Des villages à la métropole : circuit de découverte
urbaine sur l'évolution de Montréal

Le vieux village de Saint-Henri vers 1870
Griffintown, le premier quartier industriel de Montréal en
1896
Des Villages à la métropole: une visite qui offre une exploration
de plus de 150 ans d'histoire montréalaise à travers révolution
des riches flancs du mont Royal, des quartiers populaires du Sud-Ouest et
du centre de la ville. Ces secteurs sont en effet particulièrement représentatifs
de la composition de la société montréalaise du milieu du 19e
siècle jusqu'au 20e siècle, depuis les villages ruraux
originels jusqu'à la métropole d'aujourd'hui. Le circuit débute
ainsi par le centre-ville, fruit des bouleversements urbains et sociaux des
années 60 à 80, et aborde le Mille carré doré, quartier
exclusif de la grande bourgeoisie canadienne des années 1850 jusqu'à
la crise. Après un détour par Westmount, quartier important de la
bourgeoisie actuelle, la visite se poursuit dans les quartiers industriels
et ouvriers parmi les plus typiques de Montréal: Saint-Henri, Petite-Bourgogne,
Pointe-Saint-Charles et Griffintown. Les pages qui suivent présentent
un bref historique de ces quartiers.
Centre-ville
Le centre-ville, tel que nous le connaissons aujourd'hui, est né dans
les années 60. Auparavant, ce secteur était composé de
divers quartiers, surtout résidentiels. Sa transformation s'amorce
au moment de la Révolution tranquille qui voit l'État québécois
effectuer un effort majeur de modernisation de ses institutions sociales
et économiques; elle correspond également à de profonds
changements dans l'économie montréalaise qui passe du statut
d'important centre de production industrielle à celui de centre
de services.
Les autorités municipales de Montréal entreprennent à leur
tour de moderniser la ville en se basant sur des analyses démographiques
qui prévoient, dans les années 60, une population de 7 millions
d'habitants pour Montréal et sa région en l'an 2 000! Pour desservir
cette future mégapole, elles envisagent un gigantesque centre-ville,
et donnent le feu vert à des milliers de démolitions pour faire
place aux développements prévus. Entre 1965 et 1975, plus de 30000
logements ont ainsi été détruits, souvent inutilement,
pour la construction d'édifices en hauteur, l'élargissement
de boulevards et la percée d'autoroutes.
À l'aube de l'an 2000, la grande région de Montréal n'a pourtant
encore que 3,2 millions d'habitants. C'est moins de la moitié de ce qui
était prévu! De vastes terrains de stationnement et des espaces
vacants, ainsi qu'un urbanisme soumis aux seules lois du marché témoignent
aujourd'hui de cette frénésie spéculative et de l'improvisation
du développement du centre-ville qui a perdu dans la tourmente
certains de ses plus beaux éléments patrimoniaux, remplacés
par une architecture aux qualités très inégales. Adopté
en 1992, le premier véritable plan d'urbanisme de Montréal tente
de donner au développement de la ville et de son centre une plus grande
cohérence et aux citoyens une plus grande prise sur les décisions.
Mais les vieilles habitudes ont la vie dure dans la politique municipale!
Golden Square Mile (ou Mille carré doré)
L'expression Golden Square Mile, secteur où vivait entre 1850 et 1920
l'essentiel de la grande bourgeoisie canadienne, désigne un quadrilatère
d'environ un mille carré situé entre les rues du Parc/Bleury, de
la Gauchetière et Atwater, et fermé au nord par le mont Royal. La
société de l'époque était extrêmement polarisée,
avec une gigantesque classe laborieuse d'un côté (agriculteurs,
ouvriers et domestiques), une très petite classe moyenne (membres des
professions libérales et petits commerçants) et une infime minorité
de riches: vers 1900, 70% de toutes les richesses canadiennes étaient
possédées par les familles vivant dans le Golden Square Mile. Ces
familles représentaient environ 0,5% de toute la population du
pays

Maison bourgeoise de la rue Sherbrooke en 1884
De 1760 à 1850, plusieurs familles commerçantes possèdent
des domaines dans ce milieu rural qui s'étend entre la ville fortifiée
(le Vieux-Montréal) et le mont Royal. Elles y ont leur terres, leur jardin
et leur villa campagnarde où elles viennent vivre l'été hors
des murs de la ville. Avec le temps, plusieurs domaines sont percés de
rues et subdivisés en lots, de sorte qu'après 1850, «s'il subsiste
encore de nombreuses fermes et vergers très productifs sur le site
du Mille carré doré, la superficie de terre en culture diminue plus
rapidement, jusqu'à donner à ce territoire un visage plus urbain
que rural»1. Après la disparition de la dernière ferme, ce
sont les terrains eux-mêmes qui voient diminuer leur superficie, et dès
le début du 20e siècle il ne reste plus guère que
des lots en pente pour bâtir. Les toutes dernières demeures unifamiliales
bourgeoises du secteur seront construites à la fin des années 1920.
Dès 1890, le sud du secteur commençait déjà à se
faire grignoter par l'actuel centre-ville (gare Windsor, commerces de la rue
Sainte-Catherine, etc.); aujourd'hui, «le centre-ville recouvre
presque entièrement le secteur correspondant au défunt Mille carré
doré»2, et les quelques demeures bourgeoises
qui ont survécu sont pour la plupart occupées par des corporations,
des consulats ou des institutions comme l'université McGill ou l'hôpital
Royal-Victoria.
Cette vie en vase clos menée au 19e siècle par la bourgeoisie
dans le Mille carré doré constituait une nouveauté dans le
paysage social: «pour la première fois les pauvres sont isolés
des riches. Car ces magnats s'éloignent de la cité comme si cette
ruche humaine n'était bonne qu'à leur assurer un plus grand confort
sur les pentes vierges et aérées du mont Royal»3. Pour les fils et les filles de la grande bourgeoisie, cette
période est la «Belle époque» parce qu'elle leur permet
de vivre dans un écrin de luxe et d'oisiveté. Mais l'absence de
mécanismes de redistribution et de réglementation a aussi fait de
cette époque l'âge d'or du capitalisme sauvage. «Les longues
heures de travail, les bas salaires, l'exploitation des femmes et des enfants
comme source de main-d'oeuvre à bon marché seront monnaie courante.
À Montréal comme ailleurs, l'une des plus importantes contributions
de l'âge victorien à la ville sera le taudis»4. Lorsque l'on regarde les somptueuses demeures au flanc du mont
Royal, il faut se rappeler que ces deux réalités sont intimement
liées.
Westmount
À partir de 1896, stimulée par une forte croissance économique
de Montréal et par un Mille carré doré déjà largement
développé, Westmount, petite localité champêtre
sur le flanc sud du mont Royal, reçoit un nombre croissant de familles
aisées. De 3 000 habitants en 1891, elle passe à 9 000 en 1901 et
à 15 000 en 1911. Cette ville reçoit en outre une bonne part des
familles qui quittent le Mille carré doré entre les deux guerres.
Westmount, à l'instar du vieux quartier du Mille carré, est
essentiellement canadienne-anglaise. Aujourd'hui cependant la ville de Westmount
affiche un visage beaucoup plus diversifié. Elle demeure une ville très
aisée - Westmount arrive au deuxième rang des villes riches
du Québec - mais ne contient plus, comme au début du siècle,
l'essentiel de la bourgeoisie canadienne. Cette dernière est aujourd'hui
également établie à travers le pays, dans les grands
centres de développement économique qui ont ravi sa suprématie
à Montréal. Même dans la région montréalaise, beaucoup
de villes comme Outremont, Ville Mont-Royal ou Hamptstead accueillent cette
bourgeoisie qui était autrefois concentrée à l'intérieur
d'un petit mille carré.
Saint-Henri
D'abord simple village de tanneurs et d'artisans du cuir dès le début
du 18e siècle, puis petite ville industrielle à partir
des années 1870, Saint-Henri est ensuite annexée par Montréal
en 1905 et devient un quartier de la ville.
C'est en 1875 que le village devient Ville Saint-Henri par sa fusion avec
trois autres villages nés de l'industrialisation et de l'activité
de promoteurs qui assuraient des exemptions de taxes de 20 ou 25 ans aux compagnies
qui y implantaient leurs usines et qui s'engageaient à embaucher
une main-d'oeuvre locale. Des quelques 5 000 habitants que compte Saint-Henri
à ce moment, on passe à 24 000 lors de l'annexion par Montréal
en 1905. Contrairement à certaines banlieues de l'époque qui
ont un caractère exclusivement ouvrier, Saint-Henri présente
un visage plus diversifié. Elle possède donc certaines rues ou places
aux maisons plus cossues identifiées à la petite bourgeoisie locale,
propriétaires de commerces, notaires, avocats et entrepreneurs plus ou
moins prospères. Ces demeures se distinguent des logements ouvriers principalement
par leur façade en pierre et une ornementation plus abondante. Saint-Henri
accueille de nombreuses usines qui ont fait la fortune de la grande bourgeoisie,
notamment la fabrique de machines à coudre William's, première usine
à bénéficier d'une exemption de taxes en 1879, la Merchant's
Cotton Co. établie en 1880, qui deviendra plus tard la Dominion Textile,
et l'Impérial Tobacco qui s'installe en 1906. Saint-Henri s'industrialise
ainsi une vingtaine d'années après Griffintown, le premier quartier
industriel de Montréal. Tout comme la Petite-Bourgogne et Pointe-Saint-Charles,
ce secteur bénéficie du chemin de fer qui le traverse à partir
de 1847 et surtout du canal de Lachine, axe de transport et source d'énergie
hydraulique, qui est inauguré en 1825.

Filature de lin en 1900
Saint-Henri, comme l'ensemble des quartiers du Sud-Ouest, a connu un déclin
économique. En effet, la désin-dustrialisation qui s'amorce après
la Deuxième Guerre mondiale frappe de plein fouet les vieux secteurs
industriels de la ville. Saint-Henri voit alors sa population chuter
dramatiquement: on évalue à 20 000 le nombre d'emplois perdus de
1951 à 1971 et à 30 000 le nombre de personnes qui ont quitté
le quartier. Les signes de ce déclin économique sont évidents
lorsqu'on observe la rue Saint-Ambroise aux usines placardées de panneaux
«À louer» ou la rue Notre-Dame, autrefois très active.
On voit aujourd'hui sur la «Dame» de nombreux commerces vacants,
des magasins «tout à 1$» et des prêteurs sur gage qui
témoignent de la pauvreté d'une grande partie de la population.
Mais les efforts tenaces d'un mouvement communautaire mobilisateur et
entreprenant tentent depuis plus de 30 ans de briser le cercle vicieux du
sous-développement économique et social.
Petite-Bourgogne

Fin des années 60, démolitions à la Petite-Bourgogne
Le quartier Petite-Bourgogne ne porte ce nom que depuis les années 1960:
du «village Delisle», à la ville puis au quartier de «Sainte-Cunégonde»,
les noms successifs du secteur témoignent de ses transformations. Le
lotissement des terres qui allaient former le village Delisle débute
en 1864. On y construit des logements ouvriers qui hébergent la main-d'oeuvre
employée dans les fabriques installées le long du canal de Lachine.
Ce village qui devient rapidement une ville industrielle se développe
en parallèle à Saint-Henri, grandissant toutefois un peu moins rapidement.
En 1905, Sainte-Cunégonde, tout comme Saint-Henri, est annexée par
Montréal. Certaines grandes entreprises ont marqué l'histoire
du quartier, comme par exemple la Brasserie Dow dont on peut encore
voir la haute cheminée et la Montréal Rolling Mills qui deviendra
plus tard la Stelco. Les gares Windsor et Bonaventure ont également influencé
le peuplement de ce secteur, notamment par rétablissement de la
première importante communauté noire montréalaise. En
effet, vers les années 1880, des travailleurs du rail américains,
dont les porteurs de bagages noirs (les «red caps»), commencent
à s'installer dans le faubourg Saint-Antoine et à Sainte-Cunégonde.
Faisant face à une discrimination quotidienne, cette communauté
s'est dotée de nombreuses organisations pour répondre aux
besoins essentiels, particulièrement dans les domaines du logement
ou encore de l'emploi. Par ailleurs, si Montréal est aujourd'hui
une grande ville de jazz, elle le doit d'abord et avant tout à cette
communauté qui a fondé de nombreux cabarets où venaient
jouer les plus grands artistes de jazz d'Amérique.
Le quartier a considérablement changé avec la désindu-strialisation
des abords du canal qui a été fermé dans les années 60
et surtout suite à l'opération de «rénovation urbaine»
décrétée par l'administration municipale de Jean Drapeau à
la fin des années 1960. Cette vaste opération de réaménagement
urbain visait à assurer l'extension du centre-ville en prenant prétexte
des piètres conditions de logement de cette zone dite «grise».
En fait, le «bull-dozage» de ce quartier a surtout satisfait l'appétit
de promoteurs immobiliers qui en ont profité pour construire des
résidences pour une population plus aisée aux portes du centre-ville.
Le quartier a ainsi été démoli au 2/3 et 3/4 de la population
a été déplacée. Malgré la résistance de la population,
les conséquences de ce bouleversement sont majeures: un important stock
de logements à prix modiques détruits mais non remplacés
en totalité, le déplacement douloureux d'une population muselée
par les autorités, la destruction d'une partie de la vie communautaire
et la perte d'un riche patrimoine architectural populaire. Aujourd'hui
les citoyens, notamment par le biais de la Coalition de la Petite Bourgogne
en santé, travaillent à reconstituer le tissu social bouleversé,
à rebâtir les solidarités sociales entre groupes ethniques,
entre anciens et nouveaux résidents, à améliorer les conditions
socio-économiques du quartier et à le doter d'équipements collectifs.
Pointe-Saint-Charles
Pointe-Saint-Charles a beaucoup de points communs avec les deux quartiers
précédents. Son industrialisation est encore une fois due à
son emplacement - le quartier borde le sud du canal de Lachine - et à
son lien avec le réseau de chemin de fer.
Le canal de Lachine et la raffinerie de sucre Redpath en 1897
Dès ses débuts, le quartier accueille une forte population immigrante,
notamment irlandaise, qui va côtoyer les Canadiens français partis
des campagnes pour les usines de la ville. Ces Irlandais, dont les descendants
sont encore nombreux dans le quartier, sont issus de la grande migration provoquée
par la terrible famine d'Irlande du milieu du 19e siècle.
De grandes compagnies, dont le Grand Trunk qui y installe ses ateliers ferroviaires
en 1856 et la Northern Electric qui emploie près de 9 000 ouvriers en
1940, ont forgé l'histoire de la Pointe. Depuis les années 60, la
plupart de ces compagnies ont disparu, déménagées ou fermées,
ou ont réduit considérablement leurs activités. Elles ont cependant
laissé beaucoup de traces: par exemple, les usines désaffectées,
notamment celle de la Redpath Sugar, ou encore les anciens terrains industriels
contaminés! La relance économique de ce secteur, lourdement
frappé par la désindustrialisation, pose ainsi tout un défi
aux citoyens qui veulent continuer à vivre et à travailler dans
un quartier auquel ils manifestent un profond et tenace sentiment d'appartenance.
Dès les années 1960, le milieu communautaire développe des
initiatives originales pour faire face aux conséquences du sous-développement
économique et social. Ainsi la première clinique communautaire
est mise sur pied en 1968. Entièrement gérée par les habitants
du quartier, elle veut répondre aux besoins d'une population dont les
conditions de santé sont affectées par la pauvreté. C'est ce
modèle qui inspirera le gouvernement québécois pour la création
des CLSC. Autres initiatives: l'ouverture du Carrefour d'éducation
populaire en 1967 pour alphabétiser la population adulte sous-scolarisée,
des coopératives d'habitation pour protéger de la spéculation
les stocks de logements à prix modiques, des comptoirs alimentaires,
des garderies populaires, etc.
De plus, depuis une dizaine d'années déjà et à l'initiative
des citoyens de Pointe-Saint-Charles, les quartiers du secteur du canal de
Lachine ont élaboré et mis en oeuvre un plan de relance économique
et sociale du Sud-Ouest en s'appuyant sur un partenariat entre les milieux
communautaire, syndical, institutionnel et des affaires. L'organisme
de coordination de ces efforts, le Regroupement pour la relance économique
et sociale du Sud-Ouest (RÉSO) tente actuellement d'établir des
stratégies alternatives de développement durable centrées sur
les besoins des personnes et de la communauté.
Griffintown
Développé à partir du vieux faubourg des Récollets du
18e siècle, à l'ouest du Vieux-Montréal, le quartier du Griffintown
attire les premiers établissements industriels montréalais (savonneries,
briqueteries, brasseries, abattoirs et chantiers navals). Il devient
un des secteurs les plus densément peuplés parmi les villes de l'Empire
britannique, mais aussi un des plus insalubres, où les taux de
mortalité, de mortalité infantile en particulier, sont parmi les
plus élevés des villes du monde! En 1897, Herbert Brown Ames (1863-1954),
industriel et philanthrope, publie une enquête sociologique, The City
Below The Hill, qui décrit les difficiles conditions de vie et de
logement des ouvriers du Griffintown. C'est grâce au mouvement réformiste
dont Ames fait partie, au mouvement ouvrier et au mouvement féministe
qui se développent à la fin du 19e siècle que se mettent en
place les premières mesures sociales et urbaines qui vont tenter d'améliorer
les conditions de vie et de travail déplorables de la classe ouvrière
montréalaise.
Aujourd'hui, le Griffintown n'existe plus comme quartier résidentiel.
L'église Sainte-Anne a été détruite, l'autoroute Bonaventure
et les stationnements du centre-ville ont remplacé les habitations
ouvrières. Seules de vieilles écuries de la rue Ottawa et la silhouette
d'une usine à gaz de 1859 rappellent ce qui fut le premier secteur industriel
de la ville et du Canada. Pourtant, aux portes du Vieux-Montréal, une
partie de ce secteur semble promis à un nouveau développement: d'anciennes
usines désaffectées abritent des organismes culturels; la Ville
de Montréal et le gouvernement du Québec tentent également
d'y attirer des entreprises à l'aide d'alléchantes mesures de soutien
à l'emploi dans le domaine du multimédia.
Les étapes du développement de montréal
Le comptoir commercial (1642-1760)

Plusieurs facteurs expliquent l'accession de Montréal au statut de grande
ville d'Amérique du Nord. La grande plaine qui entoure Montréal
possède les terres les plus fertiles du Québec. Cette région
était donc destinée à devenir un important bassin de population
justifiant une grande ville pour le desservir. Montréal est également
située au confluent de plusieurs rivières (rivière des
Outaouais, fleuve Saint-Laurent en provenance des Grands Lacs, rivière
Richelieu). Aux débuts de la colonie elle était donc très bien
située pour jouer un rôle de comptoir commercial majeur, la navigation
étant le moyen de transport le plus efficace. Ville-Marie recevait les
fourrures descendues des territoires de trappe le long des rivières,
et servait de transit aux marchandises européennes, échangées
contre ces fourrures.
Mais l'avantage le plus important de Montréal, celui qui va lui permettre
de devenir et de rester longtemps la métropole commerciale et industrielle
du Canada, est sans aucun doute le fait qu'elle est située à un
point de rupture majeur dans la navigation. En effet jusqu'en 1959 les rapides
de Lachine sur le fleuve, en amont de la ville, forceront le transbordement
des marchandises à Montréal. Ceci reste vrai même après
le creusement du canal de Lachine vers 1825, car seuls de petits navires pouvaient
y circuler. Or le Saint-Laurent est le seul grand fleuve débouchant sur
la façade est du continent nord-américain et ce cours d'eau donne
accès aux Grands Lacs, c'est-à-dire à ce qui deviendra
l'une des régions les plus peuplées et les plus industrialisées
du monde. La présence des rapides prédispose donc Montréal
à devenir un grand centre portuaire, fonction qu'elle gardera jusqu'en
1959, année de l'ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent. À
partir de ce moment, les grands navires n'auront plus à s'arrêter
à Montréal et la ville perdra progressivement son importance en
tant que grand centre portuaire.
Ces atouts géographiques sont donc en grande partie à l'origine
du succès de la «folle entreprise» des colons de la société
Notre-Dame qui vinrent fonder Ville-Marie en 1642
Prélude à l'industrialisation (1760-1850)
L'industrialisation de la région montréalaise débutera vers
les années 1840-1850. La croissance de Montréal, qui avait été
jusqu'alors fort lente, deviendra alors plus rapide et les terres situées
près de la ville seront les unes après les autres soustraites à
l'agriculture. Avec le tramway dans l'avant-guerre et l'automobile après
1945, cette expansion connaîtra un nouvel essor, et débutera ce
qu'on a appelé l'étalement urbain, un phénomène typiquement
nord-américain.
Dans ce contexte, les années 1760-1850 apparaissent comme une période
de gestation des changements à venir. Deux processus retiennent l'attention.
D'abord, après la conquête de la Nouvelle-France par l'Angleterre
en 1760, la bourgeoisie montréalaise se diversifie, comptant un nombre
croissant d'anglophones (écossais, anglais et américains), lesquels
joueront un rôle capital dans l'industrialisation. En second lieu,
quelques investissements stratégiques sont réalisés qui vont
procurer à Montréal des avantages supplémentaires dans sa lutte
pour la suprématie, et qui la positionnent avantageusement pour
le boom industriel qui se prépare.

Le port de Montréal en 1875

Le canal de Lachine à l'écluse Saint-Gabriel en 1912
Le premier de ces investissements stratégiques est le creusement du
canal de Lachine entre 1821 et 1825. S'il permet à de petits navires
de contourner les rapides de Lachine grâce à son système d'écluses,
ce canal permettra aussi l'établissement des premières usines
du Canada à partir de 1840 grâce à l'énergie hydraulique
qu'il leur procure.
Vers 1830, sont aussi construits dans le port des quais permanents
qui, en permettant l'accostage des navires, faciliteront de beaucoup le transbordement
des marchandises.
Enfin le creusement d'un chenal entre Québec et Montréal permettra
aux navires océaniques de venir en plus grand nombre jusqu'à Montréal,
détournant ainsi de Québec une bonne part de ses accostages annuels.
Ces travaux, comme ceux qui suivront, sont l'oeuvre de la bourgeoisie montréalaise
qui désire ainsi s'assurer une plus grande prospérité. Localisée
géographiquement, ancrée dans un territoire, elle est dans une certaine
mesure en concurrence avec les bourgeoisies des autres grandes villes
du nord-est des États-Unis et de l'Amérique du Nord britannique
(d'où ces investissements d'infrastructure et la création
d'organismes comme le Montréal Board of Trade et la Banque de Montréal).
S'il est vrai que ces grands travaux préparent Montréal au décollage
industriel des années 1840-1850, il demeure que ce sont surtout ceux
réalisés après 1850 qui donneront à cette industrialisation
une ampleur vraiment importante. Mentionnons ici l'élargissement à
deux reprises du canal de Lachine (1844 et 1875). Mentionnons également
la construction au début du 20e siècle du port
tel que nous le connaissons aujourd'hui, avec ses grands quais et jetées,
ses silos à grain, ses entrepôts. Mentionnons enfin et surtout la
construction du réseau continental de chemins de fer à partir des
années 1850, réseau dont Montréal sera l'un des points nodaux.
Jusqu'à l'arrivée du moteur à explosion qui permettra le transport
par camion (grâce au pavage préalable des routes), le chemin
de fer sera le seul concurrent sérieux du transport maritime.
À l'avantage initial d'être située au confluent de voies d'eau
importantes, Montréal ajoute donc l'avantage d'être le point de
rencontre des voies ferrées de tout l'est du Canada et des États-Unis.
Les principaux axes de ce réseau sont celui du Canadien Pacifique (Montréal-Vancouver)
et ceux du Grand Tronc qui se rendent à Toronto et surtout à Portland
au Maine. Cette ville devient ainsi dès 1853 le «port d'hiver»
de Montréal qui est dès lors délivrée de l'inconvénient
de voir son fleuve gelé 5 mois par année.
Malgré cette préparation à l'industrialisation, Montréal
reste avant tout, jusque vers 1850, une ville commerciale, centrée
sur l'import-export et l'artisanat. En effet pendant cette période «Montréal
importe les produits manufacturés destinés à la population
rurale et exporte le blé, et les autres denrées agricoles que celle-ci
produit»5. Ajoutons à cela le commerce des fourrures, qui reste
florissant jusque vers 1825. Ces activités commerciales permettront à
la bourgeoisie montréalaise de réunir les capitaux qui seront
ensuite investis dans la production industrielle.
Sur le plan du développement urbain, la cité déborde maintenant
le coteau Saint-Louis, que traverse en son centre la rue Notre-Dame. De petits
faubourgs se sont créés hors des enceintes de cette vieille ville
à l'est, à l'ouest et au nord dans l'axe de la rue Saint-Laurent,
que vient grossir à partir de 1830 une population immigrante de plus
en plus nombreuse.

De l'artisan à l'ouvrier
L'industrialisation (1870-1960)
Bien que la révolution industrielle ait débuté vers 1780 en
Angleterre, il faudra attendre les années 1850 avant que les premières
fabriques de la colonie ne soient établies à Montréal, sans
guère de retard toutefois sur l'Europe continentale. Leur zone
de prédilection est alors les abords du canal de Lachine, qui permet
le transport des marchandises jusqu'aux portes des entreprises, et fournit
l'énergie nécessaire pour faire tourner les roues à aube (les
sept écluses du canal totalisent près de 14 mètres de dénivellation).
Certaines grandes fabriques, comme la Montréal Rolling Mills Company,
fondée en 1868 dans l'actuel quartier Petite-Bourgogne, possèdent
un moteur à vapeur. Cette compagnie fabriquait des clous, outils, tuyaux,
etc., à partir de fer importé. Vers 1855, le moulin Ogilvy de Pointe-Saint-Charles
recourt pour sa part à deux forces motrices: une roue à aube et
un moteur à vapeur.

Logement ouvrier à la fin du 19e siècle
Après avoir occupé les abords immédiats du vieux port, l'industrie
s'installe plus à l'ouest à Sainte-Cunégonde, à Saint-Henri,
à Pointe-Saint-Charles et à Lachine. Vers l'est, des manufactures
s'installent dans le quartier Sainte-Marie et à Hochelaga, qui sont desservis
par le port et la voie du CP. Hormis les ateliers de matériel roulant
du Grand Trunk et du CP et quelques fonderies, l'industrie montréalaise
est alors surtout concentrée dans l'industrie légère: alimentation
(brasseries, meuneries, boulangeries, raffineries de sucre, biscuiteries,
salaisons, abattoirs), habillement (textile, vêtement), chaussure.
En 1892, le tramway électrique fait son apparition dans les rues de
Montréal, desservant des zones aussi éloignées que Lachine,
Sault-au-Récollet, Cartierville et Bout-de-l'île. Seule la bourgeoisie
qui avait les moyens d'entretenir des équipages pouvait jusque-là
se permettre de vivre à l'écart de la cité commerciale et industrielle.
Le tramway, première forme de transport en commun, économique,
rapide et fiable, va changer cela. À partir de ce moment, des ouvriers
vont pouvoir s'installer un peu à l'écart des premiers quartiers
industriels surpeuplés et à l'air pollué. Ainsi se développe
Verdun, banlieue ouvrière et, chose nouvelle à l'époque, presque
exclusivement résidentielle. De 296 habitants en 1891, elle passe à
12 000 en 1911 et à 60 000 en 1931.
Si aujourd'hui nous retournons sur les lieux de la première industrialisation
de Montréal, nous voyons qu'il ne reste de cette époque que quelques
bâtiments abandonnés ou affectés à d'autres usages, et
que le canal de Lachine lui-même est maintenant aménagé en
parc linéaire, sillonné d'une piste cyclable. Dans les quartiers
qui le longent, Pointe-Saint-Charles, Saint-Henri, Petite-Bourgogne, la population
connaît des taux de chômage voisinant les 20%. Pourquoi de si profonds
changements?
La désindustrialisation (à partir des années 1960)
Depuis le milieu des années 60, Montréal est entrée dans une
phase de recul de l'emploi industriel. Quatre grandes causes peuvent être
invoquées pour expliquer ce phénomène. D'abord les anciennes
zones d'infrastructure (voies ferrées, canal), qui avaient constitué
un avantage pour Montréal et ses vieux quartiers ouvriers du 19e
siècle, ont cessé depuis longtemps d'attirer les investisseurs.
Aujourd'hui on construit davantage en bordure des autoroutes et dans les parcs
industriels de la périphérie. De plus Montréal qui a perdu
son titre de métropole industrielle du Canada depuis plusieurs décennies
se fait dès lors ravir une part croissante des investissements.
En second lieu, contrairement à l'industrialisation du 19e
siècle en Amérique qui s'était concentrée principalement
au nord-est du continent, tournée vers l'Europe, l'implantation
actuelle des zones industrielles se fait sur la côte ouest du continent.
Tournée vers l'Asie, cette nouvelle industrialisation (d'ailleurs
génératrice de peu d'emplois car fortement automatisée)
ne profite guère aux vieilles villes industrielles du nord-est
(dont Montréal). L'ouverture de la voie maritime du Saint-Laurent, en
donnant un accès direct du transport maritime à la région des
Grands Lacs, va également détourner les investissements industriel
vers le centre du pays.

Démolition de l'église Saint-Henri en 1969
En troisième lieu, évoquons l'impulsion formidable donnée
à la productivité du travail par l'automatisation de la production,
la bureautique, la télématique. À la place de la société
de loisirs qui devait en découler, on observe plutôt l'émergence
d'une société où la répartition du travail salarié
est inégal, certains travaillant trop alors que d'autres ne travaillent
plus mais ont à peine les moyens de survivre, cet écart de revenus
créant aussi un fossé qui s'approfondit entre les classes
sociales.
Une dernière cause de la désindustrialisation est la crise de l'emploi,
celle qui frappe tous les pays d'Europe occidentale et d'Amérique
du Nord: c'est la «délocalisation» de la production, qui est
elle-même une des facettes de la mondialisation de l'économie. On
assiste en effet au transfert de la production de plusieurs secteurs
économiques vers des pays où la main-d'oeuvre coûte beaucoup
moins cher (Asie et Amérique latine principalement) et où les mesures
sociales sont pratiquement inexistantes, d'où la perte progressive d'emplois
industriels dans les pays du «Nord» et à Montréal en particulier.
Le Montréal d'aujourd'hui
A l'aube du 21e siècle, Montréal atteint le million d'habitants,
au coeur d'une vaste agglomération de plus de 3 millions de personnes.
Montréal n'est plus la métropole du Canada mais elle demeure le
centre culturel et économique le plus important du Québec.
Le visage de la ville centrale apparaît cassé en deux, à l'image
des inégalités sociales qui s'accroissent. Les richesses du
centre-ville, qui se développe en se densifiant, côtoient la pauvreté
grandissante des quartiers touchés par la désindustrialisation,
alors que se développent les couronnes de banlieues plus nanties dont
la croissance étalée provoque des coûts environnementaux et
sociaux considérables. Dans les quartiers anciens, les nouveaux défis
s'appellent relance de l'emploi, intégration des communautés
culturelles issues de la nouvelle immigration, remise en état ou construction
de logements accessibles, lutte à la pollution, etc. Sur le plan économique,
l'apparition d'une solide expertise dans le domaine des nouvelles technologies
permet d'entrevoir un développement important mais nécessite des
efforts majeurs de formation et de recyclage de la main-d'oeuvre.
Le laisser-faire urbain, l'improvisation du développement économique,
la dilapidation du patrimoine bâti et leurs conséquences sur
la qualité de vie des Montréalais ont suscité une prise de
conscience collective. À partir de la fin des années 60, une multitude
d'initiatives communautaires se sont développées et se traduisent
aujourd'hui par une plus grande vigilance des citoyennes et des citoyens dans
les affaires de la cité, le développement économique local,
la protection des milieux de vie et celle du patrimoine urbain.
Depuis longtemps ville cosmopolite où, tout à la fois, se mêlent
et se confrontent des valeurs de plus en plus diversifiées, Montréal
peut s'appuyer sur son riche passé d'initiatives communautaires
pour affronter l'avenir: les Montréalaises et les Montréalais sont
loin d'avoir épuisé leurs réserves d'innovation et de solidarité.

Collectif L'autre Montréal. 2000 est, boulevard Saint-Joseph, Montréal
(Québec) H2H 1 E4 Téléphone: (514) 521-7802 Fax: (514) 521-5246
Courriel: autrmtl@cam.org Site internet: http://www.cam.org/~autrmtl/