BIBLIOTHÈQUE
VIRTUELLE
du patrimoine documentaire communautaire canadien francophone

REFLEXION SUR LE MOUVEMENT FEMINISTE ACTUEL: COMMENT LA FEDERATION DES FEMMES DU QUEBEC SE SITUE-T-ELLE PAR RAPPORT A BETTY FRIEDAN ET REAL WOMEN?

PAR
ANNE-MARIE GINGRAS

ET
GINETTE BUSQUE

POURQUOI UNE TELLE REFLEXION AUJOURD'HUI?

Le 5 décembre 1986, Grace Petrasek, alors présidente de REAL Women of Canada, affirmait devant une vingtaine de suppor- ters réunies dans un auditorium de la Banque Royale à la Place Ville-Marie que même Betty Friedan partageait son point de vue sur le mouvement féministe.  "Dear Aunt Betty just realized that radical feminists forgot the family, and that it was a mistake, of course.  Poor old Betty!"

Pour elle, c'était la preuve que le retour à la famille et la valorisation du rôle de mère et épouse rejoignent davan- tage la femme moyenne - une telle femme existe-t-elle? - que la multitude de revendications mises de l'avant par les groupes féministes depuis vingt ans, la preuve en somme que le mouvement féministe avait fait fausse route.

A l'occasion du 8 mars, la Fédération des femmes du Québec croit utile de faire le point.  Comment réagissons-nous face aux attaques de REAL Women contre l'ensemble du mouvement féministe? Que dire de Betty Friedan pour qui le féminisme s'est trompé de cible en pointant l'autonomie financière comme objectif central du mouvement des femmes? Est-il vrai qu'avec la diffusion de plus en plus grande des idées féministes et leur intégration croissante dans la vie des femmes et des hommes, le mouvement soit à bout de souffle?

L'analyse du mouvement féministe que fait aujourd'hui la Fédération des femmes du Québec vise à démontrer la récupé- ration de la remise en question de Betty Friedan, par REAL Women, un groupe de Canadiennes anglophones voué à la promotion des valeurs traditionnelles.  Il est, croyons- nous, assez troublant de constater que l'analyse de Betty Friedan, de qui la Fédération des femmes du Québec s'est longtemps sentie proche, a évolué dans une direction tellement étrangère à ce que nous sommes que l'organisme REAL Women puisse s'y reconnaître.

Cette analyse vise également à démontrer que le mouvement féministe au Québec s'est attaqué simultanément à tous les dossiers de condition féminine et a cherché à répondre aux besoins de toutes les femmes, travailleuses au foyer ou à l'extérieur du foyer. Nous récusons donc les ténors de la droite pour qui les féministes sont d'abord et avant tout "anti-famille".

1. BETTY FRIEDAN TRANSFORMEE, OU LE GRAND VIRAGE A DROITE

Washington, novembre 1986.  Lors d'une conférence dont l'objectif était de faire le bilan de santé du mouvement féministe américain, Betty Friedan affirmait que les objectifs du mouvement des femmes avaient radicalement changé.  Pour elle, ce sont maintenant les questions de survie dont il faut s'occuper, des questions moins excitantes que l'Equal Rights Amendment mais beaucoup plus importantes pour la majorité des gens.  De plus, Betty Friedan prétend que le féminisme doit en venir à un accomo- dement avec la famille, qu'il a toujours dévaluée. L'essentiel de sa thèse se trouve dans Femmes.Le second souffle.

Betty Friedan a choisi de faire le bilan du mouvement féministe en l'abordant sous l'angle des problèmes qu'il n'a pas encore réglés.  A notre avis, il faut faire fi de toute notion sociologique élémentaires - ou faire preuve de mauvaise foi - pour accuser le mouvement féministe de n'avoir pas rendu facile et pleinement épanouissante la vie des femmes en 25 ans, après des siècles de domination patriarcale.  Il faut ne pas avoir compris que les batailles idéologiques mettent des générations à aboutir et que les adversaires du mouvement féministe ne manquent pas de moyens pour faire valoir leurs vues.

Ainsi, la lutte pour l'Equal Rights Amendment aurait été perdue parce que les féministes ont utilisé de mauvaises stratégies, selon Betty Friedan.  Pour quantité d'autres observateurs, cette défaite est bien davantage due aux tactiques parlementaires utilisées pour contrer l'ERA qu'à l'inaptitude de ses défenseur-e-s.

En analysant ainsi le mouvement féministe et en le quali- fiant d'anti-famille, Betty Friedan rejoint la droite, Phillis Schlafly et la Moral Majority.

Le terrain privilégié de l'attaque de la droite contre le mouvement féministe est en effet celui de la famille et par corollaire, des valeurs traditionnellement associées aux femmes, valeurs qui seraient sur le point de disparaître (générosité, don de la vie, patience, partage, amour, compréhension, tendresse, etc.).  De façon plus accessoire, le féminisme serait aussi responsable de l'augmentation du    / cancer du poumon et des crises cardiaques des femmes (p.81).

En filigrane de son célèbre livre Femmes.  Le second souf- fle, Betty Friedan soutient que le féminisme a rendu les femmes égoïstes, incapables de s'occuper d'une famille.

Elle identifie ainsi un "nouveau malaise", vingt ans après le "malaise sans nom" de la ménagère isolée dans sa maison de banlieu remplie de gadgets électriques.  Le nouveau malaise est ainsi résumé:

"... le féminisme a toujours refusé d'admettre l'importance de la famille, ainsi que la nécessité qu'ont les femmes de donner et recevoir l'amour, de nourrir et de prendre soin des autres avec tendresse" (p.19).

et:

"Notre échec, ce fut cette tache aveugle concernant la famille.  Ce fut l'extré- misme de notre réaction contre le rôle de mère et d'épouse" (p.191).

Cette opinion d'une poignée d'Américaines dont Betty Friedan est la porte-parole la plus efficace, est reprise au Canada par le groupe REAL Women sans nuance par rapport à la valeur relative de ce soi-disant échec et surtout sans vérifier si le même phénomène, à supposer qu'il se soit véritablement produit aux Etats-Unis, se soit aussi produit chez nous.

Pourquoi une telle prise de position de Betty Friedan?

Il faut revenir quelques années en arrière pour comprendre d'où part Betty Friedan et comment elle en arrive à conclure que le mouvement féministe américain est un échec à la fois au plan de l'égalité formelle et de la lutte pour l'amélio- ration des conditions de vie des femmes.

D'abord connue grâce à son livre La femme mystifiée dans lequel elle exprime le malaise de nombreuses femmes face à l'évolution de leur vie, dans les années 60, Betty Friedan est un peu la mère du féminisme américain.  Elle a brillam- ment analysé la situation des épouses américaines enfermées dans leur maison de banlieue.  Vivant par procuration, sans pouvoir pleinement exploiter leurs talents et leurs ressour- ces, elles ont été appelées à développer leur personnalité en-dehors de leurs rôles de mère et d'épouse.

Le terrain de lutte de Mme Friedan a toujours été très réformiste.  Elle semble même avoir traversé les années 70 sans que sa pensée en ait été le moindrement modifiée, ce qui nous apparaît décevant.  Elle avoue en fait ne rien avoir voulu vraiment bousculer.  "Il n'y avait aucun pouvoir que nous envisagions de renverser, voilà tout!" (Femmes. Le second souffle, p.238).

Les années 70 dans le mouvement féministe

Ces années ont été porteuses de profonds changements dans le mouvement féministe, aux Etats-Unis comme au Québec. Si, durant les années 60, on a mis de l'avant la nécessité d'obtenir l'égalité juridique et économique la décennie suivante a été témoin de la valorisation de la culture différente des femmes.

L'évolution du mouvement féministe américain se différencie à maints égards par rapport à celle du mouvement féministe canadien et québécois.  Au Canada, la reconnaissance de l'égalité formelle dans la Constitution a été beaucoup plus facile que celle de l'Equal Rights Amendment, cette dernière n'ayant d'ailleurs jamais abouti.  Notre tradition de programmes sociaux a probablement facilité, en quelque sorte, la réception des idées féministes dans la population - et dans une certaine mesure, chez plusieurs de nos gouvernant-e-s.

Mais il est aussi possible de faire des rapprochements entre le féminisme aux Etats-Unis et au Québec durant les années 70.  L'aile réformiste a été très active, alors que de nombreux groupes mettaient plutôt l'accent sur la valorisa- tion de certaines valeurs propres aux femmes: l'entraide, la compréhension, la contestation de la hiérarchie. D'autres éléments ont aussi marqué le féminisme des années 70: l'apprentissage de la prise de parole en public, la nécessité d'écouter son corps, entre autres.

En même temps, les femmes ont réalisé que l'égalité formelle avec les hommes n'apportait pas toujours l'égalité réelle, et que des changements structuraux de grande envergure devaient être entrepris dans le monde politique, économique et social pour que les femmes y trouvent véritablement leur place.

Mme Friedan a traversé les années 70 sans avoir été touchée par les nouvelles valeurs mises de l'avant par une partie du mouvement féministe.  Lorsqu'elle accuse ce dernier d'avoir rendu les femmes égoïstes et uniquement préoccupées par leur carrière, elle fait fi de tout ce qui s'est vécu dans certains groupes de femmes durant cette décennie et des valeurs profondément chères aux femmes.

Mme Friedan se retrouve donc aujourd'hui (probablement malgré elle) côte à côte avec Grace Petrasek de REAL Women pour affirmer que les valeurs traditionnelles des femmes - de générosité, oubli de soi, patience, tendresse... - ont été perdues, et que la société s'en porte beaucoup plus mal.

Les questions dites "sexuelles" dans la stratégie féministe

Parallèlement à 1'accusation que lance Betty Friedan aux féministes d'avoir "oublié" la famille et les femmes travaillant au foyer, elle soutient qu'une trop grande insistance a été mise, dans les années 70, sur la pornogra- phie, l'inceste, le viol et l'avortement.  Elle qualifie ces questions de "sexuelles"; ce serait pour elle des sujets importants mais secondaires.

"Même à cette époque, la plupart d'entre nous considérions la rhétorique de la politique sexuelle comme une façon pseudo-radicale d'échapper à la réalité et à la difficile bataille économique et politique pour 1'égalité des sexes dans la société - égalité qui fournirait de nouvelles bases pour l'égalité au sein de la famille et un mariage, une mater- nité, une sexualité débarrassée de la victimisation, du masochisme et du dénigrement des femmes.  Nous n'avons jamais pensé que cette révolution aurait lieu dans la chambre à coucher.  La politique sexuelle était un acting-out, un mouvement de colère qui, en réalité ne changerait rien" (Le second souffle, p.49).

Selon Betty Friedan, le fait d'insister sur le viol, l'in- ceste, l'avortement et la pornographie occulte "la globalité du mouvement des femmes, sa revendication pour les femmes d'accéder au statut d'êtres humains à part entière, qui est l'essentiel des raisons pour lesquelles ce mouvement a eu lieu" (Ibid. p.198).

Malheureusement, Mme Friedan ne semble pas comprendre qu'au coeur même des questions dites "sexuelles", c'est le statut d'être humain à part entière qui est en jeu.  La question de l'avortement, par exemple, met en cause le droit des femmes de décider elles-mêmes de mettre fin ou non à une grossesse et d'exercer un contrôle sur leur corps.  Et la pornogra- phie, en objectifiant le corps des femmes, réduit celles-ci uniquement à ce corps et les méprise en tant qu'êtres humains.  C'est parce qu'elle s'attache encore trop à 1'égalité formelle que Betty Friedan refuse de voir les questions comme la pornographie, l'inceste, le viol et 1'avortement comme des questions liées à la place des femmes dans la société.

Qu'est-ce que le second souffle?

Examinons en quoi consiste le second souffle de Betty Friedan pour le comparer à ce que le mouvement féministe est aujourd'hui.  L'auteure de La femme mystifiée indique deux voies d'actions nécessaires: la première, collaborer avec les hommes pour affronter les problèmes de survie de la planète et d'atteinte aux libertés; et la seconde, réorgani- ser les structures sociales pour reconnaître 1'importance de la famille.

Betty Friedan ne fait certes plus confiance au mouvement féministe, qu'elle croit trop sclérosé, pour entreprendre une seconde étape.  En ce qui concerne la première voie d'action suggérée, soit celle de la collaboration pour affronter les problèmes de survie, rappelons-nous que les femmes ont toujours été très présentes dans les luttes écologiques et pacifistes.  Qu'on songe seulement à Thérèse Casgrain, fondatrice de la F.F.Q. et de La Voix des femmes, àSolange Vincent, militante à la F.F.Q. et spécialiste des questions de militarisation, à Rosalie Bertell, Ursula Franklin, Dorothy Rosenberg.  Et il y en a tant d'autres.

Quant à la seconde voie, celle de la réorganisation des structures sociales pour reconnaître 1'importance de la famille, deux commentaires s'imposent.  C'est précisément parce que les structures de la société sont restées les mêmes malgré de profonds changements concernant le rôle des femmes dans la société que nous nous retrouvons avec de nombreux problèmes, dont celui, pour les femmes, de concilier les rôles de mère et de travailleuse.  Il y a déjà plus de 15 ans que les féministes revendiquent des modifica- tions structurelles; ce n'est que dans les années 80 que Betty Friedan en réalise la nécessité!

Deuxièmement, l'analyse que fait Mme Friedan de la famille nous semble totalement fausse.  Elle affirme d'une part que les femmes ont abandonné la famille; d'autre part, que la personnalité fondamentale des femmes prend son essence à l'intérieur même de la famille.  Examinons de plus près ces arguments.

Nous croyons, quant à nous, qu'il ne faut pas considérer l'équilibre que les femmes ont recherché entre leur rôle social et leur rôle familial comme un désintérêt envers la famille et encore moins pour un abandon de celle-ci.  Une telle méprise est inacceptable.  C'est parce que les structures familiales ne rencontraient plus les nouveaux objectifs de participation des femmes à la société et n'étaient pas conformes au principe d'égalité dans le couple et la famille qu'elles ont été modifiées.

Aujourd'hui, moins d'une famille sur cinq est conforme au modèle auquel les REAL Women veulent nous ramener (des enfants vivant avec leurs deux parents biologiques, le père étant le seul soutien et la mère travaillant au foyer).  Il est d'ailleurs intéressant de constater que ce modèle n'est pas en fait si traditionnel que cela.  Madame Barbara Mc Dougall, Ministre responsable de la condition féminine au gouvernement fédéral ne disait-elle pas récemment:

Les femmes n'ont pas abandonné la famille.  En fait, si la famille existe encore en 1987, c'est grâce aux femmes, en dépit des hommes et des difficultés économiques! Qu'on en juge à l'aide de ces quelques chiffres: 82% des chef-fe-s de famille monoparentale sont des femmes, 75% des hommes séparés ou divorcés à qui la cour a ordonné de payer une pension alimentaire ne le font pas.  Qui, des hommes ou des femmes, a abandonné la famille?

Le second volet de 1'analyse de Mme Friedan porte sur la personnalité fondamentale des femmes:

"... nous oublions parfois (...) à quel point l'identité des femmes est enraci- née dans la famille (...) ces racines s'enfoncent si profondément dans notre mémoire, nos sentiments, nos traditions, notre biologie, quel que soit le lieu où nous plaçons nos besoins, notre coeur et notre âme, que nous ne nous sentons pas réellement en vie si nous le nions trop longtemps.  (...) cet enracinement de l'identité des femmes dans la famille est un fait, et un fait fondamental pour toute femme, même celle qui recherche le plus consciemment une nouvelle personna- lité" (p.218).

Le point de vue de Betty Friedan sur la personnalité fondamentale des femmes démontre qu'elle est incapable d'entrevoir la situation des femmes autrement qu'à travers une "mystique".  Après la mystique féminine qu'elle a analysée il y a 25 ans, elle a ensuite dénoncé la "mystique féministe", celle qui obligeait, selon elle, les femmes à performer sur le marché du travail aux dépens de leur vie familiale.  Dans Femmes.  Le second souffle, Betty Friedan en arrive à la mystique familiale, comme pour se consoler des non-succès des femmes dans la vie sociale!

Ainsi, après avoir accusé les féministes d'avoir oublié, négligé et dévalorisé la famille, elle fait néanmoins le constat suivant:

"La famille a récemment été renforcée par les revendications des femmes à l'égali- té.  Leur recherche d'une nouvelle authenticité a en quelque sorte permis de libérer les hommes, de leur donner une plus grande indépendance, de nouvel- les valeurs et priorités humaines" (p.269).

Betty Friedan est tout aussi étonnante, lorsqu'elle écrit, à 24 pages de distance, que "dans le mouvement des femmes, nous avons fondamentalement desservi les intérêts de la vie" (p.281) et qu'elle vante ensuite le "bénévolat passionné" du mouvement des femmes qui s'enracine dans 1'intérêt que les femmes portent à la vie (p.305).

Que penser, en dernière instance, de ces contradictions? Nous croyons qu'elles démontrent les doutes de Betty Friedan face à son propre discours.  Les rares affirmations concernant le bien qu'a apporté le féminisme sont des signes que tout n'est peut-être pas aussi simple que ce qu'en dit publiquement Betty Friedan.  Bref, des indices d'une contrition inconsciente...

Mais le discours de Mme Friedan est suffisamment à droite, suffisamment décroché de ce que vivent les groupes féminis- tes pour que nous le récusions.  Au Canada, c'est maintenant l'organisme REAL Women, qui prétend représenter tantôt 20,000, tantôt 40,000 membres - mais dont les listes ne sont pas disponibles... - qui se retrouve tout à fait dans le discours de Betty Friedan.  C'est parce qu'il s'en sert allègrement pour clamer bien haut qu'il a raison de vouloir retourner les femmes à "leurs" casseroles - "barefoot and pregnant?"! - que quelques mises au point s'avèrent essentielles en ce 8 mars.

2. REAL WOMEN

Si 1'organisme REAL Women partage certaines des vues de Betty Friedan, ses racines idéologiques diffèrent grande- ment. Digne représentant de la nouvelle droite au Canada anglais, le groupe valorise les traditions - le mariage indissoluble, le modèle familial d'il y a vingt ans, la prééminence du rôle de mère et d'épouse pour les femmes. C'est un organisme anti-choix en ce qui concerne l'avorte- ment; plusieurs associations pro-vie sont d'ailleurs membres de REAL Women.  L'organisme s'associe aussi à la National Citizens' Coalition, l'équivalent canadien de la Moral Majority.

REAL Women fonde son analyse de la situation actuelle des femmes sur une conception très particulière des rôles sexuels.  En effet, selon l'Association, les hommes et les femmes sont des êtres foncièrement différents, et de là découlent les rôles complémentaires qu'ils-elles sont appelé-e-s à jouer en société.  Bien que REAL Women se défende de prêcher un mode de vie plutôt qu'un autre pour les femmes, ses recommandations vont toutes dans le sens du retour des femmes au foyer; seules les femmes peuvent assurer l'équilibre et le bonheur des membres de la famille, car les rôles des femmes et ceux des hommes ne sont pas interchangeables.  Quant à l'engagement des hommes envers la famille, le soutien financier suffit amplement pour REAL Women.

La famille constituant le terrain d'action privilégié pour les femmes, selon cette association, tout ce qui peut la modifier, ou modifier le rôle des femmes dans la société, est suspect.  En conséquence, les lois, chartes et règle- ments qui visent l'amélioration de la situation sociale et économique des femmes doivent être combattus.

REAL Women s'est donc prononcé contre l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés selon lequel, entre autres, la discrimination fondée sur le sexe est illégale.  Cet article, en rendant la législation "unisexe", * défavoriserait les femmes, parce qu'elles sont biologique- ment différentes des hommes, ceci entraînant des rôles sociaux différents.  REAL Women dénonce de plus l'article 28 de la même Charte qui reconnaît formellement l'égalité entre hommes et femmes, ainsi que la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination envers les femmes, adoptée par l'O.N.U. et ratifiée par le Canada.

La nouvelle présidente de REAL Women choisie en février, Mme Lynne Scime, a réaffirmé les valeurs auxquelles l'organisa- tion est attachée: Dieu, la famille et la patrie.  Elle est en faveur de la prière et de la réintroduction du "0 Canada" dans les écoles.  Un de ses projets est d'étudier pourquoi les femmes travaillent.  Dans une entrevue accordée à une journaliste du Globe and Mail, elle s'interrogeait: "Do they work because they have to, or because they want to, or do they hâve an identity problem?" Elle décrivait un autre de ses projets de la manière suivante:

"People hâve been victimized by the radical feminist movement because its cut-and-dry emphasis on getting jobs is not for everyone. We would like to look at issues such as how a woman can pick a husband to fulfil ail her needs" (Globe and Mail, le 16 février 1987).

N'y a-t-il pas là de quoi faire bien davantage peur aux hommes que le partage des tâches ménagères et celui des responsabilités familiales dont les féministes font la promotion?

3. LA FEDERATION DES FEMMES DU QUEBEC

II est intéressant de comparer brièvement l'évolution de la F.F.Q., de sa création à aujourd'hui, et d'examiner les transformations idéologiques qui se sont produites dans les groupes féministes depuis 20 ans, en vue de remettre en question l'analyse de Betty Friedan et le malaise auquel elle fait constamment référence.  Ce malaise, s'il existe, trouve davantage sa source dans les difficultés qu'éprouvent les femmes à concilier leurs rôles de mère et de travailleu- se que dans la remise en cause de leurs objectifs d'autono- mie financière.  Les revendications féministes pour de meilleurs congés de maternité, des congés parentaux, la mise en place d'un système universel de services de garde, par exemple, bien que n'ayant pas abouti de façon satisfaisante montrent bien le désir des femmes non pas de se cantonner au foyer mais d'intégrer, dans des conditions décentes, le marché du travail.

Créée en 1966, la Fédération des femmes du Québec a été décrite, à juste titre, comme une organisation réformiste. Ses premières revendications ont surtout concerné l'égalité juridique et économique entre les hommes et les femmes. A ses débuts, la F.F.Q. demandait une enquête gouvernementale sur les conditions de travail des femmes, l'application de la parité salariale, la création immédiate d'un réseau de garderies subventionnées par l'Etat, le remplacement du concept d'autorité paternelle par celui d'autorité parenta- le, l'instauration d'un tribunal de la famille et l'abolition des termes "ménagère" et "mère nécessiteuse". La F.F.Q. revendiquait également un "office de la femme"; les gouvernements ont répondu par la création à Québec du Conseil du statut de la femme et à Ottawa par celle du Conseil consultatif canadien de la situation de la femme.

Durant les années 70, la F.F.Q. s'est lentement transformée, dans le sens où ses militantes ont de plus en plus pris conscience de la nécessité de changements structuraux de grande envergure.  L'action politique de la F.F.Q. est restée semblable dans sa forme, mais les objectifs ont couvert de plus en plus de champs et ont visé des transfor- mations de plus en plus importantes.

Au Québec, une dynamique sans précédent s'est instaurée dans le mouvement des femmes durant la décennie 70.  Le Front de libération des femmes a été créé, de même que quantité de centres de femmes; les centrales syndicales ont mis sur pied des comités de condition féminine; le phénomène des

Pour les travailleuses sur le marché du travail, la F.F.Q. a réclamé:

  • l'égalité salariale
  • l'accès à la formation et au recyclage
  • des congés de maternité
  • l'amélioration de l'ensemble des conditions de travail
  • des programmes d'accès à l'égalité
  • le décloisonnement des secteurs de travail
  • l'octroi d'avantages sociaux aux travailleuses a temps partiel, au prorata des heures travaillées
  • la bonification des régimes de rentes
  • un réseau universel de services de garde
  • un régime adéquat d'assurance chômage

Pour les travailleuses au foyer, la F.F.Q. a revendiqué:

  • la reconnaissance de la valeur économique de la prestation de soins aux enfants et à des personnes invalides par le biais de l'intégration au régime de rentes du Québec
  • le partage des rentes quand le plus jeune conjoint atteint 65 ans
  • l'accès à la formation pour réintégrer le marché du travail quand les charges familiales diminuent
  • 1'accès à des services de garde
  • une réforme de la fiscalité
  • un partage des biens familiaux au moment de la disso- lution du mariage.  Cette mesure s'applique aussi à celles qui sont sur le marché du travail mais ce sont

Bien d'autres questions intéressant à la fois les femmes au foyer et les travailleuses rémunérées ont été travaillées à la F.F.Q.  Qu'il suffise de mentionner l'éducation, la santé et les services sociaux, la violence, la pornographie, l'avortement, l'accès au pouvoir, l'égalité dans la famille, le partage des tâches etc.

4. LE MOUVEMENT FEMINISTE QUEBECOIS

La Fédération des femmes du Québec n'a pas été la seule à porter toutes ces revendications, bien sûr.  Notons, entre autres, le travail formidable de l'Association féminine d'éducation et d'action sociale (A.F.E.A.S.) dans le domaine de la travailleuse au foyer et la création de centres de femmes dont la clientèle est, selon l'R des centres de femmes, constituée en grande partie de femmes au foyer.

De plus, voyant que les services offerts par l'Etat et 1'entreprise privée ne comblaient pas 1'ensemble des besoins des Québécoises, de nombreuses militantes se sont engagées dans la mise sur pied de ressources communautaires.  Ont ainsi vu le jour des centres de santé, de formation et d'information pour le marché du travail, des maisons d'hébergement pour femmes victimes de violence conjugale, pour victimes d'agressions à caractère sexuel etc. Ces ressources étant utilisées en majorité par les travailleuses au foyer, l'argument voulant que les groupes féministes aient négligé les femmes à la maison s'avère, à nos yeux, tout à fait irrecevable.

Aujourd'hui, les différents types de centres se sont regrou- pés pour se donner une plus grande force de frappe lorsque leurs intérêts sont en jeu.  Leur importance dans la société québécoise ne fait pas de doute et un récent document du Conseil du statut de la femme confirme que les gouvernements se sont appuyés sur les organismes bénévoles pour alléger leurs responsabilités à l'égard des services sociaux, de santé et d'éducation.*

5. BILAN DU MOUVEMENT FEMINISTE EN 1987

Le bilan du mouvement social doit tenir compte d'une part de l'intégration des idées qu'il prône dans la vie quotidienne et d'autre part de l'état de santé des structures mêmes du mouvement.

En ce qui concerne le premier volet de l'analyse, soit l'assimilation idéologique du féminisme dans le quotidien, de nombreux indices indiquent qu'il a rejoint les femmes dans leur ensemble.  La vie quotidienne n'est plus la même. On ne vit plus en 1987 comme on le faisait il y a 25 ans: pensons seulement au partage des tâches ménagères (souhaité ou obtenu...), à la place des femmes sur le marché du travail, à l'existence des sages-femmes (toujours illéga- les), aux centres qui offrent des services alternatifs, à la littérature et l'art féministes.

Quant au féminisme organisé, si l'époque des grandes mani- festations et des déclarations péremptoires est terminée, on aurait tort de conclure à sa fin.  L'étape actuelle que vivent les groupes féministes est axée sur l'organisation politique.  Depuis le début des années 80, tous les types de centres décrits plus haut ont senti la nécessité de se regrouper dans des fédérations et/ou des coalitions.

Depuis plusieurs années, le réseau des groupes féministes se resserre; on discute fréquemment de stratégie politique, et les actions concertées sont de plus en plus nombreuses.

Enfin, il nous faut ici faire état d'une autre voie d'expression du féminisme, que nous qualifierons de "souter- raine".  Il s'agit de réseaux informels créés grâce à la présence de féministes dans tous les secteurs de la société. Entreprises privées, fonction publique, secteurs technolo- giques , médias... les femmes qui tiennent à faire avancer les dossiers se retrouvent aujourd'hui partout.  Beaucoup collaborent étroitement avec celles qui militent.  La boucle est bouclée: elles vont ensemble modifier les structures sociales, économiques et politiques, lentement mais combien sûrement.