la musique et faire une école modèle à l'institut et former des maîtres d'école. Toutes ces choses ont été payées avec l'argent du don de l'Empereur, et une partie des contributions annuelles des membres.88
L'Institut catholique de Rustico, qui compte 250 membres en 186789, contribue grandement à l'avancement économique, social et culturel de la communauté. À part les activités déjà mentionnées, il faut ajouter que l'organisation de la Banque des fermiers de Rustico est discutée aux réunions de l'Institut90 et que cette société s'occupe aussi, chaque année, d'organiser les célébrations de sa fête patronale, la Saint-Jean-Baptiste. Cet Institut fonctionne en tant que société de tempérance jusque dans les années 1920, mais ses années de plus grandes activités ont sans doute été celles du séjour du Père Belcourt à Rustico, lequel se termine en 1869.
Les cercles de débats sont à l'époque des institutions populaires dans l'Ile. Les hommes s'y rencontrent pour débattre des questions de l'heure et pour s'exercer en l'art oratoire. Ce mouvement, loin d'être répandu dans tous les districts acadiens, prend racine à Miscouche où le Père Ronald-B. MacDonald, curé de l'endroit, organise un cercle en 1875. À l'instar de l'Institut catholique de Rustico, ce club de débat possède une bibliothèque et une salle de lecture. Le Moniteur Acadien explique son fonctionnement dans sa livraison du 1er juin 1876:
Cette association, dont le lieu de réunion se trouve en face de l'Église, a une salle spacieuse de séance, une bibliothèque, une chambre de lecture où ses membres peuvent aller tous les jours lire les journaux de l'Ile, les meilleurs journaux du Canada, et des États-Unis, etc. De temps à autre, ont lieu des séances où sont discutés des sujets pleins d'actualité, où sont délivrées des lectures soit par le fondateur, le Révd R. McDonald, soit par quelqu'un des membres ou par des étrangers invités à cette fin.91
Si ce genre d'activités est plutôt rare dans les communautés acadiennes à cette époque, il deviendra beaucoup plus populaire au cours des années 1890 alors que presque tous les villages acadiens se doteront de ces clubs de débats.
Quel portrait peut-on donc faire de la situation de l'éducation, notamment de l'éducation française, chez les Acadiens insulaires à la fin des années 1880? En général, l'état de l'instruction s'est sensiblement amélioré depuis 1860. Grâce à l'augmentation du nombre d'écoles, à l'établissement des couvents et aux efforts du Père Belcourt et d'autres chefs de file, la communauté acadienne compte un nombre intéressant de chefs instruits. Lors de la première Convention nationale acadienne, en 1881, les deux cents délégués de l'Ile, qui se rendent à Memramcook, sont dirigés par deux prêtres acadiens, deux députés, des marchands, des instituteurs et des cultivateurs "de la classe la plus prospère" de la province92.
Il reste tout de même beaucoup de chemin à parcourir afin d'augmenter le niveau d'éducation de la communauté acadienne de l'Ile. De fait, la très grande majorité des jeunes ne font que de brefs séjours à l'école. Les chefs de file, sensibles au problème, cherchent par divers moyens à faire comprendre à leurs compatriotes l'importance de donner une meilleure éducation à leurs enfants. L'instituteur Manuel Arsenault, lors d'une conférence qu'il prononce à Baie-Egmont en 1887, tient les propos suivants:
Maintenant si nous, peuple Acadien, voulons nous distinguer comme tel et faire reconnaître nos droits, qui est notre plus grande ambition, nous devons d'abord prendre les moyens nécessaires pour arriver à ce but, et ces moyens ne sont autres que l'éducation. Donc, messieurs, tâchons de comprendre l'importance de l'éducation et imposons-nous en le devoir. Il est aussi du devoir des parents d'encourager leurs enfants et de leur montrer que l'éducation est le plus bel héritage qui puisse être légué...93
Du côté éducation française, les amendements apportés à la loi scolaire pendant cette période s'avèrent très néfastes. Les écoles acadiennes perdent leur statut spécial et elles sont intégrées aux autres écoles publiques de l'Ile dans un système presque exclusivement anglais. Et l'anglicisation ne tarde pas à prendre racine. Le patriote Pascal Poirier, lors d'un voyage d'exploration à l'Ile, en 1876, constate que la langue française y est en danger. Il écrit plus tard:
Les constatations que j'y fis furent plutôt pénibles, au point de vue national. La langue française s'en allait disparaissant. À Souris, tout à l'est, la jeunesse acadienne ne parlait que l'anglais. À Miscouche, où se trouvait un couvent, tenu par les Sœurs de la Congrégation N.-D., (...) l'anglais pénétrait au foyer des familles acadiennes, Tagnish (Tignish) et Cascampec étaient atteints, et déjà entamés. Seuls Racicot (Rustico), Saint-Jacques et la Roche tenaient bon, faisant tête à la marée anglaise envahissante.94
Les congrès nationaux acadiens ont sans doute contribué à sensibiliser les Acadiens de l'Ile à leur situation précaire sur le plan culturel et à les inciter à faire les démarches nécessaires en vue de contrecarrer cette tendance assimilatrice. Il fallait d'abord viser une meilleure éducation française chez la jeunesse. De fait, lors du Congrès tenu à Miscouche en 1884, une résolution adoptée demandait au gouvernement de l'Ile que l'enseignement de la langue française dans les districts acadiens soit porté au même niveau que l'enseignement de la langue anglaise, que les instituteurs acadiens reçoivent les mêmes salaires que les autres pour l'enseignement du français et que l'inspection des écoles acadiennes se fasse en français95. Il faudra attendre au début des années 90 avant que le gouvernement acquiesce à certaines de ces revendications.
La période 1890-1945 est marquée par de nombreux événements importants qui ont grandement contribué au maintien et à la promotion de la langue française chez les Acadiens insulaires. Ces événements, pour la plupart reliés à l'éducation, sont le résultat d'initiatives prises par les Acadiens eux-mêmes, et par les membres de leur clergé. Toutefois, toutes ces démarches ne s'avèrent pas suffisantes pour mettre fin au problème de l'anglicisation qui s'aggrave au sein de leurs communautés exposées à un environnement fortement anglophone. Quant à loi scolaire de 1877, elle n'est d'aucune façon modifiée pendant cette période, en ce qui a trait à l'éducation française. Tout au plus, les autorités gouvernementales se montrent bienveillantes envers les démarches des Acadiens et leur accordent certains privilèges.
Pendant la première décennie de cette période, le vent est plutôt à l'optimisme chez les Acadiens où l'on sent un dynamisme peu ordinaire. Plusieurs événements d'importance créent cette heureuse ambiance. D'abord, suite aux démarches et aux pressions des Acadiens et de leur clergé, le Bureau d'Éducation accepte, en 1891, d'introduire dans les écoles acadiennes la série de livres de lecture française Montpetit, manuels en usage dans les écoles du Québec96. Celle-ci remplace la série bilingue en usage depuis 1877.
L'année précédente (1890), l'École modèle du collège public, Prince of Wales, se procurait les services d'un Acadien comme principal, soit Joseph-Octave Arsenault (à ne pas confondre avec son homonyme, son oncle, l'honorable Joseph-Octave Arsenault). En 1892, ce dernier, tout en gardant son poste à l'École modèle, est nommé premier inspecteur francophone des écoles acadiennes. De plus, il est chargé d'enseigner le français au collège97. Ces nominations sont, en effet, le résultat d'un mémoire présenté cette année-là au Bureau d'Éducation par les curés de Tignish et de Rustico, les prêtres écossais Dugald McDonald et Ronald McDonald. Dans leur mémoire, ils demandent justement un meilleur système d'éducation française pour les Acadiens98.
Les Acadiens sont tout heureux de ces nominations, surtout celle concernant l'inspection de leurs écoles. Jusque-là, cette tâche était la responsabilité d'inspecteurs anglophones, peu instruits dans la langue française. Dorénavant, l'inspecteur des écoles acadiennes est en mesure d'entretenir un meilleur rapport avec le personnel enseignant acadien, de même qu'avec les élèves et leurs parents. Il est maintenant possible de surveiller la la qualité de l'enseignement du français et de mieux promouvoir l'instruction au sein de cette population. Joseph-Octave Arsenault n'occupe le poste que pendant neuf ans mais cette fonction, qui revient toujours à un Acadien, est maintenue jusqu'en 197299.
Les événements s'enchaînent à un rythme accéléré au cours des années 1890. En juin 1893, un journal de langue française, L'Impartial, est fondé à Tignish par un éducateur très zélé, Gilbert Buote, appuyé de son fils, Joseph. Avant la fondation de son journal, Gilbert Buote avait enseigné dans les écoles de l'Ile, de la Nouvelle-Écosse, des États-Unis et du Nouveau-Brunswick. Hommes bien instruits et entièrement dévoués à la cause acadienne, les Buote entreprennent, à leurs propres frais, la publication de cet hebdomadaire dont le but premier est la promotion de la langue française, langue en péril comme l'écrit le rédacteur dans la première livraison, en date du 22 juin:
Soumis à un régime qui ne tenait aucun compte de notre nationalité, force nous a été d'étudier et d'apprendre la langue anglaise pour pouvoir nous tenir au courant des affaires du pays où nous vivons, et disons aussi que cette langue étrangère, nous nous en sommes rendus maîtres d'une manière qui souvent a fait l'étonnement des Anglais eux mêmes. Mais, avouons-le avec franchise, les progrès que nous avons faits dans cette étude nous ont presque valu l'oubli complet de la langue que nous ont léguée nos pères.100
[Voir l'image pleine grandeur]
Dans le même éditorial, L'Impartial reconnaît toutefois l'important progrès réalisé depuis quelques années dans la marche pour faire "revivre la langue française" parmi les Acadiens insulaires:
Les progrès déjà opérés sont notables. Nous avons à présent l'usage de livres purement français dans nos écoles; nous avons un Acadien comme membre du corps enseignant à l'École Normale, et encore nous avons un Inspecteur français qui s'occupe d'une manière toute spéciale à ce que le français soit soigneusement enseigné dans tous les centres où les écoles sont fréquentées par la jeunesse acadienne. C'est un grand pas que nous venons de faire dans la voie du progrès; c'est un bienfait que notre population acadienne reçoit avec reconnaissance et dont elle saura mettre à profit les avantages, nous en sommes certains.101
L'Impartial s'avère un précieux instrument d'animation auprès de la population qu'il dessert. Il fait la promotion de nombreux projets qu'il juge aptes à profiter aux communautés acadiennes; il est un ardent défenseur des droits des Acadiens et il publie de nombreux articles sur l'éducation, l'agriculture, la langue française, la religion et l'histoire acadienne. Il sert aussi de forum public où les lecteurs les plus instruits échangent leurs idées et se critiquent publiquement. Un des sujets le plus longuement discuté fut la question d'établir un collège acadien dans la province. L'idée, entretenue dans les colonnes du journal de 1903 à 1907, soulève tant d'intérêt que plusieurs personnes s'engagent publiquement à souscrire financièrement au projet. Mais il n'y a malheureusement personne pour le prendre en main et le mener à bien; l'idée, toute intéressante qu'elle fût, ne franchit pas les colonnes de la presse.
L'Impartial a toutefois été à la source d'importants projets qui se sont concrétisés. Parmi les plus grands, mentionnons la fondation de l'Association des instituteurs acadiens de l'Ile, organisme destiné à opérer un bien immense au niveau de l'éducation française et de la survivance acadienne.
Le journal des Buote disparaît malheureusement de la scène en 1915, après une vingtaine d'années d'existence. Des problèmes financiers, engendrés principalement par la situation économique reliée à la première guerre mondiale, entraînent sa mort102.
Lorsqu'il commence la publication de son journal, Gilbert Buote ne délaisse pas pour autant sa carrière d'enseignant; il est à ce moment le directeur de l'École grammaire de Tignish. La question de l'instruction des siens le préoccupe donc beaucoup, notamment l'enseignement du français. En août 1893, se rendant compte que les instituteurs acadiens n'avaient pas été invités à assister à un congrès pédagogique, à Kensington, il suggère à l'inspecteur Arsenault, dans un éditorial, de réunir les instituteurs acadiens en un congrès spécialement conçu pour eux. L'éditorialiste écrit:
Sous de telles circonstances, ne serait-il pas désirable que l'Inspecteur des écoles françaises fit appel a tous les instituteurs français de la province, convoqua une convention où l'on pourrait y discuter les principaux points qu'il importe de prendre en considération pour le meilleur avancement de l'éducation française dans nos écoles.103
L'idée est accueillie très favorablement par l'inspecteur des écoles acadiennes qui invite aussitôt les personnes intéressées au projet de se réunir à Charlottetown le 27 septembre 1893. En cette occasion, l'Association des instituteurs acadiens de l'Ile-du-Prince-Édouard est fondée en bonne et due forme dans le but "d'encourager l'enseignement de la langue française dans les écoles publiques de l'Ile"104. Il est entendu que l'Association devra tenir annuellement un congrès, chaque fois dans une paroisse acadienne différente.
Le premier congrès après l'assemblée d'organisation a lieu à Baie-Egmont, en 1894: il connaît un grand succès. L'événement est rehaussé par la présence de l'évêque du diocèse, Mgr James MacDonald, et l'historien québécois, l'abbé Henri-Raymond Casgrain. À cette première, on présenta des études sur l'écriture, la lecture et sur la nécessité et la manière d'enseigner la langue française105. Le président de l'Association, l'inspecteur Arsenault lui-même, se dit optimiste vis-à-vis l'avenir de l'organisme et de l'effet heureux qu'il aura sur les Acadiens. Il s'exprime ainsi dans son rapport annuel au surintendant en chef de l'Éducation:
La convention des instituteurs acadiens qui a eu lieu à Egmont Bay, en juillet, a été l'un des événements notables de l'année. Je pourrais dire que cette convention a été le commencement d'une ère nouvelle pour cette province dans ce qui a rapport à l'éducation acadienne. Comme ces réunions doivent, à l'avenir, avoir lieu annuellement, j'ai raison de croire que nous devons en attendre les plus heureux résultats dont nous ressentons déjà les effets. Des congrès de cette nature sont indispensables, vu que les instituteurs n'ont pas seulement à enseigner l'anglais, mais aussi leur langue maternelle -le français. Les instituteurs acadiens se trouvent dans une situation toute particulière sous ce rapport.106
Ces congrès ont effectivement lieu annuellement sans interruption jusqu'en 1971. D'une durée de deux jours, les jeudi et vendredi, ils se déroulent habituellement au mois d'août. La très grande majorité des enseignants acadiens les fréquentent, ainsi que les curés des paroisses acadiennes, les hommes publics acadiens et un nombre considérable de parents, surtout de la paroisse où la rencontre a lieu.
Chaque année, quelques instituteurs sont invités à présenter des études sur des sujets pertinents à l'enseignement et à la langue française. Après chaque présentation, les auditeurs sont encouragés à faire des observations sur le contenu du document. Ces études constituent la base de ces rencontres. Au dix-huitième congrès, tenu à Tignish en 1910, sept personnes donnent des communications sur des sujets très variés:
Pendant plusieurs années, il y a aussi au programme une période consacrée à répondre à des questions préparées d'avance et apportées au congrès par les membres. Celles-ci, que l'on recueille dans une boîte, sont généralement très diverses, variant d'un problème grammatical aux moyens À prendre afin de "stimuler l'ambition et la curiosité chez les élèves". Le programme du congrès comprend aussi des cérémonies religieuses, un concert de variétés et des discours par des orateurs invités. Enfin, on termine les assises en adoptant une liste de résolutions. Dans les unes, on remercie tous ceux qui donnent leur appui à l'Association, d'une manière ou d'une autre; dans les autres, on propose les moyens à prendre pour obtenir soit de meilleurs salaires pour le corps enseignant, soit plus de manuels français pour les écoles, soit encore pour faire mieux connaître l'histoire acadienne. Une résolution en ce sens est effectivement adoptée en 1930. La voici telle que formulée:
Résolu que ce Congrès est d'avis que, chaque membre devrait s'efforcer d'acquérir plus de connaissances profondes se rapportant à l'histoire de l'Acadie afin de pouvoir corriger pour les élèves, les nombreuses erreurs historiques se trouvant dans les textes scolaires et ainsi stimuler le patriotisme de tout Acadien et inculquer un plus grand amour de la langue française a la maison et en société.108
Le clergé joue un rôle de premier plan au sein de l'Association. Il est toujours bien représenté aux congrès où il occupe une place d'honneur: il prend toujours la parole à la première séance. Par leurs discours, les prêtres ne manquent pas d'encourager les instituteurs; ils participent également à toutes les discussions. C'est aussi généralement le clergé qui dirige les comités nommés pour étudier les questions importantes ou pour présenter les requêtes de l'Association au Bureau d'Éducation de la province.
En somme, les instituteurs acadiens de l'Ile possédaient une association dont ils avaient bien raison d'être fiers. La première du genre chez les Acadiens des provinces Maritimes, elle fonctionne bien et produit d'heureux résultats. En 1910, le Père Désiré-F. Léger, de Saint-Paul-de-Kent (Nouveau-Brunswick), assiste au congrès annuel de l'Association afin d'étudier son fonctionnement. L'année suivante, il organise à Saint-Louis-de-Kent le premier congrès pédagogique acadien du Nouveau-Brunswick109. Parmi les grandes réalisations de l'Association, il y a la création du concept des assemblées d'arrondissements, en 1864, la fondation de la Société Saint-Thomas d'Aquin, en 1919, et l'organisation des concours de français, en 1930.
Dès le congrès de 1894, les congressistes décident qu'il serait profitable aux instituteurs de se rencontrer plus fréquemment en vue de discuter d'intérêts communs. Ainsi, on s'entend pour organiser au niveau régional, entre les congrès annuels, des réunions du personnel enseignant. Les districts scolaires acadiens sont donc regroupés en quatre secteurs et autant de responsables sont nommés afin de voir à l'organisation de ces rencontres. Ces derniers sont tenus de faire rapport de leurs activités aux congrès annuels. Plus tard, le nombre d'organisateurs est augmenté de façon à favoriser l'organisation de telles réunions au niveau de chaque paroisse acadienne.
Ces rencontres sont appelées "assemblées d'arrondissements". Dès les débuts, les parents sont encouragés à les fréquenter; elles prennent donc l'allure de rencontres parents-maîtres, les premières du genre à avoir lieu régulièrement dans l'Ile-du-Prince-Édouard et même probablement dans tout le Canada.
Ces assemblées se déroulent un peu comme les congrès de l'Association. Quelques instituteurs présentent des études sur des sujets reliés à la question scolaire que le public est ensuite invité à commenter. Des questions pratiques et importantes sont aussi discutées, telles: "Quelle est la meilleure manière de faire assister les enfants à l'école?", "Les vacances d'été", "Doit-on donner plus d'attention à un élève qui a moins d'intelligence qu'à celui qui en a plus". Le compte rendu de l'une de ces assemblées d'arrondissements, tenue à Mont-Carmel en 1900, donne une bonne idée de leur déroulement et des autres sujets que l'on pouvait aborder:
Sur l'invitation de M. Emmanuel Arsenault, président de l'arrondissement de Mont-Carmel, les instituteurs se sont rendus à l'École du Mont-Carmel, samedi le 17 du courant. Étaient présents:
M. le curé Arsenault, Messieurs André Doiron, Nazaire Poirier, Emmanuel Arsenault, Bruno Martin, Mathurin Gallant, instituteurs, et une foule nombreuse de contribuables qui, par leur présence, donnent un témoignage assuré de l'intérêt qu'ils portent à l'éducation.
M. le curé, MM. André Doiron, Bruno Martin et Em. Arsenault adressèrent la parole à l'assemblée. Les discours furent fort goûtés par tous présents et il est certain qu'ils ne manqueront pas de produire un effet favorable.
Lorsque les sujets furent tous amplement traités, un chaleureux vote de remerciements fut présenté à M. André Doiron pour la part active qu'il avait prise à cette réunion.
Après avoir chanté l'Antienne Nationale l'assemblée se dispersa satisfaite des bonnes leçons qu'elle avait reçues.110
Ces assemblées d'arrondissements ont d'heureux effets sur les parents et le public en général. Grâce à celles-ci et aux congrès annuels, ouverts au public, les contribuables prennent un plus grand intérêt à la cause de l'éducation. Ils s'instruisent sur leurs responsabilités envers l'entretien de l'école et surtout vis-à-vis la bonne éducation de leurs enfants. Le surintendant en chef de l'Éducation, Alexander Anderson, note, dans son rapport annuel de 1907, ce progrès qui l'impressionne vivement:
Parmi notre population, aucun groupe n'investit plus d'efforts, ne fait plus de sacrifices et est plus enthousiaste que les Acadiens, quand vient le moment de procurer de l'instruction à leurs enfants. Tous leurs districts votent de bons suppléments aux instituteurs. Ils ont généralement de bonnes écoles bien fournies avec le matériel nécessaire, et leurs cours d'écoles sont ordinairement agrémentées d'arbres. Sous tous ces aspects, ils sont bien en avance de districts plus anciens et beaucoup plus riches.111
Les assemblées d'arrondissements continuent d'exister, dans certaines paroisses, parfois de façon plutôt irrégulière, jusqu'à l'implantation dans l'Ile, en 1953, du mouvement "foyer-école" tel qu'il existe de nos jours. Il est cependant intéressant de noter que jusqu'aux dernières années d'existence de l'Association des instituteurs acadiens, il y eut au programme de chaque congrès le rapport de ces assemblées parents-maîtres.
Une autre création qui émane des congrès de l'Association des instituteurs acadiens est la Société Saint-Thomas d'Aquin, organisme appelé à devenir le principal porte-parole de la communauté acadienne insulaire. Elle est née lors du congrès de 1919, tenu dans la paroisse de Bloomfield, dans le cadre d'une réunion publique convoquée le soir du 18 août dans le but de discuter de la mise sur pied d'une société ayant pour but "le prélèvement de fonds destinés à l'éducation de la jeunesse acadienne"112. Le grand besoin d'un tel organisme se fait sentir chez les congressistes car ils savent bien que la majorité des Acadiens, petits fermiers et pêcheurs de métier, n'ont pas les moyens de faire instruire leurs nombreux enfants dans les collèges et les couvents. Et pourtant, la population acadienne a énormément besoin de gens instruits capables de contribuer au plein épanouissement et à la conservation de sa culture.
Le professeur J.-Henri Blanchard, un des fondateurs et des plus ardents promoteurs de la Société, s'adressant à ses confrères instituteurs au congrès de 1920, leur fait voir, de façon très optimiste, les bienfaits que la Société Saint-Thomas d'Aquin pourrait apporter. Il leur dit:
Avec l'appui moral et l'aide pécuniaire de tous nos amis, nous comptons bientôt voir plusieurs prêtres, médecins, avocats et autres professionnels acadiens sortir des Collèges et Universités et marcher à la défense de notre religion, de notre race et de nos droits. Cette société devra donc contribuer dans une large mesure à rapprocher la date de la réhabilitation complète du petit groupe acadien de l'Ile St-Jean.113
Bien que l'objectif immédiat de la Société est de recueillir des fonds pour l'instruction de la jeunesse acadienne, son but général, tel que conçu par les fondateurs, est beaucoup plus grand. En fait, elle vise le plein épanouissement de la vie française et acadienne à l'Ile-du-Prince-Édouard"114.
Au cours des premières années de son existence, la Société, grâce au travail de ses dirigeants, recrutés surtout parmi le clergé et les laïcs acadiens les plus instruits, réussit à amasser suffisamment d'argent pour parrainer annuellement quelques boursiers. Ces contributions proviennent d'individus, de collectes et de soirées récréatives organisées par les dirigeants de la Société115. À Charlottetown, par exemple, on organise des soirées de jeux de cartes pour aider à payer les études d'un jeune de Rustico qui se destine à la prêtrise116.
Il se produit en 1937 un événement important destiné à avoir une très grande répercussion sur la Société et sur ses œuvres. C'est l'année où a lieu, à Québec, le deuxième Congrès de la langue française au Canada. Le professeur Blanchard est invité à y exposer la situation du français dans sa province. Dans une conférence bien préparée et contenant force renseignements, il décrit de façon réaliste la situation précaire de la vie française et de l'éducation chez les siens. Voici un extrait de son discours:
Actuellement, quoique nous formions un tiers de la population du diocèse de Charlottetown, nous n'avons que huit prêtres acadiens sur soixante-dix. Il n'y a que quatre curés acadiens chez nous. Nous n'avons pas un seul médecin acadien. Sur cinquante avocats, nous n'en avons que trois. Sur 650 instituteurs et institutrices, il n'y en a qu'une cinquantaine de race acadienne. L'année dernière il y avait tout au plus cinq ou six Acadiens qui faisaient des études secondaires. Au service civil fédéral, nous avons tout au plus une douzaine de fonctionnaires. Au provincial, c'est à peu près la même chose. Et, il en est ainsi sur toute la ligne. Résultats: pénurie extrême de chefs et de dirigeants avec toutes les conséquences qui en découlent. Si nous avions ces chefs si nécessaires aujourd'hui, il ne serait pas encore trop tard pour endiguer les flots envahisseurs qui menacent de plus en plus de nous engloutir. Nous avons bien la Société Saint-Thomas d'Aquin qui recueille quelques fonds et qui paie les études secondaires de deux élèves. Mais c'est si peu en présence des dangers qui nous assaillent de tous côtés. Si nous voulons préparer ces chefs si nécessaires et sans lesquels nous allons infailliblement disparaître comme groupe de langue française, il nous faudra marcher bien plus rondement et bien plus vite que cela; autrement il sera bientôt trop tard.117
Le conférencier Blanchard trouve plusieurs oreilles attentives et sympathiques. En effet, suite à son exposé, ses auditeurs québécois l'encouragent a. visiter les maisons d'enseignement du Québec afin d'y solliciter des bourses d'études pour les Acadiens de son Ile. C'est ce qu'il fait en 1937 et 1939. Les institutions québécoises l'accueillent à bras ouverts de sorte qu'en 1937 sept jeunes acadiens entreprennent leurs cours classiques au Québec. En 1939, ils sont au nombre de vingt-deux118. Les quelques collèges acadiens contribuent également leur part. La distribution de toutes ces bourses est coordonnée par la Société Saint-Thomas d'Aquin.
Cet appui généreux venant de l'extérieur donne un nouvel élan à la Société. On cherche alors à lui donner des bases plus solides et plus permanentes, même d'étendre son champ d'action. Une trentaine de succursales sont mises sur pied dans les districts scolaires acadiens119, lesquelles travaillent surtout au recrutement de membres et à la cueillette de fonds.
Outre la distribution de bourses, la Société offre des octrois aux écoles acadiennes pour l'achat de livres français pour leurs bibliothèques. Elle distribue aussi des centaines de volumes que lui remettent des sociétés patriotiques canadiennes-françaises et elle abonne les écoles au journal L'Évangéline120. Tout cela, elle le fait en vue d'encourager la lecture française.
Avec les années, la Société étend son œuvre et son action de sorte qu'elle devient le principal porte-parole de la communauté acadienne. Il sera question, plus loin, du travail qu'elle a accompli au plan de l'éducation depuis 1945.
La Société Mutuelle L'Assomption a aussi joué un rôle significatif dans la promotion de l'éducation et de la vie acadienne. Fondée en 1903 à Waltham, Massachusetts, cette société se donne comme buts de promouvoir le bien-être social, intellectuel et moral des Acadiens, d'administrer un fonds d'assurance pour la protection des familles acadiennes et, enfin, d'établir une caisse écolière pour la formation d'une élite121. Des succursales sont bientôt fondées un peu partout où vivent des groupements d'Acadiens, autant aux États-Unis qu'au Canada. À l'Ile-du-Prince-Édouard, la première est fondée en 1905 dans la paroisse de Baie-Egmont122. En 1932, sept succursales existent dans toute l'Ile123. L'organisme a l'appui des chefs de file, tels l'honorable Aubin-Edmond Arsenault qui, en s'adressant aux congressistes de l'Association des instituteurs acadiens, en 1916, les encourage à soutenir cette société patriotique. Il leur dit:
La Société l'Assomption mérite les encouragements de tous les Acadiens pour ce qu'elle fait pour l'avancement de l'éducation parmi les Acadiens. Nous devrions tous nous enrôler sous sa bannière et ainsi contribuer à relever le niveau de l'éducation chez nos compatriotes124.
Les membres de la Société Mutuelle l'Assomption se réunissent régulièrement en assemblée dans leurs succursales, ou annuellement en congrès régionaux, où ils discutent des mesures à prendre afin de faire progresser le mouvement. Ils délibèrent aussi de la situation des Acadiens et des démarches à prendre pour promouvoir l'éducation française. À titre d'exemple, une résolution est adoptée à une réunion de la succursale de Rustico, en 1933, dans laquelle on demande à chaque district scolaire de la région d'exiger que les instituteurs d'écoles de langue française fassent parler les enfants en français pendant les récréations125.
La Société Mutuelle l'Assomption s'intéresse, en effet, à tout ce qui peut être bénéfique à l'éducation française. Par sa caisse écolière, elle fait instruire un bon nombre de jeunes, dont plusieurs de l'Ile. À quelques reprises, elle contribue à l'Association des instituteurs acadiens en couvrant les frais de déplacement encourus par les membres en se rendant à leur congrès.
Dans l'Ile, le projet majeur de l'Assomption, au cours de la première moitié du siècle, est sans doute l'organisation des deux premiers Congrès nationaux acadiens de l'Ile-du-Prince-Édouard, le premier à Baie-Egmont en 1932, le deuxième à Mont-Carmel en 1938. Les Acadiens de par toute la province s'y rendent en grand nombre pour faire en quelque sorte une analyse de leur situation. Le président-organisateur du premier congrès, Charles-M. Arsenault, dans son allocution d'ouverture, énonce clairement les buts de la rencontre: "Le congrès est convoqué, déclare-t-il, pour l'étude des besoins de l'heure, la connaissance de nos forces nationales, l'avancement de la Société Mutuelle l'Assomption, la défense et la conservation de la langue française126."
La question de l'éducation, de l'éducation française surtout, retient beaucoup l'attention du Congrès. Le professeur Blanchard fait une longue présentation sur l'état de l'instruction chez les siens dans laquelle il dénonce avec force, statistiques à l'appui, l'anglicisation que le système scolaire de la province favorise, et le manque d'intérêt chez les Acadiens envers l'éducation secondaire et post-secondaire127. À la fin du Congrès, les participants formulent une résolution très importante: ils recommandent la mise sur pied d'un comité permanent d'éducation chargé de faire une étude approfondie de la question de l'éducation et de voir à la mise en pratique des résolutions adoptées au cours des assises128. Malheureusement, on donne peu de suite à cette résolution. Toutefois, ce Congrès, tout comme celui de Mont-Carmel d'ailleurs, ne passe pas sans semer des bienfaits. Ils servent, de fait, à sensibiliser davantage les Acadiens insulaires à leur situation particulière et vulnérable en tant que groupe culturel minoritaire, les stimulant à redoubler d'efforts pour assurer la survivance et l'avancement de la vie française dans l'Ile.
Suite à la nomination d'un inspecteur acadien et à la fondation de L'Impartial, grâce aussi à l'Association des instituteurs acadiens et à ses assemblées d'arrondissements, l'intérêt à l'éducation s'accroît chez les Acadiens de l'Ile. Cela se manifeste par une augmentation du nombre d'écoles et d'écoliers. Quelques écoles d'une seule salle de classe sont forcément agrandies et "graduées", c'est-à-dire qu'elles sont divisées en deux départements où les élèves des classes primaires sont séparés des écoliers plus avancés. En règle générale, les inspecteurs des écoles acadiennes qualifient l'assiduité d'assez bonne.
En 1899, on compte 43 écoles acadiennes qui regroupent, en tout, 50 salles de classe. Elles sont fréquentées par 2,226 élèves dont environ 300 ne sont pas francophones. D'un autre côté, tous les enfants acadiens n'ont pas accès à ces écoles. Selon les calculs de l'inspecteur Joseph-Octave Arsenault, à peu près 200 d'entre eux fréquentent des écoles où le français n'est pas enseigné du tout129 . Plus tard, en 1932, le professeur J.-Henri Blanchard déclare que près de la moitié des écoliers acadiens, soit environ 1 100, sont forcés de faire leurs études dans des écoles complètement anglaises130.
Du côté des couvents de Tignish, Miscouche et Rustico, on continue à donner une éducation de qualité aux jeunes filles. Mais face à des problèmes financiers accablants, ces couvents se voient éventuellement obligés d'abandonner, entre 1902 et 1922, leur statut d'écoles privées pour s'intégrer au système des écoles publiques afin d'avoir accès aux octrois gouvernementaux. Ils sont ainsi contraints à se conformer au programme officiel des écoles publiques de sorte que l'enseignement en français est diminué. L'ambiance française décline aussi dans ces couvents où, en 1942, sur dix-sept religieuses enseignantes, huit seulement sont de langue française131.
Quelle place fait-on à l'enseignement du français à cette époque dans les écoles acadiennes? Le professeur J.-Henri Blanchard en brosse un tableau assez exact, en 1937. La situation qu'il décrit fut la même pendant presque toute la période 1890-1945:
Dans les soixante-deux écoles des centres acadiens, le programme du cours français se borne à l'enseignement de la lecture, de la grammaire, de la dictée, et d'un peu de composition. Quelques rares écoles enseignent l'histoire du Canada en français. En certaines écoles, on se sert de la langue française pour les éléments de l'arithmétique et de la géographie, mais règle générale, toutes les matières du cours s'enseignent en anglais. Dans la plupart des écoles, même les commençants doivent être initiés aux différents sujets du cours au moyen de la langue anglaise.
Dans quelques écoles où le français est plus favorisé, l'élève apprend à lire en français. Au bout de la première année commence l'étude de la langue anglaise, et ensuite jusqu'à la fin du cours, l'élève étudiera concurremment les deux langues. D'ordinaire dans ces écoles on consacre la séance de l'avant-midi aux leçons de lecture française et l'après-midi aux leçons de lecture anglaise.132
Ce programme n'est toutefois pas observé toujours et partout, plusieurs obstacles allant à son encontre. D'abord, il y a pénurie d'enseignants francophones, ce qui entraîne toujours des districts à employer des instituteurs sachant peu ou pas du tout le français. L'inspecteur Joseph Blanchard fait remarquer, en 1902, que les écoles aux prises avec ce problème donnent très peu de satisfaction: "Essayez de vous imaginer, écrit-il, un instituteur unilingue anglais enseignant des écoliers qui, de leur part, ne connaissent peu ou pas du tout la langue anglaise. Jugez donc de là de la qualité du travail qui est accompli133". En 1926, par exemple, parmi les 63 instituteurs et institutrices responsables de classes acadiennes, 17 sont de langue anglaise134. De plus, chez le corps enseignant acadien, un grand nombre ne sont pas suffisamment qualifiés pour bien enseigner le français; leur formation pédagogique, qui se fait presque totalement en anglais, explique cette déficience. Il s'ensuit que l'enseignement de la langue maternelle chez les Acadiens n'est souvent pas ce qu'il devrait être. L'inspecteur J.-Wilfrid Arsenault lance un cri d'alarme dans son rapport de 1936. Il écrit: "Je suis arrivé à la conclusion qu'à moins que l'on transforme radicalement, tout de suite, le présent système de l'enseignement français et de la formation des enseignants destinés aux écoles acadiennes-françaises, ces dernières ne seront bientôt que françaises de nom135."
Du côté de l'entretien des écoles, les communautés acadiennes y sont de plus en plus attentives. La question de leur propreté, de leur apparence extérieure et de leur ameublement est souvent discutée lors des congrès de l'Association des instituteurs et aux assemblées d'arrondissements. Au cours des années 1890, les écoles acadiennes commencent à observer la fête des Arbres (Arbor Day), fête scolaire instaurée dans la province en 1885136. Pendant cette journée, les élèves font le grand nettoyage de l'école et ils embellissent la cour en plantant des arbres et des fleurs.
Après l'organisation des Women's Institutes, en 1913, les écoles reçoivent davantage l'attention des contribuables. Mis sur pied sous les auspices du ministère de l'Agriculture, ces cercles de dames adoptent, comme l'une de leurs activités principales, l'amélioration des écoles de districts. Ainsi, elles organisent des activités payantes en vue de les entretenir et de les mieux équiper; elles s'intéressent aussi à leur état sanitaire. À titre d'exemple, les Dames de l'Institut de Miscouche achètent, en 1916, un nouveau tableau, un pupitre pour l'instituteur, une fontaine et des gobelets pour chaque élève de l'école publique137. Au cours des années, ces instituts deviennent populaires dans un grand nombre de districts scolaires acadiens. Souvent, c'est l'inspecteur d'école qui encourage les dames à s'organiser en institut.
Pendant l'année scolaire, quelques activités d'importance viennent interrompre la routine quotidienne. Il y a d'abord les examens publics des élèves dont le plus important a lieu à la fin de l'année scolaire. Les écoliers sont interrogés devant les parents, le curé et d'autres personnes intéressées, sur la matière apprise au cours de l'année. En cette occasion, les élèves exécutent aussi des chants et des déclamations; des prix sont distribués aux élèves méritants.
L'exposition scolaire ("school fair") est un autre événement important qui a lieu pendant de nombreuses années. Celle-ci regroupe, pendant une journée d'automne, les écoliers de toute une paroisse, à l'école de l'un des districts. Il s'agit d'une petite exposition agricole à laquelle les élèves apportent animaux, légumes, pièces d'artisanat, pâtisseries, etc. Des prix sont attribués aux exposants qui présentent les meilleurs exhibits. Le but de ces expositions est de stimuler l'intérêt des jeunes et de parfaire leurs connaissances dans les domaines de l'agriculture et des travaux domestiques.
Une autre activité qui retient l'intérêt des élèves acadiens, à partir de 1930, est le concours de français organisé par l'Association des instituteurs acadiens sous la direction du professeur J.-Henri Blanchard. Le but du concours est de stimuler les écoliers à s'intéresser davantage à l'apprentissage de la lecture, de la grammaire et de la composition françaises. Le concours se déroule ordinairement le samedi, un jour de printemps. En cette occasion, les élèves de plusieurs arrondissements environnants se rencontrent dans une même école pour subir des examens écrits. Ceux-ci sont corrigés par un jury provincial; des livres de lecture sont distribués en guise de prix aux élèves qui se méritent les plus hautes notes. Cette activité suscite beaucoup d'intérêt de sorte qu'elle se poursuit avec peu de changements jusqu'à la fin des années 60.
Les enseignants acadiens sont très actifs à l'époque. Comme nous l'avons vu, ils se rencontrent régulièrement en congrès et en assemblées d'arrondissements dans le but de partager leurs connaissances, de s'instruire dans leur profession et de discuter de leurs problèmes. Si les contribuables sont ordinairement présents à ces activités, les enseignants se rencontrent aussi entre eux-mêmes, de temps à autre, pour améliorer leurs connaissances en pédagogie et en français.
L'un des grands problèmes au cours de cette période est le manque d'instituteurs acadiens. Les causes en sont variées. D'une part, les salaires sont toujours ridiculement bas au point que nombreux sont ceux qui quittent la carrière après seulement quelques années d'enseignement pour se diriger vers des occupations plus lucratives. C'est surtout le cas des hommes qui, jusqu'au début du 20e siècle, sont majoritaires dans cette profession. Ils abandonnent donc, de plus en plus, les salles de classe aux soins de jeunes institutrices qui, à leur tour, font la classe pendant quelques années et ensuite quittent l'enseignement pour élever une famille. D'autres instituteurs prennent le chemin de l'aventure vers l'Ouest canadien où des postes d'enseignants mieux rémunérés les attirent. En effet, entre 1906 et 1920, l'inspecteur des écoles acadiennes se plaint constamment que plusieurs de ses meilleurs enseignants et enseignantes quittent l'Ile chaque année à destination des provinces de l'Ouest. À cette époque, il y a une forte demande pour des instituteurs bilingues dans ces provinces où de nouvelle paroisses canadiennes-françaises sont en voie de fondation. Les deux grandes guerres mondiales ont aussi eu des effets néfastes sur le corps enseignant de l'Ile. Pendant la deuxième surtout, de nombreux instituteurs et institutrices quittent la profession soit pour s'enrôler dans l'armée, soit pour travailler dans les usines des grandes villes industrielles du pays où les salaires sont plus alléchants.
Les examens d'entrée à l'École normale provinciale et la langue d'enseignement à cette institution constituent une autre pierre d'achoppement au recrutement de nouveaux instituteurs en provenance des communautés acadiennes. Effectivement, le tout s'y fait en anglais de sorte que l'étudiant de langue française doit travailler plus fort que ses compagnons de classe pour réussir138. Cette situation n'est guère de nature à attirer un grand nombre d'Acadiens dans la profession d'enseignant.
À cette l'époque, les femmes qui enseignent reçoivent toujours un salaire inférieur à celui des hommes. C'est un problème discuté à plusieurs reprises lors des congrès des instituteurs acadiens. Le procès-verbal de celui de 1907 nous donne un aperçu de la teneur de cette discussion:
M. F. J. Buote fait remarquer l'injustice faite aux institutrices, vu qu'elles ne reçoivent pas autant de salaires que les instituteurs quoiqu'elles font autant d'ouvrage. Rév. P. C. Gauthier est aussi en faveur d'un salaire aussi élevé pour les institutrices que pour les instituteurs, et il propose la résolution suivante qui est adoptée à l'unanimité. Vu qu'il y a distinction faite quant au salaire, entre les institutrices et les instituteurs de cette province. Résolu que le salaire payé aux institutrices devrait être aussi élevé que celui payé aux instituteurs.139
Cette discrimination dure longtemps; il faut en effet attendre jusqu'après la deuxième guerre mondiale, soit 1947, avant que les institutrices reçoivent enfin la parité salariale.
Toutefois, un point encourageant pour les enseignants acadiens, c'est que la haute appréciation des contribuables leur vaut un supplément à leurs rémunérations gouvernementales, ce qui n'est pas le cas dans tous les districts scolaires de la province. Le surintendant de l'instruction publique, Alexander Anderson, s'en réjouit dans son rapport de 1908. Il écrit: "j'ai encore la grande satisfaction de louer l'esprit et la générosité des des contribuables des districts acadiens-français qui versent tous un supplément à leurs instituteurs140."
Quant à la formation française des candidats destinés aux écoles acadiennes, elle laisse beaucoup à désirer. C'est le moindre des soucis du Bureau d'Éducation. Là où il y a qualité dans l'enseignement du français, c'est grâce aux efforts et aux initiatives personnelles des enseignants qui ont à cœur l'amélioration de l'enseignement de la langue maternelle141. Le professeur Blanchard explique la situation de la façon suivante dans sa conférence à Québec en 1937:
Toutes nos écoles, à l'exception des trois couvents de Tignish, Miscouche, et Rustico (tous sous la direction des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame de Montréal), sont dirigées par des instituteurs et des institutrices laïques munis de brevets de l'École Normale de Charlottetown. Leur entraînement pédagogique aussi bien que leur formation linguistique laisse beaucoup à désirer. Les instituteurs et institutrices acadiens doivent suivre exactement le même cours que les candidats de langue anglaise. Il est vrai que chez nous tous les instituteurs et institutrices, sans exception, doivent avoir suivi des cours de français pendant au moins deux ans. Mais ces cours se bornent à l'étude de la grammaire et un peu de traduction, et, pour comble d'absurdité, le manuel de grammaire est rédigé en anglais et toutes les explications se donnent en cette langue. Donc les élèves de langue française n'en profitent guère. Voilà le point le plus faible de l'organisation de l'enseignement du français dans notre petite province.142
Le discours du délégué de l'Ile entraîne d'heureuses conséquences. Sympathiques aux problèmes des insulaires, tels qu'exposés par le professeur Blanchard, quelques organismes canadiens-français prêtent leur concours à l'Association des instituteurs acadiens dans l'organisation de cours d'été pour ses membres. Ainsi à partir de 1938, et ce, pendant environ dix ans, le Comité permanent de la Survivance française, la Société Saint-Jean Baptiste de Montréal, l'Alliance des professeurs catholiques de Montréal et le département de l'Instruction publique du Québec y délèguent chaque été, pour une période de deux semaines, des professeurs des plus compétents. Le ministère de l'Éducation de l'île contribue aussi sa part au financement de ces cours143.
À l'été 1940, ces cours ont lieu à Miscouche et la plupart des enseignants acadiens s'y inscrivent. Quatre professeurs du Québec et de l'Ontario donnent des cours en analyse logique, en composition et en grammaire françaises. Un autre cours consiste en des démonstrations d'une méthode d'enseignement de la lecture aux débutants. Ces sessions s'avèrent très utiles; les enseignants, de retour dans leurs classes, s'efforcent pour mettre en pratique les nouvelles connaissances acquises144. Grâce à ces cours, le corps enseignant acadien de l'Ile a l'opportunité, pour la première fois, de parfaire son éducation française et pédagogique dans sa langue maternelle.
L'éducation des adultes retient l'attention à quelques reprises pendant cette période. Le premier mouvement important se développe à partir de 1894 par l'organisation de nombreux cercles de débats dans les milieux acadiens. Ceux-ci se rencontrent régulièrement au cours de l'automne et de l'hiver. Leur mode de fonctionnement est fort intéressant: un sujet de discussion est choisi à l'avance et lors du débat tous les membres sont invités à s'exprimer sur la question à l'étude. Un vote s'ensuit afin de déterminer quel aspect de la question s'est gagné le plus d'adhérents.
Le rédacteur de L'Impartial se réjouit de la formation de ces clubs qui, selon lui, peuvent beaucoup contribuer à la formation des jeunes hommes:
On ne saurait trop encourager les sociétés qui s'organisent depuis quelque temps sous forme de clubs de débats dans plusieurs de nos centres français. C'est certainement un des meilleurs moyens que puissent adopter nos jeunes gens pour s'accoutumer à adresser la parole, en public, aussi bien que pour acquérir beaucoup d'informations utiles qui peuvent être mises à profit dans les occupations ordinaires de chaque jour.145
Les sujets qu'on aborde dans ces débats sont très variés et souvent fort instructifs. En voici quelques exemples:
Certains de ces clubs n'ont pas longue vie. Après une brève interruption, on les voit réapparaître au tout début du présent siècle pour fonctionner pendant quelques années encore.
Durant la période à l'étude, des cours du soir sont organisés à quelques reprises dans certains districts scolaires acadiens. Ce sont les jeunes hommes qui les fréquentent. L'inspecteur des écoles acadiennes note l'existence de ces cours dans ses rapports des années 1898 et 1928147.
Le mouvement le plus important à voir le jour à l'Ile, dans le domaine de l'éducation des adultes, est celui des cercles d'études mis sur pied en 1935, pendant la grande dépression économique, sous la direction du collège catholique du diocèse de Charlottetown, le Collège St-Dunstan148. Les communautés acadiennes embrassent vite ce mouvement de sorte que, en l'espace de quelques années, elles ont presque toutes des cercles d'études actifs. Le but de ce mouvement est d'instruire les gens des moyens à prendre afin d'assurer le plein développement de leurs communautés, tant du côté économique, social et religieux que du côté éducatif. Ainsi, lors de rencontres régulières pendant la saison morte, les hommes réunis en petits groupes s'exercent à diriger des assemblées, se renseignent sur le fonctionnement des coopératives, étudient les besoins de leurs communautés et organisent des projets au bénéfice de leur milieu. Ces cercles d'études, où l'instituteur local joue souvent un rôle de premier plan, contribuent d'une façon inestimable a l'épanouissement des communautés. On voit alors apparaître caisses populaires, magasins coopératifs, coopératives de pêcheurs et autres institutions de ce genre. Aussi, par le biais de ces cercles, on s'intéresse davantage aux écoles et certains districts en construisent de nouvelles149.
En général, quel bilan peut-on dresser de cette période de cinquante-cinq ans? Nous avons vu que les Acadiens insulaires ont déployé beaucoup d'énergie au cours de ce demi-siècle afin de donner à leurs enfants une éducation de qualité apte à favoriser, en particulier, l'apprentissage et la conservation de la langue et de la culture françaises. On se rend compte également qu'ils se préoccupent, en général, de la question de l'éducation élémentaire autant que le fait l'ensemble de leurs concitoyens anglophones. Quant à l'éducation aux niveaux secondaire et post-secondaire, les Acadiens font moins bonne figure; le facteur économique semble constituer une des principales entraves.
Si un relèvement important se produit pendant ces années au chapitre de l'éducation française, par la création de plusieurs organismes tels L'Impartial, l'Association des instituteurs acadiens, les assemblées d'arrondissements, la Société Saint-Thomas d'Aquin et la Société Mutuelle l'Assomption, la triste réalité, qui devient de plus en plus évidente, est que l'anglicisation se fait à grands pas dans divers milieux. Plusieurs facteurs contribuent à cette situation. Tout d'abord, ni l'existence d'écoles françaises ni le droit à l'enseignement du français comme langue maternelle ne sont inclus dans la loi scolaire de la province. À la suite de demandes et de pressions, les Acadiens reçoivent certains privilèges, tels un inspecteur francophone pour les écoles acadiennes, des livres de lecture française. une grammaire française et quelques autres textes français. Mais les concessions du Bureau d'Éducation s'arrêtent à peu près là. De fait, l'enseignement du français langue maternelle doit se faire comme enseignement supplémentaire non obligatoire. Ainsi, dans les écoles acadiennes, le programme d'étude est beaucoup plus chargé que celui des écoles anglaises. D'autre part, le Bureau d'Éducation ne prend aucune mesure pour donner une formation adaptée aux instituteurs et institutrices des écoles acadiennes. Il en remet l'entière responsabilité entre les mains des Acadiens, sans pour autant les pourvoir des ressources et des instruments nécessaires pour accomplir cette tâche.
D'autres problèmes très graves empirent la situation des écoles acadiennes. D'un côté, il y a pénurie d'instituteurs francophones. Certaines écoles se voient donc obligées de se procurer les services d'enseignants anglophones avec peu ou aucune connaissance de la langue française. D'un autre côté, plusieurs districts scolaires sont mixtes, de sorte que l'élève acadien est exposé à un environnement scolaire où la langue anglaise domine et où souvent aucun enseignement français n'est donné. Ajoutons, de plus, que plusieurs centaines d'élèves acadiens des villes de Charlottetown et de Summerside sont tout à fait dépourvus d'éducation française.
Enfin, dans un milieu où la langue et la culture françaises sont peu appréciées et mises en valeur en dehors du milieu familial, beaucoup d'Acadiens deviennent plus ou moins désintéressés vis-à-vis l'éducation française, de sorte que les chefs de file, pour tous leurs efforts, ne reçoivent pas toujours de la population acadienne l'appui nécessaire pour corriger cette situation.
Malgré toutes ces entraves, la lutte continue. La détermination ne manque pas chez de nombreux Acadiens; à travers les prédictions les plus sombres et les plus pessimistes, ils continuent avec acharnement à se démener pour s'assurer qu'il soit toujours possible de vivre en français à l'Ile-du-Prince-Édouard.
Les deux guerres mondiales et la dépression économique des années 30 ne permettent pas à la province insulaire de beaucoup améliorer son système d'éducation. Province rurale pauvre, l'Ile n'a pas les moyens financiers nécessaires à son relèvement. Elle a besoin, entre autres, de meilleures écoles et d'enseignants plus compétents et mieux rémunérés. Encore faut-il que la mentalité traditionnelle des gens change. Le trop grand nombre ne voit pas clairement l'importance d'une bonne éducation. Selon la mentalité populaire, le jeune qui se destine à l'agriculture, à la pêche ou aux travaux domestiques, peut très bien se débrouiller dans la vie s'il sait au moins lire, écrire et chiffrer un peu. Ce genre de raisonnement n'aide certainement pas l'avancement de la cause de l'éducation, d'autant plus que beaucoup de parents gardent souvent leurs enfants d'âge scolaire à la maison pour les aider dans leurs travaux.
La deuxième guerre mondiale terminée, les gouvernements s'engagent davantage à établir des programmes d'ordre social, dont certains touchent directement le domaine de l'éducation. Le régime des allocations familiales, établi en 1946, est probablement le programme qui a la plus grande répercussion sur l'instruction publique150. Pour être éligible à cette allocation mensuelle, le parent doit s'assurer que son enfant d'âge scolaire (de 15 ans et moins) fréquente l'école régulièrement. La prestation est suspendue lorsque l'écolier s'absente trop souvent de la classe sans raisons valables. Pour surveiller de près la présence régulière des enfants à l'école, le ministère de l'Éducation nomme, la même année, un préposé aux présences scolaires151. Ces nouvelles mesures opèrent des merveilles, comme l'écrit cette année-là, l'inspecteur François-E. Doiron:
La nomination d'un préposé aux présences scolaires et l'instauration du régime des allocations familiales, constituent, à mon avis, un progrès vers le bien de l'éducation dans cette province. Il est agréable de noter la nette amélioration que ce nouveau système a produit en ce qui a trait à l'assiduité des élèves dans les écoles de mon territoire. En effet, certaines écoles sont maintenant tellement bondées d'écoliers qu'elles arrivent difficilement à tous les recevoir. Il y a quand même toujours des enfants d'âge scolaire qui ne fréquentent pas l'école et qui essayent de circonvenir le préposé aux présences scolaires. Mais avec le temps, je crois que les enfants s'habitueront à fréquenter régulièrement la classe lorsqu'ils se rendront compte qu'il ne leur est plus possible de s'absenter sans subir de pénalité, comme par le passé.152
Le gouvernement de l'Ile établit aussi, en 1947, un programme de subventions destinées à la rénovation et à la construction d'écoles153. Les districts scolaires accueillent ce programme avec enthousiasme. Dans toute la province, les contribuables mettent à profit cette aide gouvernementale pour améliorer leurs vieilles écoles ou pour en construire de nouvelles.
Depuis le début du siècle, les administrateurs de l'Éducation publique songeaient à un programme de consolidation des petites écoles rurales. Ils voyaient, en cette solution, le moyen de mettre fin au piètre rendement de ces écoles où un seul instituteur devait enseigner entre douze et cinquante élèves, repartis de la première à la dixième année. Sous de telles conditions, il était difficile d'offrir un enseignement varié et de bonne qualité aux enfants de la province.
En 1958, l'administration provinciale fait un premier pas important dans le domaine de la consolidation. La Législature adopte un projet de loi qui ouvre la voie à l'établissement d'écoles régionales au niveau secondaire, soit de la 9e à la 12e année. Cette législation encourage les petits districts scolaires contigus à collaborer à l'établissement d'écoles secondaires. Suite à cet acte de la Législature, de nombreux "high schools" régionaux sont créés d'un bout à l'autre de l'Ile à partir de 1960. Quelques années plus tard, en 1965, on entreprend la consolidation des écoles élémentaires154.
La signature du "Plan de développement de l'Ile-du-Prince-Édouard", en 1969, entre le gouvernement provincial et le ministère fédéral de l'Expansion économique régionale, accélère de beaucoup le développement de l'instruction publique. Ce Plan de développement global de la province prévoit une restructuration majeure du système d'éducation. Les objectifs du Plan sont les suivants: "améliorer la qualité de l'enseignement; doubler le pourcentage des élèves qui complètent leur douzième année et, en général, donner à la population de l'Ile-du-Prince-Édouard un régime d'enseignement flexible, capable de surmonter les problèmes à court terme et de faire face aux besoins à long terme.155" Une aide financière substantielle du gouvernement fédéral rend possible cette restructuration. En 1972, les quelque 217 conseils scolaires sont regroupés en cinq unités administratives156. Grâce à cette nouvelle structure, les dernières petites écoles rurales ferment leurs portes et les élèves s'inscrivent dans les écoles consolidées élémentaires, intermédiaires et secondaires. Cette importante consolidation permet d'améliorer la qualité de l'enseignement et de diversifier le programme d'étude.
À la fin des années 60, il y a aussi d'importantes transformations du côté de l'éducation post-secondaire. L'université catholique St-Dunstan et le collège Prince of Wales font place, en 1969, à l'Université de l'Ile-du-Prince-Édouard qui devient l'unique université provinciale dont le financement est en grande partie assuré par l'État. La même année, le Holland Collège, collège des arts appliqués et de technologie, est créé157. Ces deux institutions, en collaboration avec le ministère fédéral de l'Emploi et de la Main-d'œuvre, organisent un programme très diversifié d'éducation permanente et de recyclage.
Dans les communautés acadiennes, comme partout dans l'Ile, d'ailleurs, un plus grand intérêt se développe envers l'éducation depuis la venue des allocations familiales et des subsides gouvernementaux destinés à l'amélioration et à la construction des écoles. Cependant, des études faites au début des années 50 démontrent que les enfants acadiens quittent l'école trop tôt, le grand nombre entre la 6e et la 9e année158. À ce sujet, un comité de l'Association des instituteurs acadiens, nommé en 1950, pour faire une étude de l'enseignement du français dans les écoles acadiennes, recommande qu'une action soit prise en vue d'éveiller les parents à l'importance de l'éducation. Le rapport du comité disait, entre autres:
Notre premier problème sur lequel tous les autres dépendent est de réveiller nos gens et de leur faire voir l'importance d'envoyer leurs enfants à l'école.
Comment allons-nous le résoudre? Le seul moyen semble être une propagande intense non seulement par les instituteurs mais par le clergé, les sociétés et les gens qui connaissent la valeur de l'éducation. Pour se servir d'un terme pris du commerce, "Il faut leur vendre l'importance de l'éducation".159
Mais là ou le problème s'aggrave de plus en plus, c'est du côté de l'enseignement en français. Il y a toujours pénurie d'enseignants francophones compétents; de nombreuses écoles acadiennes doivent donc toujours employer des instituteurs et des institutrices anglophones. Le ministère de l'Éducation ne fournit pas non plus de programme à suivre pour l'enseignement du français. L'Association des instituteurs acadiens prend donc l'initiative et se nomme un comité pour en préparer un. Celui-ci est distribué aux écoles en 1952. Mais un problème majeur demeure: ce programme, bien défini, n'est pas intégré à celui du ministère de l'Éducation, donc les enseignants ne sont pas obligés de le suivre.
Sous un tel système, l'anglicisation est inévitable, surtout dans les milieux où l'ambiance anglaise prédomine. L'inspecteur Doiron le constate dans son rapport de 1956 lorsqu'il écrit:
D'année en année il devient extrêmement difficile de préserver la langue française dans notre province; il est d'ailleurs évident que le français est en train de perdre du terrain à une vitesse alarmante. Ceci est particulièrement désolant pour ceux d'entre nous qui sont fiers de nos origines françaises et qui désireraient conserver notre langue et les traditions françaises.
De plus en plus d'Acadiens abandonnent leur langue, tellement que dans plusieurs de nos grandes paroisses françaises, l'anglais est maintenant la langue régulièrement en usage, le français n'étant parlé que par quelques anciens. Notre seul espoir pour le futur réside donc au niveau des écoles où nous devons essayer d'enseigner le plus de français possible.160
La Société Saint-Thomas d'Aquin s'était elle aussi dotée d'un comité d'éducation au cours des années 40. Au départ, celui-ci est peu actif. En 1952, il est annexé à celui de l'Association des instituteurs acadiens afin d'éviter les doubles charges. Ce comité conjoint s'occupe du programme d'enseignement du français et organise les concours de français dans les écoles acadiennes. Quant à la Société elle-même, en plus de continuer son programme de prêts et de bourses, elle lance en 1953 un plan d'aide financière destinée tout spécialement à fournir des instituteurs et des institutrices bien entraînés aux écoles acadiennes. Parmi les conditions rattachées à l'octroi de ces prêts, la Société exige que l'étudiant s'engage à suivre en français des cours d'été en pédagogie161, Aussi, elle contribue toujours à l'établissement de bibliothèques scolaires françaises, participe financièrement aux concours de français et continue à abonner les écoles au journal L'Évangéline. Les dirigeants de la Société discutent également de la possibilité de fonder une école centrale française du niveau secondaire, pour pallier au manque d'éducation française. On veut surtout y attirer les garçons qui sont très peu nombreux dans les classes avancées162.
Ce projet ne s'est pas concrétisé comme tel, mais l'idée a mené à la création de l'École Régionale Évangéline, à Abram- Village, en 1960. Ainsi, les districts scolaires acadiens des paroisses de Mont-Carmel, de Baie-Egmont et de Wellington, sous le leadership du Père Jean-François Buote, d'Euclide Arsenault et d'Ulric Poirier, avec l'appui de plusieurs éducateurs de la région, se regroupent pour construire une des premières écoles régionales du niveau secondaire dans l'Ile. Étant située dans une région homogène française, cette école secondaire, tout en suivant le programme régulier anglais du ministère de l'Éducation de la province, avec, en surplus, un peu de grammaire et de littérature françaises, demeure une école ou règne l'ambiance française. De fait, l'administration et les activités scolaires se déroulent presque exclusivement en français.
La direction de l'école et une partie de l'enseignement sont confiées à des religieuses de la communauté acadienne Notre-Dame du Sacré-Cœur, de Moncton, arrivées à l'Ile l'année précédente pour y enseigner dans quelques écoles de la région. On leur demande spécifiquement de promouvoir le français et l'esprit chrétien, ce à quoi elles se consacrent pendant les quelque vingt années qu'elles œuvrent dans la province163.
À l'extérieur de la région Évangéline, les élèves acadiens fréquentent les différents "high schools" dont plusieurs sont établis à partir de 1960. Dans ceux-ci, c'est l'anglais qui règne et le français est enseigné seulement comme langue seconde.
Du côté de l'entraînement pédagogique du personnel enseignant, un développement heureux se produit en 1959 lorsque des bourses d'études sont créées pour des étudiantes acadiennes de l'Ile à l'école normale Notre-Dame-des-Flots, aux îles de la Madeleine, institution dirigée par les religieuses de la Congrégation de Notre-Dame. La supérieure du Couvent de Miscouche, Sœur Sainte-Charité (Éléosa Arsenault), prend l'initiative d'aller chercher ces bourses auxquelles sa congrégation, le ministère de l'Éducation du Québec et la Société Saint-Thomas d'Aquin contribuent164. Pendant une dizaine d'années, une trentaine d'étudiantes en profitent. Cela constitue un événement historique car pour la première fois les futures enseignantes acadiennes de l'Ile ont l'opportunité de faire leur cours pédagogique totalement en français. La plupart reviennent enseigner à l'Ile où plusieurs d'entre elles sont toujours à l'œuvre.
La création de l'École normale française du Nouveau-Brunswick, en 1969, sur Le campus de l'Université de Moncton, et depuis transformée en faculté d'Éducation, a été un point tournant dans l'éducation acadienne aux provinces Maritimes. Cette institution, qui offre une formation pédagogique de qualité en français,est accessible à tout étudiant intéressé.
En 1962, François-E. Doiron, inspecteur des écoles acadiennes depuis vingt-trois ans, se retire et J.-Albert G allant lui succède. Lors de sa première visite de 35 classes dites acadiennes, le nouvel inspecteur en trouve 17 où l'enseignement se fait totalement dans la langue anglaise. Il constate également que la connaissance de la langue française chez les élèves varie beaucoup d'une école à l'autre; il suggère donc que ces écoles soient divisées en deux sections avec des programmes de français différents. Sa suggestion est acceptée. Dans la section A, on regroupe les écoles acadiennes des paroisses de Baie-Egmont, de Mont-Carmel et de Wellington dans lesquelles on maintient un programme de français langue première. Et dans la section B, on réunit les écoles acadiennes des paroisses de Tignish, Palmer Road, Bloomfield, Miscouche, Rustico-Sud, Rustico-Nord et Hope River où le grand nombre des enfants ne parlent plus le français. Un programme de français langue seconde y est donc implanté même si, pour plusieurs élèves, le français demeure la langue maternelle165.
Quelques années plus tard, en 1966 plus précisément, une enquête menée au sein de toutes les écoles des sections A et B démontre que seulement 50.6% des élèves de descendance acadienne comprennent et parlent le français166.
Au cours des années 60, le ministère de l'Éducation se montre plus attentif que jamais au besoin d'éducation française chez les Acadiens. Le ministre de l'Éducation, Gordon Bennett, en annonçant des changements dans la politique de son ministère vis-à-vis l'éducation chez les Acadiens, déclare publiquement: "il n'y a pas d'insulaires de deuxième classe". Il ajoute: "les gens de cette province joignent leurs efforts à ceux des autres Canadiens de par tout le pays afin d'assurer que les Canadiens des deux groupes fondateurs puissent avoir accès à l'instruction dans leur langue maternelle là où la chose est réalisable"167. Cette nouvelle politique, qui indique une ouverture d'esprit, de compréhension et de bonne volonté, ne semble cependant viser que la région Évangéline où l'on augmente, peu à peu, la dose du français dans les programmes pédagogiques de la première à la douzième année.
Les écoles de la région Évangéline, regroupées depuis 1963 sous une seule commission scolaire, la première du genre à l'Ile, se méritent donc "officieusement" un statut particulier. On les considère écoles bilingues ou le français est enseigné comme langue première. Le ministère de l'Éducation reconnaît la particularité culturelle de la région et le rôle de premier plan que les écoles doivent jouer dans la conservation de la culture acadienne-française. Lorsque, en 1972, le gouvernement décide de consolider les centaines de petites commissions scolaires en grandes unités administratives, l'Unité scolaire Évangéline, à cause de sa situation particulière est laissée intacte. On la désigne Unité scolaire n° 5, où le français sera la langue d'administration.
La réorganisation du système scolaire de l'Ile a des effets divers sur l'éducation acadienne. D'une part, l'Unité scolaire Évangéline, comme nous venons de le voir, est protégée et tout est mis en œuvre afin d'assurer un enseignement de bonne qualité, en français. D'autre part, les écoles dites acadiennes des autres régions de l'Ile sont englobées dans les grandes unités scolaires; au fur et à mesure que les petites écoles ferment leurs portes, les élèves se dirigent vers des écoles consolidées où le seul programme français est celui du français langue seconde qui ne commence qu'en troisième année et parfois même seulement en septième année.
La réorganisation scolaire entraîne d'autres changements. Le poste d'inspecteur des écoles acadiennes disparaît pour être remplacé au sein du ministère de l'Éducation par le poste de consultant en enseignement du français. Les postes des surintendants sont maintenant rattachés aux unités scolaires; l'Unité scolaire Évangéline est donc dotée d'un surintendant francophone mais sa juridiction ne dépasse pas le territoire de l'Unité. Enfin, l'Association des instituteurs acadiens tient son dernier congrès annuel en 1971. La nouvelle organisation scolaire rend difficile la tenue de ces rencontres car tous les enseignants ne peuvent pas obtenir du surintendant de leur unité scolaire la permission de prendre congé de la classe pour y assister168. Les enseignants de l'Unité scolaire Évangéline forment donc, en 1975, leur propre organisation en vue de combler ce vide.
La situation linguistique et culturelle des Acadiens de l'Ile ne leur est pas particulière. L'histoire de tous les groupes canadiens-français à l'extérieur du Québec est marquée par des problèmes semblables à ceux vécus par les Acadiens insulaires. Même à l'échelle nationale, dans toutes les institutions gouvernementales, la part faite à la langue française et aux Canadiens français a toujours été très minime. Il faudra attendre les années 1960 avant que le gouvernement fédéral décide d'étudier le problème. Effectivement, il crée, en 1963, la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme qu'André Laurendeau et Davidson Dunton président conjointement. La Commission fait le tour du pays pour entendre les griefs, les commentaires et les suggestions des Canadiens. On se rend vite compte des flagrantes inégalités qui existent, de toutes parts, entre les Canadiens anglais et les Canadiens français, et du grand danger d'assimilation qui menace les Canadiens de langue française, spécifiquement ceux habitant à l'extérieur de la province de Québec.
L'heureux résultat du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton est l'adoption, en 1969, par le gouvernement canadien, de la loi sur les langues officielles. Suite à cette loi, le Secrétariat d'État établit divers programmes favorisant l'expansion du bilinguisme dans le pays. Ces programmes affectent la fonction publique, les arts et la culture, l'éducation et, enfin, les communautés minoritaires de langue officielle.
Ces nouveaux programmes ont des effets directs et immédiats sur la communauté acadienne de l'Ile. D'abord, le ministère de l'Éducation accède à d'importantes sources de financement pour l'enseignement du français langue première et langue seconde. D'autre part, le Secrétariat d'État reconnaît la Société Saint-Thomas d'Aquin comme l'organisme le plus représentatif des Acadiens de l'Ile. Il s'engage donc à lui verser des subventions, dans le cadre de son programme "Direction des groupes minoritaires de langue officielle", en vue de promouvoir la vie française dans la province. Le but de ce programme est d'aider les groupes minoritaires à participer collectivement aux phases d'identification de leurs problèmes, à s'impliquer directement dans les mécanismes de prises de décisions les affectant et à s'engager dans une action de développement vraiment communautaire169.
Grâce à ce programme, la Société Saint-Thomas d'Aquin, qui jusque-là ne fonctionne qu'à coups de bénévolat, a maintenant les moyens de mieux répondre au but global qu'on lui avait donné lors de sa fondation, soit le plein épanouissement de la vie française et acadienne à l'Ile-du-Prince-Édouard. Ainsi, à partir de 1970, elle se dote d'un personnel et d'un programme d'animation qui englobe les domaines culturel, communautaire, jeunesse, économique et, bien sûr, le secteur éducation. Ce dernier demeure un des plus importants car la Société reconnaît que la survivance de la langue française et de la culture acadienne à l'Ile-du-Prince-Édouard dépend, en grande partie, de l'éducation que les jeunes acadiens recevront. Avec son comité d'éducation, la Société travaille fort à convaincre la population acadienne, en particulier, et celle de l'Ile, en général, de l'importance de l'éducation française. On organise colloques, journées d'étude, enquêtes, campagnes de sensibilisation et de promotion, et autres activités dans le but d'encourager les parents acadiens à exiger une éducation française pour leurs enfants. En 1974, la Société Saint-Thomas d'Aquin convainc chaque unité scolaire à se prévaloir de l'aide financière du Secrétariat d'État et d'embaucher un coordonnateur de français. Ces nominations mènent à l'introduction du programme d'immersion française dans plusieurs écoles et à l'augmentation et à l'amélioration de l'enseignement du français langue seconde dans toutes les écoles de la province.
La Société rencontre, à plusieurs reprises, le premier ministre de la province et son ministre de l'Éducation afin de demander l'adoption d'une politique de l'enseignement du français langue première pour toutes les communautés acadiennes, et non seulement pour la région Évangéline. Suite à un important colloque sur l'éducation acadienne tenu à l'automne 1977, la Société demande au gouvernement de modifier la loi scolaire de façon à légaliser la création et l'existence d'écoles homogènes françaises, c'est-à-dire des écoles où la langue d'enseignement, de communication et d'administration serait le français et dans lesquelles un cours de qualité d'anglais langue seconde serait enseigné. La Société demande aussi l'établissement d'un bureau de l'enseignement en français au ministère de l'Éducation et d'un comité consultatif provincial d'enseignement du français"170. En mars 1979, la Société lance une pétition et recueille 2000 signatures pour appuyer ses demandes en matière d'éducation.
La S.S.T.A. lance d'autres projets qui touchent directement ou indirectement le domaine de l'éducation acadienne. Mentionnons, entre autres, le Camp culturel Tisou, le journal La Voix Acadienne et le "Projet d'histoire et de culture acadiennes". Le Camp culturel Tisou, fondé en 1971, regroupe chaque été des jeunes acadiens de par toute l'Ile pendant une période de deux semaines. En participant à diverses activités, ces jeunes ont l'occasion de découvrir et de vivre plusieurs aspects de leur culture, tout en apprenant du français. La Voix Acadienne voit le jour en 1975, mais ne devient hebdomadaire que l'année suivante. C'est le premier journal français publié à l'Ile depuis la disparition de L'Impartial en 1915. Enfin, en 1979, la Société met sur pied le "Projet d'histoire et de culture acadiennes" dans le but de produire du matériel scolaire pour l'enseignement de l'histoire et de la culture acadiennes dans les écoles de la province.
Grâce à l'action dynamique de la S.S.T.A., une lueur d'espoir semble se dégager du côté de l'éducation française chez les Acadiens de l'Ile, une éducation qui saura, croit-on fermement, mettre un frein à l'assimilation. Des développements récents laissent présager des jours meilleurs: les parents acadiens demandent de plus en plus l'instruction en français pour leurs enfants, et, en 1980, la loi scolaire est enfin amendée. Elle prévoit un programme d'éducation en français là où le nombre d'élèves de langue maternelle française le justifie. La même année, une école publique française ouvre ses portes à Charlottetown. Cet événement est précipité surtout par l'arrivée dans la capitale de fonctionnaires fédéraux francophones, suite au déménagement du ministère des Anciens combattants.
Par ailleurs, tout n'est pas acquis. Il reste encore un long chemin à parcourir avant que les Acadiens de l'Ile n'obtiennent un système d'éducation française fort et dynamique, instrument indispensable à leur survivance et à leur développement culturel et linguistique. De cela dépend l'avenir de la vie acadienne-française dans l'ancienne Ile Saint-Jean.
Nous tenons à remercier le Secrétariat d'État qui a subventionné la préparation de cette publication.
Merci également à Francine Desmeules et Patricia Baldwin pour leur aide au niveau de la recherche, et à Cécile Gallant, Léon Thériault, J.-Edmond Arsenault, Ian Robertson, J.-Albert Gallant et Francis Blanchard qui ont lu, corrigé et annoté notre texte.
Coordonnateur-recherchiste "Projet d'histoire et de culture acadiennes"
Georges Arsenault
Dactylographie
Mélanise Richard
Agathe Larocque
Dessins
Bernadette LeBlanc
Imprimerie
Williams & Crue Ltd.
Summerside, I.-P.-E.
La Société Saint-Thomas d'Aquin
C.P. 1330, Summerside,
Ile-du-Prince-Édouard
C1N 4K2
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