Mémoire du ROCAJQ, aux séances publiques sur la révision globale de la Loi des jeunes contrevenants (étape II)
Avril 1996
Rédaction: Jacques Pector Révision: Marc-André Houle et Sylvie Gagnon
B. Situation actuelle de la délinquance juvénile au Québec
I. Ce qu'est l'adolescence et la nature de la crise de génération actuelle
Le Regroupement des organismes communautaires autonomes jeunesse du Québec vous soumet avec plaisir ce document qui, nous l'espérons, contribuera à ce débat sur la révisions globale de la loi des jeunes contrevenants.
En 1991, le Regroupement des organismes communautaires jeunesse du Montréal Métropolitain se donne des assises provinciales pour devenir le ROCAJQ. Vingt-six (26) ressources communautaires jeunesse composent le regroupement. Elles rejoignent des jeunes âgés de cinq (5) ans jusqu'aux jeunes adultes. Les champs d'action sociale des groupes membres sont diversifiés: les pratiques vont du soutien aux initiatives des jeunes exclus-es du marché du travail, au travail de rue pour rejoindre les jeunes prostitué-es et toxicomanes en passant par des ateliers d'animation sur les droits des jeunes et la connaissance des lois ( loi des jeunes contrevenants, loi de la protection de la jeunesse, loi de l'aide sociale). En fait, ils travaillent, chacun à leur façon sur les multiples réalités socio-économiques et culturelles qui touchent les jeunes. Au regroupement cette année, un des dossiers qui a été priorisé est celui de la loi des jeunes contrevenants.
De nombreuses recherches sur la délinquance juvénile contredisent l'idée d'une montée de la délinquance en général. Le dernier rapport du Conseil permanent de la jeunesse souligne le flou conceptuel qui entoure la notion de délinquance juvénile. 1Le rapport reprend l'idée de Leblanc et Fréchette de deux grandes catégories de délinquance. La première est appelée "délinquance commune", (elle concerne 90% des délits commis par les jeunes). Elle se caractérise par des délits mineurs, commis en nombre limité, qui n'entraînent pas généralement leur judiciarisation et dont la manifestation s'estompe avec la fin de l'adolescence. Même si une telle forme de délinquance est nuisible à la société, elle doit, selon Leblanc et Fréchette, faire l'objet d'une certaine tolérance puisqu'elle s'inscrit dans le développement des individus et n'a de conséquences graves ni pour eux-mêmes ni pour la société. La seconde catégorie de délinquance, la distinctive (selon la terminologie des auteurs), soulève davantage l'inquiétude. Elle concerne un groupe limité de jeunes et se caractérise par des délits assez graves et persistants. 2
En bref, le rapport du Conseil Permanent de la Jeunesse souligne quelques constats qu'il nous semble intéressant de souligner. Les jeunes représentent une faible part (23,5%) de la population des délinquants comparativement aux adultes (76,5%). Cette situation est due au faible poids démographique des 12-17 ans. Lorsqu'on tient compte du poids des contrevenants dans leurs populations respectives de jeunes et d'adultes, comme dans tous les pays occidentaux, le taux de délinquance chez les 12-17 ans est proportionnellement le double de celui de la population adulte, c'est-à-dire 6% contre 3%. Selon le rapport du Conseil Permanent de la Jeunesse, il s'agit d'un constat que les experts en criminologie effectuent pour l'ensemble des pays occidentaux: les comportements délinquants sont toujours plus élevés chez les jeunes, elle atteint un sommet entre 20 et 34 ans pour diminuer par la suite. Le Canada ne fait pas exception, les tranches d'âge 18-24 ans (plus de 25%) et 25-34 ans (au-delà de 30 %) dominent les autres tranches d'âges en ce qui a trait au pourcentage de contrevenants.
Ce sont les crimes contre les biens qui constituent la majorité des délits commis par les délinquants de tous âges. Cependant, les auteurs de crimes de violence sont proportionnellement plus nombreux chez les adultes que chez les adolescents (21.6% contre 13.5% chez les mineur(e)s). Pour le Québec, 68,6% des crimes commis par des jeunes contrevenants sont des crimes contre des biens, comparativement à 3,5% qui sont des crimes contre la personne. En comparaison, 21,6% des crimes commis par des adultes sont des crimes de violence et 33,6% sont des crimes contre des biens.
Le rapport a évalué l'évolution de la criminalité juvénile selon les statistiques policières et selon les données de la victimisation afin d'élucider la question de la recrudescence ou non de la criminalité et de la violence chez les adolescent(e)s. Le rapport conclut que la criminalité juvénile réelle n'a pas augmenté de façon sensible au cours des dernières années. Toutefois, les enquêtes de victimisation suggèrent une légère augmentation du nombre de victimes de voies de fait parmi les jeunes de 15 à 24 ans. Par contre, les crimes de violences graves ne représentent que 3% de la délinquance commise par des adolescent(e)s. Sur la scène internationale, Leblanc 3 mentionne que le taux de délinquance enregistré au Québec se situe entre celui des États-Unis, le plus élevé et ceux de la Suisse et du Japon, les plus bas, soit au même niveau que les pays d'Europe occidentale.
Le rapport souligne au sujet du phénomène de gangs quelques éléments: s'il n'y a pas d'évidence d'augmentation du nombre de gangs sur le territoire québécois, les groupes existants sont plus visibles que par le passé et plus actifs dans les quartiers urbains marqués par la pauvreté. D'ailleurs, le rapport ajoute que la pauvreté et le manque de mécanismes d'intégration des nouveaux arrivants est propice à l'émergence de l'intolérance et de la délinquance. Il insiste également sur la question du traitement médiatique "à sensation". Ce traitement est souvent vécu par les jeunes, même non marginaux, comme contraire à la réalité telle qu'eux-mêmes la perçoivent d'une pan, et comme une atteinte à leur dignité, d'autre part. L'écart entre les représentations adultes médiatisées et les perceptions des jeunes est une donnée symbolique importante, les adolescents étant très sensibles à leur "image" sociale.
Un autre des grands mérites de ce rapport est de développer sa deuxième partie sur un des versants les plus douloureux de la violence chez les jeunes et maintes fois exprimés par l'ensemble des organismes communautaires jeunesse, c'est-à-dire la violence des jeunes tournée vers eux-mêmes: le suicide. Statistiquement, le suicide chez les jeunes a fortement augmenté entre 1970 et 1980 pour poursuivre une hausse plus modérée et continue jusqu'à aujourd'hui. De plus, le suicide ne cesse de "rajeunir" (10-14 ans). Au milieu des années 80, le suicide a détrôné les accidents de la route à titre de première cause de décès chez les 15-29 ans.
Le suicide est un phénomène social bien symbolique de la dérive de la crise de la jeunesse dans le monde occidental. Cette réalité est interprétée par plusieurs penseurs comme un des nombreux signes de la désaffection pour ne pas dire de l'exclusion des institutions: fugues de la famille, décrochage scolaire, petite délinquance, phénomènes de bandes, etc.
L'auteur Tony Anatrella insiste sur les mutations des processus d'identification à l'adolescence, renforcées actuellement par la non-place sociale et les différentes formes d'exclusion des jeunes de la vie publique. L'auteur y voit une explication de la dépression chez les adolescents. Une situation où la non-réussite, le non-accomplissement de soi, la non-reconnaissance et le non-fonctionnement dominent. "L'évolution rapide des rapports sociaux, des techniques, des modes de vie, ébranle ce pilier majeur de l'ordre social qu'est le principe paternel." 4Et encore, "Le vide subjectif des adolescents traduit le désinvestissements des images parentales mais aussi un défaut de symbolisation conduisant à la dépression." 5Enfin, on assiste actuellement à un refus de la maturité adulte et au triomphe du modèle jeune dans notre société (6On peut parler dès lors d'un processus d'identification qui se trouve inversé, voire même brouillé. Cette adolescence semble s'allonger dans une période de post-adolescence de plus en plus longue (25-30 ans). De nombreux points de vue convergent pour souligner la grande complexité des phénomènes sociaux et culturels touchant les adolescents. (Voir à ce sujet l'annexe II intitulée "Ce qu'est l'adolescence et la nature de la crise de générations actuelle").
Les années 80 marquent le passage d'une petite délinquance de révolte comme affirmation de soi contre toutes les formes d'autorité à une délinquance d'exclusion beaucoup plus radicale (ex.: le décrochage scolaire).
Il nous apparaît opportun de constamment réaffirmer le jeune comme sujet de droit pour renforcer sa personnalité juridique dans une perspective éducative et non pas répressive et veiller continuellement au respect de l'esprit de la loi des jeunes contrevenants au moment de son application par l'ensemble des intervenants.7 Dans cette optique, nous nous opposons à un durcissement de la loi des jeunes contrevenants. On voit bien ici que la crise pubertaire d'adolescence relève bien de la responsabilité collective et que répondre à la délinquance juvénile par un renforcement pénal n'a pas de sens. Le renvoi aux tribunaux adultes est en fait une négation de l'état d'adolescent. On réagit comme s'il s'agissait d'échecs individuels.
Que ce soit dans le cas de la violence dirigée vers les autres ou celle tournée contre soi, la tension chez l'adolescent-e entre un passé (nostalgique) et un futur (incertain) est une des façons d'expliquer le radicalisme et la non-médiation de leurs actes.
Nous aimerions aider à faire un portrait de ce qu'est l'adolescence et la nature de la crise de génération actuelle en citant des passages de la conférence du fondateur de la socio-psychanalyse, Gérard Mendel, lors du colloque international "Une génération sans Nom (ni oui!) 8. Le conférencier mettait de l'avant quatre phénomènes pour caractériser les mutations sociales actuelles:
4- Le quatrième phénomène est peut-être moins banal: dans les pays développés, ledéveloppement d'une société de masse dans laquelle nous vivons mais dont on est extrêmementloin d'avoir pris la mesure, se marque dans la vie par cette démographie scolaire etuniversitaire, par la communication de niasse et autres phénomènes politiques. La sociologie demasse signifie que ce que l'on nommait naguère les élites, les notables qui faisaient l'histoire àeux seuls et qui représentaient le modèle culturel pour l'ensemble de la société, n'existe plus.Aujourd'hui tout est devenu confus, mélangé, incertain. Les classes sociales continuent d'exister mais elles sont devenues plus difficiles à délimiter. Il n'y a plus, pour tous et chacun, un modèle de vie, de projet de vie défini.
Dans une société en mutation rapide, comme la nôtre, avec des parents eux-mêmes en désarroi, il est compréhensif que la transmission inter-générationnelle soit incomplète. C'est ce que Mendel appelle la crise de génération et non plus simple conflit de génération. La personnalité de l'enfant et de l'adolescent, qui devrait remplie des images parentales et des normes sociales, se trouve en partie incomplète. Plus exactement, les pulsions et les fantasmes les plus archaïques de la psychologie de l'enfant ne vont plus être élaborées suffisamment.
L'adolescence est souvent définie comme une période de transition et de passage de l'enfance à l'adulte avec des changements de comportements, de droits, d'interdits, d'autorisation : prohibition des conduites d'enfants et permission de conduites adultes. C'est un travail de deuil à travers le passage d'une situation connue à une situation non familière, non encore différenciée. L'adolescent est confronté aux contradictions culturelles du monde adulte qui valorisent les héros réalisant des exploits au-delà des limites du possible et en même temps invitant les adolescents à garder les deux pieds sur terre. Selon K. Lewin, c'est la situation de l'individu marginal, placé à l'intersection de deux groupes dans une sorte de "no man's land" social, un "entre-deux" groupai, conséquence de l'organisation des société selon les âges. Pour Lewin, les groupes marginaux constituent une "adolescence permanente". Et si l'initiation sociale est la transmission d'un savoir que les adultes possèdent, elle perd de son importance dans les sociétés modernes marquées par un changement permanent où l'initié n'apprend rien : l'intériorisation de l'obligation morale n'a plus sa valeur attractive en terme de capital symbolique et en terme de statut et de rôle social (par exemple, pas d'accès au monde du travail). En termes simples, pour les jeunes il n'y a pas de contrepartie à l'acceptation des règles.
Contrairement à la philosophie des Lumières qui définissait la maturité par l'accession de l'homme à la connaissance, à la lucidité et à un achèvement, (le rituel de l'initiation marquant l'entrée de l'homme dans la Loi), une civilisation fondée sur le changement continue, échoue à vouloir définir la maturité par la stabilité (appartenance à un groupe, à une profession etc.). La crise des institutions comme la famille, l'école et le travail accentue les incertitudes et stigmatise l'adolescence du caractère de la marginalité. La crise pubertaire prend alors la forme d'une opposition au monde adulte et d'une crise d'insertion sociale ou d'inadaptabilité à la vie collective. Un trouble passager de l'adaptation devient une révolte globale contre toutes les formes d'existence sociale adulte : la déviance a changé de sens et elle s'est diversifiée. La révolte, la colère cessent d'être passagères et simples témoignages d'une recherche anxieuse de soi. Ces phénomènes de révolte peuvent être classés parmi les actes de délinquance juvénile. C'est formellement vrai : troubles de l'ordre public, petits délits, insubordination, ruptures institutionnelles avec l'école, la famille, violences tournées vers soi ou vers d'autres, jeunes ou adultes.
Les manifestations de la crise de la jeunesse ont un caractère destructeur, une conduite de refus absolu, seule issue lorsque toute communication avec le monde est condamnée d'avance. Cette révolte sans cause naît de la rencontre entre l'individu en formation et un monde qui ne donne plus de sens à la vie. Car l'adolescence est un moment très sensible aux contradictions du monde. La déviance exprime le refus du monde adulte et c'est une révolte qui prend la forme du nihilisme, indifférence sinon hostilité au monde qui les attend et contestation fondamentale de la "norme" de l'adulte.
On voit bien ici que la crise pubertaire d'adolescence relève bien de la responsabilité collective et que répondre à la délinquance juvénile par un renforcement pénal n'a pas de sens. Le renvoi aux tribunaux adultes est en fait une négation de l'état d'adolescent. On réagit comme s'il s'agissait d'échecs individuels.
"Nos sociétés ultramodernes vivent symboliquement à crédit. Cela signifie qu'elles feront payer aux générations qui viennent le prix des naïvetés du présent." 9
Journal Droit des jeunes. No 3, Belgique, 1989.
"Quels droits pour l'enfant", dans la revue Esprit, mars-avril 1992.
Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, 1975.
Gérard Mendel, La révolte contre le Père. Petite Bibliothèque Payot, 1968.
Gérard Mendel. La crise des générations. Petite Bibliothèque Payot, 1969.
Gérard Mendel. Pour décoloniser l'enfant. Petite Bibliothèque Payot, 1971.
Gérard Mendel, "Entretiens avec le monde", dans la revue La société. No 6, ???.
Tony Anatrella, Interminables adolescences. Edition du Cerf, 1988.
Pierre Legendre, Le crime du caporal Lortie, Fayard, 1989.
Pierre Legendre, Leçon III, Dieu Miroir. Fayard, 1984.
Philippe Robert, Traité de droit des mineurs. ???, 1969.
Renée Joyal, "La convention des Nations Unies", dans la revue Apprentissage et socialisation. Vol. 13, No 4, 1990.
Georges Lapassade, L'inachèvement de l'homme. ????
Marcel Fréchette et Marc Leblanc, "Délinquance et délinquants", dans Le point sur la délinquance et le suicide chez les jeunes. Conseil permanent de la jeunesse, 1995
Marc Leblanc, La prévention de la délinquance chez les adolescents, MSSS, 1991. Hannah Arendt, "Crise de l'éducation", dans Crise de la Culture. Idées, 1972.
Revue Droit de l'enfance et de la famille. No 29, 1990.
Kamal Fahmi, La prostitution des mineurs, construction d'un problème social. Projet d'intervention auprès des mineurs prostitués, 1987.
Les actes du colloque Une génération sans Nom (ni oui). Projet d'intervention auprès des mineurs prostitués, 1994.
Michel Parazelli, Avez-vous attrapé des tiques?. ROCJMM, 1987.
1 Marcel Fréchette et Marc Leblanc, "Délinquance et délinquants", dans Le point sur la délinquance et le suicide chez les jeunes. Conseil permanent de la jeunesse, 1995.
2 Marcel Fréchette et Marc Leblanc, "Délinquance et délinquants", dans Le point sur la délinquance et le suicide chez les jeunes. Conseil permanent de la jeunesse, 1995.
3 Marc Leblanc, La prévention de la délinquance chez les adolescents. MSSS, 1991.
4 Gérard Mendel, "Entretiens avec le monde", dans la revue La société. No 6.
5 Tony Anatrella, Interminables adolescences. Edition du Cerf, 1988.
6 Tony Anatrella, Interminables adolescences. Edition du Cerf, 1988.
7 L'esprit de cette loi est le maintien dans le milieu naturel et conçoit le placement comme une solution de dernier recours.
8 Les Actes du Colloque Une génération sans nom (ni oui!). Projet d'intervention auprès des mineurs prostitués, 1994
9 Pierre Legendre. Leçon III. Dieu Miroir, Fayard, 1984.